Corps de l’article

La réflexion que je propose s’appuie sur du matériel recueilli en Espagne lors d’un travail de terrain réalisé en 1985-1987 dans une région de la Catalogne intérieure (Garrigues) et lors d’un travail réalisé en 1995 dans la région d’Alicante (Bajo Segura), ce dernier en collaboration avec Gavin Smith[2], concernant le travail des femmes dans les réseaux informels de production de biens.

En analysant deux économies régionales, je tenterai de montrer l’importance de la perspective historique pour l’étude de régions concrètes où s’établissent ces réseaux de rapports personnalisés de production. C’est grâce au recours à l’histoire qu’il va être possible de percevoir non seulement le poids du « culturel » dans ces économies régionales, mais aussi le poids des rapports de production dans la construction de la signification locale (Massey 1995 ; Gregson, Simonsen, Vaiou 1999 ; Narotzky 2000). De plus, l’article propose une approche critique du « modèle » de production en réseau en tant qu’appareil conceptuel inséré dans les politiques économiques nationales et européennes. À partir de l’analyse détaillée et comparative des données de deux recherches sur le terrain, je vise à montrer 1) les différences locales et 2) la pratique réelle des relations personnelles structurant les réseaux locaux. Il me semble important de dévoiler comment, dans le contexte compétitif du marché global, les relations « affectives » structurant les micro-relations de production des réseaux locaux se voient « stressées » au maximum. Ces tensions, provenant du conflit entre des structures d’exploitation « universelles » et des formes d’oppression « particulières », liées notamment au domaine de la parenté, se traduisent, paradoxalement, dans une « matérialisation » des rapports qui structurent les identités personnelles et collectives, en les éloignant, dans la pratique, du discours hégémonique des affects et de l’émotion.

Finalement, je montrerai comment il semble utile de se référer à l’acquis des analyses et des débats féministes en sciences sociales pour aborder les questions que soulèvent les rapports affectifs de production en réseau. En effet, cette perspective féministe de l’économie politique peut servir à éclairer bien plus que la position particulière des femmes dans certains rapports de production : elle peut servir à analyser une certaine forme d’exploitation et de domination en expansion et dans laquelle l’expérience du travail et l’organisation de la production au niveau des réseaux locaux se fait moyennant des sentiments de proximité affective ou conviviale qui produisent des formes de responsabilité et de dépendance, des relations de mutualité et de confiance spécifiques et non marchandes. Cette perspective féministe devient alors une nécessité de l’analyse non seulement des rapports sociaux de production, mais plus généralement de la reproduction des sociétés capitalistes contemporaines.

Le cadre conceptuel

Le réseau

L’idée de réseau en anthropologie est originairement liée à l’étude des sociétés complexes. Barnes (1990 [1954]) l’utilise pour la première fois dans une analyse d’un village norvégien pour comprendre les « parties de la vie sociale où des groupes ne se forment pas toujours » (Barnes 1972). Le réseau apparaît comme un instrument d’analyse qui complète l’analyse sociale structuro-fonctionnaliste basée sur les groupes corporatifs, les institutions stables aux normes de comportement prescriptives. Les analyses de réseaux vont permettre d’appréhender les formes flexibles et changeantes de l’interaction sociale. L’appareil conceptuel du réseau a été particulièrement développé comme modèle d’analyse. D’un côté, on a distingué les attributs interactionnels, c’est-à-dire les qualités particulières des liens concrets qui rattachent les personnes (intensité, fréquence, contenu). De l’autre, on a essayé de trouver les attributs morphologiques des réseaux : point de référence, rapports de premier ou second ordre, densité, domaine d’influence (Hannerz 1993 [1980] ; Narotzky 1997). Certaines caractéristiques des réseaux ont été soulignées : leur forme (la multiplicité des connexions, l’instabilité des liens et les réactions en chaîne), les attributs propres des liens (la multiciplicité d’objets et de signification d’un même lien). Wolf (1978 [1966]) a signalé l’importance des réseaux de parenté, d’amitié et de patronage comme formes d’organisation à objectifs multiples qui supléent aux rigidités ou aux manques des institutions formelles de la société. Dans tous ces cas, l’attribut fondamental du lien semble être une plus ou moins grande charge d’affect.

Cependant, le modèle des réseaux économiques locaux a son origine dans le « district industriel » décrit par Alfred Marshall (1964 [1892] : 151-155). Piore et Sabel (1984) vont le développer comme modèle d’organisation de la production postfordiste.

Chacun de ces districts industriels est, ou était, composé d’un noyau de petites entreprises d’une taille semblable liées en un réseau complexe de compétition et coopération. Dans ce modèle, aucune des entreprises ne domine en permanence, et les rapports entre elles se définissent par une série de contrats relativement à court terme, où les rôles entre les partenaires changent continuellement. À l’intérieur de ces districts industriels, il y a aussi des institutions qui facilitent le réarrangement des entreprises productives [...]. Mais aucune institution ne relie formellement les unités productives en tant que groupe. La cohésion de l’industrie repose sur un sentiment plus fondamental de communauté, dont les multiples formes institutionnelles de coopération sont plus le résultat que la cause.

Piore et Sabel 1984 : 265[3]

L’attribut morphologique fondamental du modèle est la flexibilité : les liens entre unités de production changent continuellement, ce qui permet de réaligner fréquemment le procès productif. D’un autre côté, l’appartenance à la communauté est l’attribut interactionnel de base qui permet la compétition dans le système tout en assurant une place à ceux qui en font partie : « Aucune entreprise ou individu n’a le droit à une place en particulier dans la communauté, mais tous ont le droit à une place » (ibid. : 269). D’autre part, c’est la caractérisation multiple des liens dans la communauté qui véhicule les rapports au-dedans et limite l’entrée de compétiteurs externes (ibid. : 269-270). Le recours de la part des agents économiques à des institutions communautaires non économiques (famille, lieux de socialisation, partis politiques) s’avère fondamental pour la construction de leurs réseaux de coopération industrielle. Cependant, bien que le modèle s’appuie constamment sur cette idée de « communauté culturelle », de liens personnels et de relations de réciprocité primordiales entre les agents comme élément central de l’organisation de la coopération productive (Sabel 1989 ; Bagnasco 1994 ; Becattini 1994), on ne trouve jamais une analyse systématique des processus de configuration de cette « culture locale ». Cette dimension organique et culturelle du modèle de district industriel me semble problématique. Plusieurs auteurs ont déjà signalé le particularisme excessif du modèle et de sa vision harmonieuse de la « communauté » qui projette a priori sur les relations de production une image de coopération industrielle non conflictuelle et solidaire (Amin et Robins 1994 ; Hadjimichalis et Papamichos 1990 ; Gertler 1992).

L’idée de réseau économique local se présente à la fois comme une description de la pratique économique de certaines régions particulières (en Italie surtout) et comme un modèle d’organisation économique alternatif au modèle de la grande corporation fordiste. Alors que la tradition anthropologique de l’étude des réseaux insiste sur le caractère d’abstraction analytique du réseau (Hannerz 1993 : 200), cette tradition économique des districts industriels mélange description et modèle analytique. À cette ambivalence du concept de réseau économique s’ajoute son utilisation plurielle : comme modèle de politiques économiques récentes en Europe ; comme paradigme d’organisation économique dynamique, motrice et non conflictuelle parce que basée sur un sentiment commun d’appartenance à une communauté, à une culture, c’est-à-dire comme forme « naturelle » d’organisation économique — les quatre régions moteur de l’Europe seraient la Lombardie, le Baden-Wurtenberg, la Catalogne et la région Rhône-Alpes, par exemple. Ces réseaux de petites et moyennes entreprises réduiraient les coûts de transaction des transferts de technologie et permettraient aussi l’accumulation de connaissances et l’optimisation de ressources par le moyen de la coopération. Mais alors, « la cohésion communautaire est la prémisse nécessaire pour l’augmentation de la compétitivité » (Jouvenel et Roque 1995). Nous assistons donc à une appropriation politico-économique du modèle « académique » de district industriel qui se double maintenant du recours aux politiques identitaires. Dans sa triple ambivalence, ce modèle contribue à une perception fragmentée des processus économiques qu’il circonscrit à des espaces concrets définis par une « culture » homogène et non conflictuelle ; mais surtout, ce modèle transforme les rapports personnels et les valeurs culturelles partagées en la substance même de rapports de production « naturellement » considérés comme harmonieux.

L’économie politique

L’approche de l’économie politique est un autre aspect fondamental du cadre conceptuel. William Roseberry a décrit dans plusieurs de ses travaux ce qui me semble être les caractéristiques principales de cette perspective : 1) la connexion entre procès locaux et procès globaux ; 2) la connexion entre l’être social et la conscience ; 3) l’importance, dans les procès de structuration des sociétés, des moyens d’accès aux ressources et au pouvoir (1989). À travers la comparaison des deux descriptions ethnographiques que je présente, je vise à souligner précisément comment c’est l’histoire qui fait la différence, non d’une façon anecdotique, mais bien dans le sens de procès qui structurent et conditionnent, en quelque sorte du dedans, les opportunités et les expériences des sujets anthropologiques. Mais je vise aussi à présenter comment ces régions font partie d’un procès de transformation sujet à des forces économiques et politiques globales.

En outre, ce cadre conceptuel permettra de voir comment leur « identité culturelle » comme régions différenciées se construit historiquement dans la tension entre l’expérience quotidienne des sujets, localisée et particulière, et les forces délocalisées de ceux (sujets et institutions) qui détiennent le pouvoir économique et politique. En effet, la région basée sur le critère de communauté culturelle homogène semble apparaître comme enjeu stratégique dans les transformations politico-économiques globales, jusqu’à devenir elle-même une construction culturelle à la fois hégémonique (dans le sens de Gramsci [1987] et Williams [1977]) et contre-hégémonique. Les questions associées avec les procès de formation de « communauté » à partir d’expériences et de rapports sociaux locaux qui sont hétérogènes, vont devoir être approchées depuis la double tension matériel/culturel et local/global. Pour ma part, je tenterai de voir de plus près comment rapports de classe et rapports de sexe se construisent de façon différenciée à l’intérieur de concepts comme la parenté ou l’amitié, caractérisés par l’emprise de l’affectif, une émotion elle aussi différenciée et construite historiquement.

Le débat féministe

Le troisième axe du cadre conceptuel est centré sur ce qui me paraît être au coeur du débat féministe depuis un certain temps déjà : la tension entre l’universel et le particulier, et les différentes expressions dans la pratique politique et dans le domaine epistémologique de ce problème. Face à ce que Yeatman (1990 : 287-288) a appelé « le classement dualiste moderniste de la réalité » où les catégories comme individu/société ou privé/public se construisent en tant qu’abstractions hiérarchiquement articulées et structurellement signifiantes, le féminisme a montré la nécessité d’un autre cadre épistémologique à partir de l’expérience de l’oppression et de l’exploitation des femmes dans le monde. Déjà, les études du féminisme marxiste des premiers temps (analysant le travail domestique comme inséré dans les structures d’accumulation à travers la relation capital-travail) voyaient la nécessité d’établir une dialectique et de dépasser le dualisme marchand/non-marchand pour comprendre les rapports qui s’établissaient dans les familles et dans le marché de travail (Dalla Costa 1975 ; Barrett 1980). Du célèbre cri « le personnel est politique » aux plus récents débats du féminisme postmoderne et poststructuraliste, les femmes ont perçu la nécessité de rompre les cadres conceptuels, et donc culturels, d’un ordre capitaliste, patriarcal et occidental qui s’étaient consolidés historiquement lors des Lumières, la révolution libérale et le développement du capitalisme industriel.

Dans un premier temps, la pratique féministe cherche des causes universelles qui expliquent, toujours dans un cadre de connaissance « moderniste », l’oppression et justifient l’union dans la lutte de « libération ». Mais dans un deuxième temps elle va se situer très vite au coeur même du débat postmoderne (Nicholson 1990 ; Barrett et Phillips 1992) ; elle va devoir faire face au problème dans lequel se débat la théorie anthropologique depuis toujours : particularisme contre déterminisme, entre les affres d’un relativisme qui renonce à l’explication causale et les affres d’un déterminisme qui renonce à valoriser le concret. Cependant, exception faite de certaines féministes postmodernes (Flax 1990), la plupart perçoivent cela comme un problème de pratique politique et épistémologique difficile à résoudre. Nous nous heurtons là à une question de méthodologie de premier ordre, probablement la question fondamentale en sciences sociales. Ce qui me semble intéressant dans le débat féministe, c’est précisément la lucidité avec laquelle il confronte la complexité méthodologique d’approche aux différentes instances de la réalité. Comme l’économie politique qui essaye de construire son cadre méthodologique autour de la tension entre le local et le global, le culturel et le matériel, le féminisme contemporain essaye de trouver un dépassement dialectique entre le particulier et l’universel, l’identité et la différence. Des travaux comme ceux de Young (1990) ou Haraway (1990) me semblent extrêmement enrichissants parce qu’ils essayent d’explorer l’espace là même où se crée la tension dialectique : les lieux (matériels-culturels) et les rapports de production du « semblable ». Dans la pratique politique, forger les bases d’alliance et de solidarité implique donc non pas de dévoiler une prétendue identité, mais de découvrir les liens de similarité par delà l’hétérogénéité. Sur ce point, je pense que reste incontournable la remarque de Harvey (1993 : 61) selon laquelle ces bases de similarité « résident largement dans le domaine de l’action politico-économique si souvent marginalisé dans les visions poststructuralistes ».

Histoire : réseaux locaux et rapports de production

Une approche qui présente avec une certaine profondeur historique les rapports de production des « terrains » ethnographiques me semble nécessaire.

Les Garrigues est une zone agricole de la Catalogne intérieure spécialisée dans la production d’huile d’olive d’une grande qualité (basse acidité, méthode de pression à froid) et dans une moindre mesure dans la production d’amandes. Un paysage de collines irrégulières, une pluviométrie très basse et l’habitat concentré sont caractéristiques de cette micro-région (comarca). L’agriculture commerciale centrée sur la production d’huile d’olive date du XVIIIe siècle. Dès cette époque, la plupart des habitants sont propriétaires (70 %) même si la propriété est assez concentrée. Lors du travail de terrain (1985-1987) la moyenne exploitation était dominante (la plupart entre 5 ha et 30 ha) et les journaliers résidents sans terre avaient disparu. Des groupes (colles) de journaliers itinérants (« Andalous » ou « gitans ») étaient recrutés pour les travaux de cueillette en hiver, mais les agriculteurs essayaient d’utiliser au maximum la main-d’oeuvre familiale.

Par ailleurs, en Catalogne, le concept culturel de casa souligne l’apport commun du travail de tous les membres de la maisonnée pour maintenir ou accroître le patrimoine et les rentes agricoles. Cela ne signifie pas pour autant que ces rapports complexes lient de façon homogène les différents membres de la maisonnée aux moyens de production (terre, maison, outils) ou aux rentes. Bien au contraire, c’est une structure hiérarchique sur laquelle repose la reproduction sociale et qui est sanctionnée par les pactes matrimoniaux notariés qui signalent la préséance (des hommes sur les femmes, des premiers nés sur les puînés) dans l’ordre de l’héritage universel d’un patrimoine constitué comme indivisible et unique. Ces pactes signalent à la fois les devoirs filiaux, affectifs et économiques réciproques des générations successives, des futurs époux, et des frères et soeurs non héritiers tant qu’ils habiteront la casa. Des lignes de domination et d’appropriation du travail d’autrui se constituent donc sur l’opposition-coopération entre les générations et les fissures entre l’héritier et les autres frères et soeurs exclus du patrimoine principal ; elles sont sanctionnées par le droit civil « traditionnel » (Comas d’Argemir 1988). Les rapports sociaux de sexe se construisent autour des deux axes fondamentaux qui structurent la casa : l’accès à l’héritage, d’une part, et la coopération dans la reproduction du patrimoine familial, d’autre part, ce qui donne pour résultat, finalement, une position des femmes qui va dépendre surtout de leur capacité de procurer des ressources à la casa soit en biens matériels, soit en travail.

Le discours officiel des nationalistes démocrates-chrétiens au pouvoir depuis vingt ans (Convergència i unió) a utilisé la métaphore organique de la casa comme expression sociale trans-historique du caractère habituellement conciliant des Catalans. Cependant, historiens et anthropologues ont signalé le développement historique de la réalité sociale et du concept culturel de casa, depuis ses origines féodales jusqu’à sa fétichisation partisane à la fin du XIXe siècle au service d’un ordre bourgeois anti-libéral pourtant en beaucoup d’aspects (Terradas 1984 ; Roigé 1989). C’est dans ce contexte général qu’au cours des années 1970 vont commencer à s’étendre dans la zone de Les Garrigues des réseaux informels de confection à domicile ou dans des petits ateliers illégaux.

Le contexte pour la région de la Vega Baja del Segura (au sud de la province d’Alicante, Communauté Autonome de Valencia) est assez différent. La structure d’accès à la terre est très concentrée déjà au XVIIIe siècle avec une situation de grandes propriétés seigneuriales et restera ainsi jusqu’à la Guerre Civile (1936-1939) (Gil Olcina et Canales Martinez 1988). La production s’organise soit par la mise en valeur directe des terres, à l’aide d’ouvriers agricoles, soit par un système de fermages et sous-fermages qui substitue l’autorité d’un grand fermier local à celle du propriétaire absentéiste. Le système très répandu du sous-fermage minuscule et de courte durée permet en fait de contrôler une main-d’oeuvre dépendante qui sera utilisée comme force de travail pour mettre en valeur les terres directement allouées au fermier principal. Par ailleurs, la production principale de la zone, le chanvre, nécessite beaucoup de main-d’oeuvre pour sa transformation sur place, en fibre d’abord, puis pour celle de la filasse de chanvre en cordages ou cordelettes tressées. Cette matière première approvisionne les manufactures d’espadrilles de la ville industrielle voisine d’Elche, mais aussi la production en sous-traitance (« putting-out ») de toute la zone rurale de la Vega Baja, où s’étend un important réseau de manufacture d’espadrilles à domicile, ainsi que les industries de filets de pêche et de nattes des villes de Callosa de Segura et Crevillent.

Le poids industriel de la manufacture d’espadrilles de la ville d’Elche deviendra une présence dominante au début du XXe siècle. D’abord la production agricole s’orientera vers cette industrie locale, et se montrera très sensible aux changements de stratégie des entrepreneurs en ce qui concerne l’acquisition de matière première. Ensuite, les journaliers agricoles (et petits sous-fermiers), hommes et femmes, travailleront généralement aussi dans l’industrie chanvrière, dans les processus de transformation de la plante en fibre (hommes) et du tressage en cordes (femmes). La plupart participent aussi à la manufacture d’espadrilles à domicile quand ils ou elles y sont requis par les industriels d’Elche ; par ce moyen, ceux-ci essayent non seulement de réduire les salaires de leurs employés en ville, mais aussi de contourner et d’affaiblir le pouvoir croissant des syndicats ouvriers de classe. Ce sont ces mêmes journaliers agricoles, cependant, qui vont se déplacer temporairement ou s’installer définitivement en ville et former le prolétariat industriel des grandes manufactures d’espadrilles et du réseau urbain d’ateliers de sous-traitance. Le tissu social est donc déjà très régionalisé, très dense d’articulations entre l’industrie et la production agricole, et très flexible quant à l’organisation de la production industrielle locale (Moreno Saez 1987).

Il n’y a pas, dans la culture de la Vega Baja del Segura un concept culturel analogue à celui de la casa en Catalogne. Et cela semble logique puisque la possibilité de la constitution d’un patrimoine foncier mis en valeur par la force de travail familial est limitée d’abord par la structure de concentration de la propriété et l’organisation de la production (baux de très courte durée, sous-fermages, micro-fermages, journaliers agricoles), et ensuite par le système égalitaire de transmission de la propriété entre générations. Par ailleurs, il semble que les rapports sociaux entre les sexes soient structurés fondamentalement de l’« extérieur » de l’institution familiale et répondent non pas à la volonté de reproduction sociale à travers la conservation et mise en valeur d’un patrimoine foncier, comme dans le cas de Les Garrigues, mais, plus simplement, à la volonté de survivre tout court. Ici, hommes, femmes et enfants vont se mouvoir au gré des forces en présence, dans un contexte marqué par l’oppression séculaire des grands propriétaires fonciers et leurs hommes de main et ensuite par l’exploitation des nouveaux patrons de l’industrie espadrillère locale. À l’intérieur des familles et aussi dans un réseau de parenté et de voisinage plus large, hommes, femmes et enfants s’entraident pour subsister et tissent, resserrent ou relâchent les liens qui les unissent au gré de leur situation réciproque dans le contexte économique local. La fonction de consommation semble ici être l’axe autour duquel se structurent les rapports de sexe à l’intérieur des familles, et les mères sont les figures qui gèrent une bourse commune où les apports des différents membres varieront selon les circonstances du marché du travail. Nous avons ici la trame historique d’une culture du travail particulière marquée par l’expérience des rapports d’exploitation et de domination de la Vega Baja del Segura. C’est dans ce contexte qu’il faut situer les grandes transformations qui auront lieu après la Guerre Civile et surtout à partir des années 1970.

Deux études de terrain : réseaux locaux et rapports personnalisés

Les Garrigues

Dans la zone de Les Garrigues, en Catalogne, s’étend, à partir de 1970, un réseau de confection à domicile articulé à un vaste réseau de sous-traitance. Traditionnellement, le secteur de la confection utilisait la sous-traitance et le travail à domicile comme formule d’appoint dans la saison de « presse ». Autour de la région de Barcelone et des villes industrielles de Sabadell et Tarrassa, s’étaient établies entre 1960 et 1970 de grandes usines de confection qui, encouragées par la croissance du marché intérieur, prétendaient bénéficier des économies d’échelle, des nouvelles technologies, ainsi que d’une atmosphère répressive sur le plan politique et des revendications sociales (les syndicats de classe ont été hors la loi jusqu’après la mort de Franco en 1975). La crise économique du début des années 1970 et surtout l’instauration d’un régime démocratique avec la légalisation des syndicats de classe vont pousser à la restructuration et à la dispersion du secteur de la confection.

Dans la région de Les Garrigues, on voit apparaître dans un premier temps de petits et moyens ateliers légaux (les femmes qui y travaillent ont des contrats et sont inscrites à la sécurité sociale), gérés par des couturières ou des tailleurs locaux et qui constituent des extensions directes de grands ateliers de sous-traitance. Dans un deuxième temps, le processus de dérégulation et de fragmentation des unités productives ne fait que s’accroître. Les ateliers légaux disparaissent, la plupart en raison de conflits qui opposent travailleurs et entrepreneurs dans les tribunaux, et se met en place dans toute la région un réseau de micro-ateliers illégaux et de travailleuses à domicile, qui se maintient jusqu’à présent. Vers la fin des années 1980, la pression de l’État pour réguler l’économie informelle forcera les femmes intermédiaires locales à s’inscrire comme travailleuses autonomes, et certains intermédiaires ou sous-traitants régionaux à constituer des ateliers légaux ou des coopératives de travail pour justifier leur volume de production. Cependant, la structure en réseau perdurera, le travail à domicile aussi, la plupart des travailleuses dans les coopératives seront des employées (en général sans contrat ou avec des contrats précaires), la plupart des petits ateliers « légaux » ne seront en fait que des espaces de travail constitués autour d’une intermédiaire locale autonome.

Mais il est important de situer cela dans le contexte des transformations plus générales entreprises par le nouvel État démocratique pour faire entrer l’Espagne dans la Communauté Économique Européenne, lesquelles se sont traduites par un grand effort de restructuration industrielle et de libération des entraves protectrices et paternalistes mises en place par le régime antérieur. Dans le champ de l’agriculture, l’entrée progressive dans le système de la Politique Agraire Commune et donc dans un nouveau système de subventions axé sur la productivité et la qualité a impliqué pour cette zone un grand effort de modernisation des moulins à huile des coopératives agricoles avec l’investissement de grandes sommes d’argent dans des systèmes d’extraction huilière hautement technologiques et dans le marketing du produit.

Quoi qu’il en soit, entre 1970 et 1990, ces deux axes de transformation se combinent dans cette zone de Les Garrigues et affectent les rapports de production. Avant de décrire minutieusement la forme de ces rapports, il faut signaler l’importance que le concept de casa revêt dans la représentation et la pratique de ces rapports. En effet, il va se produire une séparation conceptuelle entre, d’une part, l’idée de casa liée à l’espace « productif » de l’entreprise agricole et faisant référence au travail des hommes exclusivement et, d’autre part, l’idée de famille, liée à un espace « reproductif » des nécessités quotidiennes de la consommation et faisant référence exclusivement au travail des femmes. Cependant, derrière ces sphères qui se représentent aujourd’hui comme séparées, subsiste fortement le concept culturel de casa avec cette idée de contribution collective à la permanence du patrimoine à travers le travail commun des différents membres de la maisonnée, dans un objectif à la fois productif et reproductif, dans un espace unique à la fois matériel (la casa-maison et la casa-exploitation) et symbolique (la casa-famille où les liens de parenté structurent à la fois des rapports de domination et d’autorité entre sexes et générations, et la reproduction des rapports de production). C’est dire à quel point le domaine de l’affectif a toujours été lié aux rapports de production. Dans la présente structure en réseau, les rapports personnalisés de production restent à la base des pratiques quotidiennes.

M. Sastre est un ancien tailleur marié à la couturière du village où il installe un petit atelier de couture pour y former les jeunes filles du village. Au début des années 1960, il travaille pour un magasin de vêtements de la ville de Lérida, et produit dans son atelier avec les jeunes apprenties et sa femme. Quelques années plus tard, il apprend par un ami qu’un homme de la ville voisine de Montblanc, qui a une entreprise de confection, veut créer un atelier (légal) dans les environs, en zone rurale. M. Sastre offre de « diriger » avec sa femme l’atelier, qui s’établit dans son village. Il se perçoit comme bienfaiteur du village et utilise ses connaissances personnelles pour trouver de la main-d’oeuvre. L’entrepreneur de Montblanc utilise un jeune cousin, M. Poca, pour distribuer les lots de pièces entre les différents ateliers et les travailleuses à domicile. M. Poca finit par se lier d’amitié avec M. Sastre et sa femme, et en général il devient « l’ami » de tous les petits sous-intermédiaires locaux (ceux et celles à qui il distribue le matériel) chez qui il recueille le travail fini, ce qui lui permet de « rendre service », de « couvrir » certain retards, etc. Il se marie à la fille d’une intermédiaire locale et, avec sa femme, commence à organiser un réseau parallèle de petits ateliers informels et de travailleuses à domicile, tout en continuant à distribuer pour l’entrepreneur de Montblanc. Entre temps, celui-ci est affecté par une crise financière, ne peut pas payer les employées, se déclare insolvable et ferme l’atelier. Les femmes qui y travaillaient sont mises au chômage et reçoivent les machines à coudre comme indemnité. Mais aussitôt, le cousin, M. Poca, décide avec M. Sastre d’ouvrir, par « amitié », un atelier (légal) dans ce village où il sait qu’il y a des jeunes femmes formées et possédant une machine en quête de travail, et où, par ailleurs, il peut compter avec M. et Mme Sastre pour le contrôle de qualité et pour la formation des nouvelles recrues. En fait M. Poca a besoin, pour le grand réseau informel de confection qu’il a construit, de quelques ateliers légaux qui lui permettent d’écouler toute la production.

En 1981, M. Poca a un problème de liquidité, propose de licencier « temporairement » les employées de l’atelier, de les mettre au chômage pendant la morte saison pour rouvrir l’atelier à la prochaine saison. Les ouvrières refusent, n’ont pas confiance, croient qu’il va en profiter pour ne pas les embaucher légalement dans le futur. Elles intentent un procès (toutes sauf deux jeunes femmes qui restent « loyales » à M. Poca) et « gagnent ». M. Poca dit qu’en fait elles ont « perdu » parce qu’elles ont trahi sa confiance et elles ne recevront plus jamais de travail de lui. Par contre, M. Sastre continuera à recevoir de lui des grandes quantités de matériel qu’il distribuera localement à d’autres travailleuses. En outre, Remei (une des employées « loyales » lors du conflit) se transforme en une personne clé du réseau productif de M. Poca ; elle va se charger de préparer toutes les pièces avant leur distribution à domicile. Remei dit que son rapport avec M. Poca est de « confiance » mutuelle. Il faut tenir compte, cependant, du fait que dans ce même village, il y a plusieurs autres intermédiaires et petits ateliers qui distribuent du travail à domicile et ne travaillent pas pour M. Poca. Ils ont recours à d’autres réseaux de relations personnelles qui les connectent, par de longues chaînes de sous-traitance, avec d’autres entrepreneurs. Les réseaux se recoupent souvent au niveau local du village où les relations personnelles sont très denses et permettent une petite marge de manoeuvre aux travailleuses et aux intermédiaires locales.

La Vega Baja

Dans la Vega Baja del Segura, les conditions de concentration de l’industrie de la chaussure pendant les années 1960 jusqu’au début des années 1970 sont semblables à celles que j’ai décrites pour la confection (Sanchis 1984). Dans la ville d’Elche va se créer un nombre très important de grands établissements de production de chaussures et de moyens établissements de production auxiliaire, comme ceux qui manufacturent des semelles et talons en liège, en caoutchouc, en bois. La main-d’oeuvre est recrutée dans la ville d’Elche et ses environs, notamment la Vega Baja del Segura. Beaucoup d’hommes et de femmes de la Vega Baja, provenant surtout de familles de journaliers et de micro-fermiers vont émigrer en ville et devenir des ouvriers de l’industrie de la chaussure. À la même époque, l’émigration vers l’Europe, soit saisonnière soit de longue durée, se fait aussi très importante.

Après 1975, les syndicats ouvriers se mobilisent pour demander des augmentations de salaire et des améliorations des conditions de travail. Elche, avec une tradition ouvrière importante, connaît plusieurs conflits pendant les premières années de la transition démocratique, ce qui, combiné à la crise d’exportation due à la dévaluation du dollar américain et à la crise du pétrole, provoque la délocalisation ou la fermeture de la plupart des grands établissements de production de chaussures. Les réseaux utilisés pour distribuer du travail d’appoint à domicile lors de la saison de « presse » se transforment alors en une structure de « fabrique diffuse » formée de multiples niveaux de sous-traitance. Vers le début des années 1980, certaines opérations de montage et emballage de chaussures restent circonscrites à l’espace formel de l’« usine ». En revanche, les procès plus intensifs en travail, comme l’aparado (le piquage) ou la fourrure de talons, sont confiés aux travailleuses informelles ou autonomes qui travaillent à domicile ou dans des ateliers. Mais la part formelle de la production des « usines » se « dérégule » au maximum, utilisant les nouvelles formules de contrats précaires disponibles légalement, et se déplace en dehors de la ville d’Elche, dans les municipalités rurales du Campo de Elche et de la Vega Baja, pour éviter la lutte syndicale urbaine et bénéficier des coûts réduits des infrastructures. Enfin, dans cette nouvelle structure, les entreprises de commercialisation deviennent indépendantes du procès même de production qu’elles vont cependant contrôler à travers les commandes (cartable des clients) et les modèles (le dessin) que produiront les « usines » et leurs chaînes de sous-traitance. Dans cette « fabrique diffuse » la figure du distributeur est l’élément fondamental de liaison. C’est lui qui fait la navette entre les unités dispersées de production, c’est lui aussi qui construit matériellement une grande partie du réseau, surtout dans les derniers maillons du travail de production ; c’est lui le médiateur qui personnalise un grand nombre de rapports économiques. Mais voyons le détail des relations qui structurent ces réseaux de production.

M. Torres, qui avait été apprenti charpentier avec son père, émigre dans les années 1960 à Elche et trouve immédiatement du travail dans une entreprise de production de semelles et talons en bois. Sa fiancée, Lolita, arrive aussi à Elche et trouve du travail dans une usine de chaussures, au département d’emballage et contrôle de qualité. La soeur de Lolita, Salud, qui a étudié le secrétariat commercial, va travailler dans les bureaux d’une autre usine de chaussures d’Elche où travaille aussi son fiancé. Ils restent à Elche jusqu’à la crise de 1975, puis ils décident de s’associer (Lolita et son mari, et Salud et son mari) pour faire une usine auxiliaire de semelles de bois et de liège. Ils rentrent au village, s’installent dans un local avec des machines usées, et deux autres « amis » compagnons de travail d’Elche, qui sont tourneurs spécialisés, et deviennent entrepreneurs. Les parents de Lolita et Salud leur prêtent un peu d’argent pour l’achat des machines, mais surtout ils les logent et les nourrissent pendant un an et ils s’occupent de garder les enfants. Lolita souligne que sans cette aide matérielle ils n’auraient jamais pu démarrer. Mais Salud aussi détient un rôle clé : elle continue son travail d’Elche pendant un temps et elle avoue qu’elle a utilisé la liste de clients de cet établissement pour trouver quelques commandes. C’est toutefois M. Torres qui va profiter d’une de ses connaissances — un agent commercial qui passait des commandes à ses anciens employeurs d’Elche ; M. Torres le dépanne en produisant une commande urgente et lie une relation de travail stable avec lui. Ils deviennent « amis » et l’établissement commence à recevoir des commandes. M. Torres assure cependant que dans « son » établissement il y a une très bonne ambiance de travail qu’il attribue au fait que tous savent que c’est lui « le patron ». Par ailleurs, sa femme Lolita qui travaille dans l’emballage avec d’autres employées signale aussi qu’elles sont toutes « amies » et se font des cadeaux aux anniversaires, qu’il y a une bonne ambiance depuis le début. Une de ces employées, Carmen, raconte comment elle a commencé à travailler avec Lolita : elles étaient les deux seules voisines du village dans un immeuble de vacances sur la côte. Elles sont devenues « amies », Lolita lui a offert de travailler dans l’emballage et Carmen a accepté. Mais pour elle, l’ambiance n’était bonne qu’en l’absence de Lolita. Finalement, il y a eu un conflit ouvert entre les deux femmes et Carmen a quitté le travail. D’après elle, Lolita voulait trop contrôler et n’admettait jamais l’avis des autres.

M. Torres dépend aussi, pour une partie importante de la production, de la distribution de travail à domicile (fourrure des semelles et des talons). Ricardo est l’un de ses distributeurs, mais il en a d’autres. Ricardo avait aussi travaillé dans une usine de chaussures d’Elche et c’est là qu’il avait commencé à distribuer du travail à domicile : au début il prenait du travail pour que sa femme Maria l’effectue à la maison, mais les « voisines » en voulaient aussi et il ne pouvait le leur refuser ; alors il a cherché plus de matériel, à travers un « ami » de l’usine à qui il avait rendu un service... Il a développé son réseau de relations personnelles dans la distribution et finalement, il a abandonné son travail dans l’usine pour ne faire que de la liaison. Il va chercher les pièces (talons, morceaux de cuir, colle) dans les usines de la campagne environnante et les rapporte chez lui. Dans le garage, à la sortie de l’école et pendant les week-ends, sa fille et quelquefois son fils plus jeune (jamais le fils aîné) préparent les lots pour leur distribution à domicile. Ricardo les distribue surtout dans son village mais aussi dans les villages voisins lors de la saison de « presse ». Lorsqu’il ramasse le travail, il le ramène chez lui où sa femme contrôle la qualité et répare ce qui est défectueux. Sa fille supporte mal la pression et entre souvent en conflit avec sa mère parce que celle-ci la pousse d’un côté à faire des tâches domestiques et de l’autre à obéir à son père qui lui demande de préparer les lots pour la distribution ; elle entre aussi en conflit avec son frère aîné « qui ne fait rien » et qui n’est jamais grondé par ses parents. En outre, elle considère avec amertume qu’elle travaille sans être payée, « pour rien ». La mère la traite d’ingrate parce qu’elle ne reconnaît pas la valeur de ce qu’ils font pour elle (le trousseau de mariée), alors qu’elle est paresseuse et travaille très peu... Finalement, la veuve voisine à qui Ricardo distribue du travail, Pilar, éprouve des sentiments contradictoires envers Ricardo qui lui permet d’arrondir sa pension, mais qui, d’après elle, « profite » de la situation de nécessité où elle se trouve.

La « domestication » des rapports de production et la « matérialisation » des liens affectifs

L’analyse de ces études de cas nous permet de situer dans leur contexte historique l’apparition dans le présent de rapports de production extrêmement personnalisés qui constituent la substance fondamentale des rapports entre travail et capital. Dans les deux cas présentés, cependant, on assiste à une « histoire » de rapports de production personnalisés (dans la casa en Catalogne et dans les relations de sous-fermage et de putting-out de la Vega Baja) ; mais dans chaque contexte, ces rapports étaient très différents. Chaque cas a vécu différemment les années d’industrialisation (1960-1970). Pour une grande majorité des habitants de la Vega Baja, c’est l’émigration et l’expérience du travail industriel dans de grands établissements industriels. Pour les paysans de Les Garrigues, c’est une époque de transition vers des exploitations plus rationalisées, où la distinction entre « famille » et « production » permet d’essayer de faire la part de l’affect en dehors des rapports productifs (on ne fait plus de « contrats matrimoniaux », par exemple). L’expérience de la restructuration industrielle, cependant, va être semblable et la re-valorisation des rapports de production personnalisés aussi, mais l’acquis historique, l’expérience et la mémoire du passé vont nuancer cette nouvelle expérience pour chaque cas. Cela est important parce qu’il me semble difficile d’extraire des conséquences générales de la comparaison sans comprendre précisément le poids de l’histoire.

Un des traits communs de cette nouvelle organisation de la production, c’est que les rapports économiques se construisent sur la base de rapports d’amitié, ou tout au moins de convivialité. À tous les niveaux, de la petite usine auxiliaire rurale à la femme qui travaille à domicile, en passant par les distributeurs et les petits ateliers informels, ce sont toujours des amis, des parents, des connaissances de travail devenues amies, des voisines qui vont faire le lien entre capital et travail ou les liens de sous-traitance entre entreprises. Il est parfois difficile de savoir si la relation économique continue est à la source de l’amitié ou si c’est l’inverse qui se produit. D’autres cas sont plus clairs : lors des relations de travail ou d’association entre alliés ou consanguins. En tout cas, ce n’est pas seulement un « discours » d’affect que nous voyons ; ce n’est pas non plus seulement un « habitus » des relations d’amitié ou d’affect filial qui produirait la « méconnaissance » des relations d’exploitation en les interprétant comme des relations de réciprocité (Bourdieu 1980). C’est une relation qui va se construire doublement comme relation d’affect et comme relation économique simultanément (Smart 1993). Nous savons que l’affect, même entre parents, n’est pas de l’ordre du naturel et qu’il prend forme dans un contexte social déterminé qui marque, pour ainsi dire, les modes de production de l’affect.

Dans Les Garrigues, par exemple, le successeur de la ferme va comprendre que son père l’« aimait » lorsque celui-ci lui transmettra effectivement tout le patrimoine (Narotzky 1991). Ici l’« amour » est surtout fondé sur des pactes mutuels d’ordre économique (travail agricole, travail domestique) qui vont se tenir. L’amitié et la confiance grandissent à mesure que la relation économique se consolide, mais si l’accord économique s’achève, l’affect disparaît et le sentiment d’avoir été « trahi » s’y substitue. Cependant, pour les travailleuses à domicile, le concept de casa surdétermine leurs rapports de production, puisque leur travail se lit non seulement comme un rapport avec des entrepreneurs de la confection, mais aussi comme un travail vis-à-vis du projet productif-reproductif de la casa. Le travail d’investissement affectif y est orienté surtout au profit de la casa, et c’est la puissance relative de l’exploitation agricole qui détermine la dépendance envers les entrées d’appoint de la confection et donc la dépendance des femmes par rapport aux entrepreneurs, distributeurs et sous-traitants.

Dans la Vega Baja, pour les familles de journaliers et de micro-fermiers avant la Guerre Civile, et pour celles de petits propriétaires, ouvriers agricoles et ouvriers industriels après la Guerre, l’affect, l’amour filial, est lié à l’effort collectif pour assurer la subsistance et, entre les générations, à l’effort des parents pour améliorer le sort des enfants. C’est là que nous pouvons un peu mieux comprendre que les travailleuses autonomes des petits ateliers, les familles de distributeurs, les petits entrepreneurs locaux, même les travailleuses à domicile expliquent leurs rapports de production comme un effort pour la subsistance. Cela n’empêche pas, cependant, de percevoir aussi ce que ces relations recèlent d’exploitation et de domination, surtout si on se souvient des relations de sous-fermage qui se structuraient autour de pratiques paternalistes et d’extrême exploitation. En revanche, lorsque les rapports de production se situent en dehors de la famille, l’acquis historique pousse les travailleuses à interpréter les rapports qui s’établissent dans le sens du « profit » qu’obtiennent les autres personnes (distributeurs, entrepreneurs), mais aussi dans le sens d’une impuissance à changer la situation.

Par delà les différences que l’ethnographie nous révèle, on trouve donc des similarités. J’en soulignerai trois. La première a trait au discours et à la pratique de « faveurs » qui produisent les réseaux. Le travail que les intermédiaires distribuent au village est décrit comme une « faveur », un don, et les travailleuses sont dans l’obligation morale (non contractuelle) de bien faire leur travail. Mais ce langage de faveurs n’est pas exclusif des relations de pouvoir verticales entre travailleuses et patron, il est aussi fréquent dans les relations horizontales entre entrepreneurs parmi les réseaux de sous-traitance et de distribution. Le discours des « faveurs » situe d’emblée les relations ailleurs que dans le marché — en dehors de l’échange de marchandises — mais aussi en dehors de l’espace du « contrat » — c’est-à-dire en dehors de la régulation du social par l’État en tant que garant de l’équité des relations. Les rapports se situent dans le champ du privé, de l’intime, de l’affect, c’est-à-dire dans le champ des relations d’ordre moral de la réciprocité. Au lieu de se référer à des systèmes abstraits et universels pour garantir les équivalences des rapports, les agents vont se référer à des systèmes moraux, des ordres culturels que l’on suppose partagés, mais qui ne le sont pas toujours et dont l’interprétation en tout cas n’est pas univoque.

Le deuxième élément commun aux deux cas étudiés est la fusion des espaces et des temps des relations de travail et des relations affectives, du travail productif et du travail reproductif. La majorité des agents qui interviennent dans ces réseaux sont tout au long de leur vie immergés dans des espaces où se construisent simultanément et leurs relations affectives d’amitié, de parenté, de communauté et leurs relations de travail. Mais la substance de ces rapports est elle-même double, à la fois affective et économique, et elle se construit consciemment comme telle, lorsque les agents sont en position de les construire, et elle se comprend comme telle lorsqu’on ne peut que les subir. Cette situation n’est pas nouvelle et elle a caractérisé le travail à domicile depuis toujours ainsi que les systèmes de petite production marchande (agricole ou artisanale). Cependant, elle semble maintenant passer d’une position marginale et apparemment résiduelle dans l’organisation de la production capitaliste à une position structurellement centrale dans le nouveau capitalisme, qui se caractérise par une concentration croissante du capital tout en augmentant la dispersion et la fragmentation des unités productives. Ce nouveau capitalisme semble s’orienter vers l’utilisation savante des environnements politiques, écologiques et culturels locaux dans une stratégie globale permanente de relocalisation et de mouvements de capitaux.

La troisième similarité est le déplacement des conflits entre travail et capital vers cet espace ambigu des relations affectivo-productives, le déplacement des conflits de travail du domaine du collectif, du public, de l’universel, vers le domaine du personnel, du privé, du particulier. Les modalités de l’exploitation que les grandes entreprises commerciales déplacent tout le long des chaînes de sous-traitance, et qui découlent de stratégies dépendantes des marchés globaux et des formules d’utilisation du local des firmes du secteur, se vivent sur le plan très intime des relations personnelles de parenté, d’amitié, de communauté. Dans la Vega Baja, par exemple, Ricardo, pressé par les rythmes de livraison, les exigences de qualité et la concurrence des autres distributeurs se voit « forcé » à son tour de mettre de la pression sur sa fille, sa femme et ses voisines pour pouvoir « subsister » en tant que petit entrepreneur intermédiaire. Mais les effets de l’exploitation sont ressentis sur le plan personnel et s’expriment par l’augmentation de conflits violents entre mère et fille, conflits que les parties justifient de façon ambivalente en faisant référence au travail ou aux responsabilités familiales et à l’affect entre parents. Dans Les Garrigues, où les conflits affectivo-productifs entre parents sont historiquement « normaux » à cause de la structure de la casa, la nouvelle situation économique de la région est en train de subvertir les priorités productivo-reproductives des différents membres du groupe domestique : elle subvertit les rapports des sexes et des générations vis-à-vis du projet de l’exploitation agricole comme objectif principal du travail collectif des membres de la casa.

Ainsi, les conflits au sein de la famille, entre mari et femme surtout (rapport traditionnellement peu conflictuel, car le couple coopérait pour l’obtention et l’agrandissement du patrimoine), tournent autour de la valeur que revêt pour la casa le travail de la femme dans la confection en comparaison avec d’autres travaux possibles (agricoles ou domestiques). Ces conflits s’accentuent quand arrive la cueillette et que les femmes préfèrent continuer à gagner un peu d’argent dans la confection au lieu d’éviter à la casa l’embauche de main-d’oeuvre journalière. Cependant, dans Les Garrigues, les conflits les plus importants découlant de la personnalisation des relations industrielles se perçoivent surtout au niveau des relations communautaires : c’est entre amies, parentes ou voisines qui sont devenues petites intermédiaires et travailleuses à domicile que s’expriment les tensions, car les premières doivent « choisir » à qui distribuer le travail, et les secondes peuvent décider de « laisser tomber » une intermédiaire parce qu’elle propose des prix trop bas. Un nouveau système de loyautés et de conflits vient se superposer à celui des relations entre casas et vient compliquer le discours et la pratique de l’affectivo-productif.

Mais il y a entre la situation de la Vega Baja et celle de Les Garrigues plusieurs différences fondamentales qui expliqueraient pourquoi ces nouvelles relations en réseaux résultent en une moindre tension générale dans le cas de Les Garrigues. Dans cette région, la structure de moyennes exploitations agricoles reste au centre du tissu socioproductif. Les femmes qui prennent du travail de confection savent que la reproduction de leur mode de vie dépend seulement marginalement de ce travail industriel (même si ces marges varient beaucoup d’une casa à une autre, en fonction du patrimoine mais aussi du moment du cycle domestique). Cela leur donne une certaine « indépendance » qui se traduit dans leur capacité de créer ou d’utiliser des réseaux alternatifs, et aussi dans leur plus grande assurance personnelle dans les confrontations individuelles avec les distributeurs/entrepreneurs. On pourrait dire que la casa les soutient. Ces femmes n’ont pas, dans leur acquis historique, une expérience de dépendance extrême quant à la structure de production comme c’était le cas des micro sous-fermages et des journaliers de la Vega Baja. Elles n’ont jamais vécu non plus une expérience de la grande industrie, pas plus que celle du conflit organisé collectivement. Les quelques expériences de petits établissements de confection légaux dans les années 1970 se sont soldées par des conflits judiciaires non gérés par les syndicats.

Dans la Vega Baja, par contre, les hommes et les femmes qui participent aux réseaux productifs proviennent tous et toutes (même les entrepreneurs) du milieu ouvrier des grandes usines de chaussure d’Elche et tous et toutes ont participé aux mobilisations syndicales des années 1970. Pour eux, la grève c’est la « grande grève », mais ce sont aussi les grèves qui ont mené à la fermeture des usines et à la fin d’une certaine façon de gagner sa vie. De plus, dans l’acquis historique de ces femmes et de ces hommes, on trouve déjà une structure de liens de dépendance personnelle extrême dans les rapports des sous-fermiers et des ouvriers agricoles (un peu moins) qui s’étaient développés dans un contexte d’oppression et de domination brutale de classe. Pour ces hommes et femmes dans les nouveaux réseaux productifs, il n’y a pas d’autre solution : la plupart n’ont pas de terres ou très peu, et en tout cas l’agriculture n’est pas très rentable à cause de la salinisation des eaux d’irrigation, de la sécheresse et de la concurrence des grandes multinationales de la production maraîchère plus au sud, et l’émigration n’est plus une voie alternative. Tous et toutes vont entrer dans ces réseaux, forcés de renouveler des rapports de dépendance pour « subsister », forcés d’utiliser et de forger des liens personnalisés et affectifs pour trouver du travail. Mais tous ne sont pas dans la même position au départ : il est remarquable que la plupart de ceux qui vont se transformer en « grands » entrepreneurs et maximiser les réseaux à leur profit sont ceux qui occupaient des positions de dirigeants syndicaux dans les conseils d’usine d’Elche, ceux qui avaient une connaissance de l’organisation de la production et aussi un capital relationnel plus grand avec les possibles clients, tout en conservant les relations personnelles avec les ouvriers et ouvrières à la base. Pour ceux qui vont occuper les positions plus faibles dans le réseau, la personnalisation des relations de production est un « retour en arrière » qui les force à abandonner l’espace public et collectif des revendications, le seul espace où ils ont trouvé une voix et où ils se sentent encore à présent la force d’en avoir une, même si elle est très faible — seuls les « salariés et salariées » dans les usines et ateliers légaux protestent parfois, même si c’est souvent à titre individuel.

Ces différences sont, je pense, très significatives, et expliquent pourquoi dans la région de Les Garrigues, les nouvelles formes de production en réseau se caractérisent par une moindre emprise et un moindre bouleversement du social, tandis que dans la Vega Baja, la production en réseau a transformé la vie et même les relations les plus intimes des habitants de la région.

Conclusion

Dans ce monde postfordiste où nous vivons, ce monde des nouvelles technologies de la communication, ce monde où l’information et la connaissance deviennent une partie fondamentale du capital, les nouvelles formes de travail qui poussent à la désinstitutionnalisation des relations entre travail et capital semblent se généraliser. Dans les grandes entreprises, la flexibilité fonctionnelle et le travail créatif rendent très hétérogène la force de travail et minent le sentiment d’une homogénéité « de classe », en faveur de relations individualisées entre travail et capital. Par ailleurs les nouvelles techniques d’organisation de la firme visent à remplacer, au moins dans le discours, des systèmes hiérarchiques par des systèmes plus démocratiques et recourent à des thèmes de « communauté » participative plutôt qu’à des thèmes de domination et de répression. C’est la « culture » de l’organisation, la création de la « communauté ». Il s’agit en définitive de la particularisation de relations autrefois abstraites (Best 1990). À l’extérieur de la firme, le travail des cols blancs autonomes se nourrit des réseaux d’information pour se développer, c’est ce qu’on a décrit comme du capital cognitif qui est aussi et surtout du travail relationnel (Marazzi 1997). La partie essentielle de ces nouveaux travaux est ce que les anglophones nomment « networking » et les Italiens, « lavoro relazionale » (Bologna 1997).

À l’autre bout de ces chaînes de sous-traitance délocalisées, les systèmes de production en réseau avec leur utilisation de relations personnalisées (qu’il importe de comprendre dans leur contexte historique local) vont produire des tensions entre travail et capital très souvent situées dans le domaine des relations affectives, de la famille, de l’amitié, de la communauté. Les relations entre générations et rapports de sexe vont changer : parfois dans le sens d’un renforcement des rapports hégémoniques préalables, parfois dans le sens d’un bouleversement et de la négociation de nouveaux rapports de forces.

Il est significatif que toutes ces nouvelles formes de travail se caractérisent par la délocalisation (l’image du réseau se substituant à celle de l’usine), par la « communauté » (la culture se substituant au contrat), par la personnalisation (les relations concrètes se substituant aux relations abstraites). Le travail de relation devient central et la part de l’affect dans les rapports est essentielle à la formation même des liens du réseau et de leur efficacité productive. Ce sont donc les personnes concrètes qui ont de la valeur et qui peuvent par leur travail ajouter de la valeur (aux produits, matériels ou virtuels, aux services) ; c’est dire que pour la marchandise « force de travail », la valeur d’usage (le concret du relationnel) supplanterait la valeur d’échange comme forme de l’exploitation, tandis que le capital relationnel (un aspect du capital humain) serait aussi une forme concrète du capital qui deviendrait de plus en plus importante. Mais, paradoxalement, l’utilisation généralisée et marchande de ces caractéristiques concrètes et personnelles du travail et du capital comme base des nouvelles structures de la production rendent abstraites ces valeurs concrètes. Et nous retrouvons ici la double substance de la valeur des marchandises, mais dans un processus simultané de « défétichisation » et de « refétichisation » avec en plus une emprise directe de l’aliénation dans le domaine de l’affectif, des espaces et des sentiments.

À quoi peut nous servir la perspective féministe ? Il me semble que les problèmes auxquels s’est heurté le féminisme dans son étude des rapports sociaux de sexe sont très proches de ceux que dévoilent ces nouveaux systèmes en réseau, et que la perspective féministe peut nous aider à poser les bonnes questions et à chercher des façons de comprendre les rapports de production capitalistes qui se mettent en place. Le premier rapprochement que l’on peut faire, c’est avec les analyses féministes du travail domestique qui ont montré surtout la particularité des rapports spécifiques « de production » qui s’établissaient à l’intérieur des unités de reproduction de force de travail nommées « familles ». Ces féministes ont essayé de conjuguer un domaine apparemment exempt de relations capitalistes, le domaine des rapports affectifs par excellence — les rapports filiaux —, avec les relations travail-capital qui forment la base de la structure d’accumulation (l’exploitation de la force de travail). En quelque sorte, ces analyses se sont attaquées directement à l’un des problèmes centraux de l’économie capitaliste tel que l’a souligné Polanyi (1971) : la fiction de la force de travail comme marchandise, fiction réelle cependant, sans laquelle il est impossible d’imaginer la pratique du capitalisme.

Si nous revenons maintenant aux rapports en réseau que nous avons décrits, c’est comme si le modèle des rapports familiaux reprenait de la force par opposition au modèle contractuel, dans un processus semblable à celui qui a généré le paternalisme industriel au tournant du XIXe et du XXe siècle. Le deuxième rapprochement se rapporte aux réflexions sur le travail des femmes à l’intérieur des espaces domestiques. Les études féministes ont signalé en particulier la superposition constante du domaine du travail et du domaine de la vie personnelle (des affects, des loisirs, du repos, de la réciprocité). Cette ambiguïté a été le plus souvent jugée négativement en ce qui concerne la position des femmes : absence d’un espace propre, absence d’un espace de travail reconnu et protégé par la loi, tension et fragmentation entre activités très diverses (du point de vue matériel et culturel), difficulté de la construction d’une subjectivité politique. Ce qu’il me semble important de relever pour le système en réseau de production qui nous occupe, c’est l’expropriation de la vie, la colonisation de tout l’espace de vie par des rapports directement capitalistes de production. Mais surtout, le système en réseau produit un déplacement croissant du conflit « productif » entre travail et capital vers l’espace de la vie personnelle, l’espace « domestique » de la convivialité et de l’affect. Ce déplacement du conflit n’est qu’une intensification extrême des déplacements de tensions générées dans le domaine de la production vers le domaine de la reproduction du fait de l’articulation entre rapports sociaux de sexe et rapports sociaux de production, phénomène qui avait déjà été signalé par les premières analyses féministes. Cependant, la caractéristique du réseau, c’est l’extension à tout l’espace productif de cette ambivalence significative et de l’implosion d’espaces différenciés : l’espace institutionnalisé des rapports productifs contractuels protégés par l’État rétrécit à vue d’oeil. Dans ce système, il n’y a qu’un seul espace réticulaire et « domestique » pour les rapports productifs, mais aussi pour les rapports de vie en général ; il n’y a pas d’autre espace disponible dans la pratique et il devient de plus en plus difficile de penser un espace alternatif : c’est-à-dire une utopie capable de motiver un désir et une volonté de changement.

Le troisième rapprochement concerne la subjectivité politique et la pratique politique. La personnalisation des rapports et l’extension de l’espace domestique qui caractérisent le système en réseau font que, dans la pratique, les travailleurs et travailleuses se voient exclus des droits de citoyenneté démocratique relatifs au travail ; ces droits sont en effet liés à une histoire particulière du développement du Droit du travail, à son tour liée à la consolidation des institutions de l’État national moderne et à un modèle fordiste de production capitaliste (Bronzini 1997 ; Greco 1996). On ne sera donc pas surpris que les sujets au sein des réseaux essayent de récupérer une quelconque latitude dans le domaine de la protection et des droits à travers la construction d’espaces identitaires particuliers (localismes, régionalismes). Des pratiques personnalisées du politique vont ainsi surgir face à la crise des institutions modernes et des droits démocratiques à caractère universel, crise que les sujets des réseaux vivent quotidiennement (Smith 1999 ; Bologna 1997). C’est dans ce sens que les réseaux s’ancrent dans un espace local particulier, seul espace apparemment qui permette non seulement l’agency politique des sujets, mais même la simple reconnaissance de leur subjectivité politique. Mais là aussi, le féminisme a affronté, avant la lettre, les problèmes que la crise des institutions de la modernité est en train de produire, en particulier l’exclusion des femmes du champ du politique. Le débat autour des tensions entre identité et différence dans la construction du sujet politique de droits, ainsi qu’entre une justice universelle (moderne) de la citoyenneté démocratique et une justice particulière (postmoderne) des subjectivités identitaires, dévoile les efforts pour reconstruire une subjectivité politique problématique (Young 1990 ; Harvey 1993).

Il est vrai que la forme en réseau structurant les rapports de production n’est pas neuve, que la double réalité affectivo-productive existe dans les systèmes de petite production marchande et que l’importance du « travail de relation » n’est pas non plus une nouveauté puisqu’il se retrouve dans tous les systèmes de patronage. Cependant, ce qui me semble caractéristique de cette « nouvelle » forme de production capitaliste, c’est d’un côté sa dimension globale sous forme d’articulation de réseaux locaux grâce aux technologies de l’information et, de l’autre, sa conversion en un modèle positif dans les domaines économique (districts industriels), social (la solidarité communautaire), politique (les politiques identitaires) et culturel (la fragmentation du sujet). Tout cela fait partie d’un modèle postmoderne, poststructuraliste et postfordiste de la société. Cette transformation en « modèle » me semble particulièrement préoccupante dans la mesure où elle ferait obstacle à la réflexion critique et à l’action politique des opprimés, tout en devenant un instrument des pratiques politiques qui reproduisent et incorporent l’oppression. C’est dans ce contexte que l’expérience de la réflexion et du débat féministe dans les sciences sociales me paraît particulièrement importante pour analyser ces nouvelles réalités sans succomber d’emblée à ce modèle politico-économique postfordiste et postmoderne des systèmes en réseau qu’on nous propose.