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Avec Eye Contact : Photographing Indigenous Australians, Jane Lydon examine l’utilisation de la photographie dans le contexte colonial de l’Australie du milieu du 19e siècle et du début du 20e siècle (plus précisément à Victoria, dans la réserve de Coranderrk). Elle analyse ainsi la construction de discours et de politiques coloniales rendus possibles par une utilisation bien pensée de la photographie afin de documenter « l’aboriginalité » des Kulin de Coranderrk dans le cadre de contextes politiques précis – ce qu’elle désigne comme « régimes visuels ». Ici en effet, les vestiges visuels de la colonisation et du « processus civilisateur » ne servent pas de sources primaires, mais bien d’artéfacts dont l’analyse est capable de révéler les modes de pensée des photographes et des photographiés ainsi que les circonstances dans lesquels ils fonctionnaient. En ce sens, Lydon tente de démontrer dans quelle mesure la photographie occupait tantôt un rôle scientifique, tantôt un rôle politique, dans la définition d’une notion de « race aborigène » et des politiques coloniales qui y étaient intiment liées.

L’ouvrage a beaucoup d’affinités avec l’analyse historique, ce qui n’est pas surprenant, car Lydon a une formation d’archéologue et d’historienne. Pour ces raisons peut-être, il est difficile d’évaluer la méthodologie utilisée à travers des critères anthropologiques. Par exemple, l’ouvrage manque à plusieurs reprises d’autoréflexivité, car il est rédigé en majeure partie à la troisième personne, à l’aide d’une méthode narrative omnisciente à laquelle nous ont habitués les ouvrages historiques. En même temps, la recherche de Lydon sur la culture matérielle est des plus rigoureuses et son utilisation des documents d’archives (photographies, citations) est aussi pertinente que fascinante. Toutefois, alors que ses descriptions historiques sont bien documentées, leurs liens avec l’analyse profonde et les conclusions qu’on peut en tirer sont souvent vagues et d’ordre général.

Quoi qu’il en soit, Eye Contact ne doit pas être perçu comme un ouvrage unidimensionnel puisque qu’il mélange aisément un style linéaire et non linéaire, à la fois basé sur la description chronologique d’événements, des études ethnographiques autres et une analyse informée des théoriciens de la photographie, de la mimésis et des « manières de voir ».

L’essentiel du propos veut montrer que la photographie a pu servir de site de dialogue entre les colonisateurs et les habitants de Coranderrk, opposant ainsi une vision polarisée entre l’oppresseur et l’opprimé et voulant faire valoir la non-passivité du peuple autochtone, de même que la bonne volonté de certains photographes et gestionnaires blancs. Lydon relate ainsi à la fois la photographie comme engin de contrôle du système colonialiste australien et les manières dont les autochtones ont associé leurs propres interprétations à l’acte photographique à travers le jeu, le rituel et l’affirmation de leurs droits territoriaux.

En effet, les portraits photographiques de la réserve comportent un « code visuel colonial ». Sur ce point, Lydon affirme l’importance qu’a eue la photographie dans les domaines scientifiques et politiques de l’époque, de même que dans le langage d’aujourd’hui sur l’aboriginalité – dans cette fixation de la « race autochtone » (de son image) dans un temps passé. Lydon décrit la complexité des motifs, des interprétations et des modes d’utilisation ; allant de la préservation d’une race « authentique » appelée à s’éteindre à la « preuve » du progrès et de la discipline chez les autochtones « civilisés ». Autant les séries photographiques furent récupérées par l’appareil scientifique et anthropologique de l’époque, autant le système colonial leur a collé des conclusions politiques, autant elles servaient plus récemment aux descendants des individus photographiés comme outils de réappropriation culturelle et politique.

À travers cinq chapitres traitant respectivement de l’aspect théâtral, de l’aspect scientifique, de la politique raciale et des expositions, des derniers échanges avant la fermeture de la réserve, et enfin, des pratiques photographiques récentes, Lydon fournit une richesse historique qui témoigne de l’entrelacement complexe de la science, de la politique et de l’art qui résonne encore aujourd’hui. Quoique la recherche de terrain représente une infime partie de l’ouvrage, le propos historique conserve une pertinence considérable, compte tenu de l’hégémonie contemporaine de la vision en tant qu’appareil politique, autant au niveau de l’utilisation de la photographie comme outil scientifique (une photo est considérée comme une « preuve ») qu’au niveau du façonnement d’un imaginaire de « l’autochtone » qui influence toujours les politiques gouvernementales. En fin de compte, Lydon démontre l’importance culturelle et politique de la photographie dans les sociétés, mais aussi son rôle significatif (et différent) dans la pensée et la recherche anthropologique de l’époque coloniale et de nos jours.