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Introduction

L’énoncé de politique des trois Conseils (ÉPTC) qui subventionnent la recherche au Canada traite de l’éthique de la recherche avec des êtres humains. Cet énoncé ne contient pas de chapitre portant sur la recherche avec les peuples autochtones alors qu’on l’enseignait au moment de sa préparation. « Les Conseils ont décidé qu’il était encore trop tôt pour élaborer des règles en ce domaine » étant donné « l’insuffisance des discussions avec les représentants des peuples ou des groupes en question, ou encore avec les divers organismes ou chercheurs concernés » (ÉPTC 1998 : 6.1). On reconnaît néanmoins que dans ce domaine, des questions éthiques particulières surgissent en raison du fait que « les groupes autochtones ont des perspectives et des compréhensions distinctes qui s’expriment à travers leurs cultures et leur histoire », différences qui soulèvent des défis majeurs lorsque « les chercheurs qui proviennent parfois d’une autre culture que celle de la communauté [autochtone] n’ont pas les mêmes définitions de la vie publique ou de la vie privée », ou même de la « propriété » (ÉPTC 1998 : 6.20)[2].

Cet énoncé constitue un appel à élaborer des règles de conduite qui protégeront les droits et intérêts des communautés autochtones et ceux des chercheurs professionnels, parmi lesquels on compte de plus en plus d’autochtones. Cette élaboration de règles de conduite sera d’autant plus éclairée qu’elle reposera sur l’expérience d’un grand nombre de chercheurs dans diverses communautés autochtones. Je contribue à ce processus d’élaboration en présentant deux comptes rendus de décisions prises par des anthropologues « avec » les autochtones, dans leur monde. À travers ces comptes rendus, je vise à faire comprendre comment des expériences oniriques vécues par des anthropologues dans des communautés amérindiennes conduisent à des choix éthiques qui n’auraient pas été pensables sans cette participation radicale par le mode du rêve dans le monde amérindien de la vie.

En un premier temps, je définis la signification du concept d’Amérindien et je décris les traits caractéristiques de leur univers social ou monde de la vie. En un second temps, je présente un cas où un anthropologue invite son étudiant Euro-nord-américain à consulter un Amérindien défunt afin de décider s’il peut publier des faits obtenus de l’ancien de son vivant. Cette consultation met en évidence à quel point les présupposés amérindiens assimilés par le professeur et l’étudiant déterminent le déroulement de leur interaction. En un troisième temps, un autre cas concerne un anthropologue qui rêve d’une visite d’anciens du groupe amérindien pour lequel il travaille. Le récit de cette expérience et sa réception par les membres du groupe transforment à tout jamais la relation entre l’anthropologue et ses hôtes. À travers ces comptes rendus, on saisit la différence culturelle qui distingue le monde de la vie amérindien de celui des Euro-Nord-Américains. Cette différence appelle une réflexion d’ordre épistémologique, ce qui est fait en un quatrième temps. Les comptes rendus sont analysés à la lumière des concepts de culture et de croyance tels que les définit Spiro. Cette analyse conduit à une discussion des remarques concernant la recherche avec des peuples autochtones contenues dans l’énoncé de politique des trois Conseils.

Un monde de la vie amérindien

Chez Schutz et Luckmann (1973 : 3) le monde de la vie est défini comme « Cette province de la réalité [en opposition, par exemple à la province de l’art, de la science, ou de la religion] que dans l’attitude du sens commun l’adulte normal éveillé prend simplement pour acquis [en opposition, par exemple, à l’attitude de l’artiste, du savant, ou du mystique] »[3]. La réalité intersubjective du monde de la vie, la première que nous éprouvons à notre naissance, et la dernière que nous quittons à notre mort, c’est le monde où chacun travaille, souffre et se réjouit, s’inscrit dans des projets et des actions, éprouve la résistance des personnes et des objets auxquels il se confronte. Suivant Max Weber, Schutz et Luckmann élucident comment nous nous comprenons les uns les autres dans le monde de la vie et comment, en tant que savant, religieux, artiste, rêveur, ou autre, nous reconstituons le monde autrement que nous ne le vivons dans notre vie quotidienne. Même si ces reconstitutions soustraient toutes momentanément au monde quotidien son caractère d’évidence indubitable, c’est toujours à ce monde de la vie que nous revenons après l’avoir quitté car, comme le note Gurvitch (1958 : 316), ce monde représente « l’archétype du réel dont toutes les autres sphères de sens sont des modifications ».

Passer d’une culture à une autre équivaut aussi à un passage d’une province de la réalité à une autre. Ce qui était évident pour l’anthropologue dans son monde d’origine ne l’est plus dans le monde de ses hôtes. Et pourtant son projet de recherche dépend en grande partie du degré d’acceptation et de compréhension de la part de ceux et celles qui l’accueillent dans leur monde de la vie. Cette acceptation ne constitue toutefois pas un événement temporel défini, comme l’arrivée à un endroit déterminé telle année, tel jour, à telle heure. L’acceptation par autrui et l’acceptation d’autrui est d’un tout autre ordre, celui de l’invitation que l’on se fait de s’entendre et de se communiquer l’un à l’autre, invitation qui s’exprime par mille gestes quotidiens dont l’interprétation est toujours à vérifier et à reprendre.

Anthropologues, nous rencontrons les autres là où ils sont chez eux. L’insertion dans leur milieu social entraîne nécessairement des gestes fâcheux, des malentendus et même des confrontations. Pourquoi? Parce qu’étranger, l’anthropologue a tant à apprendre : les attentes par rapport à son âge, son genre, son statut économique, sa langue, etc. ; les relations à établir avec ses hôtes et d’autres acteurs sociaux au niveau local et régional – y compris des esprits locaux et des ancêtres ; le langage, verbal et non verbal, par lequel la communication entre membres du groupe se déroule tout naturellement. Un projet de recherche anthropologique ne commence donc pas en « tournant notre regard sur des objets », ou des sujets humains, « qui sont donnés » et que l’on pourrait observer de l’extérieur sans les déranger ou les influencer (Fabian 2001 : 25). Au contraire, lorsqu’il s’agit d’ethnographie, « la connaissance commence dans une confrontation qui devient productive à travers la communication » (ibid., en italique dans le texte original). Préférer ainsi la confrontation à la communication ou au dialogue comme point de départ du projet anthropologique, c’est reconnaître que celui-ci naît au moment où il rencontre une résistance qui peut prendre plusieurs formes : « l’incompréhension, le déni, le rejet et, pourquoi pas, tout simplement l’Altérité » (ibid.). On peut dès lors affirmer au sujet de l’anthropologie ce que Lévinas disait de la philosophie : « Elle veut se faire entendre par un recours à l’expérience elle-même. L’expérience elle-même, et ce qu’il y a de plus irréductible dans l’expérience : passage et sortie vers l’autre ; l’autre lui-même en ce qu’il y a de plus irréductiblement autre : autrui » (Derrida 1967 : 123).

Toute rencontre avec les Amérindiens se situe dans le contexte d’une histoire coloniale[4]. Les Amérindiens sont les descendants des peuples que les Européens rencontrèrent en découvrant ce vaste continent sur lequel on chercha à créer la Nouvelle France, la Nouvelle Angleterre, la Nouvelle Espagne. Les Européens introduisirent alors en Amérique un nouveau vocabulaire afin de désigner les populations locales. Celles-ci devinrent « Indiens » ou « Sauvages », « Indians » et « Savages », « Indios » et « Salvajes ». Cette nomenclature séparait les gens de la forêt des envahisseurs civilisés dont la destinée était le commerce international et l’implantation en terre étrangère d’îlots de civilisation chrétienne. Tour à tour, les populations amérindiennes ont appris les significations de ces nouvelles désignations qui ont fait partie intégrante du processus de colonisation.

Pour les Gwitch’ins de l’ouest du delta du Mackenzie, dans le nord du Canada, cela se passa en 1938. Jusque-là, ils ne savaient pas qu’ils étaient des Indiens (Slobodin 1975 : 285). Ils prirent connaissance de leur nouveau statut lorsque les Blancs s’installèrent sur leur territoire, à la recherche de pétrole, de ressources minières et d’occasions de faire du commerce. Jusqu’à cette date, leur monde de la vie n’incluait pas la présence de cet autre qui allait entraîner pour eux mille transformations parmi lesquelles celle, fondamentale, de se penser dans le cadre de catégories sociales étrangères.

Dans ce contexte colonial, chaque individu et chaque communauté amérindienne se sont posé et continuent à se poser l’inévitable question de l’identité. Mon identité sera-t-elle celle qui naît de l’imitation des nouveaux venus auxquels on veut s’assimiler ou celle qui s’inspire des comportements et des valeurs hérités des ancêtres? C’est en répondant à ces questions qu’est née dans les communautés autochtones une distinction capitale entre progressistes chrétiens et traditionalistes païens. Selon les circonstances, ont surgi tout un ensemble de stratégies d’oppositions, de résistance, d’accommodation, de promotion de valeurs ancestrales. C’est ainsi que de nos jours, dans les multiples communautés amérindiennes, l’opposition entre progressiste et traditionaliste est une des plus fondamentales que l’on y trouve (Warry 1998 : 114). Dan Smith (1993 : 18) raconte comment les Anishinaabe chrétiens fondamentalistes de la Baie Georgienne brûlaient récemment les sueries (sweat lodge) de leurs compatriotes traditionalistes. Dans une autre communauté Anishinaabe, des chrétiens adoptèrent au contraire la suerie et en érigèrent une près de leur église. Il se firent immédiatement accuser par les traditionalistes de chercher à les démoraliser en adoptant les rituels ancestraux préchrétiens (Smith 1996 : 522-523, cité dans Goulet 2001 : 55).

Cette évolution sociale influence l’expérience du chercheur qui s’intéresse aux Amérindiens, surtout lorsque ceux-ci vivent conformément à tout un ensemble de savoirs et de pratiques qui varient selon que l’on se trouve parmi des progressistes ou des traditionalistes. Dans un tel contexte, comment se situer en tant que chercheur? Parmi les Athapascans septentrionaux par exemple, il est traditionnellement entendu que tout apprentissage se fait « d’abord sur la base de l’expérience personnelle, ensuite par l’observation de ce que font les autres et, enfin, informellement en entendant des récits personnels, historiques ou mythiques » (Rushforth 1992 : 488). Il y a près d’un demi-siècle, Honigmann se trouva décontenancé lorsqu’au cours de la deuxième journée d’une expédition en traîneau à chien, on lui confia soudainement les guides d’équipage, sans mot dire (1949 : 185). Les Dènès pensaient que l’anthropologue avait appris par observation tout ce qu’il y avait à apprendre sur la conduite des chiens, tout comme eux-mêmes l’avaient ainsi appris au cours de leur vie. De nos jours, parmi un grand nombre de populations amérindiennes, l’observation attentive d’autrui est bel et bien la clé de tout apprentissage (Brant 1990 ; Goulet 1998 ; Wax et Thomas 1972).

Suivant cette perspective traditionnelle sur l’apprentissage, il est tout à fait inapproprié de poser des questions directes à un interlocuteur amérindien. Au début de mon immersion parmi les Dènès Tha j’arrivais difficilement à apprendre conformément à leurs attentes. À l’occasion d’une rencontre dans laquelle j’exprimais mon incertitude sur ce qu’on me disait, un Dènè Tha me dit tout simplement : « Tu écris ce que nous te disons […] si tu ne dis pas les mots qui conviennent et que nous ne sommes pas contents, tu t’attires des ennuis. Tu écris ce que nous te disons, nous pourrions te quitter, nous te quittons, que fais-tu alors? » (Goulet 1998 : xxiii-xxxiv)[5]. L’heure de vérité était arrivée. Le chemin était ainsi tout tracé : il me fallait écouter, écrire ce qu’ils me permettaient de prendre en note, réfléchir sur ce qu’on me disait et espérer comprendre de plus en plus profondément les propos entendus et les gestes observés.

C’est ainsi qu’au cours de mon quatrième séjour de six mois parmi les Dènès Tha, les anciens me demandèrent de prendre la responsabilité d’une cérémonie des offrandes (Goulet 1998 : 238-245 et 2000 : 65-66). Je tentai de me désister en leur disant que je ne savais pas comment faire. Ils balayèrent cette objection : « Tu nous as vus faire cette cérémonie assez de fois pour savoir l’organiser et la conduire correctement à ton tour ». C’est en respectant le mode d’apprentissage dènè que j’ai compris à quel point « nous pouvons gagner en relevant le défi que nous posent des modes de connaissance étrangers aux nôtres » (Wikan 1991 : 286).

En tant qu’anthropologues nous voulons et devons participer le plus pleinement possible au milieu de vie de nos hôtes afin d’observer, bien sûr, mais aussi afin de comprendre en coactivité le sens des décisions qu’ils prennent. Nous voulons et avons besoin d’écrire. De leur côté, les Amérindiens s’attendent de plus en plus à ce que nous écrivions en respectant leurs valeurs morales et leur épistémologie. En relevant ce défi, nous contribuons au développement d’une nouvelle forme d’écriture ethnographique : « le compte-rendu expérientiel à la première personne » qui fait ressortir d’avantage « l’observation-de-la-participation que la participation-observation » (Tedlock 1991 : 78).

« Demande à l’Ancien! »

Toute injonction, aussi brève ou élaborée qu’elle soit, repose sur des bases concernant la nature du réel et de la vérité qui rendent la vie sociale possible. Le récit suivant illustre à quel point les prénotions ontologiques et épistémologiques diffèrent chez les anthropologues Euro-Nord-Américains et les Amérindiens. L’événement en question survint au début des années 1980, au cours du semestre d’automne lorsque, pour la quatrième année consécutive, j’enseignais un cours d’anthropologie socio-culturelle dans ma ville natale après un séjour de six mois parmi les Dènès Tha au nord-ouest de l’Alberta[6]. Un étudiant inscrit au cours revenait d’une année de travail parmi des Amérindiens du nord de l’Ontario. Il me remit un travail dans lequel il décrivait comment des Anciens étaient intervenus auprès d’un des leurs qui avait atteint directement les droits d’une personne mineure, membre de sa propre famille. Les Amérindiens auraient pu dénoncer l’agresseur aux « Blancs » et le faire traduire en justice. Ils ne le firent pas. Ils entreprirent plutôt le coupable selon leur pratique traditionnelle et imposèrent une sentence.

Cette sentence consistait à expulser le coupable du village aussi longtemps que la victime y vivrait. Le décès de la victime constituait la condition incontournable du retour de l’agresseur à son domicile. Exclu du village, le coupable vivrait sur son territoire de chasse. Des visiteurs lui apporteraient régulièrement des provisions et passeraient du temps avec lui. On lui dit que s’il s’aventurait hors du territoire sur lequel on le confinait, il serait pourchassé et exécuté dans la forêt. Des années s’écoulèrent ainsi jusqu’au jour où la victime mourut dans un accident. À la grande surprise des Blancs, le coupable réapparut au village et participa aux funérailles avec sa femme et ses enfants. Après les obsèques, il réintégra son domicile comme s’il ne l’avait jamais quitté.

La nature de l’atteinte aux droits les plus fondamentaux de l’un des leurs, la décision des anciens, le sort du coupable, les circonstances dans lesquelles sa peine avait pris fin, tout cela l’étudiant le décrivait en détail dans son travail. Impressionné par la qualité de ce compte rendu, je lui suggérai de le publier pour illustrer comment un groupe autochtone conserve son propre système de justice malgré les efforts soutenus des puissances coloniales de les assimiler. Devant ma suggestion, l’étudiant hésita. Il me dit que si l’ancien lui avait bien confié cette information, il n’en avait pas pour autant autorisé la publication.

« Demande-le-lui donc », lui dis-je. « Mais il est décédé », me répondit-il. « Peu importe, demande-le-lui! », insistai-je. Dès que j’eus prononcé ces mots, nous tombâmes dans un profond silence. Nous nous rendions subitement compte que notre conversation se déroulait, dans une salle de classe, sur la base de prénotions amérindiennes. Lorsque j’invitais l’étudiant à demander une permission à un défunt je le faisais sur la base de notions que j’avais assimilées au cours de quatre années d’interaction avec les Dènès Tha dans leur monde de la vie. Avec eux j’acceptais comme allant de soi cette distinction dènèe entre « notre terre », celle sur laquelle nous vivons notre vie de tous les jours et « l’autre terre », celle qu’habitent les ancêtres et d’autres esprits. Suivant cette distinction, le rêve est vécu comme médiation entre l’esprit des vivants sur cette terre et des défunts vivant sur l’autre terre.

En m’entendant lui dire, « Peu importe, demande-le-lui! », l’étudiant se rendait compte que je parlais depuis un point de vue avec lequel il était devenu familier parmi les Cris. Que faire? Bien qu’étonnés devant les propos que nous tenions, nous reprîmes le fil de notre conversation sur la base des prénotions amérindiennes que nous avions assimilées à un degré plus profond que nous ne l’aurions reconnu jusqu’alors. L’étudiant me demanda : « Comment fait-on une demande à une personne décédée? ». Je répondis : « Je ne sais pas comment feraient les Cris, mais voici ce que ferait un Dènè Tha. Avant de s’endormir, il prendrait du tabac et le placerait sous son oreiller après avoir prié et posé la question pour laquelle il veut une réponse. Il attendrait ensuite ce qui se produirait ». Une semaine plus tard l’étudiant revint, tout heureux, me dire que l’ancien lui avait répondu : il n’était pas question de publier le récit des événements survenus dans son village.

Comment l’étudiant le savait-il? Il avait dormi trois nuits consécutives avec du tabac sous son oreiller. Chaque matin, au réveil, il avait en tête une image très nette de l’ancien qui le fixait du regard en tenant un calumet dans ses mains[7]. L’ancien portait un foulard au cou. Il regardait l’étudiant droit dans les yeux, lui souriait et faisait signe de la tête à trois reprises, de gauche à droite. L’image disparaissait ensuite. L’étudiant me dit : « J’étais si stupide ; il m’a fallu trois nuits pour comprendre. Il me regardait et me disait non ». C’est d’un commun accord que nous décidâmes alors de ne pas publier un compte rendu extraordinaire d’autodétermination et de justice amérindienne.

Un nombre croissant d’anthropologues incorporent dans leurs ethnographies des expériences comme celle-ci (Tedlock 1991 ; Young et Goulet 1998). Tout en m’engageant dans cette voie, je ne peux pas taire la voix en moi qui m’appelle à la raison. Cette voix me dit que nous ne connaissons pas vraiment la décision de l’ancien, qu’il est impossible d’établir ce type de communication avec un défunt. Cette pensée critique postule que l’ancien apparu dans un rêve ne constitue pas une apparition d’une personne défunte. Une fois réveillé, il nous revient d’écarter cette illusion amérindienne. Il y a plus. Dans notre vie professionnelle, nous devrions rigoureusement respecter cette injonction dènèe qui nous oblige à « dire les bonnes paroles », faute de quoi nous risquons de ne plus pouvoir écrire.

De ce point de vue, de retour chez soi, quelles que soient les expériences vécues dans le monde de la vie amérindien, il est tentant de croire qu’en cette matière il vaut mieux suivre l’exemple de l’illustre Robert Lowie. Ce dernier distinguait clairement ce qu’il consignait dans son journal intime et ce qu’il publiait en tant que savant. C’est à titre posthume que son épouse publia dans Current Anthropology (1966) les notes personnelles où Lowie révèle à quel point ses expériences oniriques furent essentielles à son entrée et à sa participation dans le monde amérindien. Il est cependant tout à fait légitime de s’inspirer d’un autre maître à penser, en l’occurrence Evans-Pritchard. Dans son oeuvre magistrale sur les Zande, celui-ci déclarait sans ambages que ce qui l’avait le plus aidé « à comprendre les sentiments des Azandé ensorcelés c’est d’avoir partagé, au moins dans quelque mesure, les mêmes expériences qu’eux […] » en prenant « l’habitude de réagir aux infortunes dans l’idiome de la sorcellerie » (1972 : 135, cité dans Favret-Saada 1977 : 28).

Les ancêtres s’intéressent toujours à leur communauté locale

Les questions liées à la recherche en milieu autochtone sont complexes. Bruce Miller note qu’au cours des dernières années « les peuples aborigènes s’attendent de plus en plus à ce que [dans nos publications] leur compréhension amérindienne soit au premier plan » (2000 : 6). Est-il vraiment possible pour l’anthropologue Euro-Nord-Américain de répondre à cette attente des Amérindiens? S’engager dans cette voie équivaut-il à renoncer à la prétendue objectivité du projet anthropologique? En bout de ligne, si l’écart entre l’observateur et le phénomène observé – écart qui est une condition d’objectivité – n’est pas respecté, la perspective anthropologique ne disparaît-elle pas? Trigger (1995) semble penser qu’elle disparaît lorsqu’il pose la question suivante : « Les savants non indigènes peuvent-ils écrire l’histoire des peuples autochtones de l’Amérique du Nord? L’histoire des peuples autochtones de l’Amérique du Nord publiée par Cambridge sera-t-elle la dernière étude savante de ces peuples à être publiée par des peuples non indigènes? » (cité dans Legros 2003 : 25-26). Poser la question ainsi c’est imposer la réponse : affirmer la voix des uns, c’est taire la voix des autres.

Spagna et Lanoue croient au contraire que le temps est venu de « réaffirmer le discours indigène » en l’incorporant dans un projet anthropologique qui relate l’histoire des Amérindiens de leur point de vue (2000 : 14). Affirmer la voix des autres ne signifie pas alors que l’on se taise, mais que l’on prenne la parole tout en démontrant que l’on a bien entendu et compris ce que l’autre nous a communiqué sur l’être, le savoir et le devoir. Le présent article contribue à ce projet.

Prenons l’expérience de Bruce Miller qui reçoit dans un rêve la visite de trois anciens qui lui étaient jusqu’alors inconnus. Engagé par un conseil tribal de l’État de Washington, Miller devait produire des généalogies qui démontreraient le bien-fondé des revendications de droits ancestraux pour utiliser diverses ressources locales. Dans le rêve de Miller, les visiteurs s’identifièrent et lui mentionnèrent leurs noms, noms qu’il devait trouver afin d’achever sa recherche. Le jour suivant Miller partagea son rêve avec des membres de la tribu. À leur avis le rêve indiquait que « les ancêtres maintenaient un intérêt actif dans la communauté contemporaine » et qu’ils voyaient d’un bon oeil le rôle que l’anthropologue y jouait (Miller 2000 : 9).

Miller et Amérindiens reconnaissaient que, pour être présentée devant un tribunal, l’information reçue dans le rêve devait se voir corroborée par une autre source. Peu après, dans les archives de l’Université de Washington, Miller trouvait non pas trois, mais bien trente-deux noms que les membres de la tribu avaient oubliés. Miller porta cette information à l’attention des anciens. Ces noms qui appuyèrent la revendication de droits ancestraux furent plus tard transmis à des membres du groupe dans le contexte d’un potlatch (Miller, communication personnelle, 25 avril 2002). Les ancêtres devinrent ainsi à nouveau présents dans la communauté par l’entremise de leurs noms récupérés grâce à un rêve et à la recherche que ce rêve encouragea.

Croyances authentiques ou clichés culturels?

Dans les pages précédentes j’ai fait référence à plusieurs affirmations tenues pour vraies par des Amérindiens traditionalistes. En premier lieu, lorsqu’il est question d’apprentissage, on le fait à partir d’expériences personnelles, en observant les gens et les événements et en écoutant attentivement les récits des autres sur leurs propres expériences ou celles d’autres personnes ou entités à l’oeuvre dans l’univers. En second lieu, lorsqu’il est question de publication de récits d’un ancien on obtient au préalable son autorisation, même s’il est décédé. En troisième lieu, les ancêtres s’intéressent activement au bien-être de leurs descendants. Et ainsi de suite. À première vue, selon les lecteurs ou les lectrices, ces affirmations exprimeront soit des faits de la vie quotidienne tout à fait évidents, soit des constructions sociales conventionnelles auxquelles on ne peut pas adhérer, parce qu’elles n’ont pas de fondement dans la réalité, ou parce qu’elles sont tout simplement périmées.

Afin de rendre compte du fait que certaines affirmations peuvent être vraies pour certains et fausses ou périmées pour d’autres, les concepts de culture et de croyance tels que les définit Spiro sont utiles. Pour lui, une croyance est comme « n’importe quelle proposition concernant les êtres humains, la société et le monde [...] qui est considérée comme vraie » (1987 : 215) par les membres d’un groupe ou d’une société. L’affirmation peut porter sur quoi que ce soit : soi-même ou autrui comme sujet humain, divinités, esprits, atomes, microbes ou plantes. Les croyances peuvent ainsi appartenir à différents domaines de l’expérience humaine : science, économie, politique, religion, ou quelque ensemble de connaissances théoriques ou pratiques. La culture consiste en cet ensemble de croyances qui prennent naissance, se développent et se transmettent dans l’histoire d’une collectivité humaine (Spiro 1987 : 215).

Le monde de la vie dans lequel nous naissons et nous nous incorporons est un monde historique. Dans un monde de la vie ou dans un groupe professionnel, nous tenons certaines affirmations pour vraies sans qu’elles soient constamment remises en question par les autres membres du groupe. Accepter ces croyances, c’est partager une vision du monde et une façon de s’y sentir. Nous sommes tous inévita-blement des croyants. À ce propos, William James affirmait que « la « volonté de croire » joue un rôle tout aussi important dans l’acceptation de vérités scientifiques que dans l’acceptation de doctrines religieuses » (cité par Spiro 1987 : 103).

Des vérités d’ordre théorique ou pratique peuvent êtres connues par les membres d’un groupe sans que ces croyances aient d’impact sur les comportements. Spiro distingue ainsi cinq degrés selon lesquels les propositions ou les doctrines culturelles s’acquièrent (1987 : 216). Le premier niveau consiste à prendre connaissance d’une affirmation au sujet d’une personne, d’un concept, ou d’un être, quel qu’il soit. Dans le deuxième niveau d’acquisition, on comprend le sens de l’affirmation qui est faite et dans le suivant, on croit qu’elle est vraie, correcte et juste (ibid.). Le quatrième niveau consiste à agir en fonction de l’affirmation, comprise et acceptée comme vraie. Les croyances sont alors des « d’authentiques croyances, plutôt que des clichés culturels » (ibid.). Au cinquième et dernier niveau d’acquisition de savoir, un attachement profond à l’affirmation incite la personne à agir dans un sens ou dans un autre. Comprise ainsi, la culture informe la vie de tous et chacun. Chacun vit alors sa vie comme l’expression vécue et émotionnellement satisfaisante d’un ensemble de propositions dont l’évidence saute aux yeux des membres d’un groupe professionnel ou d’une société.

Ce cadre conceptuel nous permet de distinguer chez les Amérindiens et les Euro-Nord-Américains divers degrés de familiarité avec des savoirs et des pratiques autochtones. Parmi les Amérindiens, nous pouvons imaginer un continuum aux extrémités duquel se trouvent les traditionalistes et les progressistes. Ces derniers, bien que de souche amérindienne, sont eurocentriques dans leur pensée, leurs pratiques et leurs aspirations. Leur vie est tout à fait nord-américaine. Ces personnes peuvent connaître et comprendre des croyances amérindiennes sans jamais penser, agir ou sentir de manière amérindienne. Pour les traditionalistes au contraire, les croyances amérindiennes sont d’authentiques croyances. Pour ces personnes qui vivent en accord avec des principes et des aspirations amérindiennes, les savoirs et pratiques amérindiennes sont vrais aux cinq niveaux d’acquisition de connaissance distingués par Spiro. C’est en se retrouvant parmi de tels Amérindiens que surgissent les questions éthiques soulevées dans le présent travail.

Le concept de culture tel que le définit Spiro s’applique aussi aux anthropologues. L’affirmation que la présence prolongée sur le terrain est une condition de la recherche anthropologique constitue une croyance professionnelle. On peut connaître ce qu’est le travail sur le terrain, en saisir intellectuellement le sens et même croire que cette affirmation est vraie, sans jamais vraiment s’engager dans un tel travail. Dans ces circonstances, la croyance est un cliché culturel. Pour les anthropologues qui s’engagent effectivement dans un travail prolongé sur le terrain, la croyance au travail sur le terrain est une croyance authentique. Ces anthropologues en viennent à reconnaître tout ce que la confrontation et la coopération avec autrui contribuent à une véritable compréhension du monde de la vie de leurs hôtes.

De même, l’affirmation que l’on peut consulter les défunts représente un savoir plus ou moins acceptable. Pour certains Amérindiens et Euro-Nord-Américains il peut s’agir d’une proposition que l’on tient pour fausse tout en connaissant son existence et en comprenant son sens amérindien. Pour d’autres Amérindiens et Euro-Nord-Américains cette affirmation est une authentique croyance. Comme le montrent les comptes rendus d’expériences exposés plus haut, cette connaissance peut influencer le comportement de l’anthropologue et ouvrir ainsi la porte, de façon tout à fait inattendue, à un type d’interaction inusité entre Amérindiens et Euro-Nord-Américains au coeur du monde amérindien lui-même. Cette interaction est d’autant plus aisée que l’on accepte que « le rêve tel que l’on s’en souvient est considéré comme le souvenir non pas d’une hallucination nocturne, mais d’un événement réel » (Spiro 1987 : 222, note 1). En effet, du point de vue amérindien, la réalité du monde du rêve n’est pas d’abord pensée et vécue comme un événement qui exprime les anxiétés et les espoirs cachés du rêveur mais, au contraire, comme le fruit de l’activité de personnes ou d’esprits qui, dans un autre monde, cherchent à communiquer avec le rêveur (Goulet 1994). De nombreux Européens et Euro-Nord-Américains pour qui cette affirmation est une croyance authentique hésitent néanmoins à l’affirmer publiquement pour ne pas s’attirer les critiques d’autrui. Nous prenons cette précaution parce que nous avons conscience que cette croyance va à l’encontre du modèle rationaliste dominant selon lequel se pensent la vie et le réel.

Cette croyance en la communication avec les « défunts vivants » va à l’encontre de nombreuses croyances Euro-Nord-Américaines. Un des postulats fondamentaux de l’ethnographie moderne stipule d’ailleurs que nous (les Occidentaux) sommes différents d’eux (ceux que les anthropologues appelaient jusqu’à tout récemment les primitifs). Favret-Saada (1980 : 191) note dans ce sens que la « Grande Division entre “eux” et “nous” » était un artifice utilisé par les ethnographes et leur public afin de les protéger « de toute contamination » de la part de l’objet de l’étude anthropologique. Shweder (1991 : 191) reprend la même affirmation lorsqu’il nous rappelle la vérité suivante : « Un des mythes centraux de la période moderne dans l’Occident a été l’idée que l’opposition entre la religion-superstition-révélation et la rationalité scientifique divisait le monde entre l’hier et l’aujourd’hui, eux et nous »[8]. C’est ainsi qu’Evans-Pritchard qui en était venu à réagir aux infortunes à la manière des Zande « dans l’idiome de la sorcellerie » conclut cet aveu en affirmant : « […] il me fut difficile de contrôler cette chute dans la déraison » (cité dans Favret-Saada 1977 : 28).

Ce mythe central – ou cette croyance au sens où l’entend Spiro – qui oppose la déraison des autres à notre propre raison est tellement ancré chez nombre d’Européens et d’Euro-Nord-Américains qu’ils ne peuvent pas accepter, comme le font des Amérindiens, la croyance que les anciens ou les défunts nous rendent visite dans nos rêves. Selon les croyances amérindiennes, les ancêtres interviennent afin d’influencer notre comportement. Cela se manifeste dans le monde de la vie où des étudiants remettent des travaux à leurs professeurs et où des revendications territoriales sont réglées entre Amérindiens et gouvernements.

Par plusieurs aspects, le monde dans lequel l’anthropologue a grandi diffère sensiblement de celui dans lequel ses hôtes amérindiens traditionalistes le reçoivent et l’initient – le monde dans lequel ils sont chez eux. Cette différence s’exprime dans les interprétations que les uns et les autres font spontanément de leurs expériences oniriques ou autres. Ces deux mondes, amérindien et Euro-Nord-Américain, sont néanmoins deux mondes humains, deux mondes parmi tant de versions possibles d’univers de sens créés par les humains afin de permettre la coexistence, la survie et la prospérité. Tous ces mondes sont intelligibles. Rendre compte de cette intelligibilité fait partie intégrante du projet anthropologique. Pour l’anthropologue euro-nord-américain, un premier défi consiste à réconcilier autant que possible deux expériences distinctes de soi, l’une dans le monde de la vie amérindien, l’autre dans son monde d’origine et son monde professionnel. En passant du monde de la vie amérindien à son monde professionnel, l’anthropologue ne peut pas abdiquer les responsabilités que lui ont confiées ses hôtes amérindiens.

Comment évaluer alors les expériences oniriques d’anthropologues plongés dans le monde amérindien? Si nous ne dévaluons pas ce type d’expériences vécues dans des rêves ou des visions, comment les comprendre? Peut-on élargir le cadre à l’intérieur duquel s’élabore un texte anthropologique afin qu’il mette en lumière les vérités existentielles perçues chez autrui et même partagées avec lui? Le choix de la perspective à l’intérieur de laquelle présenter son compte rendu d’expérience s’enracinera nécessairement dans un système d’affirmations tenues pour vraies. Dirons-nous avec Bateson et Bateson (1987) que nous pouvons agir « comme si » l’ancien avait vraiment communiqué avec nous par le rêve, laissant ainsi à d’autres la tâche de déterminer le statut ontologique de l’apparition? Soutiendrons-nous plus radicalement avec Goodman (1990 : 55) que le « Rituel est le pont arc-en-ciel sur lequel nous pouvons appeler les Esprits et sur lequel les Esprits passent de leur monde au nôtre »? C’est de cet ordre que relèverait la prière avec du tabac qui entraîne un rêve significatif, lequel répond à une question d’ordre pratique. Le compte rendu de l’expérience de Miller dans le monde de la vie amérindien soulève une question plus large. Comment les anthropologues doivent-ils se comporter dans ce monde? À mon avis, une participation radicale à ce monde amérindien est possible et souhaitable. Parler de participation radicale c’est reconnaître que « l’interaction promue par une participation de longue durée produit non seulement des “observations” mais aussi des intuitions et des conceptualisations qui sont clairement une création conjointe des anthropologues et de leurs partenaires locaux avec qui ils sont en interaction » (Barth 1992 : 65).

C’est à cette création d’ailleurs qu’invite L’énoncé de politique des trois Conseils. Éthique de la recherche avec des êtres humains puisque ce document reconnaît clairement deux faits. Premièrement qu’il est « encore trop tôt pour élaborer des règles en ce domaine [de la recherche avec des peuples autochtones] en raison de l’insuffisance des discussions avec les représentants des peuples ou des groupes en question, ou encore avec les divers organismes ou chercheurs concernés » (1998 : 6.1). Les discussions en cours devront rassembler, à mon avis, beaucoup plus que les représentants des peuples autochtones. Elles devront aussi impliquer les chercheurs autochtones eux-mêmes ; en effet, riches d’une formation universitaire, ils comprennent mieux que quiconque les tensions inhérentes à la réalisation d’une recherche qui s’inspire de deux univers culturels et risque d’être contestée pour des raisons différentes par des représentants de chaque univers.

Cette remarque nous conduit au deuxième fait que reconnaissent les trois Conseils, à savoir qu’un défi « de taille sur le plan éthique » vient de ce que « les chercheurs qui proviennent parfois d’une autre culture que celle de la communauté [autochtone] n’ont pas les mêmes définitions de la vie publique et de la vie privée, ce qui donne lieu à bien des discussions » (1998 : 6.2). C’est ainsi que, comme je le notais au début de cet article, tout au cours de ma recherche parmi les Dènès Tha, ces derniers définissaient au fur et à mesure ce qui pouvait faire l’objet de publication et ce qui devait demeurer entre nous. L’énoncé « ceci, tu ne le diras à personne d’autre » établit clairement une frontière entre le domaine public et privé. L’énoncé « tu nous as vus assez souvent faire cette cérémonie pour savoir la faire à ton tour » constitue une invitation à m’engager dans ces pratiques et à découvrir par moi-même la vérité d’affirmations faites par mes interlocuteurs dènès.

Victor Turner conseillait aux chercheurs intéressés par les rituels qu’ils en fassent l’expérience « en premier lieu “dans le feu de l’action”, en co-activité avec ceux et celles qui les accomplissent, ayant déjà partagé une part considérable de la vie quotidienne des gens et les connaissant non pas seulement comme des exécutants de rôles sociaux, mais comme des individus uniques, chacun possédant un style et une personnalité propre » (1975 : 28-29). Ce conseil s’accorde parfaitement avec le postulat épistémologique qui sous-tend la vie dènèe ou amérindienne. D’où le mérite anthropologique d’un recours conscient et consenti à la participation radicale dans le monde d’autrui. Cette voie nous conduit à inclure l’ethnographe dans l’ethnographie, refusant ainsi de reléguer « le personnel à la périphérie et au statut de la “simple anecdote” qu’on oppose péjorativement dans les sciences sociales positives à la vérité généralisable » (Okely 1992 : 9). Nous aboutissons ainsi à de nouvelles questions éthiques et à une nouvelle forme d’écriture ethnographique dans laquelle n’est pas dissout pour autant chez l’anthropologue le sentiment d’être au mieux « un avec eux, sans être un d’eux » (Obeyesekere 1990 : 11).

Conclusion

Deux Euro-Nord-Américains, un anthropologue et un étudiant, décident à la suite d’un rêve de ne pas publier un compte rendu d’une administration amérindienne de la justice. Ils agissent ainsi de manière éthique sans miner la compréhension amérindienne de l’expérience onirique. Dans un rêve, un anthropologue Euro-Nord-Américain entend trois ancêtres amérindiens lui dire leur nom. L’information est reçue dans la communauté amérindienne comme un signe que les ancêtres s’intéressent à la revendication des droits ancestraux pour exploiter des ressources locales. Miller note que ce rêve était perçu par certains membres de la communauté au moins, comme « une source appropriée de connaissance » (Miller, communication personnelle, 26 avril 2002) qu’il fut ensuite possible d’authentifier par le recours à un fonds d’archives.

Quel que soit leur souhait d’entrer dans le monde d’autrui, les anthropologues sont fermement enracinés dans leur monde de la vie : le pays natal, les amis, les êtres aimés et la profession auxquels ils reviennent le plus souvent, même transformés. Initialement, l’entrée dans le monde amérindien offre à l’anthropologue la possibilité de s’ouvrir à des aspects du potentiel humain tels qu’ils sont actualisés parmi ses hôtes. Cette possibilité de faire l’expérience de la vie de manière originale, différente de celle de son milieu d’origine, crée un contexte de vie dans lequel la communication avec les anciens par le rêve devient une réalité qui va de soi. En quittant le monde amérindien pour retrouver ses collègues dans son milieu professionnel, l’anthropologue se trouve confronté à un double défi. Premièrement, trouver la manière de communiquer ce que signifiait le fait d’être vraiment là parmi les Amérindiens, avec eux, dans leur monde. Deuxièmement, commencer l’exploration des questions théoriques plus larges que soulève la constitution de récits pourvus d’expériences oniriques de communication. Le but du présent travail est de mettre ce défi en relief, d’inviter ceux et celles qui y sont intéressés à le relever, et de le faire avec l’auteur afin d’approfondir la signification de cette activité qui consiste à faire de « la recherche avec des êtres humains »[9].