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Depuis le début des années 1980, et tout particulièrement au cours des dix dernières années, l’anthropologie médicale américaine est marquée par l’émergence d’un courant qui se définit lui-même comme critique. Pour réagir aux approches classiques qui mettaient l’accent sur l’analyse des constructions socioculturelles du sens de la maladie, des soins et des soignants, cette critical medical anthropology s’intéresse d’abord aux conséquences des inégalités sociales (ethniques, de genre, de classe sociale, internationales) sur la distribution et la transmission des maladies. Le présent ouvrage s’inscrit dans cette tendance critique. L’accent est toutefois déporté vers les séquelles des politiques de santé, nationales et internationales qui, loin de lutter contre les effets de ces inégalités, s’en feraient les courroies de transmission et de reproduction. Les politiques de santé censées contribuer à améliorer la santé des populations reproduisent en fait les inégalités face à la maladie et deviennent pathogènes. Le rôle des anthropologues n’est plus seulement, selon les éditeurs de l’ouvrage, de contribuer à rendre les politiques plus efficaces (en informant les planificateurs sur les déterminants sociaux et culturels locaux du recours aux soins). Ils devraient plutôt critiquer les impacts négatifs, prévus ou imprévus, des politiques sur la vie et le bien-être des populations. Le présent ouvrage se donne donc comme objectif de transcender une anthropologie « dans » les politiques en faveur d’une anthropologie « des » politiques.

Chacune à sa façon, les vingt-trois contributions regroupées ici illustrent, pour les sociétés du Nord et celles du Sud, de quelles façons les politiques de santé publique constituent une menace structurelle pour la santé des populations vulnérables et marginalisées. La notion de politique renvoie ici aux lois et autres guides d’action codifiés ainsi qu’aux politiques implicites dans les actions programmées qui ont un lien indirect mais réel sur la santé. En ce sens, chacune des contributions montre que ces politiques sont élaborées sous l’influence de plusieurs facteurs extérieurs à la santé elle-même, voire en l’absence de toute véritable préoccupation pour la santé publique. Reflétant les conflits de pouvoir entre classes sociales ou groupes d’intérêts, les politiques de santé reproduisent la violence structurelle enracinée historiquement dans les processus économiques et politiques.

Dans la première partie, les textes illustrent la distance séparant les politiques de santé telles que les élaborent les institutions internationales et les réalités locales, particulièrement en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Par d’exemple, selon Arachu Castro et Paul Farmer, comparant Haïti et Cuba, l’inefficacité des politiques internationales de lutte contre le sida en Haïti peut être attribuée au mauvais usage des outils d’analyse de type coût-bénéfice et à la politisation des arguments de la communauté internationale pour justifier ou non l’aide aux pays pauvres ; de leur côté, les succès cubains s’expliquent par une politique nationale efficace. D’autres analyses illustrent les effets des politiques des institutions financières internationales sur la tendance à privatiser les systèmes de santé en Amérique latine (Francisco Armada et Carles Muntaner) et en Inde (Imrana Qadeer et Nalini Visvanathan), politiques qui servent plus les intérêts des corporations nationales et internationales que ceux de la santé des populations. Dans la même ligne de pensée, James Pfeiffer montre que ces mêmes politiques internationales axées sur l’impératif des « ajustements économiques structurels » ont résulté en une fragmentation des services de santé au Mozambique. Ces politiques entraînent aussi la disqualification du travail des sages femmes au Pakistan (Fouzieyha Towghi), celles des soins de santé primaires au Chili (Joan Paluzzi), ou l’inefficacité des pratiques de contrôle des naissances au Mexique (Arachu Castro). Pour sa part Alice Desclaux analyse les effets néfastes des politiques de frais minimaux sur l’accès aux traitements antirétroviraux en Afrique.

En seconde partie, les textes analysent les conséquences des politiques nationales de santé sur l’exclusion sociale des populations souvent les plus vulnérables. Par exemple, Linda Whiteford et Graham Tobin montrent que les politiques de relocalisation des populations équatoriennes touchées par une éruption volcanique ont accru leur exposition aux risques sanitaires ; pour sa part, Didier Fassin se penche sur les choix politiques qui ont conduit la France, même dans le contexte d’une politique d’accès universel aux soins de santé, à accroître les inégalités sociales. D’autres exemples traitent des effets des politiques nationales sur l’accès aux services de santé mentale dans l’État américain de New Mexico (Cathleen Willging et al.,) sur la réponse aux besoins des diabétiques aux États-Unis (Claudia Chaufan), sur l’accès aux seringues propres pour les toxicomanes américains (David Buchanan et al.,), ou encore des conséquences sur les jeunes Noirs américains dans le cadre des politiques répressives contre la toxicomanie (Merrill Singer). Enfin, la troisième partie de l’ouvrage aborde les effets des politiques sur la pratique de la médecine : la subordination des médecines alternatives à la biomédecine (Hans Baer), l’hyper technologisation des traitements du cancer du sein (Catherine Hodge McCoid) et la marginalisation du travail des sages-femmes (Robbie Davis-Floyd). Paul Farmer signe enfin un texte dans lequel il réaffirme sa position faisant de la pauvreté une forme de peste moderne et désignant les politiques de santé comme relais de la violence structurelle.

L’ouvrage offre au lecteur une multiplicité d’exemples des plus pertinents sur l’inadéquation des politiques nationales ou internationales pour affronter efficacement les défis posés par la maladie. La démonstration ne peut être plus claire quant au fait que ces politiques reflètent et consolident plutôt qu’elles ne combattent les inégalités sociales. Les contributions s’inscrivent fidèlement (et cela n’est pas toujours coutume dans de tels ouvrages à plusieurs auteurs) dans le cadre du projet proposé par les éditeurs d’un ouvrage, à savoir illustrer, dans une pluralité de lieux, le riche potentiel d’une telle anthropologie critique des politiques. Condensés, structurés, mais sans concessions aux nuances nécessaires, ces textes contribuent à faire de cet ouvrage un livre de référence démontrant la pertinence d’une telle lecture critique des politiques de santé. Personne ne peut nier, après cette lecture, la pertinence de ce champ de recherche pour toute anthropologie médicale contemporaine. Cela ne l’empêche pas d’adopter parfois le ton un peu dogmatique qui caractérise cette approche critique – elle tend à se présenter comme la seule voie possible pour une anthropologie souhaitant demeurer une discipline pertinente dans le monde moderne. L’analyse ethnographique détaillée des rapports à la maladie et aux soins serait désormais disqualifiée au regard de la mondialisation de l’économie, de la culture et des politiques de santé. Or, dans la mesure ou les sociologues, les politologues, les géographes, voire les philosophes de la santé se reconnaissent souvent le même mandat, la spécificité de l’analyse « anthropologique » de la santé reste à définir. Pourtant, plusieurs des contributeurs les plus connus de cet ouvrage ont déjà fait, dans les dernières décennies, de vibrants plaidoyers en faveur d’une approche soucieuse de la complémentarité des divers niveaux d’analyse, micro et macro sociétal, culturel et politique, local et international. Un tel plaidoyer demeure des plus pertinents, mais cette fois pour rappeler l’importance d’un souci pour le microsocial, les savoirs locaux, la culture comme processus interprétatif et l’expérience quotidienne des personnes qui vivent la maladie.