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Des bienfaits de l’implication du chercheur : du dehors au-dedans

D’une prétendue distanciation comme condition du processus d’objectivation

Nombre de philosophes ont insisté sur la nécessité qu’il y aurait, pour le sujet en quête de connaissance, à maintenir son objet d’étude à distance respectueuse, afin que s’exerce librement son esprit critique. Cette mise à distance constituerait la garantie d’un travail de recherche rigoureux et objectif. Mieux, d’aucuns la considèrent comme le fondement même de toute démarche scientifique digne de ce nom. Ainsi Gaston Bachelard souligne-t-il, dans La Formation de l’esprit scientifique (1938), un processus disruptif destiné à établir une nette séparation entre le chercheur et son objet. Le premier, en effet, y est présenté comme un être froidement rationnel. Dépassionné, privé d’affect, il apparaît détaché, non engagé personnellement durant la phase d’observation et d’analyse. Les arguments qui fondent cette position d’éloignement reposent d’abord sur des considérations d’ordre épistémologique. Le chercheur s’efforce de se débarrasser de ses préjugés, car le fait d’introduire des idées préconçues ou d’apposer des schèmes interprétatifs prédéterminés sur son champ d’investigation constitue un facteur de dévoiement. La connaissance sensible est également bannie car elle représente, selon l’auteur précité, un « obstacle épistémologique ». Le chercheur devrait donc ressembler à un pur esprit évoluant dans un monde lissé et aseptisé par ses soins, et venant saisir les caractéristiques des éléments qui l’entourent tout en restant à l’extérieur du système, la proximité étant synonyme de subjectivité et d’erreur.

Les premiers anthropologues pensaient à peu près de la sorte. James George Frazer, Edward Tylor, Edward Evans-Pritchard et Alfred Radcliffe-Brown adoptaient une posture assez semblable à celle du physicien idéal décrit par Bachelard lorsqu’ils étudiaient les sociétés exotiques. L’intérêt que les Dogons du Mali suscitent chez les ethnologues depuis plusieurs décennies, et qui ne s’est jamais démenti[1], traduit bien cet engouement pour les lointains. Claude Lévi-Strauss, lui aussi, illustre ce principe de base de l’anthropologie traditionnelle dans l’un de ses ouvrages au titre évocateur, Le regard éloigné (Lévi-Strauss 1983). Au-delà de l’intérêt que suscitaient pour eux des champs mystérieux, encore inexplorés, ces terrae incognitae possédaient l’avantage d’assurer, grâce à leur étrange singularité, cette précieuse distanciation épistémologique si ardemment recherchée. De fait, même lorsqu’il effectuait un travail de terrain, le chercheur parvenait difficilement à se comparer à des « sauvages », ce qui était censé éviter tout phénomène de projection inconsciente, et a fortiori d’identification – ce n’est que très récemment que l’anthropologie s’est tournée vers l’étude des mondes contemporains, ainsi que l’a souligné Marc Augé dans son ouvrage Pour une anthropologie des mondes contemporains (1994), ou encore Gérard Althabe, qui a contribué à fonder l’anthropologie urbaine. Cependant, les chercheurs qui procédaient de la sorte étaient tentés d’adopter une position de surplomb et de nouer une relation de type asymétrique et inégalitaire, qui n’était guère propice à la pénétration fine des coutumes qui se jouaient de l’autre côté. Il était rare, en effet, qu’ils se départissent de l’idée qu’ils étaient des hommes de science, des êtres « civilisés », imprégnés des valeurs occidentales de la modernité, par opposition à ceux qui se trouvaient face à eux.

Or, cette position de surplomb incite à porter un jugement de valeur peu compatible avec l’objectivité à laquelle le chercheur prétend. Mais surtout, elle tend à rendre les objets d’étude inaccessibles, en empêchant que s’instaure une véritable communication avec l’autre, si l’on veut bien se souvenir que ce terme signifie « mettre en commun ». Lorsqu’elle s’effectue de façon trop neutre ou trop mécanique, la collecte de données peut se révéler stérile. Les pratiques et représentations culturelles des aborigènes australiens (Émile Durkheim et Lucien Lévy-Bruhl), des Ndembus du Congo (Victor Turner), des Nuer du Soudan et autres « sauvages » sont décrites avec une précision quasi chirurgicale. Pourtant, malgré une grande collecte d’informations assorties d’une impressionnante quantité de détails atypiques, ces peuples et tribus paraissent quelque peu impersonnels et leur culture irréelle. Cela laisse au lecteur un sentiment d’étrangeté, comme si leur altérité se dérobait à sa compréhension. Car « com-prendre » signifie « saisir ensemble ». La connaissance relève d’une logique similaire, puisque l’étymologie du mot signifie « naître avec ». Ce mouvement de com-préhension, permettant la con-naissance, est un mouvement synthétique, sinon synesthésique[2].

Une trop grande distance peut donc empêcher le chercheur de rendre compte de son objet dans toute sa complexité et sa subtilité. Pour « prendre » et « naître » avec les communautés qui l’entourent, le chercheur nous semble devoir coïncider avec lui. Présomptueusement campé sur sa différence, dressant un mur solide entre « lui » et « eux », on voit mal comment le chercheur pourrait com-prendre ceux dont il prétend étudier les modes de vie et les pensées. Pour cela, il faut que l’anthropologue considère l’indigène comme un « autre moi », forgeant alors une dialectique du même et de l’autre. Arnold Van Gennep avouait d’ailleurs ce travers de la position surplombante : « Il est d’autant plus difficile d’obtenir des renseignements précis que les personnes qu’on étudie sont elles-mêmes frustes », déclarait-il (Van Gennep 1938 : 73). Et d’ajouter :

Il faut aussi une grande prudence, parce que les « civilisés » que nous sommes éprouvent beaucoup de difficultés à penser d’une manière participationniste ou associationniste, à se mettre, comme on dit, dans la peau d’autrui, à éliminer ce qu’ils savent, à se rendre de nouveau ignorants.

Van Gennep 1938 : 100

Par ailleurs, l’« autre » encourage volontiers ce travers lorsqu’il réalise que le chercheur ne veut pas se donner la peine de pénétrer dans son univers. Cet aspect de la relation biaisée entre un anthropologue peu soucieux de s’engager dans l’intimité de l’étranger, et un étranger prêt à répondre aux attentes de son interlocuteur, a été souligné par Pierre Rossi :

Que n’a-t-on pas écrit sur les communautés bédouines, sur l’effacement de l’individu devant le groupe, alors que l’individualisme est ici poussé jusqu’à sa logique extrême ? S’il se prête au groupe pour un travail, pour une entreprise momentanée, l’individu ne se donne qu’à lui. Pauvres sociologues du désert et d’autres lieux ; si seulement vous aviez regardé se froncer le nez de votre nomade quand il répondait à votre questionnaire ; si vous aviez compris la raison qui le poussait à se gratter la tête ; vous pensiez alors qu’il cherchait ses mots. Pas du tout. Il s’efforçait de se mettre à votre portée pour donner de son existence d’autre monde une explication qui vous agrée. Il n’attendait qu’une chose : que vous parliez pour lui, que vous lui souffliez sa réponse ; et vous la lui souffliez, bien sûr, et lui tout heureux, la répétait ; à la bonne heure ! Vous la notiez soigneusement, vous fermiez votre calepin emportant pour le public d’Europe l’enquête tondue sur le vif du bédouin. Et le soir, au feu de camp, il est allé raconter sa rencontre avec « l’étrange étranger », et ils ont tous ri.

- Comment ? Et il t’a cru ? lui dira-t-on.

- Pourquoi ne m’aurait-il pas cru puisque je disais comme lui !

Rossi 1965 : 82

En fin de compte surgit une image déformée, correspondant aux clichés que l’anthropologue possédait avant de réaliser son étude, une caricature sans grande valeur heuristique. Cet exemple est particulièrement intéressant, car il montre qu’une excessive volonté d’objectivité aboutit parfois à son contraire et révèle, plus largement, une tendance à l’ethnocentrisme. En outre, le texte de Pierre Rossi révèle un autre aspect majeur de l’anthropologie, à savoir que celle-ci implique la rencontre, et même mieux, la médiation entre l’observateur et l’observé. Car ce dernier, également habité par des constructions mentales déterminantes, plus ou moins favorables à la présence du chercheur, doit accepter de partager son intimité pour que l’anthropologue puisse mener à bien son enquête.

De l’observation participante à la notion d’« anthropologie symétrique », un déplacement du moi vers l’autre et une réhabilitation de l’affect

La réintroduction du subjectif nous semble être, paradoxalement, le moyen le plus sûr de garantir l’objectivité même de l’étude. Le retour du « je » que l’on peut observer depuis quelques décennies dans les sciences humaines et sociales rejoint l’intuition de Paul Watzlawick (1988) et, plus largement, le courant constructiviste qui s’est développé dans les sciences de l’information et de la communication à partir des années 1960 et 1970. La réalité n’apparaît plus ex-nihilo, telle Minerve surgissant tout armée de la tête Jupiter, mais naît de la rencontre de plusieurs acteurs, à mi-chemin entre l’observant et l’observé. Fruit d’une intersubjectivité, elle relève davantage d’un processus de partage et de médiation, de cocréation et d’interprétation, que d’un procédé de recueil d’éléments unilatéral, de type photographique. C’est dans cette volonté d’interaction que s’inscrit la méthode de l’observation participante, élaborée par Bronislaw Malinowski et John Layard, puis relayée par des courants de pensée comme l’école de Chicago, orientée vers l’écologie humaine. Observer tout en participant permet d’analyser une communauté en appréhendant ses pratiques, ses représentations et ses valeurs structurantes de l’intérieur, en tant qu’acteur, et non pas comme un spectateur enregistrant passivement des données. Dans ce cadre, l’enquête de terrain ne vise pas seulement à interroger les membres d’un groupe puis à analyser les questionnaires dûment remplis au cours des entretiens pour en tirer quelques conclusions hâtives, mais bien à s’enraciner dans une culture afin d’en extraire la substantifique moelle.

La subjectivité n’apparaît plus alors comme un obstacle, mais comme le support même du travail du chercheur, dès lors qu’elle n’est pas exclusive mais se situe à un point d’intersection, au lieu inter-médiateur où se rencontrent le sujet et l’objet, ainsi que le souligne François Laplantine (1987). Gérard Althabe est l’un des représentants les plus marquants de ce cadrage épistémologique, qu’il a d’ailleurs baptisé « anthropologie impliquée », et dont il développa la problématique lors de ses entretiens avec Rémi Hess, reproduits dans Une biographie entre ailleurs et ici (Althabe 2005). Celui-ci a également livré ses convictions de chercheur impliqué lors d’un échange avec Thierry Paquot :

Thierry Paquot : Vous ne partagez pas l’idée de Colette Pétonnet de l’indispensable distance entre le chercheur et son objet ?

Gérard Althabe : Non, je suis pour l’implication... maîtrisée. Je pars toujours de la position du philosophe allemand Hans-Georg Gadamer, auteur du célèbre Vérité et méthode, pour qui tout observateur d’une situation est dans la situation. J’adhère à cette position herméneutique, mais poussée au maximum, en polémique ouverte avec les tenants de la distanciation, sachant par ailleurs que celle-ci revêt souvent les apparences objectivistes du scientisme. […] Théoriquement, l’anthropologue fait une enquête de longue durée. En s’installant dans l’endroit, et la durée elle-même est objet de l’analyse, il devient acteur du jeu local et ce type d’implication est un cadre de production des données et des modes d’interprétation des matériaux […]. Ce processus d’échange est l’objet véritable. Finalement, c’est la démarche herméneutique qui fait la différence. Les sociologues observent, mais qu’est-ce qu’observer ? C’est se mettre à l’extérieur d’un événement et regarder les gens, or nous sommes dedans ! C’est tout le problème de la microsociologie nord-américaine, toutes les réponses qu’elle élabore au « paradoxe de Labov » : comment observer une situation telle qu’elle serait si je n’étais pas là ? Faut-il mettre des caméras partout, des glaces sans tain ? J’adopte une position complètement inverse : je suis là, et je fais partie de ce que j’observe ; donc, j’ai une démarche d’interprétation interne à l’événement lui-même.

Entrevue, 3 avril 1998[3]

Des anthropologues sont allés très avant dans ce processus d’engagement. Tel est le cas de Jeanne Favret-Saada dans le cadre des travaux qu’elle a menés sur la sorcellerie dans une région bocagère du nord-ouest de la France au cours des années 1970 et 1980, aux côtés de Josée Contreras. Dans son ouvrage intitulé Les mots, la mort, les sorts, Jeanne Favret-Saada (1978) étudie le système de croyances relatif à l’envoûtement, ainsi que les relations qu’entretiennent les sorciers, les ensorcelés et les désorceleurs. Dans Désorceler (Favret-Saada 2009), elle extrait une analyse générale des différents textes produits au cours de sa longue enquête, qu’elle présente comme une « ethnographie des sorts », et en tire des conclusions très instructives sur la position du chercheur. Elle explique ainsi comment elle dut s’engager elle-même dans le monde de la sorcellerie pour en comprendre tous les rouages, assistant à de nombreuses séances de désorcèlement, et allant jusqu’à se faire elle-même désorceler lorsqu’une désorceleuse lui assura qu’elle avait été envoûtée au cours de son enquête ethnologique. L’auteure insiste sur « les divergences de méthode » entre elle et ses prédécesseurs :

Contrairement aux folkloristes, j’ai accepté d’être moi-même « prise » dans les sorts et d’occuper diverses positions du système ; bien sûr, j’ai personnellement assisté à plusieurs cures de désorcèlement dont la mienne propre, et cette expérience directe m’a permis de collecter une plus grande variété de discours sorcellaires et de les confronter les uns aux autres.

Favret-Saada 2009 : 54

L’auteure affirme également le rôle central de « l’affect », car mobiliser la sensibilité autant que l’entendement, et être gagné par les mêmes sentiments que l’autre, lui paraissent nécessaires. Et de préciser, au chapitre 6, intitulé « Être affecté » :

Mon travail met en cause le fait que l’anthropologie se cantonne à l’étude des aspects idéels de l’expérience humaine, aux productions culturelles de l’« entendement », pour employer un terme de la philosophie classique. Il est urgent, ce me semble, de réhabiliter la vieille « sensibilité ».

Favret-Saada 2009 : 145-146

Sophie Caratini ne dit pas autre chose lorsqu’elle déclare :

L’ouverture mentale que recèle l’anthropologie vient de ce qu’elle ne s’exerce pas en premier lieu sur des idées, mais qu’elle oblige l’individu à retourner au stade émotionnel en le mettant dans une situation physique totalement inédite, donc dominée par l’étonnement.

Caratini 2004 : 13

On est bien loin du « regard éloigné » d’un Claude Lévi-Strauss. Mais l’on est également loin du regard rapproché de ceux qui pratiquent l’observation participante, ainsi que le fait remarquer Jeanne Favret-Saada. Car en mettant en place la notion de « relation symétrique », cette dernière rejette ce qu’elle désigne comme une posture oxymorique, impossible à tenir :

Si je « participais », le travail de terrain devenait une aventure personnelle, c’est-à-dire le contraire d’un travail ; mais si je tentais d’« observer », c’est-à-dire de me tenir à distance, je ne trouvais rien à « observer ». Dans le premier cas, mon projet de connaissance était menacé, dans le second, il était ruiné.

Favret-Saada 2009 : 153

On peut rapprocher l’expérience anthropologique de Jeanne Favret-Saada de celle que connut Éric de Rosny (1991), qui raconte son initiation au ndimsi, cet art de la vision surnaturelle que pratiquent les guérisseurs doualas du Cameroun, ou l’écrivain Vincent Ravalec (2004), qui narre son initiation à l’iboga selon la tradition bwitiste du Gabon, initiation qu’il a désirée afin de comprendre le chamanisme africain. L’anthropologie a été renouvelée par cette vision de l’intérieur. Comme le fait remarquer Jacky Bouju (2003), partisan de « l’anthropologie réciproque » (notion très proche de « l’anthropologie symétrique » de Jeanne Favret-Saada), la discipline ainsi rénovée, fondée sur une « intention de connaissance empirique » (Bouju 2003 : 19), propose une « véritable approche transculturelle » (ibid.). Car le principe de réciprocité permet la « production commune de significations en interface culturel » (ibid.). Grâce à ce principe, l’anthropologie se présente comme une discipline « qui ne se contente pas seulement de parler de l’Autre mais qui tente aussi de parler avec l’Autre » (ibid.).

Car si l’objectivité et la neutralité absolues apparaissent aujourd’hui comme des prétentions illusoires, l’anthropologue n’a pas pour autant renoncé à élaborer un travail qui puisse être aussi fidèle que possible à la réalité, ou plutôt à une réalité co-construite par l’observant et l’observé lorsque ceux-ci parviennent à entrer dans une relation intime et une situation de communication. Cette dimension bilatérale a notamment été mise en évidence par Georges Devereux (1980), franc détracteur de la méthode objectiviste classique. Selon ce psychoethnologue, cette dernière est non seulement vaine, mais contreproductive, car en tentant de se débarrasser de la subjectivité, et par là même de l’intersubjectivité, elle se prive de ressources et d’informations précieuses (sur l’observateur d’abord, mais aussi sur la relation de celui-ci avec l’observé, et plus généralement sur toute activité humaine). Aussi préconise-t-il d’utiliser la subjectivité du chercheur et les perturbations engendrées par sa présence dans le système observé comme autant d’indications qu’il convient d’exploiter.

L’implication, indispensable pour l’étude des institutions fermées

Atouts et limites de l’inculturation du chercheur

Cette posture épistémologique modifiée de la discipline anthropologique, où l’implication du chercheur se trouve réhabilitée et revalorisée, permet de saisir le déplacement progressif parallèle de ses objets d’étude. La distanciation n’étant plus une condition sine qua non du travail de recherche scientifique, les sociétés exotiques ont cessé de susciter l’intérêt exclusif des anthropologues. Il n’apparaît plus inconcevable d’oeuvrer sur son propre environnement (Bellier 2002). Nos sociétés sont devenues de dignes objets d’étude, comme le prouvent les travaux de Marc Augé et de Georges Balandier. Le quotidien et le banal – qu’illustre par exemple l’enquête de Marc Augé (1986) intitulée Un ethnologue dans le métro – ont retrouvé leurs lettres de noblesse. La raison en est que derrière la familiarité, derrière l’évidence apparente de leur fonctionnement, se cache une richesse et une complexité insoupçonnées qu’il convient de mettre au jour. En outre, nombre d’anthropologues ont pris conscience que certains pans de la société occidentale actuelle sont assez similaires aux sociétés lointaines privilégiées par leurs prédécesseurs. D’une part, parce que la modernité n’a pas fait complètement disparaître les aspects traditionnels de notre société (laquelle continue à être parcourue de mythes, de rites et de symboles, reposant sur un mode de pensée analogique) ; d’autre part, parce que notre communauté contient en son sein des micro-communautés qui fonctionnent comme les sociétés fermées jadis explorées par les anthropologues aventureux en quête de mondes nouveaux. L’armée, la franc-maçonnerie, les sectes en sont des exemples, tout comme l’Assemblée nationale, une région bocagère du sud-ouest de la France, ou encore un asile, « institution totalitaire » par excellence et qui oblige le chercheur à adopter une posture de décentrement, comme l’a montré Erving Goffman.

Face à ces organisations fermées ou semi-fermées, difficilement pénétrables, l’immersion et l’implication du chercheur se révèlent d’autant plus indispensables. La clôture, en effet, entraîne une méconnaissance, une difficulté à comprendre des identités fortement différenciées et différenciantes. Ce n’est pas un hasard si Jeanne Favret-Saada a élaboré la méthode de l’anthropologie symétrique alors qu’elle s’efforçait de pénétrer le milieu rural très fermé du bocage, et, au sein de celui-ci, les pratiques sorcellaires, plus fermées encore dès lors qu’un étranger tente de s’en approcher. L’implication paraît nécessaire parce qu’une vision interne et une expérience partagée donnent accès à la pleine compréhension de la différence, et parce que le secret est une composante essentielle des institutions fermées : la franc-maçonnerie (secret de l’initiation, des mots de passe, de l’expérience personnelle que vit l’adepte et qui est donc incommunicable) ; l’armée (secret allant des documents classifiés « défense » au devoir de réserve) ; la mafia avec l’Omerta ; les sectes, enfin, illustrent la culture du secret attachée à ce type d’organisations closes. Dans le cadre de son enquête, l’auteure de Les mots, la mort, les sorts souligne l’importance du non-dit dans une deuxième partie au titre évocateur, « L’Empire du secret », tout comme Marc Abélès, qui intitule l’un des sous-chapitres d’Un ethnologue à l’Assemblée « Le goût du secret » (Abélès 2001 : 237-297). Lorsqu’il a mené cette étude, Marc Abélès a dû obtenir des autorisations officielles, puis réaliser deux années entières d’enquête de terrain pour comprendre le fonctionnement, les symboles et les rites de ce lieu mystérieux, jalousement protégé du dehors par des grilles et des factionnaires, inaccessible au citoyen ordinaire. Sans une immersion totale, il n’aurait probablement pas pu saisir l’esprit qui règne dans cette si singulière « cité interdite », cette « maison sans fenêtre », comparée à une « prison ».

Grand spécialiste des milieux fermés, Maurice Duval a lui aussi pratiqué de la sorte. Dans Ni morts, ni vivants : marins ! Pour une ethnologie du huis clos (Duval 1998), l’auteur explique comment il s’est embarqué à plusieurs reprises sur un cargo et un méthanier durant de longues périodes, et comment il a participé, en mer, au travail et aux loisirs des marins. Mais c’est surtout l’enquête de terrain qu’il mena pendant quatre années au sein d’un groupe répertorié comme secte qui constitue une véritable nouveauté, puisqu’il fut l’un des premiers ethnologues à avoir pénétré le cercle très fermé des aumistes, membres de la communauté du Mandarom qui vivent sur les hauteurs des Alpes-de-Haute-Provence, près des gorges du Verdon. Son travail impliqué, qui a donné lieu à un ouvrage (Duval 2002), est un témoignage exceptionnel dans son genre.

L’expérience de Maurice Duval est éclairante à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle invite le lecteur à nuancer certains préjugés vis-à-vis des sectes, l’opinion publique englobant sous un terme unique et générique une réalité plurielle, constituée de groupes aux motivations parfois fort différentes. Ensuite parce qu’elle incarne, dans un même temps, les dangers que comporte une implication trop grande dans le groupe étudié, sans retour sur soi, sans réflexivité a posteriori. En effet, si les déconstructions que Maurice Duval a opérées à l’égard de certains clichés et du « sens commun » – trop prompt, selon lui, à condamner unanimement toutes les sectes sans même s’efforcer de les connaître – semble légitime, en revanche sa posture apparaît souvent trop « engagée », au sens idéologique du terme, et perd donc en crédibilité sur le plan scientifique (Luca 2002), entraînant une vision sinon partiale, tout du moins parcellaire. D’ailleurs, ainsi qu’il le confie lui-même dans Un ethnologue au Mandarom (Duval 2002) la plupart de ses propositions de publications furent rejetées par les comités d’évaluation des revues universitaires auxquelles il soumit ses travaux, car elles furent jugées insuffisamment distanciées. Maurice Duval au Mandarom ressemble à bien des égards à cet anthropologue hypothétique qui serait devenu semblable à un Bororo et dont nous parle Cornelius Castoriadis : « L’ethnologue qui a tellement assimilé la vue du monde des Bororo qu’il ne peut plus les voir qu’à leur façon, n’est plus ethnologue, c’est un Bororo et les Bororo ne sont pas ethnologues » (Castoriadis 1975 : 228).

L’identification totale de l’observateur à ceux qu’il observe prive celui-ci de toute capacité d’interprétation, et donc de la possibilité d’articuler le savoir local avec le savoir global, pour reprendre les termes de Clifford Geertz et de Mondher Kilani. Or, la phase herméneutique se révèle une phase cruciale du labeur anthropologique, comme l’a montré Clifford Geertz (1973) dans son étude de la culture balinaise, étant admis que toute culture se présente comme un système de références construites dans un espace-temps singulier, système qu’une simple description ou retranscription littérale ne permet guère de comprendre. La traduction consiste précisément à assurer le passage d’un système catégorial à un autre, du particulier à l’universel.

Mon engagement au sein de l’armée et de la franc-maçonnerie

L’absence d’interprétation et la perte d’objectivité sont des risques qu’encourt l’anthropologue trop impliqué, comme l’a bien montré Jean-Pierre Olivier de Sardan (2000 : 432). En faisant le choix d’étudier les institutions fermées de l’intérieur, via l’implication, et même l’engagement, j’ai moi-même souvent été assaillie par le doute. Par exemple, lorsque j’ai procédé à une enquête anthropologique de l’institution militaire après m’être engagée dans l’armée de l’air en qualité d’officier. Là, j’ai pu mesurer la pertinence des remarques de Jean-Pierre Dozon (1997 : 118) lorsque celui-ci évoque l’« inconfort ethnographique ». Mon engagement militaire était-il compatible avec un travail anthropologique ? Inversement, mon travail anthropologique et mon statut de chercheure ne se trouvaient-ils pas aux antipodes de mon statut militaire qui exigeait pour sa part obéissance passive et absence de réflexivité ? Comment être à la fois le sujet observant et l’objet observé ? Mon attitude était presque schizophrénique, puisque je délaissai tour à tour la place de l’un pour l’autre et de l’autre pour l’un. En outre, à la question de l’alternance, voire du recouvrement de mes deux identités qui invitait à une réflexion tant épistémologique que méthodologique, venait se greffer une problématique déontologique : quelle était ma marge de manoeuvre ? Mon degré de liberté d’expression au sein de la Grande muette ? Où commençait le devoir de réserve, et ou s’arrêtait-il ?

Grande était la tentation d’utiliser la littérature grise qui passait quotidiennement entre mes mains, où à laquelle je pouvais facilement avoir accès. Et bien souvent, d’ailleurs, j’en fis usage (Bryon-Portet 2006, 2008, 2009a). Naturellement, je m’attirais alors les foudres des hautes autorités de l’armée de l’air. Inversement, lorsque je renonçais à utiliser les documents en ma possession afin de rester fidèle à mon statut d’officier, j’avais le sentiment de trahir les principes élémentaires de la recherche, ainsi que mes résolutions premières : n’étais-je pas, avant tout, une chercheure ? L’armée, en ayant recruté un Docteur ès lettres et philosophie, ne devait-elle pas s’attendre à être auscultée à la loupe par sa nouvelle recrue, et assumer ce choix ? Cette double position dura sept ans, après quoi je quittai l’armée pour l’enseignement supérieur. Mais il faut bien avouer que cette situation inconfortable, et parfois contestable au niveau scientifique, n’eut pas que des inconvénients. Elle me permit de trouver les clés interprétatives que d’autres, plus extérieurs, n’auraient sans doute pu acquérir. Je pense qu’une immersion totale se révèle parfois insuffisante, et que le chercheur doit prendre le risque de s’impliquer personnellement lorsqu’il souhaite étudier des organisations fermées[4]. Par ailleurs, mon engagement militaire était sans cesse rééquilibré – en tout cas j’ose le croire – par ma formation de chercheure et mon intention heuristique.

Grâce à mon statut militaire, j’ai pu ainsi obtenir des chiffres relatifs à l’évolution du nombre de départs anticipés dans le corps des officiers (en forte hausse), et du nombre de candidats inscrits au concours interne de l’École de l’air qui permet de devenir officier de carrière, notant une chute de 50 % en dix ans. Associés à une série d’entretiens semi-directifs effectués avec des confrères sans que cela éveille de quelconques réticences, puis à une analyse critique des faits que j’observais dans mon activité quotidienne mais aussi de mon ressenti personnel, ces chiffres m’ont permis d’établir que le corps des officiers de l’armée de l’air était en train de traverser une importante crise d’identité et de légitimité, préjudiciable pour le fonctionnement de l’institution car affectant la motivation de son personnel d’encadrement. Après avoir identifié les causes de ce malaise (perte de responsabilités, bureaucratisation croissante, disparition du traditionnel rôle social de l’officier à la suite de la suspension de la conscription, affaiblissement de la reconnaissance sociale, etc.), j’ai pu proposer quelques recommandations susceptibles d’atténuer la crise et de remotiver les officiers (Bryon-Portet 2006).

Le même genre d’interrogation s’est posé vis-à-vis de la franc-maçonnerie, autre institution fermée que j’ai entrepris d’étudier. Après avoir assisté à des « tenues » blanches, réunions exceptionnellement ouvertes aux profanes, se posa la question de savoir s’il fallait aller jusqu’à l’engagement maçonnique et, si oui, dans quelles limites je pourrais concilier respect du serment de silence maçonnique et divulgation d’informations essentielles pour la recherche anthropologique – à propos des anthropologues ayant également un statut d’initié, Jean Bonhomme (2006) parle d’un véritable « double bind », en raison du secret qui lie les initiés. Par ailleurs, serais-je capable d’être une partie du système sans pour autant être partisan de ce même système ? Certes, cette double posture (que je serais tentée de baptiser « engagement maîtrisé », en paraphrasant Gérard Althabe) n’est pas exempte de risques et peut conduire à des dévoiements. Mais elle est fertile à plus d’un titre, ainsi que je l’ai montré à propos de mon engagement militaire. Et elle possède le mérite de maintenir l’anthropologue dans un état de vigilance permanente, tant la possibilité de se perdre en tant que chercheur, en se fondant dans son objet d’étude, lui apparaît avec évidence. D’éminents universitaires l’ont adoptée : le politologue et anthropologue Bruno Etienne, l’historien Pierre-Yves Beaurepaire, le sociologue Marcel Bolle de Bal, ont utilisé leur savoir disciplinaire respectif pour penser la franc-maçonnerie et, inversement, se sont nourris de leur expérience maçonnique personnelle pour penser (ou repenser) leur discipline académique.

En me faisant initier, il y a cinq ans de cela, dans une loge de Rochefort appartenant à l’obédience mixte internationale Le Droit humain, puis en oeuvrant au sein d’une loge de la même obédience sise à Salon-de-Provence pendant trois ans, j’ai pu accéder aux pratiques rituelles de la franc-maçonnerie et comprendre les objectifs que celles-ci poursuivent (Bryon-Portet 2009b, Bryon-Portet 2010a) en les vivant moi-même, mais aussi pénétrer la socialité maçonnique (Bryon-Portet 2010b). Que m’a permis de découvrir, concrètement, cet engagement, qu’une approche superficielle ne m’aurait probablement pas permis de déceler ? J’ai découvert par exemple que l’affirmation courante selon laquelle la franc-maçonnerie n’est qu’un club affairiste où des individus opportunistes se rencontrent pour grossir leur carnet d’adresses et se faire aider sur le plan professionnel relève davantage du fantasme que de la réalité. J’ai effectué un constat similaire à propos du préjugé voulant que cette institution soit un réseau élitiste. Les deux loges auxquelles j’ai été rattachée étaient majoritairement composées d’individus appartenant à la classe moyenne. J’ai côtoyé de nombreux enseignants en activité ou retraités, un facteur, deux agents commerciaux, un guide touristique, un médecin, entre autres. Leurs motivations avaient généralement trait au plaisir de se retrouver et de créer un entre-soi convivial, de débattre de questions sociétales et de développer leur spiritualité via un dispositif symbolique. Certains étaient guidés, certes, par des intérêts personnels assez peu avouables (comme obtenir dans la maçonnerie un pouvoir qu’ils n’avaient pu obtenir dans la vie profane, occuper des rangs et des fonctions qui leur paraissent honorifiques, etc.). Mais je n’ai guère relevé l’affairisme ni les tractations politiques occultes dénoncés par Sophie Coignard dans son récent ouvrage (2009), et qui sont censés innerver les plus hautes sphères de l’État et représenter un véritable contre-pouvoir.

Cela ne signifie bien évidemment pas que la franc-maçonnerie ne connaît jamais de telles déviances (les scandales politico-financiers qui ont éclaté en région PACA[5], et où étaient impliqués des promoteurs immobiliers et des hommes de justice également affiliés à la Grande Loge nationale française, témoignent que ces dérives existent). Mais mon expérience personnelle m’a appris que les analyses partiales des détracteurs de la franc-maçonnerie se plaisent à présenter comme une règle absolue les travers que l’on peut relever dans quelques loges parisiennes ou ateliers particuliers. À l’inverse, j’ai pu me rendre compte que les francs-maçons ont tendance à idéaliser une institution qui demeure forcément imparfaite, puisqu’elle est composée d’hommes et de femmes, dotés de qualités mais aussi de défauts, animés d’ambitions plus ou moins nobles. Et la concorde si ardemment convoitée ne règne pas toujours sur les colonnes, loin s’en faut… En me référant aux seuls documents accessibles dans ce domaine, je n’aurais pu me faire une idée objective du fait maçonnique, car ces documents sont souvent contradictoires (récits apologétiques du côté des francs-maçons, condamnations sans appel du côté de leurs détracteurs), et il est difficile de trancher sans vérifier par soi-même le fondement des arguments avancés par les différentes parties. Quant à une enquête reposant sur l’observation participante, elle aurait été tout bonnement impossible, puisqu’il faut être franc-maçon pour pouvoir avoir accès à la totalité de l’enseignement maçonnique[6]. Les études sémiotiques que j’ai réalisées (Bryon-Portet 2010a) n’auraient probablement jamais vu le jour.

Enfin, il faut vivre le rituel pour pouvoir en saisir pleinement les enjeux et surtout les effets, notamment au plan identitaire, relationnel et spirituel. Il ne s’agit bien évidemment pas de remettre en cause « la légitimité même du discours anthropologique » en affirmant, à l’instar des initiés gabonais au Bwiti parlant des chercheurs de l’Université Omar-Bongo, qu’« ici, quand les anthropologues parlent, ils ne disent rien d’important. Il faut l’initiation pour vraiment comprendre » (Bonhomme 2007). Mais force est de reconnaître que la fermeture de certaines institutions et la spécificité de certaines pratiques (notamment les pratiques rituelles), appellent un degré d’engagement ou, pour le dire autrement, un mouvement allant de la connaissance ésotérique à l’explication exotérique.

Approche non spéculative par la spécularité

D’un nécessaire retour du dedans au dehors, de la pratique vers la théorie : le travail de réflexivité du chercheur et la métaphore du miroir

« Ceux qui sont le plus près du tam-tam n’en entendent pas le son », déclare un proverbe africain. Ce proverbe est lourd de signification pour le chercheur désireux de rester fidèle à une présentation objective des faits et des êtres. Comprendre ne signifie pas adhérer, communiquer n’équivaut pas nécessairement à communier. Deux écueils guettent donc le chercheur : une trop grande distanciation, et une trop grande proximité. Trop loin, il passe à côté de son objet car il ne prend pas la peine de le comprendre ; trop près, il le méconnaît également car il en déforme les contours. La rationalité non soutenue par la sensibilité se perd dans des abstractions pures, vidées de tout substrat vivant ; l’affect non rééquilibré par la raison engendre une relation passionnelle, impropre à rendre compte de l’objet étudié. Tel est le constat établi par Irène Bellier, et dont j’ai pu vérifier la véracité dans le cadre de mes propres recherches : « Une objectivité excessive désincarne le sujet de l’ethnographie ; une trop grande subjectivité lui ôte toute consistance » (Bellier 2002 : 48). Il convient de trouver la bonne distance entre ces deux pôles, et d’opérer un va-et-vient permanent entre la distance et la proximité, le moi et l’autre, la théorie et la pratique, ou encore l’engagement et la distanciation, qui constituent pour Norbert Elias (1993) les deux pôles contradictoires et complémentaires entre lesquels l’être humain oscille, deux opérations intellectuelles qui fondent notre rapport au monde. Difficile exercice, il est vrai, qui ressemble souvent à celui d’un contorsionniste. Dans l’idéal, le chercheur devrait produire un travail « qui puisse être en même temps un sentiment intime et un compte-rendu distancié » (Geertz 1996 : 18). Claude Lévi-Strauss lui-même n’ignorait pas cet aspect des choses. Dans son « Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss » (1968), sa position assez marquée concernant l’éloignement nécessaire de l’ethnographe est quelque peu nuancée :

Pour comprendre convenablement un fait social, il faut l’appréhender totalement, c’est-à-dire du dehors comme une chose, mais comme une chose dont fait cependant partie intégrante l’appréhension subjective (consciente et inconsciente) que nous en prendrions si, inéluctablement hommes, nous vivions le fait comme indigène au lieu de l’observer comme ethnographe. Le problème est de savoir comment il est possible de réaliser cette ambition, qui ne consiste pas seulement à appréhender un objet, simultanément, du dehors et du dedans, mais qui demande bien davantage : car il faut que l’appréhension interne (celle de l’indigène, ou tout au moins celle de l’observateur revivant l’expérience indigène) soit transposée dans les termes de l’appréhension externe, fournissant certains éléments d’un ensemble qui, pour être valide, doit se présenter de façon systématique et coordonnée.

Lévi-Strauss 1968 : XLVIII

Cette exigence semble plus impérieuse encore pour celui qui décide d’étudier les institutions closes.

Le principe de réflexivité, largement mis à l’honneur par Clifford Geertz, pourrait bien constituer la clé de voûte de ce bénéfique équilibre entre distance et proximité. Le terme réflexivité doit ici s’entendre de plusieurs manières. Premièrement, comme l’aptitude de l’anthropologie à se saisir elle-même comme objet d’étude[7] (une méta-anthropologie, en quelque sorte), afin de s’interroger, notamment, sur la place que l’anthropologue se doit d’occuper dans le système « monde ». Deuxièmement, comme la capacité du chercheur à opérer un retour sur soi après avoir momentanément « collé » à l’autre, à ses valeurs, à ses croyances et à ses coutumes, mais aussi un retour à la théorie après avoir été immergé dans la pratique. Jeanne Favret-Saada a bien montré cet indispensable retour du dedans vers le dehors et de l’expérience vers le savoir. Ainsi, lorsqu’elle assistait à des séances de désorcèlement, se trouvant donc à l’intérieur du système et affecté par lui, elle enregistrait la totalité des échanges verbaux sur un magnétophone. Cette précaution technique rééquilibrait la nature intimiste de la relation qu’elle nouait avec la communauté des sorciers, en lui donnant la possibilité de se remettre à distance a posteriori. D’autres, comme Patrice Cohen, proposent un dialogue intérieur, le chercheur se réfléchissant alors à travers son « double » (Cohen 2002 : 77). Dans un autre chapitre de Désorceler, J. Favret-Saada déclare encore : « Je n’ai pu faire autrement que d’accepter de m’y laisser affecter par la sorcellerie, et j’ai mis en place un dispositif méthodologique tel qu’il me permette d’en élaborer après coup un certain savoir » (Favret-Saada 2009 : 146).

Cette démarche de réflexivité a également été mise en lumière par une équipe de chercheurs dans L’observation participante : dans les situations interculturelles. Au chapitre intitulé « Pour une observation participante réflexive » (Storrie 2006 : 225-233), Tom Storrie s’efforce de démontrer que le chercheur doit s’efforcer d’opérer ce retournement permanent sur soi.

Plus qu’un mouvement circulaire, ce processus décrit une spirale, cercle ouvert et évolutif qui ne traduit pas la répétition du même, mais l’enrichissement progressif dans la réitération. Car ce processus, qui a des effets performatifs, est apte à réaliser une conversion du regard. Si ce va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur, entre une rationalité incarnée et une pratique théorisée, est essentiel pour l’anthropologue, il l’est aussi, a fortiori, pour tout homme. Il n’est pas inutile de rappeler que la construction de la personnalité du tout jeune enfant s’élabore à partir d’un mouvement d’aller-retour entre ceux qui l’entourent et cet être qu’il n’identifie pas encore comme son « moi ». Jean Piaget a ainsi montré que l’altérité est constitutive de l’identité, tout comme Jacques Lacan à travers ce qu’il a appelé le « stade du miroir ». La métaphore du miroir est extrêmement riche en significations et peut s’appliquer aux travaux d’anthropologues impliqués tel Gérard Althabe, en ce qu’elle pose la coexistence d’un dedans et d’un dehors qui se réfléchissent mutuellement, et qui se renvoient des images enrichies par le chemin parcouru d’une surface à une autre. Cette approche spéculaire n’a bien évidemment rien à voir avec une contemplation narcissique – le chercheur qui opèrerait une telle confusion serait invité à briser ce « miroir du soi », ainsi que le préconise Maurice Godelier (2002) –, mais bien comme une réfraction répétée et bilatérale. Cette dialectique tout à la fois cognitive et identitaire est parfaitement mise en exergue par Françoise Héritier : « Tout se passe comme si l’observation des sociétés dites primitives nous permettait de comprendre la nôtre et, inversement, comme si l’ignorance de la nôtre nous empêchait de comprendre les sociétés primitives » (Héritier 1994 : 104).

Selon une troisième acception, la réflexivité doit aussi se comprendre comme la capacité de nous voir à travers l’autre[8] et, inversement, de permettre à l’autre de se voir à travers nous. L’autre, malgré sa différence, est souvent bien plus un alter ego qu’un parfait étranger. Car une fois dépassées les divergences superficielles, la diversité de formes que les cultures empruntent, comme autant de masques, pour s’exprimer, se découvre une identité de fond. Les hommes, comme les communautés, sont en quête des mêmes choses car ils ont les mêmes besoins : désir de transcendance, construction d’un sentiment d’appartenance et de reconnaissance, recherche d’une stabilité et d’un ordre social, harmonisation de l’homme et de la nature, de l’individu et de la collectivité, réconciliation des nourritures terrestres et des aspirations spirituelles, de la tradition et du progrès, etc. Ces invariants se retrouvent notamment dans les rites, qui présentent des fonctions et des structures à peu près similaires[9] sur tous les continents, ou encore dans nombre de symboles communs à différentes cultures, et que Carl Jung désigne comme des archétypes. La compréhension de l’autre nous aide ainsi à saisir des pans inconnus et des potentialités enfouies de notre propre personnalité, mais aussi, plus largement, de l’humanité. Nous retrouvons ici l’une des thèses centrales de Bronislaw Malinowski, qui défend l’idée selon laquelle

[E]n séjournant mentalement pendant quelque temps au milieu d’un peuple appartenant à une culture plus souple que la nôtre, nous acquérons la possibilité de nous voir nous-mêmes à distance et d’appliquer à nos propres institutions, coutumes et croyances, des critères nouveaux, différents de ceux dont nous avions l’habitude d’user.

Malinowski 1933 : 151-152

La spécularité au coeur de l’enseignement maçonnique

Je me suis efforcée de montrer que le fait d’établir une proximité avec l’autre et de pénétrer dans l’intimité d’une communauté s’avère indispensable lorsque l’on étudie des institutions fermées ou semi-fermées. Or, certaines de ces institutions semblent avoir elles-mêmes pris conscience que la dialectique entre le dedans et le dehors, le moi et l’autre, la théorie et la pratique, est une nécessité pour tout travail initiatique, et utilisent à leur profit ces règles de la recherche anthropologique en leur donnant une assise symbolique. Ainsi la franc-maçonnerie met-elle en place un va-et-vient incessant entre l’intérieur et l’extérieur. Le franc-maçon, par exemple, affirme la nécessité d’oeuvrer à huis-clos. Il tient des réunions, appelées « tenues », à l’intérieur du temple, à l’abri des regards indiscrets et en compagnie de ses « frères » et « soeurs ». Il faut donc avoir été initié pour faire partie de la communauté maçonnique et pouvoir participer aux rencontres bimensuelles des adeptes. L’initiation destinée à intégrer un néophyte se fait la plupart du temps par cooptation. Elle est précédée d’une épreuve appelée « passage sous le bandeau », durant laquelle les membres de la loge sollicitée posent des questions au profane afin d’évaluer ses motivations et sa capacité à s’engager en maçonnerie. Enfin, elle est soumise au vote des membres de la loge. Il ne suffit donc pas de vouloir être franc-maçon pour le devenir.

En ce sens, l’institution maçonnique, qui se réserve le droit d’accepter ou de refuser des profanes, et qui garde secret tout ce qui se passe durant les « travaux », est considérée comme une institution fermée. Nous préférons pour notre part parler d’une institution semi-fermée – de la même manière, les maçonnologues parlent plus volontiers de société discrète ou de société à secrets (Beaurepaire 2003) que de société secrète – dans la mesure où les francs-maçons, une fois sortis du « temple », mènent une vie normale de citoyen, contrairement aux membres de certaines sectes qui vivent en quasi autarcie[10], ou encore aux militaires qui possèdent des droits et devoirs spécifiques, et qui sont parfois obligés de partir loin de leur famille durant plusieurs mois, confinés dans des casernes ou dans des camps, lorsqu’ils effectuent des opérations extérieures. Eu égard à ces caractéristiques, l’ignorant serait tenté d’affirmer qu’il y a, en franc-maçonnerie, un primat du dedans sur le dehors. Ce point de vue se trouve encore renforcé si l’on prend en compte le travail d’introspection que tout franc-maçon se doit d’effectuer, d’ailleurs résumé par un acronyme emprunté à la philosophie hermétique des alchimistes : VITRIOL[11].

Cependant, on ne peut considérer que ce seul aspect du processus initiatique. Car en maçonnerie, les adeptes ont pour devoir de « poursuivre au-dehors l’oeuvre commencée dans le temple », ainsi que l’exhorte le rituel du Rite écossais ancien et accepté au premier degré. Cette volonté de participer, en dehors des loges, à l’évolution de la société profane, via une modification des grandes lois de la République, est attestée depuis deux siècles par le rôle concret que jouèrent les francs-maçons Jules Ferry, Victor Schoelcher, ou encore Henri Caillavet, dans des domaines aussi variés que l’éducation, la séparation de l’Église et de l’État, l’abolition de l’esclavage, la contraception et l’avortement. Plus récemment, nombre d’obédiences maçonniques luttèrent pour la suppression du très controversé fichier Edwige, et luttent pour faire modifier les lois sur l’euthanasie et la bioéthique. Ce mouvement dedans/dehors, méditation/action (Komar 1997), trouve l’une de ses sources dans l’héritage que la philosophie platonicienne a légué à l’Occident. En effet, elle n’est pas sans rappeler la position que le penseur athénien adopte dans la fameuse allégorie de la caverne, au livre VII de La République, et qui consiste à quitter un état d’ignorance aliénant – représenté par l’enfermement à l’intérieur de la caverne – pour embrasser une connaissance libératrice – symbolisée par la sortie à l’air libre et la contemplation du soleil –, puis à retourner dans le monde terrestre entaché de ténèbres afin d’éclairer les prisonniers (Platon 1966 : 273-279). Cette mission éducatrice présente en franc-maçonnerie n’est pas non plus sans rappeler celle du « Philosophe-Roi », lequel ne se contente pas de contempler la vérité et d’en jouir égoïstement, mais s’efforce d’incarner dans la cité les principes d’harmonie et de justice entrevus dans la sphère éthérée des Idées, en établissant de bonnes lois.

L’emprunt au platonisme est d’ailleurs implicite lorsqu’Alain Pozarnik, ancien Grand Maître de la Grande Loge de France, déclare que « lorsque le franc-maçon s’élève vers sa spiritualité intérieure il redescend dans le quotidien, il redescend avec la lumière retrouvée » (Pozarnik 2000 : 35). Si la franc-maçonnerie est un idéal, elle se veut donc un idéal incarné. Et Alain Pozarnik d’ajouter :

La vie n’a de sens qu’en communauté et la franc-maçonnerie s’organise pour approfondir et préserver une attitude ouverte au monde manifesté […] Il y a deux plans, deux niveaux de vie, l’homme peut choisir l’un ou l’autre, le matériel ou le spirituel, l’initié s’équilibre entre les deux, il vit à la fois le ciel et la terre.

Pozarnik 2000 : 39

En effet, selon le franc-maçon, la conversion de l’être – ou « métanoïa » – recherchée ne peut pleinement s’accomplir que si le façonnage effectué sur son intériorité s’accompagne parallèlement d’une extériorisation de ses pensées, mais aussi d’une dimension affectuelle, proche de celle qu’évoquent Jeanne Favret-Saada, ou encore Michel Maffesoli dans Le Temps des tribus (1988) et Éloge de la raison sensible (1996). Transformant ses méditations et ses émotions en actions, puis méditant à nouveau sur ses actions et ses émotions, l’initié s’inscrit pleinement dans une démarche réflexive[12]. La dialectique intérieur/extérieur renvoie donc non seulement à une diffusion de la parole en dehors du temple maçonnique et à un passage de la réflexion à l’action, mais aussi à un exercice de réflexivité au sens où l’entend Geertz. Pour preuve, au Rite écossais ancien et accepté, par exemple, un miroir est présenté à celui qui vient d’être initié, comme symbole du long travail de réflexion-réfraction qui devra être le sien durant son parcours. Les symboles et images puisées dans la maçonnerie opérative (« Grand Architecte de l’univers », « pierre polie », « construction du temple », « maillet », « règle », « niveau », « compas », « équerre », etc.), n’ont d’ailleurs pas qu’une portée métaphorique (Mainguy 2007). Loin d’être de purs ornements esthétiques, ces représentations symboliques rappellent à l’adepte qu’il est engagé dans une approche constructiviste de la réalité et des rapports humains, à l’instar de l’anthropologue, et que son travail est essentiellement herméneutique.

Enfin, l’approche spéculaire de la franc-maçonnerie s’exprime également dans le fait qu’elle s’efforce de reconnaître l’autre dans sa singularité. Soucieuse de respecter la diversité culturelle des adeptes, tout en construisant une unité collective autour de ce socle commun que constituent les symboles, les rites et les valeurs maçonniques, l’institution met en place une véritable dialectique entre l’identité et la différence, comme nous l’avons montré dans une précédente étude (Bryon-Portet 2010b). Elle s’efforce donc de dépasser le multiculturalisme, qui se définit comme une simple juxtaposition de cultures, dépourvue de lien intrinsèque et de médiation sociale, pour créer une communauté interculturelle. La Constitution de la Grande Loge de France affirme ainsi que la franc-maçonnerie, désireuse de se débarrasser des discours dogmatiques, est une institution où les adeptes « respectent la pensée d’autrui et sa libre expression […], recherchent la conciliation des contraires et veulent réunir les hommes dans la pratique d’une morale universelle et dans le respect de la personnalité de chacun » (Constitution de la Grande Loge de France 1967 : chapitre I[13]).

Toute idéologie extrémiste, de type raciste, ou revêtant un quelconque caractère d’intégrisme religieux, y est théoriquement bannie. Et la plupart des obédiences, attachées aux principes de tolérance et de fraternité qu’elles mentionnent comme l’une de leurs règles de base, accueillent des citoyens aux croyances et aux origines diverses, sans distinction de race, de religion, de parti politique ou d’appartenance socioprofessionnelle.

Car « la véritable fraternité abolit toutes les séparations, apaise et éclaire. Elle fait miraculeusement tomber toutes les barrières, elle rapproche les hommes et les coeurs tout en respectant l’individualité de chacun » (Pozarnik 2000 : 347). La variété des points de vue, des personnalités et des métiers exercés est considérée comme une richesse par les adeptes eux-mêmes, qui se plaisent à citer dans nombre de leurs ouvrages cette phrase d’Antoine de Saint-Exupéry, dont certains déclarent qu’il fut initié : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis ». Une phrase qu’un anthropologue adopterait volontiers, on en conviendra. Admiratif de cette richesse, composée d’une multitude de « facettes » et de « tonalités », pourtant unies autour d’un même projet et d’une culture commune, Gilbert Garibal (2005 : 123) va jusqu’à assimiler la franc-maçonnerie à un kaléidoscope. Cette reconnaissance de l’altérité entraîne généralement un dépassement des clivages, qui s’est d’ailleurs concrètement manifesté au cours de l’Histoire, et de manière parfois surprenante. C’est ainsi que de nombreux officiers ont témoigné, dans leurs mémoires, d’une fraternité qui s’exprima entre combattants de camps opposés, durant diverses guerres. Lors de la bataille de Trafalgar, par exemple, les militaires français, sur le point d’être exterminés par les troupes anglaises de Nelson, furent sauvés in extremis après avoir fait le « signe » maçonnique grâce auquel ils furent reconnus par leurs frères d’Outre Manche. Non seulement les liens unissant les soldats furent plus forts que les frontières géographiques, mais ils vainquirent également les clivages politiques opposant leur nation respective. Ainsi Jean-Nicolas Bouilly put-il affirmer : « La puissance de nos liens fraternels est si forte qu’elle s’exerce même entre ceux que les intérêts de la patrie ont armés les uns contre les autres » (Bouilly 1836-1837 : 363).

Dans Le bêtisier du sociologue, Nathalie Heinich (2009) a tenté de répertorier les erreurs les plus communément commises dans le domaine de la sociologie. Parmi les sept catégories de « bêtises » recensées chez ses collègues chercheurs, l’auteure dénonce deux tendances opposées : celle qui consiste à vouloir mener une enquête de terrain afin de valider ses hypothèses de départ au lieu d’essayer de comprendre le monde (et ce quitte à détourner les yeux du réel en ignorant les faits ou l’expérience qui semblent contredire les postulats théoriques de base) ; et celle qui consiste au contraire à céder au conformisme, c’est-à-dire à oublier la quête de connaissance au profit du sens commun, à fondre le moi dans l’autre, ou plutôt les autres (ce qu’elle appelle « je pense comme nous »). Entre ces deux axes, qui traduisent un enferment en soi ou une dissolution dans l’autre, le chercheur est invité à équilibrer son rapport à l’altérité. Une bénéfique complémentarité peut être tirée de pôles apparemment contradictoires comme le dedans et le dehors, le moi et l’autre, la théorie et la pratique, etc. Tel est l’enseignement que nous avons tiré de l’étude des institutions fermées, et de notre implication au sein de ces dernières.