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Cette publication s’ouvre sur un propos liminaire de Chantal Hébert dont le titre est à même de procurer une clé de lecture des plus heuristiques : « Les voix — ou les voies — de la présence ». Car au regard de ce dont il s’agit, et qui concerne le croisement des pratiques et des disciplines au sein du théâtre contemporain, c’est bien cette notion de « présence » qui, selon Hébert, gît dans l’arrière-scène des différentes parties réunies (« Dossier » ; « Document autographique » ; « Pratiques, Travaux » ; « Notes de lecture » ; « Revue des revues »).

La première partie regroupe six auteurs autour de la thématique qui a donné le ton à ce numéro : « Regards croisés : théâtre et interdisciplinarité ». Coordonnée et présentée par Marie-Christine Lesage, cette approche transversale tente d’expliciter un théâtre enfin reconnu comme expérience et ouverture sur d’autres perceptions de soi, du monde et d’autrui. Le premier et le dernier articles de ce dossier réagissent chacun à sa façon contre l’invasion de la scène par les arts visuels et autres technologies. Soulevant le problème du rapport entre l’image et le mot, Serge Ouaknine retrace la généalogie de ce désir, issu de la Renaissance, d’une représentation visuelle toujours plus effective de la réalité, au détriment du pouvoir évocateur du récit dramatique dès lors vidé de son enracinement spéculaire. Marco de Marinis suggère quant à lui que, tout comme l’anthropologie du XIXe siècle, l’interculturalité définissant le théâtre serait actuellement en péril, son « objet » étant menacé de disparition par une « mondialisation » qui irradie, semble-t-il jusqu’à la scène. C’est pourquoi il expose une interrogation anthropologique sur l’identité et l’altérité telles qu’elles ont été abordées par quelques-uns des « grands metteurs en scène-pédagogues » du XXe siècle (Stanislavski, Grotowski, Barba). Entre ces deux extrémités prennent place des textes qui font une large part aux différentes formes d’hybridation concourant à transformer autant l’écriture dramatique que l’espace scénique : installation, vidéographie, image filmée, éclairage. On touche à la réception du spectacle et de l’œuvre, aux expériences perceptives et cognitives suscitées chez le spectateur (M.-C. Lesage), à son engagement de plus en plus souhaité dans la création même de l’artiste (M. Blanchette), pour ensuite passer aux montages cinématographiques transposés au théâtre (J. Danan), à la poétique du regard qu’élabore la lumière à partir de la question de l’ombre (S. Huffman).

Un autre texte de Serge Ouaknine, qui fait cavalier seul dans cette deuxième partie, relate son expérience très singulière de metteur en scène « calligraphe » (« Un imaginaire graphique au royaume des mots »). Cherchant à remettre en question la dissociation sans cesse grandissante entre le geste et le mot, cette passion pour le dessin s’est imposée à lui comme étant un moyen pour soustraire l’acteur à la mainmise de la parole qui le maintient figé dans sa corporalité. Des esquisses de l’auteur viennent illustrer le langage de la main qui touche à quelque chose d’autre que le simple crayon dont elle se sert.

Trois auteurs proposent dans la dernière partie de chercher de nouveaux outils pour l’analyse de l’écriture dramatique théâtrale (N. Desrochers), d’étudier les micro-détails d’une pièce de théâtre dès lors perçue comme métaphore de la situation analytique (C. Lespérance), de relever quelques-uns des problèmes inhérents à l’élaboration d’un dictionnaire de théâtre (M. Corvin). Analyse littéraire, micropsychanalyse et travail de compilation ferment ainsi la marche.

À la lecture de ces articles qui donnent à penser, les anthropologues retrouveront immanquablement quelques-unes des préoccupations qui leur sont familières ; au prix d’un certain effort cependant. Pour cette raison, ils seront probablement plus attentifs et se sentiront davantage interpellés par le texte de Marco De Marinis intitulé : « L’expression de l’altérité. Le théâtre entre interculturalisme et transculturalisme » (p. 84-102). Se référant à l’occasion à Francis Affergan et Marc Augé, l’auteur pointe l’horizon d’une interrogation renouvelée quant il fait sien les mots de Fernando Taviani : « tandis que l’anthropologue réfléchit sur la di-versité de l’autre, l’homme de théâtre réfléchit surtout sur sa propre diversité » (p. 89). Formule à méditer longuement, dans le contexte d’un retour des metteurs en scène et acteurs anthropologues, pour parvenir à une représentation qui ne serait plus uniquement celle du théâtre des « Autres », mais également celui des « Occidentaux », afin qu’il soit, à son tour, soumis à la question.