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Introduction

Ces dernières années ont vu se concrétiser des efforts significatifs pour théoriser « l’humanitaire occidental ». Bien que importants et novateurs, certains de ces travaux semblent néanmoins assez partiaux parce qu’ils construisent un humanitaire occidental considéré dans un sens général, en tant que problème et en tant que décideur politique et objet de connaissance. Alex de Waal l’a appelé « l’humanitaire international » (1997). La plupart de ses travaux récents instaurent l’acception analytique plus large selon laquelle il y aurait aujourd’hui « un humanitaire nouveau », une deuxième génération. Le « nouvel » humanitaire est incarné par des organisations comme Médecins sans frontières (MSF) et par Médecins du monde (MDM), tandis que « l’ancien » humanitaire est associé au Comité International de la Croix-Rouge (CICR). Le CICR, bien plus ancien, avait été fondé en 1859, tandis que MSF vit le jour en 1971, en raison d’un sentiment de frustration professionnelle, par Bernard Kouchner, médecin du CICR, qui se trouvait alors au Biafra (Fassin 2006). C’est une question éthique de mandats qui réside au coeur de la différence entre les deux organismes. Le CICR s’est toujours tenu à une stricte neutralité et à un code de confidentialité, ou de silence, vis-à-vis du public. Il a été critiqué, mais il a aussi  fait son autocritique en ce qui concernait ses oublis et ses erreurs dans le choix de ses missions, en particulier dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale (Slim 2001 ; Fassin 2006). De son côté, MSF adhère également à un principe de neutralité, mais en des termes différents, et considère que le « devoir de parler haut et fort », « d’informer le monde », au sujet des atteintes aux Droits de l’homme et des injustices devrait toujours faire partie intégrante de l’aide humanitaire (Ticktin 2006a, 2006b ; Redfield 2006). Médecins sans Frontières a tendance à soutenir que sauver des vies n’est pas suffisant en soi ; est essentielle aussi l’obligation supplémentaire consistant à « parler haut et fort ». Le contraste idéologique entre ces deux organismes – à l’instar des débats universitaires les concernant – met en jeu de difficiles dilemmes éthiques et politiques. Je n’ai pas l’intention ici d’insinuer que de ces deux organismes, l’un est meilleur que l’autre ou que leurs mandats et leurs pratiques ne se recoupent pas. Il ne s’agit que d’un désir de connaissance ethnographique et historique. Je suis engagée dans une recherche ethnographique en cours avec le CICR, mais je ne m’exprime ni en tant qu’avocate, ni en tant que critique. Les questions que je pose sont exploratoires.

Les écrits universitaires actuels portant sur « l’humanitaire international » me mettent mal à l’aise pour trois raisons. Premièrement, la distinction largement acceptée entre l’ancien et le nouvel humanitaire peut entraîner une périodisation historique trop facile. D’un côté, cette périodisation suggère quelque chose comme « fini l’ancien, vive le nouveau ». En tant qu’inspiration de la recherche savante, c’est assez problématique. D’un autre côté, la périodisation implique un « avant » et un « après » se succédant simplement sur une échelle historique linéaire. Mon travail avec le CICR montre au contraire une multiplicité de formes concomitantes ainsi qu’une stratigraphie historique à l’intérieur de cet ensemble de dispositifs que nous appelons aujourd’hui « l’humanitaire » (voir Ferguson 2006). Au lieu de percevoir un progrès inévitable vers un nouvel humanitaire et la fin de l’ancien, je perçois une coexistence inégale et instable de formes et de programmes multiples. L’opposition binaire de l’ancien et du nouveau obstrue la vision de la coexistence de différentes logiques de l’humanitaire, qui se recoupent et rivalisent dans différents champs sociaux.

La deuxième source de mon malaise est celle-ci : ne nous serions-nous pas jetés trop précipitamment sur le concept de « bare life [vie nue ou vie à nu] » (Agamben 1998) ? Ce mouvement présuppose que l’urgence d’aider provient des effets impossibles à estimer du biopouvoir sur les populations – ou d’un appel à la commune humanité des étrangers qui souffrent (Boltanski 1999) et qui n’ont ni le statut politique de citoyens, ni celui de sujets, mais uniquement celui d’« êtres vivants nus ». Mais il peut y avoir d’autres manières de mobiliser les sympathies et les énergies – autres que celle de la préoccupation nue pour l’(à peine) humain. L’appel à la « vie à nu » – tout comme l’appel bien plus ancien à une « Humanité » commune – sont jusqu’à un certain point concomitants ; tous deux sont bien sûr des modalités observables de la formation contemporaine de l’humanitaire. Mais, à leurs côtés, il existe d’autres modalités, d’autres logiques, d’autres mandats. Le matériel ethnographique que j’ai recueilli au cours d’entrevues avec des professionnels de la médecine en Finlande montre que l’urgence – ou, plus exactement, le sentiment d’obligation sociale – d’aider pourrait bien ne pas être motivé en premier lieu par l’appel à la « vie à nu » ou à « l’humanité ». Il se pourrait, plutôt, qu’il soit alimenté par des formes de solidarité sociale qui, en retour, sont liées à des formes spécifiques d’organisation sociale transnationale.

La troisième source de mon inconfort est qu’une partie des écrits sur l’humanitaire tend à présupposer une opposition binaire entre celui qui aide et celui qui est aidé, entre l’expert de l’assistance et la masse des victimes impuissantes. Cette vision de loin pourrait bien ne pas refléter tous les cas de pratiques sociales réelles d’aujourd’hui. Les éléments ethnographiques que j’ai recueillis jusqu’à présent révèlent plutôt une forme de solidarité plus structurale (voire durkheimienne) et la force significative des dispositifs professionnels et des formes d’habitus (Bourdieu 2000). Car en général, dans tous les endroits où travaillent les équipes médicales du CICR, celles-ci ont des correspondants locaux – c’est-à-dire des confrères, professionnels de la médecine. Ces confrères locaux travaillent aux côtés des équipes d’expatriés multinationaux, et ils enseignent et reçoivent un enseignement, comme je le montrerai plus loin. L’idéal internationaliste et professionnel du CICR est un échange à la Marcel Mauss.

Deux formes étroitement apparentées de solidarité sociale, en particulier, ressortent de cette étude. La première est celle du devoir international (et, dans une certaine mesure, le prestige de l’international). La seconde est la solidarité trans-locale et occupationnelle du professionnalisme. Dans une perspective historique, ces deux formes de solidarité sont, bien sûr, sujettes à la critique. Cependant, toutes deux ont également une valeur. Tant l’internationalisme que le professionnalisme peuvent être conçus comme des modes distincts de – ou, peut-être, comme des aspirations stratégiques à – l’universalisme. C’est ce que je soumettrai en conclusion.

Mon intérêt pour les motivations et les pratiques humanitaires est issu d’un précédent travail avec les Hutus du Burundi, réfugiés et survivants du génocide, vivant en exil en Tanzanie (Malkki 1995, 1996). C’était l’un des plus anciens de mes champs de recherche, au milieu des années 1980, qui portait sur les transformations de la mémoire et de la narration, de l’histoire et de la conscience en exil. Plus tard, j’en suis venue à m’intéresser à la manière dont les équipes internationales d’aide médicale en Centrafrique – au Rwanda, au Burundi, au Congo et en Tanzanie – y concevaient leur propre forme de travail de terrain. Mon travail d’ethnologue et leur travail d’aide humanitaire étaient, et sont toujours, sous plusieurs aspects, des pratiques parallèles. (Même la plus grande partie de la terminologie des deux domaines est identique.) Mes questions générales de départ concernant les travailleurs de l’aide humanitaire, qui se sont développées à partir de mon engagement dans une critique de l’humanitaire, étaient les suivantes : que font-ils quand ils essaient de « faire le bien », d’aider ? Mettent-ils en pratique leur travail souvent dangereux pour la « cause de l’humanité » ou quoi que ce soit d’autre ? Est-ce une sensibilité humanitaire au sens général qui nourrit leurs pratiques professionnelles réelles, et si oui, dans quel but ?

Je décidai d’explorer ces questions très ouvertes dans le contexte spécifique du Comité International de la Croix-Rouge, le CICR, et de son travail en Centrafrique à partir de 1994. Dans ce but, j’ai effectué par intermittence des entrevues avec des médecins finnois, des infirmières et des spécialistes de la logistique à Helsinki depuis 1996 ; je me suis concentrée sur ceux qui avaient été affectés en Afrique du Centre et de l’Est. Je dois dire que cette recherche est toujours en cours ; j’en esquisse les contextes historiques ci-dessous.

Solidarités internationalistes

Les différentes formes d’internationalisme en ont longtemps appelé « au monde » de diverses manières et pour des raisons différentes. L’internationalisme socialiste, bien sûr, parut être pendant un temps une voie obligée. Ce socialisme en appelait, non à une commune humanité ni à une solidarité internationale à l’intérieur d’une communauté abstraite d’États nations souverains, mais à des idéaux supra- ou transnationaux et à des projets politiques relatifs aux droits des travailleurs, à l’exploitation capitaliste et à la justice socio-économique. C’était un universalisme de valeurs supranationales (Cooper cité dans Malkki 1994 : 56). L’internationalisme libéral des États-Unis au cours de l’après-guerre est une créature différente (quoique apparentée). Il présuppose le régime des États nations dans son état actuel et raisonne à partir de là (Malkki 1994). Mais les Nations Unies, également, s’universalisent en une « communauté mondiale » de nations. Après la guerre, il y eut bien sûr d’autres projets politiques universalistes, parmi lesquels le mouvement des Pays non alignés. La conférence de Bandung, en 1955, fut à certains égards parallèle aux aspirations des Nations Unies en ce qu’elle exprimait ses espoirs dans le succès des luttes anticoloniales à travers le monde, dans la souveraineté nationale et dans la paix dans le monde. Comme l’a relevé Anna Tsing :

À Bandung, le globe symbolisait ce qui était possible : la souveraineté nationale et la paix mondiale. Ce rêve d’espace global avait été rendu possible par d’autres usages du globe au milieu du XXe siècle, par exemple aux Nations Unies.

Tsing 2005 : 84

La Guerre froide saborda ces projets d’élaboration du monde, comme beaucoup d’autres choses. Bien que les Nations Unies aient été en grande partie une institution de la Guerre froide, elles furent elles aussi soumises aux attaques des « soldats » américains de la Guerre froide menés par Joseph McCarthy[1]. À présent, le mot « mondialisation » est le vernis terminologique d’autres projets fortement débattus d’élaboration du monde (voir Tsing 2005 ; Englund 2005a, 2005b).

L’internationalisme des professionnels finnois du CICR comporte des logiques des internationalismes passés. L’une de ses formes est antérieure aux deux Guerres mondiales, et relève des solidarités occupationnelles, des sensibilités internationalistes corporatives, à la manière des guildes, partagées par diverses professions. Bien entendu, cette forme d’internationalisme s’est prolongée dans le monde d’après 1945. Comme l’a écrit Tsing (2005 : 84) au sujet de Bandung, « la coopération internationale entre scientifiques créa un modèle de coexistence et de respect ».

Au cours des années précédant la Première Guerre mondiale, il y eut une éclosion d’organisations internationales. H.L.S. Lyons dénombre plus de 400 organisations internationales à cette époque et relève que « la plus grande partie de ces organisations avaient été créées postérieurement aux années 1870 – ce qui indique qu’elles constituaient des réponses au nationalisme et à la militarisation en pleine croissance à cette époque » (Iriye 1997 : 28 ; voir Lyons 1963). Comme le remarque Iriye, ces organisations allaient « de la Croix-Rouge aux associations de scientifiques et de médecins, et se vouaient toutes à la promotion de l’interdépendance et de la paix » (Iriye 1997 : 28 ; Woolf 1916 ; Naumann 1915). Dans son ouvrage de 1916, International Government, Leonard Woolf soutint de manière similaire que « les affaires humaines étant de moins en moins confinées à l’intérieur des frontières nationales, de moins en moins de problèmes pourraient trouver de solutions dans un cadre national » (cité dans Iriye 1997 : 29). Comme nous le rappelle également Iriye (1997 : 29), Friedrich Naumann, dans son ouvrage Mitteleuropa, publié en 1915, « retraça l’histoire du développement de “l’idée de l’international” ». L’actuelle prolifération des ONG et d’autres organisations est en partie une réponse à la militarisation de cette époque.

« L’idée de l’international » était très présente dans la conception du soi des travailleurs finnois du CICR, autant en termes d’aspirations et de goûts personnels qu’en termes d’inclinations professionnelles et éthiques. Nous avons eu de longues conversations sur les diverses significations de l’internationalisme ainsi que sur ce que l’on retire, à titre personnel, du fait de travailler à l’étranger. Une infirmière aguerrie, spécialisée en chirurgie, exprima ainsi le sentiment général :

Je crois qu’un groupe qui part là-bas veutvraiment travailler au niveau international. Il est probable que ce groupe y parvient parce qu’il s’intéresse aux cultures et aux pays étrangers [ulkomaat] et au fait de travailler là-bas. C’est une grande chance pour moi d’avoir pu travailler avec autant de nationalités différentes, que les gens aient eu une bonne formation ou pas.

Lorsque je demandai à une autre infirmière si sa nationalité se manifestait dans son travail, elle répondit :

De mon point de vue, c’est une chose sans importance. Je sais que je suis finnoise, mais ce n’est pas une chose que je veux mettre en avant, en aucune façon. La Finlande est importante pour moi et pour ma façon de fonctionner, mais lorsque je suis dans une équipe internationale, je suis l’un des membres de l’équipe. Je veux m’identifier à l’équipe et à ces collègues-là [työkaverit ; lit. amis de travail].

Je l’interrogeai ensuite sur la signification de l’internationalisme. Elle répondit :

C’est une chose extrêmement importante parce que nous vivons dans un monde commun, un monde partagé, et que les affaires de chacun sont les affaires de tous. Et chacun peut influencer la manière dont quelqu’un d’autre vit dans ce monde… C’est une sphère commune sur laquelle nous marchons tous. 

Une autre infirmière, plus jeune, répondit ainsi à la même question :

Pourquoi est-ce que je fais ce travail ? Je pense que cela vient du fait que je veux les aider. Je crois que c’est d’une certaine manière une obligation – une obligation internationale d’aider, qu’il s’agisse de guerre ou de désastres naturels – que l’on aide un pays qui ne peut pas s’en sortir tout seul. […] Nous ne pouvons pas rester isolés sur le globe – nous sommes [inter]dépendants… du Sud également. Des fruits, de la nourriture, de tout ce qui vient du Sud, du pétrole […]. Je me demande quelquefois à quoi ressemblerait l’Afrique si elle n’avait pas été dépossédée de ses richesses sous le colonialisme. Nous avons des obligations envers ces nations [kansat].

Un médecin fit la distinction entre l’internationalisme « significatif » et « superficiel » :

[Internationalisme] : cela n’apparaît clairement que lorsqu’on parle à quelqu’un – s’il y a de la profondeur dans son expérience. [Il y a beaucoup d’internationalisme superficiel]. Je ne sais pas si cela mène à quelque chose – de savoir échanger quelques commentaires dans une langue européenne ou une autre… Bien sûr, c’est sympa – quand j’avais vingt ans, j’adorais échanger des commentaires avec des gens de pays différents – du genre de ceux qui s’asseyent à côté de vous [en avion]. Mais à l’heure actuelle, on trouve normal de finir assis dans un avion à côté d’un type du Timor-Est aussi ennuyeux que n’importe qui. On peut discuter superficiellement avec eux, et ça s’arrête là, si encore il y a ça [pour instaurer le contact]. […] Je crois que je recherchais cette sorte de longue immersion dans quelque chose de différent. […] [Il y a déjà longtemps que] les voyages touristiques sont devenus très fades.

Une femme médecin parla des plaisirs sensuels et esthétiques auxquels son travail international lui avait permis d’accéder. Elle parla également d’un sentiment d’obligation internationale :

Les Finnois sont neutres, ce qui fait qu’il est facile de leur donner des affectations internationales – sans trop de fardeaux politiques ou autres. C’est totalement positif. […] Nous n’avons pas à porter la culpabilité du colonialisme et le fait que nous devrions compenser pour… mais d’une certaine manière, les gens du Tiers monde ont reçu les plus mauvaises cartes [ovat alakynnessä] et on devrait les aider, exactement comme les femmes ont eu la mauvaise part et qu’on devrait les aider. Avec ce type de travail, on peut peut-être contribuer à équilibrer un peu mieux les choses. Les pays occidentaux continuent seulement dans leur voie du développement et des hautes technologies, et ils doivent toujours avoir plus de voitures, plus de confort – sans s’occuper de ce qui arrive là-bas, sans même regarder là-bas ! En ce sens, j’ai une sorte d’idéologie sur ce plan. J’ai le sentiment que nous sommes déjà arrivés à la fin du développement pour plusieurs choses, et que nous avons déjà dépassé une certaine ligne. Alors ce serait mieux d’équilibrer tout cela, de l’autre côté. Que cela puisse bien se faire, c’est une autre question.

Solidarités professionnelles

À travers tout le comité, les gens du CICR éprouvent un réel plaisir à raconter des exemples de réussite dans les travaux réalisés d’équipes internationales. Il était clair que leurs affectations à l’étranger leur avaient procuré d’étroites amitiés et des fidélités collégiales avec différentes personnes à travers le monde. Leur travail et leur vie étaient profondément modelés par des solidarités internationalistes sur le modèle des guildes professionnelles. Ils avaient tendance à parler plus fréquemment de ces solidarités que d’une solidarité humaine plus générale auprès des patients en tant qu’êtres humains, bien que les deux formes aient coexisté.

Il vaut sans doute la peine de prendre en compte le fait qu’il existe actuellement de nombreux organismes qui se sont créés autour d’identités professionnelles trans-frontalières : Médecins sans frontières, Physicians for Human Rights, Avocats sans frontières, Pen International, Union of Concerned Scientists et beaucoup d’autres. Ces organismes travaillent tous dans leur propre optique « d’universalismes circonstanciés [situated universalisms] » (Englund 2005a). Cela donne à penser – peut-être dans l’esprit d’Hannah Arendt – que les universalismes sont des modes d’élaboration du monde que l’on doit explorer historiquement et ethnographiquement, et que l’on ne doit pas uniquement les dénoncer au nom d’engagements particularistes (Tsing 2005). Comme l’a écrit Tsing :

The universal bridge to a global dream space still beckons to us. The bridge might take us out of our imagined isolation into a space of unity and transcendence : the whole world. […] The bridge of universal truths promises to take us there. Yet we walk across that bridge, and we find ourselves, not everywhere, but somewhere in particular. Even if our bridge aims toward the most lofty universal truths – the insights of science, the freedom of individual rights, the possibility of wealth for all – we find ourselves hemmed in by the specificity of rules and practices, with their petty prejudices, unreasonable hierarchies, and cruel exclusions. We must make do, enmeshing our desires in the compromise of practical action.

Tsing 2005 : 85

Les pratiques professionnelles ne sont jamais tout à fait ajustées aux mandats institutionnels et aux structures qui les produisent. Elles se négocient dans les réalités confuses, souvent chaotiques, des circonstances spécifiques. Peut-être ces pratiques professionnelles sont-elles toujours, en même temps, plus et moins que les spécifications élevées de leurs mandats. C’est le cas pour les Sept principes du CICR, comme pour le serment d’Hippocrate des médecins ou le code éthique des anthropologues.

En réfléchissant au professionnalisme internationaliste qui est si clairement ressorti des entrevues réalisées au CICR, je me suis tournée vers Émile Durkheim. En exposant à quel point les éthiques professionnelles sont (et devraient être) diverses, voire même incompatibles, Durkheim fit l’observation suivante :

En tant que professeurs, nous avons des devoirs distincts de ceux des commerçants. Les devoirs de l’industriel sont totalement différents de ceux du soldat, ceux du soldat diffèrent de ceux du prêtre, ainsi de suite… Nous pourrions dire, de ce point de vue, qu’il existe autant de formes de morale que de vocations et puisque, en théorie, chaque individu n’éprouve qu’une seule vocation, cela résulte en ce que différentes formes de morale s’appliquent à des groupes d’individus entièrement différents. Les différences peuvent être poussées au point de présenter d’évidents contrastes. Parmi ces morales, non seulement un type est distinct de l’autre, mais entre certains types il existe une véritable opposition. Le scientifique a le devoir de développer son sens critique et de ne soumettre son jugement à aucune autre autorité que celle de la raison ; il doit se former lui-même à l’ouverture d’esprit. Le prêtre ou le soldat, à certains points de vue, ont un devoir totalement différent. L’obéissance passive à l’intérieur de limites prescrites peut constituer pour eux l’obligation. À l’occasion, le médecin a le devoir de mentir ou de ne pas divulguer la vérité qu’il connaît. Un homme d’une autre profession a le devoir contraire. Ici, donc, nous découvrons dans chaque société une pluralité de morales opérant sur des lignes parallèles. […] Ce particularisme moral – si nous pouvons le qualifier ainsi – qui ne tient pas de place dans les morales individuelles […] se poursuit jusqu’à atteindre son apogée dans les éthiques professionnelles, décline dans la morale civique et s’éteint une fois de plus dans la morale qui gouverne les relations entre les hommes en tant qu’êtres humains.

Durkheim 2005 [1957] : 5, c’est moi qui souligne [traduction libre]

Durkheim mourut en 1917, 58 ans après la création CICR. Ce que dit ici l’aïeul des sociologues concerne directement les dilemmes épineux de l’éthique professionnelle et politique dans les débats actuels sur l’humanitaire, ainsi que le matériel que j’ai recueilli au CICR. Cela se complique aujourd’hui du fait que, dans le cas de MSF et du CICR, nous avons deux organismes qui revendiquent le même espace moral – l’espace de l’aide humanitaire – et dont les avis divergent cependant très fortement sur le plan éthique. La neutralité, l’impartialité et le refus de la médiatisation du CICR contrastent avec ce que l’institution de MSF attend de ses travailleurs, c’est-à-dire parler sans détours et être plus ouvertement politisés en ce sens – même s’ils ont souscrit à cette exigence de base qu’est la neutralité, qui relie l’histoire de MSF à celle du CICR.

Servir l’humanité : de Florence Nightingale à…

Dans le passage ci-dessus, Durkheim pensait à chacune des différentes occupations professionnelles – soldat, prêtre, commerçant, scientifique, médecin – en tant que vocations. Il y a beaucoup de cela dans nos pratiques humanitaires contemporaines, tout comme dans nos pratiques savantes. J’ai supposé que c’était ce que je découvrirais parmi les professionnels finnois de la médecine au CICR.

L’une de mes premières approches de la question de l’humanitaire en tant qu’activité de « servir l’humanité » fut de demander aux infirmières et aux médecins du CICR à Helsinki quelles étaient les personnes qui les inspiraient comme modèles, sur le plan de l’idéal ou de la profession. Je leur présentai comme modèles possibles des personnalités de l’humanitaire médical célèbres et idéalisées comme Florence Nightingale (à l’image classique de dame à la lampe), Mère Teresa, Albert Schweitzer et même feue la Princesse Diana. Plus tard, je proposai le soldat des Nations Unies, le soldat du maintien de la paix. Rétrospectivement, je réalise que ces modèles n’étaient pas seulement des idéaux-types pour moi : ils étaient également des caricatures. J’avais pensé, assez mesquinement, que j’en entendrais beaucoup sur l’importance de prendre à coeur le service international et de « faire le bien » au nom d’une humanité souffrante, celle-ci vivant toujours au loin. En général, mes répondants levaient les sourcils. Ils m’opposaient une attitude réfléchie mais critique. Un ancien directeur de la section internationale de la Croix-Rouge en Finlande m’avait dit assez tôt que le terme lui-même, humanitaire, était confus. J’aurais dû prêter davantage attention à ce commentaire fait en passant. Au lieu de cela, je persévérai dans ma recherche de la preuve d’une vocation à servir l’humanité.

La plus âgée (et, d’un certain point de vue, la plus démodée) des infirmières que j’ai interrogées, m’avoua le sentiment héroïque de s’être sentie appelée. Avec un sourire plein d’ironie pour sa propre personne, elle dit : « Je dois admettre que lorsque j’ai commencé dans ce travail, je croyais que je pouvais soigner le monde entier [parantaa maailmaa] » (Son père avait été soldat et sa mère infirmière de guerre). Puis elle ajouta que ce « complexe de Mère Teresa » est générationnel :

Je pensais de cette manière – je pense encore comme ça. Pour les infirmières d’aujourd’hui, c’est un travail comme un autre. [D’un autre côté, elle ajouta :] Vous vous demandez s’il s’agit de rechercher le bien ? Non, je ne pense pas à ça – que je suis « pleine de bonté ». Professionnelle, mais pas « bonne ». [Les Finnois travaillent comme des acharnés pour prouver qu’ils sont de bons professionnels sur la scène internationale].

Je demandai à une autre infirmière parmi les vétérans du CICR : « Est-ce que quelqu’un s’attend à trouver un personnage comme une Florence Nightingale ou une Princesse Diana parmi vous ? Comment réagissez-vous à cela ? ». Amusée et légèrement agacée, elle répondit :

Je ne crois pas que qui que ce soit s’attende à ce que je sois une Mère Teresa. De mon point de vue, ce ne sont pas des valeurs – pour moi, personnellement. Je n’aspire pas à quelque chose de ce genre. Pour moi, ce qui est important, c’est comment je fais mon travail, et comment établir le contact avec ces gens que j’aide. Je ne me vois pas comme quelqu’un qui voudrait devenir le porte-drapeau d’un système ou d’un organisme. Bien sûr, si quelqu’un doit le faire, si la question du moment l’exige, peut-être que oui, à ce moment-là. [… Mais non], je ne crois pas que qui que ce soit le veuille [faire de moi une Mère Teresa], surtout pas moi-même. Parce que, personnellement, je ne crois pas que cela soit important – d’être une personne extrêmement « importante ». C’est le travail, c’est ce que je fais, c’est ce qui est le plus important pour moi – que la communauté puisse grandir et que les êtres que nous avons aidés puissent passer au premier plan, plus que moi.

Cette fois, je demandai à un médecin : « Votre travail est-il une vocation ou… ? ». Elle me répondit, avec un sourire ironique :

Eh bien, la Croix-Rouge offre de bons salaires. Alors cela vous fait déjà dégringoler du piédestal du sacrifice de soi. [Ceux qui veulent se sacrifier] vont chez Médecins sans frontières où ils paient le salaire minimum – les gens qui ont ce genre de préoccupations avant tout. […] Ceux qui n’ont qu’une compréhension superficielle de ce travail disent : « Oh, comme je vous admire de partir là-bas pour faire le bien ». […] Je me souviens d’un cours de formation de dix semaines à Copenhague ; et il y avait cette fille qui était là.. Nous étions tous médecins… Elle avait ce genre d’idées, qu’elle allait « faire le bien en Inde » – mais elle est retombée assez vite sur terre. Elle a quitté le cours au bout de deux semaines. Au cours de la Croix-Rouge, il n’y avait personne qui soit exagérément de ce genre [enclin au sacrifice de soi]. Ici [à l’étranger], en exercice, je n’ai jamais vu aucune sorte de chose à la Florence Nightingale parmi les infirmières ou les médecins. Mais peut-être que ces gens vont [en missions internationales] à travers des organisations religieuses ? À mon avis, on n’a pas besoin de cette sorte de gens ici. Je crois qu’on devrait plutôt envoyer ici des gens qui ont de la poigne [jämäkkä ote]… Bien sûr, les deux [modèles, la vocation et le solide professionnalisme] ne s’excluent pas forcément l’un l’autre.

En bref, les gens du CICR n’étaient pas des humanitaristes stéréotypés se sentant appelés à aider l’humanité, non plus qu’ils ne souhaitaient se sacrifier pour « l’Humanité ». Ce n’étaient pas des soldats non plus – et certainement pas des missionnaires. C’étaient des professionnels de l’internationalisme, autant en pratique que par inclination occupationnelle.

Les défis du professionnalisme en Centrafrique dans les années 1990

Goma, le Rwanda, le Burundi, le Congo, la Tanzanie et d’autres endroits en Afrique de l’Est et du Centre, pendant et après le génocide de 1994 au Rwanda, comptaient parmi les affectations les plus difficiles pour les professionnels du CICR que j’ai interrogés. Beaucoup en gardaient un sentiment d’échec, car le gigantisme de la crise excédait de loin tout ce qu’ils pouvaient faire. Une infirmière décrivit ses sentiments ainsi :

Goma, à ce moment… la quantité de gens, l’énormité du nombre de gens dans cette ville, un million deux cent mille personnes. Et nous avions été balancés là à partir de Nairobi. C’était tellement rempli de gens… qu’on en avait une impression de claustrophobie : « Qu’est-ce qu’on peut faire ici ? ». Il n’y avait rien, et nous étions debout sur les rochers, à tenir une petite trousse d’urgence – quelques médicaments et des pansements, et d’autres petites choses – et il n’y avait pas d’eau, alors les gens tombaient par terre. Ils tombaient morts sur le sol, partout autour de nous. […] Ils n’avaient rien à boire. À ce moment, on pensait que ce n’était pas possible. […] Mais bientôt quelqu’un a commencé à se dire : « Bon, je ferai ce que je pourrai ». Et alors, quand nous avons vu que les gens réagissaient quand nous sommes arrivés avec les insignes de la Croix-Rouge [sur les voitures]… l’atmosphère s’est un peu calmée. Les gens avaient l’air de se dire « Bon, ces gens sont là maintenant, je vais avoir de l’aide ».

L.M. : Est-ce qu’ils reconnaissaient l’emblème de la Croix-Rouge ?

L’infirmière : Oui, ils le connaissaient. […] Oui, et à ce moment, sur les bas-côtés des routes… D’abord, quand nous étions entrés dans l’hôpital du CICR, il y avait des corps empilés les uns sur les autres. Des centaines de gens morts – et, parmi les patients, on ne pouvait pas dire qui était mort et qui était vivant, et donc on devait vérifier chacun d’entre eux. Et ensuite, lorsque nous sommes arrivés dans le camp, enfin quand nous l’avons établi, tous les bas-côtés des routes étaient remplis de morts, enroulés dans des couvertures… là. […] Si je peux employer un mot aussi cru, en un sens je me suis « habituée » à cela au Liban, parce que là-bas aussi, bien sûr, il y avait des cadavres comme ça partout. [Elle y avait elle-même perdu quelqu’un de proche]. Alors ce n’était pas cela que je trouvais horrible… enfin, bien sûr, cela n’avait rien de plaisant – la mort, c’est toujours la mort – mais d’une certaine manière, je savais comment réagir [suhtautua siihen] – tandis que certains de mes collègues… J’avais une collègue suisse assise à côté de moi [dans la voiture sur le chemin de Goma] et elle vomissait dans un sac tous les dix mètres. Et elle [petit rire], elle me tenait la main si fort que j’en avais des crampes et ce poignet-ci était plein de bleus. Elle me disait qu’elle était incapable de rester là – et je lui ai répondu : « Si, tu peux ; tu vas t’y habituer. Et en tant que professionnelle, tu vas te reprendre et tu vas faire ce travail. […] Voyons comment se passe cette journée, et si tu penses encore que tu dois t’en aller, alors tu t’en iras ». Et elle est restée.

L.M. : Et elle a pris les choses en main ?

L’infirmière, fièrement : Elle a pris les choses en main – du début à la fin.

L.M. : Et quelle a été la fin ?

L’infirmière : J’y suis restée un mois. J’étais [temporairement] affectée en Somalie et j’avais été envoyée là partir de la Somalie. Et [ma collègue suisse] y est restée trois mois.

Les gens que j’ai interrogés étaient hantés par leur impuissance à faire davantage lors de la catastrophe centrafricaine, mais aussi par la question de savoir s’ils faisaient partie de la « machine de guerre ». Une infirmière se rappela comment, désarmés, ils s’étaient mis à plat ventre dans leur hôpital de fortune de la Croix-Rouge tandis que, de la colline voisine, ils entendaient les bruits horribles de la tuerie. Lorsque le calme fut revenu, ils rampèrent sur la colline pour voir si quelqu’un était encore vivant. Ils savaient que ceux qu’ils sauveraient retourneraient se battre. Elle décrivit ce dilemme en des termes que Franz Fanon aurait reconnus dans son travail de psychiatre en Algérie coloniale.

L’idéal de la collaboration professionnelle et de l’échange

Les idéaux du bien, du travail en équipe et de la collaboration internationale ne se cantonnaient pas au travail des finnois du CICR avec d’autres expatriés occidentaux. Je m’étais attendue à entendre des narrations quelque peu « héroïques » du savoir-faire technologique occidental aux mains d’experts provenant du Nord prospère et débarquant des avions dans le désespoir des zones de crise. Mais l’idéal de la collaboration professionnelle et de l’échange était plus complexe, et plus engagé, que je ne l’aurais cru. Cette compréhension commença à se former lorsque une infirmière répondit à l’une de mes questions que j’avais formulée ainsi : « Qu’avez-vous appris de votre travail, et peut-être de vos patients ? Peut-être est-ce une question difficile ». Elle sourit et me répondit aussitôt :

Non, ce n’est pas difficile ! [Elle réfléchit un moment]. D’abord, [j’ai appris] qu’aucune catastrophe n’est grave au point de ne pas pouvoir être surmontée d’une manière ou d’une autre. Vraiment, il ne peut rien arriver de tel que les gens seraient dans l’impossibilité de recommencer. C’est peut-être la chose la plus importante [que j’ai apprise]. Et ensuite… la patience. Cela rejoint ce dont nous avons parlé [plus tôt] ; tout ne va pas redevenir bien pendant la nuit. On doit seulement attendre patiemment et… essayer de continuer de faire de son mieux. Et ensuite il y a les choses très concrètes : on peut apprendre un million de choses dont on n’avait pas la moindre idée en travaillant avec un agent communautaire de la santé africain. Alors, professionnellement aussi, j’ai appris une quantité de petits trucs différents et de grandes choses, et de choses simplement reliées à mon propre travail. En Finlande, il n’y a personne qui soit seulement capable de vous enseigner de telles choses. […] Plus le contact que vous avez est bon – c’est-à-dire, j’ai toujours été associé à un ou à plusieurs collègues. […] Toujours locaux, oui. Plus vous avez une bonne relation de travail et une amitié pour votre collègue local, plus vous obtiendrez un bon résultat dans votre travail. Autrement dit, on doit souvent réaliser que les choses que nous apportons d’ici [de Finlande], elles ne peuvent même pas fonctionner dans ces systèmes ! On doit être prêt à admettre que notre collègue local [homme ou femme] est plus efficace ou avisé que nous. Et on doit l’accepter ! Si on ne le fait pas, on ferait aussi bien de rentrer chez soi. […] Dans mon expérience personnelle, ce qu’il y a de plus important est que la communauté que l’on essaie d’aider nous accepte. Cela marche très bien par l’intermédiaire du collègue local.

Je demandai : « Les correspondants locaux sont-ils régulièrement intégrés au travail du CICR ? ». Elle répondit :

Oui. Et s’il n’y en a pas, j’en chercherai un pour moi-même. […] Une des choses qui aide aussi beaucoup est que je me déplace souvent là-bas, dans le camp [de réfugiés]. Certains disent qu’il y a des risques. Il n’y a pas de risque s’ils vous acceptent, cette communauté. On doit aussi faire son travail de telle manière qu’on obtient le respect, et qu’on le donne aussi en premier. […] Et puis, quand on arrive là pour la première fois, on doit avoir la patience d’attendre un peu, d’attendre peut-être toute la première semaine – même si on a la tête pleine d’idées. On doit avoir assez de patience pour rester tranquille [et attentif] et pour discuter avec notre collègue local pendant la première semaine – et pas arriver tout d’un coup en disant : « Bon, alors ça et ça, on va le réorganiser ! » On doit attendre pour s’imprégner un peu de la situation… pour pouvoir apprendre ne serait-ce qu’un tout petit peu des besoins de cette communauté – parce que, bien sûr, j’y apporte moi aussi mes propres idées. Et ce ne sont pas forcément les bonnes… parce qu’après tout, les gens de cet endroit sont les experts de leur propre vie et de leurs conditions de vie. Il faut savoir utiliser cela de manière productive, parce que c’est une connaissance extrêmement importante.

L.M. : Alors, ce collègue local a plus ou moins la même formation que vous ?

L’infirmière : Oui.

Elle poursuivit :

Il y a aussi qu’on retire une telle satisfaction de ce travail. Plus le système de départ est misérable [sur le terrain] – quand on le voit grandir et se développer, et ensuite quand on revient à la maison en laissant derrière soi un système qui fonctionne – et qu’on a aidé quelqu’un à respirer un peu mieux – c’est un sentiment gratifiant, c’est vraiment… Et on doit vraiment travailler dur. Ces schémas [institutionnels] ne se créent pas tout seuls [dans les zones de crise]. Mais lorsque les gens du coin viennent travailler avec vous, et que vous les amenez à construire leurs propres choses et que… C’est vraiment une bonne expérience.

Une partie de la mission du CICR consiste à instruire la population locale pour que certains puissent prendre la relève des équipes internationales une fois que celles-ci sont parties. Ainsi que l’exposait une infirmière :

Enseigner, c’est super important, instruire le personnel [local] ; d’une certaine manière, c’est notre cadeau au pays. Nous avons essayé d’enseigner comment faire des injections, comment changer des pansements, etc. […] On envoie différentes équipes chirurgicales dans différents endroits, en fonction de la situation. [En règle générale, un anesthésiste, un chirurgien et une infirmière chirurgicale]. Là-bas, le travail est plus varié et plus intéressant, et après les opérations chirurgicales, toute l’équipe fait des tournées. […] Quand on est seul, on doit s’occuper de tout, même de la stérilisation. Et on essaie de trouver qui pourrait être formé(e) comme infirmier ou infirmière. […] Pour tous ces travaux – les brancardiers, ceux qui s’occupent de la stérilisation, du nettoyage… Par exemple, en Afghanistan, ils ne savaient pas forcément lire ou écrire […]. Quelquefois [la formation] devait se faire par l’intermédiaire d’un interprète.

Un spécialiste de la logistique expliqua que l’équipement que le CICR envoie sur les lieux est généralement laissé sur place :

On érige l’hôpital de campagne, on y envoie l’équipement et on enseigne à la population locale comment s’en servir. L’équipement est [en général, dans l’idéal] laissé là, en état de marche, on l’espère. Apprendre des collègues et instruire nos collègues locaux, c’est une grande partie du travail du CICR. La Croix-Rouge du Rwanda a été vraiment efficace, et pourtant on ne peut pas dire qu’elle ait été très fournie, à aucun moment. […] En tant qu’organisation, elle était forte, puissante, et fonctionnait bien. […] Ils étaient capables de donner des conseils. [Nous avions aussi de bonnes relations de travail avec les délégués de l’ONU.]

La neutralité comme professionalisme dans des conflits toujours plus cruels

La collaboration internationale avec des collègues et des correspondants locaux, aussi bien que les relations pédagogiques, étaient des éléments essentiels de l’éthique professionnelle des délégués du CICR que j’ai rencontrés en entrevue. De même que le principe de neutralité. Ici, différentes logiques de la neutralité étaient en jeu : le principe de neutralité du CICR, la neutralité politique de la Suisse (siège du CICR) et celle de la Finlande devant d’autres histoires et contraintes politiques. La conjonction de toutes ces logiques de neutralité paraît avoir rendu ce principe naturel et comme allant de soi pour les gens que j’ai interrogés. Aux fins de cet article, je restreindrai mes commentaires aux dilemmes de la neutralité dans un monde de plus en plus militarisé, brutal et brutalisé.

De nombreuses personnes parmi celles que j’ai interrogées me dirent que leur travail au CICR différait assez significativement de celui de MSF. Les Médecins sans Frontières, disaient-ils, se retiraient souvent d’endroits comme l’Afghanistan ou le Soudan parce que certains de leurs membres avaient été kidnappés ou pour d’autres raisons politiques. Je crois avoir détecté une subtile fierté professionnelle dans le fait que le CICR continue souvent de travailler dans des endroits d’où MSF et d’autres organisations caritatives se sont retirés – mais aucun d’entre eux n’a développé de critique systématique de MSF. Aucun n’a exprimé le désir d’entrer dans les rangs de MSF non plus. Ils admiraient d’autres organisations, par exemple Oxfam et des organisations finnoises (par exemple, Aseman Lapset).

Ils mentionnèrent aussi que le fait que le CICR soit renommé pour son adhésion de longue date à la neutralité et à la discrétion permettait des pratiques comme des visites aux prisons – qu’il s’agisse de la prison de Guantanamo ou des prisons de Tchéchénie. On pouvait percevoir les bénéfices de la politique de neutralité du CICR dans ces récits de visites des prisons. D’un autre côté, les histoires de la neutralité du CICR devant des régimes répressifs, meurtriers, voire génocidaires, ne s’effacent pas. La plus grande tache morale, éthique et politique sur le blason du CICR est sa conduite durant la montée du nazisme dans l’Allemagne d’Hitler. Ce terrible moment de l’histoire est à présent bien documenté, par le CICR lui-même et par d’autres. Aux fins de cet article, je voudrais simplement poser les questions suivantes : à quel moment la neutralité devient-elle de l’inconscience ? Quand est-elle nécessaire ? Et pour ce qui est de sauver des vies : est-ce suffisant ? Ou faudrait-il mieux « parler haut et fort » ? Et ensuite, à qui précisément s’adressent des organisations comme MSF lorsqu’elles « parlent haut et fort » ? Et jusqu’à quel point cela est-il efficace ? Et si je me trouvais gisante dans une pile de cadavres ? Est-ce que je préfèrerais que quelqu’un vienne m’aider et me permette de vivre ou bien est-ce que je préférerais qu’on « parle haut et fort » en mon nom ? Je préférerais vivre. Et cependant, on ne peut pas écarter si facilement le fait de dénoncer « haut et fort ». Comme l’a écrit Hugo Slim, « tous les travailleurs humanitaires et des droits de l’homme devraient garder clairement en mémoire cette image d’un médecin suisse du Comité international de la Croix-Rouge frappant à la porte d’Auschwitz, comme le souvenir d’une tragédie et celui d’un défi » (Slim 2001 : 144). Dans ce cas, le fait que le CICR ait tenté de négocier avec l’État, de passer par des canaux prétendument officiels ou légaux était sinistre, alors qu’il aurait dû défier, subvertir et dénoncer. Mais une conception plus restreinte du devoir et de la solidarité peut, en d’autres contextes, mener à des formes d’engagement plus utiles que de « parler haut et fort ». On doit prendre en compte le sens du devoir des professionnels du CICR envers leurs collègues étrangers, autant que leur engagement à former leurs correspondants et à établir des institutions ; ils sont tous certainement préférables au modèle qui consiste à « aider et repartir ».

Conclusion

Ce regard ethnographique sur le modèle d’intervention humanitaire du CICR – avec toutes ses ambiguïtés et ses incertitudes, ses forces et son potentiel – fut productif en ce qu’il m’a obligée à porter une attention plus étroite aux institutions spécifiques et aux situations locales ayant toutes leurs mandats, leur logique opérationnelle, leurs inclinations professionnelles et leurs idéaux de coopération internationale particuliers. Il a été utile de penser les solidarités institutionnelles et professionnelles en tant que l’une des bases de l’action humanitaire. De telles spécifications sociales sont absentes de la plupart des travaux portant sur l’humanitaire, qui exposent souvent des assertions théoriques sur l’humanité, le biopouvoir et la « vie à nu » quand ils devraient chercher des réponses aux questions empiriques.

Les professionnels de la médecine du CICR d’Helsinki m’ont également incitée à réfléchir plus profondément aux sources de « l’urgence » ou de l’obligation d’agir. Dans le cas de MSF, il semble que cette urgence provienne avant tout de l’attraction qu’exerce une conscience politiquement engagée et le « devoir de témoigner ». Dans le cas du CICR, ce sentiment provient en grande partie d’un sentiment du devoir international, d’un désir de s’engager « dans le monde », autant que d’une éthique et d’une solidarité professionnelles. Comme l’a récemment soutenu Harri Englund :

Interventions which build on the idea of universal humanity often convey contempt for concrete situations, using an abstract concept of the subject as their justification for identifying the victims of this world. Forgotten is the fact that, in the overwhelming majority of actual situations, human beings detest the fate of the victim. […] engaged universals are possible only when the humanitarianism of victimhood gives way to a respect for the diverse subject positions from where claims can be made.

Englund 2005a : 11, mes italiques

Autrement dit, il est important d’examiner « comment se créent les universaux », et non pas de considérer une humanité souffrante ou « les masses » comme des « prisonniers du particulier » (Englund 2005a : 12).

Ici, on doit également penser dans les termes discursifs et institutionnels des « stratégies d’universalisation » ; comme l’a observé Bourdieu, les profits de l’universalité sont l’une des étapes essentielles des conflits symboliques, dans lesquels la référence à l’universel est l’arme par excellence (2000 : 125). La stratégie d’universalisation de MSF repose en grande partie sur le fait de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme et, comme l’a justement dit Englund (2005a : 11), il est difficile d’imaginer une source séculière plus puissante que le discours sur les droits de l’homme pour poser des revendications. La stratégie du CICR invoque également l’universalité (qui est l’un de ses sept principes fondamentaux), mais sur un mode différent, peut-être plus modeste – un mode qui reconnaît plus explicitement (comme y appelle Englund 2005a) « les différentes positions du sujet à partir desquelles peuvent être émises des revendications ».

Les deux organisations ont une certaine idée du monde, voire de « l’élaboration du monde ». Leurs universalismes reposent clairement sur des histoires et des contextes spécifiques, et non pas sur un « ailleurs » diffus. On pourrait dire, avec Durkheim, que les universaux sont « éminemment sociaux » (1995 [1912]). Ainsi qu’il l’écrivit, « la formation d’un idéal n’est en aucun cas une donnée irréductible qui élude la science. Elle repose sur des circonstances que l’on peut découvrir par l’observation. C’est un produit naturel de la vie sociale » (1995 [1912] : 424 [traduction libre]). S’il en est ainsi, il est donc important d’accorder une attention plus soutenue aux formes spécifiques de la vie sociale qui alimentent les formes spécifiques de l’action humanitaire et du « faire le monde ». Ici, le fait d’explorer les différentes formes « d’universalismes circonstanciés », comme l’a formulé Englund (2005a et b), ou « d’universalisme engagé » selon la formule de Tsing (2005), est une tâche ethnographique, et non pas seulement théorique.

Bourdieu met en garde contre « l’impérialisme de l’universel », mais il n’est pas prêt d’abandonner l’universel pour le particulier, ou la « (pseudo) subversion nihiliste » qui consiste à oblitérer l’universel (2000 : 71) :

Au risque d’être attaqué par les deux camps, on doit opposer le même refus, tant aux avocats d’un universalisme abstrait qui ignore les conditions de l’accès à l’universel […] qu’aux tenants d’un relativisme cynique et désenchanté. […] Il n’existe, nonobstant les apparences, aucune contradiction dans le fait de se battre en même temps contre l’hypocrisie mystificatrice de l’universalisme et pour l’accès universel aux conditions d’accès à l’universel, objectif primordial de tout véritable humanisme […]

Bourdieu 2000 : 70-71 [traduction libre]

Je pense que c’est également dans cet esprit que Tsing veut s’accrocher à « l’espace du rêve d’universalisme » (2005), et l’explorer. Dans ces aspirations professionnelles et éthiques, nous en tant que chercheurs, ne sommes pas si éloignés des aspirations professionnelles et éthiques des travailleurs de l’humanitaire.

Article inédit en anglais, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou.