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Gilberto Freyre a, à partir des années 1930, profondément influencé la vision brésilienne de la participation et des apports fondamentaux des Africains et indigènes dans la formation du Brésil. Freyre fait alors l’éloge du métissage qu’il décrit comme la source d’une harmonie raciale brésilienne et de la relative « cordialité » des relations esclavagistes brésiliennes en comparaison avec la brutalité de l’expérience nord-américaine.

Aujourd’hui, l’anthropologie brésilienne se trouve confrontée à un dilemme : doit-elle renouer avec la pensée de Gilberto Freyre comme l’a fait par exemple Darcy Ribeiro ou, au contraire, doit-elle en contester la pertinence face à la complexité des relations raciales contemporaines et l’avènement des revendications des mouvements indigènes et du mouvement Noir?

Cette question ne peut être sérieusement abordée sans donner la parole à ceux qui ont toujours été exclus du banquet des intellectuels et sans s’interroger à la fois sur le droit à la parole des personnes concernées et sur leur processus de construction d’une énonciation du problème qui découle de leur vision du monde. En effet, nous abordons toujours les phénomènes que nous observons à partir d’une représentation que nous construisons en fonction de notre histoire et de notre environnement culturel. Celle-ci simplifie la réalité sans jamais la reproduire complètement, car les mots sont toujours insuffisants pour la décrire. Supports d’idées, de discours et de représentations, les mots traduisent mal le vécu.

Dans le cas du racisme, ils n’expriment qu’une partie de la réalité, à peine la pointe de l’iceberg, de la souffrance de ceux dont la dignité est bafouée par la discrimination ou les insultes. Lorsqu’on parle au nom des autres, précisément de la souffrance dont les autres sont victimes, ne court-on pas le risque d’élaborer un discours insensible aux sentiments de haine, d’amour ou d’intolérance? C’est justement une des contradictions des anthropologues contemporains qui s’inspirent de Gilberto Freyre : quand ils qualifient le racisme brésilien comme cordial, ils négligent son impact matériel et symbolique sur ceux qui en sont les victimes. Car, dans les faits, le racisme brésilien n’est « cordial » que pour ceux qui n’en souffrent pas!

L’anthropologue n’est évidemment pas un observateur totalement rationnel et objectif. Son regard est affûté par son histoire, sa culture et son idéologie qui influencent sa démarche scientifique. L’anthropologie, tout comme les sciences humaines en général, n’est pas exempte de jugements de valeur, en particulier d’ordre politique.

Ainsi, le luso-tropicalisme vanté par Gilberto Freyre découlait d’une politique d’assimilation coloniale des Africains, traités comme des auxiliaires subalternes des Portugais (Pereira 2001). Dans ce même cadre, Darcy Ribeiro pourtant sympathisant du Mouvement Noir exprimait de sérieuses réserves à l’égard de la négritude qu’il considérait comme contraire à l’esprit brésilien (Ribeiro 1995).

La pensée de Gilberto Freyre a longtemps été considérée comme un modèle explicatif cohérent et intelligible tant pour les intellectuels que pour l’homme de la rue, une pensée capable d’organiser des observations, de les interpréter, de suggérer des hypothèses de recherche et de répondre aux questions posées. C’est seulement dans les années 1950 qu’apparaissent les premières critiques formulées par les membres du projet UNESCO[2], critiques reprises et amplifiées à partir des années 1970, par les intellectuels liés au Mouvement Noir.

Dans les années 1980 et 1990, une relecture critique de la réalité raciale brésilienne est faite par des universitaires issus de diverses disciplines comme l’anthropologie (José Jorge Carvalho et Kabengele Munanga), la sociologie (Carlos Hazenbalg, Sergio Guimarães et Rosana Heringer), les sciences politiques (João Feres), l’économie (Ricardo Henriques et Sergio Soares), sans oublier des intellectuels du Mouvement Noir comme Carlos Alberto Medeiros et Helio Santos. Ce groupe hétéroclite a développé un courant de pensée transmis lors de séminaires et de congrès organisés par le Mouvement Noir sur tout le territoire brésilien.

Dédaigné par l’élite universitaire, toujours prisonnière du modèle de Freyre, ce mouvement a pris part à des assemblées syndicales et à des réunions de partis politiques. C’est pourquoi, dès la fin des années 1980, de nombreux politiciens brésiliens ont été sensibles aux discours du Mouvement Noir et, dans de nombreux États de la fédération, des Conseils de Promotion de la population noire ont été mis en place. Au cours des années 1990, le Mouvement Noir établit un dialogue avec le gouvernement fédéral, notamment pour la préparation de la Conférence mondiale de l’ONU contre le racisme, la xénophobie et autres formes d’intolérance de Durban (Afrique du Sud) en 2001. Cette étroite collaboration aboutit à l’instauration des premières politiques d’action affirmative au Brésil à l’inclusion de l’histoire africaine et afro-brésilienne dans les programmes scolaires.

Ces succès ont provoqué de vives critiques provenant d’anthropologues d’inspiration « néo-freyrienne ». Pour eux, les inégalités raciales doivent être combattues par des politiques universalistes. Les mesures d’action affirmative ont donc un caractère purement populiste dans une « démocratie raciale » brésilienne, où les conflits raciaux sont bénins ou inexistants quand on les compare avec la situation états-unienne et celle de l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid.

Surpris par l’instauration de politiques qu’ils n’avaient pas pensé voir un jour au Brésil, ces anthropologues ont en fait été acculés à la discussion. Ce débat a alors dévoilé à quel point ce courant intellectuel occupe, depuis trois décennies, une place hégémonique dans le domaine des études des relations raciales au Brésil. Une telle position facilite la diffusion de leurs idées dans les revues savantes, les aide à attirer des chercheurs et étudiants intéressés à réaliser des travaux universitaires sur ce thème et à obtenir des bourses au Brésil et à l’étranger. Dans ce contexte, comment expliquer qu’ils n’ont pas prévu l’avènement de politiques de promotion de la population noire? Pourquoi s’opposent-ils aux politiques d’action affirmative? Serait-ce là un simple refus de remettre en question des modèles interprétatifs érigés en vérités quasi absolues et définitives? Sont-ils motivés par des considérations ou des arguments à connotations postcoloniales? Ces questions méritent d’être posées à la lumière des études postcoloniales contemporaines. Par exemple, si ces anthropologues veulent bannir l’usage du terme « race » en vue d’éviter le piège de la racialisation, comment peuvent-ils dans le même temps défendre l’idée de « démocratie raciale » comme projet d’une communauté nationale future?

À l’égard de la situation des Noirs, victimes d’inégalités de revenus, d’accès à l’enseignement et d’espérance de vie, ces anthropologues refusent de prendre en compte l’aptitude des militants noirs à décrire la discrimination dont est victime la communauté afro-descendante. Cette attitude a des conséquences importantes sur la relation entre celui qui observe et celui qui est observé, sur le sens donné au racisme et les concepts utilisés. Ce biais intentionnel est somme toute une attitude postcoloniale qui dénigre la parole des victimes de préjugés de race ou de couleur[3], et minimise la production scientifique des chercheurs qui adoptent une position critique à l’égard des modèles interprétatifs établis, et, in fine, en garantit la pérennité.

Ils proposent un discours universaliste de l’égalité des droits et, en parallèle, défendent la méritocratie, tout en minimisant l’existence de disparités et de discriminations raciales dans la société brésilienne. Ce faisant, ils révèlent l’utilisation d’un universalisme de circonstance empreint d’une duplicité qui rappelle l’humanisme européen qui avait cours à l’époque coloniale.

Ces anthropologues sont aussi, pour la plupart, imperméables à la notion de justice sociale. Ils défendent l’égalité formelle indépendamment des inégalités économiques et sociales. Refusant de prendre en compte l’hétérogénéité ethnique, ils ne consentent pas à la nécessité d’analyser l’origine de l’inégalité des chances et, en conséquence, de proposer des mécanismes de correction de ces inégalités par le biais de mesures d’action affirmative accordant, dans certains domaines, un traitement préférentiel aux groupes ou minorités plus démunis (afro-descendants, indigènes, etc.). Dans ce sens, leur défense d’une citoyenneté abstraite et d’une utopique paix sociale cache mal la défense conservatrice d’un statu quo qui perpétue les injustices sociales.

En excluant la notion d’équité, la nécessité de tenir compte des avantages des uns et des handicaps des autres et de considérer l’égalité des chances et de conditions économiques comme des principes-clés de l’action en faveur de la justice sociale et de la critique de l’action de l’État, ils rejettent l’adoption de mesures d’action affirmative comme instrument juste et raisonnable de la promotion de la justice sociale qui ne menace en rien l’ordre public[4].

L’inertie qui favorise certains groupes est aussi une autre forme de pouvoir. À ce sujet, Amartya Sen souligne que les inégalités extrêmes résultant de rapports inégaux entre les races, le sexe et les classes sociales, survivent fréquemment grâce à l’impression qu’il n’existe aucune alternative politique. Ainsi, dans les sociétés où les femmes sont traditionnellement soumises aux hommes, la prise de conscience de cette inégalité est un processus lent et complexe. Le débat public et critique des idées reçues et des préjugés est donc décisif pour la compréhension de l’injustice.

Idéalement, un tel débat doit avoir lieu d’égal à égal. Dans ce domaine, ce fut rarement le cas au Brésil. De longue date, la grande presse y est très critique face au Mouvement Noir. Elle a relégué les intellectuels noirs à une position marginale, sous prétexte que les inégalités sont avant tout d’ordre social. Une telle situation peut être qualifiée de postcoloniale dans la mesure où ceux qui se trouvent en situation subalterne subissent une forme de censure alors que ceux qui sont en position de force prennent la parole, parlent à la place de l’autre et au nom de l’autre. Au sein de la presse, les adversaires des quotas occupent des positions de force, comme notamment celle du journaliste Ali Kamel, directeur du journal télévisé de Globo, leader d’audience au Brésil. Les journalistes du même média peuvent difficilement s’exprimer ouvertement contre lui[5].

À une représentation de l’identité nationale brésilienne encore largement perçue comme homogène et unifiée, s’est substituée ces dernières années une configuration beaucoup plus hétérogène d’un triple point de vue : celui de la situation socio-économique, celui de la réalité socioculturelle et celui de l’évolution des aspirations des individus. Cette réalité d’un nouveau Brésil fragmenté où les identités ne sont plus celles des trois groupes originaux portugais, africains et indigènes, avait été perçue dans les années 1980 par les intellectuels noirs, comme Joel Rufino dos Santos[6]. Ces premiers débats qui mettaient en exergue la négritude et l’identité indigène n’ont guère été pris en compte à l’époque par l’université dans la mesure où ils remettaient en question les représentations traditionnelles du Brésil comme pays homogène culturellement, métissé, cordial et sans a priori racial.

Ces perceptions montraient l’existence de nouvelles identités toujours ignorées ou minimisées par l’anthropologie. La diversité identitaire qui augmente vertigineusement ne correspond plus à l’idée de la nation brésilienne. Aujourd’hui, les identités sont éclatées. Elles sont régionales, religieuses (catholique, protestante, évangélique, candomblé, etc.), homosexuelle, blanches, noires, indiennes… en dépit de la critique virulente du sociologue et géographe Demétrio Magnoli qui s’exprime contre les « fanatiques de la race qui projettent un pays polarisé entre Blancs et afro-descendants » (Magnoli 2007 : s.p.).

Les divergences concernant des nouvelles façons d’appréhender la nation brésilienne ont éclaté lors du XXXIe Congrès de l’Association Nationale de Recherche en Sciences Sociales (ANPOCS), réalisé à Caxambu au mois d’octobre 2007. À cette occasion, l’anthropologue Otávio Velho a dénoncé ouvertement le modèle de nation reposant sur les trois matrices ethniques (portugaise, africaine et indienne). Selon lui, la nation brésilienne a explosé, nécessitant d’une nouvelle formule pour prendre en compte les nouvelles représentations sociales. Pour sortir de l’impasse, Otávio Velho propose aux anthropologues d’interagir avec les nouveaux acteurs sociaux et d’étudier les nouveaux mouvements sociaux qui interrogent les limites de la nationalité.

En fait, c’est la mise en place des politiques d’action affirmative qui a mis le feu aux poudres. L’anthropologie brésilienne a éclaté en deux courants. La figure de proue du premier courant est l’anthropologue Yvonne Maggie, une adversaire acharnée de l’action affirmative qui, à ses yeux, risquent de déclencher des conflits ouverts entre Blancs et Noirs[7]. Elle affirme également qu’en introduisant des politiques publiques basées sur le critère de la couleur de la peau, l’État s’immisce dans des questions qui ne sont pas de son ressort[8]. Le second courant, où Otávio Velho s’insère, assume une position favorable aux politiques d’action affirmative alléguant que l’égalité universelle au sein de la République brésilienne n’est pas abstraite, mais doit être considérée comme un objectif à atteindre[9].

Pour aider à éclairer de telles questions, on peut introduire ici la notion d’étrangeté utilisée notamment par Cristovam Buarque, sénateur et ex-ministre de l’Éducation au Brésil, à l’occasion de sa visite à l’Université Zumbi dos Palmares, récemment fondée à São Paulo et qui compte une grande majorité d’étudiants noirs. Parcourant les installations universitaires, il témoignait dans un article l’étrangeté de voir une université fréquentée en majorité par des étudiants noirs comme s’il se trouvait en Afrique et non au Brésil. Étrangeté parce qu’il reconnaissait là le vrai Brésil, alors même que l’étonnement véritable aurait dû être celui émanant du fait que la population estudiantine des universités brésiliennes est composée en très grande majorité par des Blancs, ce qui, selon lui, ne provoque aucun étonnement (Buarque 2007).

C’est cette même étrangeté qui aveugle, selon nous, les anthropologues « néo-freyriens » qui sont encore convaincus qu’au Brésil les inégalités entre Blancs et Noirs sont avant tout d’ordre social. Et, même s’ils reconnaissent l’existence du racisme, les valeurs d’unité et de métissage qu’ils posent comme des fins ultimes, entretiennent la conviction de l’harmonie en opposition avec la diversité et le désordre. Les arguments selon lesquels l’adoption des quotas engendrera la haine et les conflits entre Blancs et Noirs résultent précisément de la perte de valeur du postulat du métissage qui serait à même d’assurer par lui seul l’élimination du racisme. Car si le racisme naît de la différenciation, il suffirait d’homogénéiser par métissage l’espèce humaine pour l’éradiquer.

Or, le métissage établit également un système de stigmatisation donc d’exclusion et de discrimination de ceux qui ne sont pas conformes aux canons de beauté dominants. L’idéal d’uniformisation par mélange, s’il suppose la disparition ou l’oubli de catégories d’origine, en vient à en fabriquer de nouvelles qui, à leur tour, créent ou renforcent des modes de hiérarchisations raciales.

Dans cette perspective, la sacralisation du métissage entre alors en contradiction avec les revendications particulières du Mouvement Noir, notamment l’usage de l’autodéfinition des catégories raciales. En effet, si le type brésilien est avant tout métis, comment accepter que certains se définissent comme Noirs? Accepter l’autodéfinition comme un choix individuel de portée collective, comme le préconisent les défenseurs des politiques d’action affirmative, remet en question l’idée du pays présenté comme une civilisation métisse, culturellement et ethniquement. Mais le critère de l’autodéfinition de la couleur implique aussi une dimension politique pour ceux qui ne sont ni Noirs ni afro-descendants, les obligeant à reconnaître, en tant qu’appartenant au groupe blanc, qu’ils profitent directement ou indirectement de positions avantageuses de commandement.

Le manque de perception des relations raciales empêche souvent la critique des modèles interprétatifs. Ainsi, l’homme de la rue reconnaîtra difficilement que les Blancs jouissent de privilèges qui échappent aux Noirs, comme de meilleurs revenus, des positions de pouvoir ou d’influence notamment dans les universités et les instituts de recherche.

En fait, la pensée de Gilberto Freyre a proposé une interprétation cohérente du Brésil durant la première moitié du XXe siècle, mais elle ne constitue pas un modèle adéquat pour comprendre la nouvelle dynamique des relations raciales. Face aux revendications actuelles concernant les identités culturelles, l’histoire et aussi la politique, il est urgent d’innover, de fournir un effort pour remodeler notre vision théorique sans craindre de bousculer le conservatisme académique.