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L’objet de cet article est de retracer les modes d’inclusion des mouvements féministes à la sphère altermondialiste et d’en mesurer les coûts, c’est-à-dire ce dont les mouvements doivent accepter de se défaire afin de participer aux événements militants altermondialistes. Il nous faut tout d’abord décrire rapidement le contexte des mouvements altermondialistes. Leur première caractéristique – unanimement discutée par les auteurs qui ont étudié ces mouvements –, qui interdit qu’on en parle au singulier, est leur grande diversité. Une définition en extension des organisations plus ou moins institutionnalisées qui participent aux événements « anti-globalisation »[1] n’est pas possible, car elle aboutit à un « inventaire à la Prévert » (Wieviorka 2003) rapidement caduc et dénué de sens. Pour cette raison, c’est le vocabulaire du groupe aux contours flous que les auteurs retiennent en général, avec une préférence pour le terme de « nébuleuse » ou celui de « galaxie » (Agrikolianski et Sommier 2005 : 8). Il apparaît cependant que cette dénomination, qui rend bien compte de la diversité des participants et de la faiblesse des barrières à l’entrée, laisse de côté une propriété majeure de cet espace altermondialiste : le fait que le positionnement d’une organisation dans celui-ci soit signifiant, du point de vue des autres participants, en fonction de sa proximité d’un pôle ou d’un autre, comme la différenciation entre l’altermondialisme et l’anti-capitalisme. Pour cette raison, j’ai adopté le terme de « sphère » pour décrire cet ensemble de mouvements anti-globalisation[2]. Cette terminologie vise à mettre l’accent sur le fait que les différentes composantes font partie d’un même ensemble de mobilisations : il s’agit d’une sphère éminemment pluraliste puisque nombre de thématiques politiques y sont incluses pour y être éventuellement articulées les unes aux autres, dont celles touchant les rapports sociaux de genre. Bien que les modes d’action adoptés par les mouvements altermondialistes soient aussi variés que leurs orientations politiques et leurs thèmes de lutte, deux modes d’action protestataires s’avèrent les plus notoires : d’une part, les contre-sommets, rassemblements dont l’objectif affiché est le blocage des sommets de groupements comme le G8 ou d’organisations comme l’OMC ; et d’autre part, les Forums Sociaux – d’abord Mondiaux, puis Européens et Locaux – définis comme des « espaces » (Agrikolianski et Sommier 2005), c’est-à-dire des lieux dans lesquels les diverses luttes et les débats entre mouvements se rendent publics. Pour nommer cette propriété des rendez-vous altermondialistes, contre-sommets ou Forums Sociaux, je parle d’« arène ». Espaces de production de discours, contre-sommets et Forums Sociaux n’en sont pas moins des espaces de rassemblement militant, et donc l’occasion d’expérimenter brièvement les nouveaux modes de vie proposés par certains de ces mouvements. Ainsi, dans le cadre du contre-sommet d’Évian en juin 2003, furent organisés des « villages » autogérés, du côté libertaire avec le VAAAG (Village Alternatif Anti-Capitaliste et Anti-Guerre) et du côté altermondialiste avec le VIG (Village Inter Galactique), entre lesquels s’installa le village féministe Point G.

Pourquoi, dans ce contexte de diversité, des organisations féministes tentent-elles de s’insérer, et sous quelle forme? Le présent article s’appuie sur des données principalement recueillies dans un contexte français, où les mouvements féministes sont dans une situation divisée et affaiblie par la mauvaise image dont souffre le féminisme, car son histoire et ses principes sont à la fois peu connus et mal compris. De plus, des questions comme le port du voile ont entériné des lignes de fracture passant à l’intérieur même des mouvements féministes (Touraine 2005 ; Guénif-Soulaimas et Macé 2004). Le féminisme constituerait un exemple de « Nouveau Mouvement Social » (Touraine 1978) issu de ceux, déclinants, des années 1970, fortement institutionnalisé, porteur d’une historicité et d’une conflictualité – externe contre un adversaire déclaré, le patriarcat, mais aussi interne via des divergences à l’intérieur de la sphère féministe. Cette diversité justifie ici aussi l’utilisation du pluriel. Dans ce contexte, des auteurs proposent une explication essentiellement stratégique : la participation aux grandes arènes altermondialistes transnationales constitue une opportunité pour un mouvement donné. La remarque est en particulier appliquée aux mouvements féministes, qui sont un « exemple paradigmatique de ces luttes qui ont trouvé un nouveau souffle dans l’altermondialisme » (Bargel, Hmed et Matthieu 2005 : 214). Les mouvements féministes percevraient dans les mouvements altermondialistes un cadre opportun pour revitaliser leurs réseaux. Cependant, cette représentation de l’intégration des mouvements féministes à la sphère altermondialiste se heurte aux résultats mitigés de celle-ci. Dans un premier temps, je montrerai que lorsqu’on essaye d’évaluer la présence des thèmes sur les rapports sociaux de genre dans la sphère anti-globalisation, ainsi que les dynamiques organisationnelles qui sous-tendent cette présence, les données sont extrêmement disparates, jusqu’à la contradiction. Dans un deuxième temps, je souhaiterais éclaircir le parcours qui mène des groupes féministes à la mobilisation altermondialiste. Je m’appuierai ici sur les résultats d’une ethnographie d’un groupe qui se nommait lui-même « Réseau Altermondialiste et Féministe » (REZAF), depuis le moment de sa création lors de l’organisation d’un espace non mixte femmes baptisé « Point G » au contre-sommet d’Évian, pendant lequel le groupe de structura. Comme les participantes venaient de toute la France et de Suisse, l’idée fut proposée de former des groupes locaux articulés en réseau – c’est-à-dire avec toute latitude d’organiser des événements locaux – mais de s’associer pour les événements transnationaux altermondialistes. Comme il est d’usage dans la sphère altermondialiste, la création d’une liste de diffusion Internet fit le lien entre les groupes locaux. Après ce premier contact avec les membres du REZAF, ma participation au « groupe de conscience » ainsi qu’à la « commission action »[3] organisés par le groupe parisien me permirent de suivre l’évolution du groupe jusqu’au Forum Social Européen de Londres en 2004, où je me rendis en compagnie de militantes du REZAF.

La participation institutionnelle des féministes : opportunités et contraintes

On sait que les mouvements féministes occupent, dans les grandes arènes altermondialistes transnationales une position visible et active, mais séparée (Beauzamy 2004). Bargel et al. qualifient cette participation de « participation distanciée » (2005 : 214), en citant l’exemple des grands Forums Sociaux Européens, tel celui de Saint-Denis en 2003, où une journée entière avait été dédiée à « l’Assemblée des femmes » – certes, la veille de l’ouverture officielle du Forum, et sur un site différent de ceux qu’il occupait. Cependant, l’ouverture des espaces de débat aux questions de genre fait l’objet de critiques récurrentes de la part des militantes féministes qui s’y intéressent : le déroulement du récent Forum Social Européen de Londres en octobre 2004, qui ne laissait comme espace à l’habituelle Assemblée des Femmes qu’une demi-journée en séminaire (et non en plénière), ne les a guère satisfaites. Il convient de prendre en compte qu’un événement comme un Forum Social est pensé dès le départ comme une constellation d’événements, dans la mesure où la tenue du Forum officiel, regroupant les organisations institutionnelles susceptibles de s’engager – y compris financièrement – dans sa gigantesque réalisation, est le prétexte à un fourmillement d’initiatives complémentaires ou concurrentes. Celles-ci proviennent de la sphère libertaire, qui se pose comme une alternative anti-capitaliste stable au Forum officiel d’obédience altermondialiste, mais aussi de nombreux autres horizons idéologiques, les barrières à l’entrée étant faibles au Forum officiel, et inexistantes aux événements « off ».

Pour évaluer la pertinence de cette impression de militantes féministes selon laquelle leurs problématiques politiques ne sont guère représentées dans cet espace anti-globalisation, il convient donc de prendre en compte d’autres éléments que les séances du Forum « officiel » : les ateliers réservés aux questions de genre du Forum libertaire, mais aussi les formations à l’auto-défense féministe wendo, les ateliers « femmes et matériel informatique hardware » organisés par des collectifs, etc. En procédant ainsi, la comparaison des Forums Sociaux Européens de Londres (2004) et de Saint-Denis (2003) permet de souligner que les thèmes « femmes » restent marginaux dans l’ensemble des débats. Ce diagnostic est malgré tout à considérer avec prudence, dans la mesure où une des organisatrices du Forum Social à Athènes (2006) annonça à Londres que ces questions y seraient nettement plus débattues – précisément pour marquer son mécontentement avec le déroulement du forum londonien.

L’intégration des mouvements féministes à la sphère altermondialiste s’exerce sur trois modes distincts qui sont interreliés dans la réalité. Le premier, le plus visible, est la participation active aux grands rendez-vous altermondialistes transnationaux – mondiaux ou régionaux – des mouvements féministes éventuellement eux-mêmes transnationaux, comme la Marche Mondiale des Femmes. Il prend appui sur le fait que les mouvements altermondialistes peuvent être analysés comme un champ pluri-organisationnel ; c’est l’analyse qu’en font par exemple Fillieule et Blanchard (2005), à partir du concept formulé par Curtis et Zurcher (1973). Dans un tel champ pluri-organisationnel, l’existence d’une identité politique « altermondialiste » affichée par la rencontre n’empêche pas la participation visible de mouvements porteurs de problématiques, d’idéologies ou de modes d’action spécifiques, comme les mouvements féministes, de participer à la création de débats et d’action, bien au contraire. La jonction entre féminisme et altermondialisme, sur le plan institutionnel, est rendue possible par la participation en leur nom propre de ces organisations féministes aux arènes altermondialistes : on note que cette présence des thèses féministes s’appuie sur la notoriété de certaines intervenantes, dotées d’une forte légitimité en tant qu’expertes, en particulier de l’analyse des mécanismes du patriarcat (comme C. Delphy à Londres en 2004). Cette possibilité laissée aux organisations féministes de proposer des débats équivaut alors à la création d’une enclave féministe en espace public altermondialiste ; cette enclave risque de demeurer le fait exclusif des militantes qui l’ont mise en place, sans possibilité d’augmenter la constituency[4] de ces mouvements par le biais d’une tactique de « convergence des luttes », caractéristique de la sphère anti-globalisation. Effectivement, si on examine l’ensemble des événements militants organisés autour de thèmes touchant le genre, il est essentiel de remarquer la provenance de ces initiatives, c’est-à-dire, pour un événement comme un Forum Social, l’organisation de séances de débats ou d’ateliers pratiques. On constate que ces débats sont essentiellement le fait d’organisations qui s’identifient comme féministes. Dans les Forums Sociaux officiels, l’introduction de thèmes touchant le genre équivaut principalement à parler de questions touchant les femmes, les thèmes « gays et lesbiens » jouissant d’une autonomie qui entraîne leur apparition séparée – quoique des représentantes lesbiennes de ces organisations aient travaillé à faire le lien entre ces deux univers militants. L’identité politique féministe de ces débats est attestée par la nature des questions abordées, qui donnent lieu éventuellement à des conflits entre actrices d’obédiences différentes : les droits reproductifs, la question de la prostitution – pour laquelle l’opposition entre « réglementaristes » et « abolitionnistes » structure ici aussi le débat. Ce fut en particulier le cas au cours de l’Assemblée des Femmes du FSE de Saint-Denis ; elle s’acheva sur le constat d’un fossé entre les participantes, autour de cette question, césure qui constitue un mode de différentiation symbolique au même titre que la division « altermondialisme » et « anti-capitalisme » pour l’ensemble de la sphère anti-globalisation francophone.

Cette distance entre féministes et altermondialistes ne résulte pourtant pas d’une incompatibilité organisationnelle. Diane Lamoureux remarque ainsi l’homologie entre les deux types de mouvements, qui tous deux valorisent des structures horizontales et participatives. Cette ressemblance est mise en évidence par les militantes du REZAF :

Pourtant, des liens qui ne sont pas reconnus existent, comme par exemple la ressemblance dans les formes de lutte. La désobéissance civile et l’action directe prônées par le mouvement altermondialiste sont présentées comme de nouvelles formes de lutte, inventées par le mouvement altermondialisation. Pourtant, les féministes des années 1970, inspirées elles-mêmes par les luttes de Noirs américains, utilisaient ces formes d’action[5].

Ces similitudes formelles ne permettent cependant pas un véritable rapprochement sur la base de convergences, dans la mesure où subsiste, d’un côté, un centre qui est la lutte anti-mondialisation néo-libérale, et, de l’autre, des périphéries où seraient confinées les luttes considérées comme spécifiques, dont celles des femmes (Lamoureux 2004). Bien que les arènes anti-globalisation soient délibérément pluralistes en ce qui concerne les thèmes traités et polyphoniques quant à l’identité politique des intervenants et intervenantes sur ces thèmes, cette pluralité dessine cependant des inégalités entre thèmes dont la place sur l’ordre du jour peut être très différente. Une deuxième tactique d’intégration consiste donc à inclure de façon visible des thématiques de genre dans les analyses ou les programmes altermondialistes, sous l’angle du mainstreaming : des sous-ensembles plus ou moins institutionnalisés existent ainsi à l’intérieur de grosses organisations présentes en leur nom propre dans des arènes altermondialistes. Ils travaillent à inclure les problématiques de femmes au programme de l’organisation, soit de manière générale comme la commission « Femmes, Genre et Mondialisation » d’ATTAC France, soit plus précisément sur un thème. Ce mainstreaming repose fréquemment sur la polyvalence des militantes qui en prennent l’initiative, comme le patient travail réalisé par une militante de la Ligue Communiste Révolutionnaire : également engagée dans des initiatives féministes non institutionnelles comme le REZAF, elle a poussé l’organisation à prendre une position abolitionniste en matière de prostitution et restrictive en matière de pornographie. Ces sections adoptent un cadre assez classiquement féministe, et elles contribuent à introduire dans les débats la variable du genre. Elles peuvent également contribuer à rendre visible une perspective féministe dans l’analyse altermondialiste en développant des argumentaires spécifiques, convergents avec des prises de position défendues par ailleurs dans les organisations dans lesquelles elles s’inscrivent : ainsi, ATTAC Femmes développa un argumentaire en faveur d’un « Non féministe au Traité Constitutionnel de l’Union Européenne » à l’intérieur de la mobilisation plus vaste en faveur du non au référendum. Ce mode opère sous la forme d’une jonction de cadre entre féminisme et altermondialisme, comme nous allons le voir plus loin.

Un troisième mode d’intégration du féminisme repose sur le travail d’évaluation critique des relations sociales de sexe dans les organisations altermondialistes. En effet, les mouvements féministes de la deuxième vague des années 1970 ont dénoncé vigoureusement le caractère patriarcal des organisations politiques traditionnelles (partis ou groupes contestataires) visible par le peu de place qu’elles accordaient aux femmes au sommet des structures de pouvoir. Une remarque du type « aux hommes la tribune, aux femmes le ronéotype[6] » décrit bien ces univers militants. La division sexuelle du travail militant accorde aux hommes les rôles proactifs et ne laisse aux femmes que des fonctions de support logistique, comme Jules Falquet le remarque à propos des mouvements « progressistes » contemporains d’Amérique Latine (Falquet 2005). Une manière d’évaluer la présence du féminisme dans l’altermondialisme consiste donc à mesurer le taux de participation réelle des femmes dans les instances organisatrices altermondialistes, à la tribune et dans les phases d’action. Cette ligne directrice, nous allons le voir, contribue à faire du féminisme un pôle critique à l’intérieur des mouvements altermondialistes.

Pour un mouvement féministe donné, le mode d’intégration à la sphère altermondialiste ne résulte pas d’un pur choix effectué par ses participants : il convient de prendre en compte les conditions organisationnelles concrètes dans lesquelles une telle jonction s’est opérée. Considérons par exemple un nouvel entrant comme le REZAF ; il est doté d’une structure réticulaire en construction et d’une trésorerie limitée par l’absence de mobilisations antérieures, mais il détient un stock important de connaissances militantes en raison de la longue participation aux mouvements féministes de certaines membres ou grâce à leurs connaissances étendues des mécanismes de la mondialisation. Il en résulte que la coalition avec d’autres groupes politiquement différents devient une nécessité. Sur le versant institutionnel, le rapprochement prend la forme plus individuelle de la multi-appartenance des membres, comme lorsqu’une militante s’engagea à titre personnel dans la coalition du « Non féministe » autour d’ATTAC Femmes. Sur le plan non institutionnel, la forme du collectif permet de participer à des actions que conçoivent d’autres organisations, comme avec les libertaires dans le cadre des actions directes contre le publi-sexisme. Dans les deux cas, des mobilisations spécifiquement féministes continuent d’agir seules (comme La Meute pour le cas de la publicité sexiste) ou de participer institutionnellement avec leurs propres mobilisations (comme le puissant Collectif National pour les Droits des Femmes pour le Non féministe). Mais elles ne bénéficient alors pas de l’effet de nombre et de l’efficacité organisationnelle que confère l’action coalisée dans les sphères altermondialistes.

Un acte de naissance altermondialiste et féministe dans le conflit

Dès sa création lors du Point G, le positionnement politique du REZAF à l’intersection du féminisme et de l’altermondialisme rencontra des difficultés. Les féministes hésitent en effet à se positionner sur l’axe altermondialisme-anti-capitalisme qui structure en France les mouvements anti-globalisation, et, inversement, les altermondialismes et anti-capitalistes ont du mal à prendre en compte les spécificités politiques des féministes. La mise en place du point G entraîna l’apparition de conflits : dans les mois qui précédèrent la tenue du contre-sommet, la tentative de rapprochement entre le Point G et VAAAG par une militante féministe et libertaire avait été accueillie avec méfiance lors d’une réunion de préparation du collectif parisien. Ce qu’elle proposait ne ressemblait pas à une annexion de l’espace non mixte par le VAAAG (à une déclinaison des thèmes féministes sous le cadre idéologique libertaire), mais elle suggérait des rencontres entre les deux initiatives, par exemple sous la forme de présentations du projet non mixte dans le VAAAG pour expliquer sa signification politique. La réticence des libertaires pouvait alors s’expliquer par le fait que l’identité « anti-capitaliste » n’était pas revendiquée par les organisatrices du Point G. De fait, le réseau créé dans la continuité du Point G, le REZAF, se décrivit comme altermondialiste malgré les sensibilités anti-capitalistes de plusieurs membres.

À l’observation, on comprend que le REZAF se dénomme « altermondialiste » parce qu’il veut ouvrir largement ses actions au-delà de la sphère anti-capitaliste dominée par les libertaires. C’est un choix de marqueur d’identité politique plus flou que l’anti-capitalisme, qui en France est associé à la radicalité. La question de l’identité politique affichée par le REZAF se posa de nouveau plusieurs mois après la tenue du point G lorsque ses membres participèrent à des actions anti-publicitaires afin de protester contre le caractère sexiste de certaines publicités en compagnie de libertaires du « Collectif contre le Publi-Sexisme » : fallait-il considérer le caractère sexiste de la publicité comme le plus problématique (c’est-à-dire donner priorité aux problématiques de genre) ou bien se déclarer dans l’absolu hostile à toute publicité, c’est-à-dire s’inscrire dans un cadre anti-capitaliste? Cette question théorique a des conséquences pratiques lorsqu’il s’agit par exemple d’évaluer la remise d’un « trophée de la publicité non-sexiste » par l’organisation féministe La Meute : c’est possible selon le cadrage anti-sexiste, impossible si on adopte un cadre anti-capitaliste.

Si les deux villages Point G et VAAAG divergeaient sur leurs identités politiques affichées, en revanche ils semblaient posséder de nombreux traits structurels communs rendant cette rencontre possible. Les organisatrices du point G, comme celles et ceux du VAAAG, se fixaient en effet comme objectif une modification des propriétés sociales de l’espace investi : de même que le VAAAG était conçu comme un espace libéré des structures d’échange marchand capitalistes (Beauzamy 2004), de même le point G devait constituer un espace libéré de celles du patriarcat et des contraintes de la domination masculine. Tous deux s’inscrivaient donc dans une démarche d’action directe – même si le point G, à la différence du VAAAG, ne faisait pas l’objet d’une description dans ces termes. Le moyen choisi par les militantes féministes pour transformer les structures sociales était la non-mixité, qui constituait la particularité du Point G au sein de cette multiplication des projets de villages. Cette forme d’action directement empruntée aux formes traditionnelles d’action féministe correspondait au fait de n’admettre dans l’espace que des personnes « qui s’identifient comme femmes », comme l’expliquait une participante : les militantes évitaient par cette formulation une définition essentialiste des personnes admises. La question s’était en effet posée lorsqu’il avait fallu définir des règles de participation au groupe de conscience parisien non mixte organisé dans la continuité du point G : les candidatures de personnes trans-genre devaient être acceptées même si leur transformation n’était pas physiologique : « un homme peut venir s’il s’identifie comme femme, dire, moi aujourd’hui je m’identifie comme femme, mais après il faut assumer », expliquait une participante. Dans cette perspective, la catégorie « femmes » est construite comme une identité politique ouverte. Elle ne repose pas sur une situation biologique, ni même sociale, au sens de l’argument consensuel en milieu militant, tant chez les féministes que chez les altermondialistes ou anti-capitalistes, selon lequel « les identités hommes et femmes sont socialement construites ».

Cette pratique de la non-mixité comme mode d’action politique ne représentait pas une nouveauté en juin 2003, ni pour les féministes ni pour les anti-capitalistes. Les premières disposent d’un répertoire d’action hérité dont les moments et espaces non mixtes font partie ; cela rend concrètement possible la participation à ces initiatives récentes de militantes mobilisées depuis longtemps dans la mouvance féministe, car elles ont ainsi la garantie de la pérennité de leurs cadres et techniques d’action collective. Quant aux seconds, de précédentes initiatives anti-capitalistes dont l’organisation du VAAAG s’était fortement inspirée, comme les campements No Border[7] annuels, avaient déjà inclus la définition d’espaces non mixtes femmes, en général dominés par la présence des homosexuelles. Ainsi, le campement No Border de Strasbourg en juillet 2002 comportait un « dôme » non mixte, à la fois espace de débats et lieu de vie pour des militantes, parmi lesquelles les Françaises représentaient une minorité. L’organisation du point G se trouvait donc au confluent de plusieurs généalogies militantes, et correspondait, sur son versant féministe, à la réappropriation de formes d’action historiques du mouvement ; sur son versant d’inscription dans un espace anti-capitaliste – ce qui était le cas du campement No Border –, on peut arguer qu’il s’agissait d’une importation de formes d’action observées dans des contextes comparables et jugées efficaces. On note cependant que si la proximité de cet espace non mixte avec des modes d’action déjà pratiqués dans des événements anti-capitalistes constituait un élément de rapprochement potentiel avec le VAAAG, la spécificité du mode d’action non mixte constitua une barrière infranchissable à la coopération entre les deux villages.

Le point G se révéla en effet un sujet de conflit tout au long de sa présence, et au-delà. Je me postai en observation à son entrée pendant le déroulement du contre-sommet, et je pus être témoin de nombreuses scènes dans lesquelles des participants insistaient, parfois fort brutalement, pour pénétrer dans l’espace qui leur était refusé. Ils n’étaient d’ailleurs pas tous des militants d’organisations inscrites, un événement comme un contre-sommet suscitant la curiosité des riverains qui y viennent en villégiature. Dans l’atmosphère en général chaleureuse qui règne dans des espaces comme les villages – la conflictualité étant concentrée dans les moments et lieux de confrontation avec les forces de police, comme les blocages –, la tension entourant le point G semblait évidente, les militantes faisant l’objet d’insultes et même de tentatives de coups. Les participantes au village y ont vu un indice de la nécessité de leur présence dans les arènes anti-globalisation :

Je pense que ça a été très important que le Point G existe, d’abord parce que ça a permis à de nombreuses filles de découvrir la non-mixité et le féminisme. J’avais sous-évalué le fait qu’on allait se retrouver au milieu de plein de gens qui n’avaient jamais entendu parler de féminisme et qui allaient nous prendre pour des folles. […] Des réactions d’une telle violence me laissent penser que la présence féministe est absolument indispensable pour rappeler à tout le monde que tout ne va pas bien dans l’autre monde possible.

Cette hostilité rencontrée par l’espace féministe, et dont ses participantes firent les frais, ne suscitait donc guère de réaction de solidarité, de la part en particulier des participantes et participants du VAAAG. Le projet non mixte était considéré au mieux comme bizarre, au pire comme suspect, dans la mesure où c’était la légitimité politique même de la non-mixité qui était remise en cause : n’équivalait-elle pas à une exclusion discriminatoire des hommes? L’objet du conflit ne résidait pas dans la problématique centrée sur les questions de genre et la dénonciation du patriarcat – le VAAAG ayant par exemple adopté une position explicitement anti-patriarcale dans sa charte. Il ne résidait pas non plus dans la revendication d’une identité féministe, mais dans la mise en application de principes du répertoire d’action féministe, en l’occurrence celui de l’utilité d’espaces non mixtes pour développer la conscience des participantes sur les mécanismes du patriarcat et accroître leur pouvoir dans un espace libéré des contraintes de celui-ci.

Si on s’intéresse aux moyens retenus pour atteindre cet objectif, on remarque des similitudes dans les deux villages : suppression des rapports marchands par la pratique du prix libre et du partage, conférences réalisées par des sommités reconnues sur le thème. Une différence notable est la réalisation au Point G d’un groupe de conscience, portant spécifiquement sur les questions de sexualité. Avec un objectif tourné vers l’intérieur du groupe de militantes, et non vers la propagande, ses principes sont l’anonymat, le non-jugement et l’analyse féministe, dans un cadre de non-mixité. Cela se traduit concrètement par le fait que les participantes sont invitées à discuter de leurs expériences les plus intimes dans une atmosphère non normative, en ayant la certitude que ces confidences ne feront pas l’objet d’une publicité hors du groupe, et avec l’objectif de mettre en relation de manière analytique cette plongée dans la sphère privée avec une perspective politique.

La technique du groupe de conscience est commune dans les groupes mêlant féminisme et altermondialisme, en particulier aux États-Unis (Starhawk 2003), mais, même si on a vu des groupes de parole organisés hors de la sphère féministe – et en particulier sous la forme de groupe non mixtes hommes autour de la construction de la masculinité chez les libertaires – ceux-ci demeurent rares et peu systématiques. On peut donc émettre l’hypothèse que si c’est la non-mixité qui a été mentionnée comme la principale source de conflit, ce sont en réalité des pratiques politiques comme le groupe de conscience qui distinguent l’action des féministes altermondialistes des autres mouvements anti-globalisation. En effet, elle rompt radicalement avec la représentation d’un mouvement cherchant à augmenter sa constituency et à convertir les indécis par la diffusion d’un discours idéologique ou la publicité autour d’actions de contestation ; elle ne cherche pas à gagner une élite à sa cause, mais propose une vue introspective de l’action politique ayant des répercussions sur la vie quotidienne des participantes selon le principe que « le privé est politique ». De fait, les groupes militants ne parviennent pas à discuter avec franchise les rapports sociaux de sexe (et les relations de pouvoir qui en découlent) ; cela alimente la critique que les membres du REZAF font des autres mouvements altermondialistes, mais aussi, pour une part, des mouvements féministes traditionnels.

Le Point G a pris dans l’histoire du REZAF la place du conflit originel, de la même manière que les événements de Gênes avaient matérialisé violemment l’entrée dans une phase proprement conflictuelle du mouvement social (Beauzamy 2003). C’est ce que relatent les membres les plus actives du réseau et ce qu’illustrent les présentations du REZAF dans les arènes altermondialistes. La naissance dans la douleur du réseau et les enjeux politiques qu’il se donne laissent le champ libre aux relations conflictuelles avec les autres mouvements anti-globalisation, qu’ils soient altermondialistes ou anti-capitalistes. Ainsi, une militante du REZAF fut invitée à présenter le Réseau pendant l’atelier organisé au FSE de Saint-Denis par le groupe féministe non mixte Les Pénélopes. Pour un nouvel entrant dans la sphère anti-globalisation, les grands rendez-vous constituent donc à la fois l’occasion de s’y faire connaître et un passage obligé. Cette présentation s’appuyait sur l’expérience du Point G pour justifier la nécessité d’un tel réseau, arguant que les autres espaces autogérés altermondialistes ou anti-capitalistes reconduisaient des normes sexistes :

L’analyse féministe dans le mouvement altermondialisation est très peu présente, hormis une position de principe où l’on doit condamner les pratiques antisexistes. Dans la réalité, on a pu constater dans les deux autres villages (Village intergalactique et Village autogéré et anti-guerre), que le partage des tâches était très important entre les tâches politiques (quelle cible pour les actions, relations avec les autres villages, etc.) et les tâches techniques (gestion du bar, de la bouffe, etc.), malgré une proportion de filles très importante comme au village intergalactique. On a aussi pu constater des comportements très virils (c’est celui qui parle le plus fort qui a raison, débats à coups d’insultes, etc.) susceptibles de faire fuir les filles. Peu de réflexions ont été engagées sur ces pratiques et la dénonciation des pratiques sexistes reste bien souvent dans les paroles.

Cette critique, qui porte sur l’absence de mise en pratique concrète des principes affichés idéologiquement, se double d’une critique de l’argumentaire des mouvements altermondialistes et anti-capitalistes, comme nous le voyons plus loin :

Le deuxième constat que nous avons pu faire de la présence du féminisme dans le mouvement altermondialisation est le suivant : les thèmes de revendications sont rarement exprimés du point de vue des femmes. On n’entend que peu parler de la pauvreté des femmes, de leurs conditions de travail misérables, des femmes migrantes, etc. On n’entend jamais que les femmes sont les plus touchées par le développement actuel du capitalisme mondialisé.

L’expérience du conflit lors du contre-sommet d’Évian à Annemasse en juin 2003 sert donc à justifier l’existence d’un espace non mixte et d’un réseau critique, dont le positionnement altermondialiste résulte moins d’un syncrétisme thématique réel que d’un choix de constituer un pôle critique féministe dans les mouvements altermondialistes eux-mêmes. En affirmant que « Ces réactions hostiles montrent bien que pour beaucoup de personnes, le féminisme ne fait pas partie de l’altermondialisme. Cela signale un refus de remettre en cause le mouvement sur ce point-là », les militantes du REZAF se proposent d’offrir un analyseur féministe à l’intérieur même de la sphère anti-globalisation.

Jonction de cadre ou conflit de cadre : le genre entre femmes et patriarcat

Les contraintes pratiques sur l’action des féministes en arène altermondialiste se traduisent directement sur le cadrage retenu en particulier lors des grands rendez-vous de circulation du discours altermondialiste que sont les Forums Sociaux. Au départ, le point G avait adopté, comme nous l’avons vu, un cadre théorique féministe ouvert à des influences diverses – comme le matérialisme de Delphy, ou la pensée queer de Butler. Mais la nécessité perçue de réaliser des ateliers au FSE d’Athènes poussa le REZAF à envisager diverses sources de financement pour ce projet. Une d’entre elles, qui paraissait d’accès facile, consistait à demander une subvention auprès d’une des administrations susceptibles de financer une participation aux grands Forums altermondialistes, mais cela requérait au préalable une institutionnalisation du réseau sous forme associative. Une deuxième condition portait sur la terminologie de la description de l’atelier, dont les militantes du REZAF étaient bien conscientes qu’elle ne pouvait contenir le terme de « féminisme » ni même celui de « femmes » ; il fallait se contenter de celui de « genre », perçu comme plus neutre par les pouvoirs publics. Un tel maquillage est courant, comme l’expliqua une militante du REZAF à propos du FSE de Florence :

J’ai organisé pour la fédé des jeunes écolos européens un séminaire en collaboration avec le conseil de l’Europe sur des questions de genre et de sexualité. Pour recueillir la subvention on a appelé ça « Genres : obtenir l’égalité », et puis finalement comme titre on a préféré « Gender trouble? »[8].

La jonction de cadres (« frame bridging »[9]) entre féminisme et altermondialisme ne s’effectue donc pas dans un contexte d’égalité entre les deux sphères politiques, dans la mesure où les altermondialistes jouissent d’une notoriété telle que les incitations à participer compensent l’affaiblissement des spécificités des différentes tendances présentes.

On pourrait arguer, comme la dernière militante citée, que le choix d’une formulation acceptable, parce que non radicale, ne présage pas du contenu effectivement délivré lors du Forum Social. Mais on constate que l’effort de jonction de cadres réalisé par les féministes en direction des altermondialistes – et dont la réciprocité n’est pas démontrée – entraîne de la part des premières une transformation de leurs formulations ; celle-ci va dans le sens d’un affaiblissement de leur spécificité féministe, donc d’un appauvrissement de leurs analyses des rapports sociaux de genre. On peut tout d’abord le mettre en évidence à partir des thèmes retenus pour ces analyses. Un moyen d’inclusion des thèmes « femmes » est en effet facilité par la présence active dans les arènes altermondialistes d’activistes non occidentales situées dans un cadre féministe postcolonial. Leur discours est centré sur les violences multidimensionnelles faites aux femmes en particulier dans des contextes migratoires (à la fois dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil) et s’intègre harmonieusement dans les thématiques Nord-Sud fortement représentées dans les arènes institutionnelles de l’anti-globalisation, en particulier les Forums Sociaux[10]. Comme la mondialisation fait alors partie des causes de ces violences citées par les activistes, on se rapproche alors, du point de vue discursif, d’une jonction de cadres vis-à-vis du discours dominant anti-mondialisation néo-libérale. Nous l’avons vu précédemment, cela constituait un point central de l’argumentation de la représentante du REZAF en faveur de l’inclusion d’une perspective féministe dans les analyses des effets délétères de la mondialisation. On note que cette jonction procède à partir d’un sub-cadre « violences faites aux femmes non occidentales » dans le cadre « violence faite aux femmes ». C’est là un point qui tranche avec des cas antérieurs de tentatives de coalition entre les mouvements en faveur des droits des femmes et ceux qui militent pour l’égalité raciale (Davis 1982), qui ne procédait pas à partir de l’intersection de deux cadres distincts et de deux constituencies. Au contraire, comme le décrit Davis, les deux ensembles de thèmes de lutte dessinaient une configuration dans laquelle ils s’entre-définissaient de manière conflictuelle. Les revendications en faveur du vote des femmes s’appuyaient sur la dénonciation de l’absence de celles-ci dans les organes décisionnaires du mouvement abolitionniste, alors qu’elles contribuaient de manière décisive au travail militant et à la levée de fonds. Réciproquement, après l’abolition de l’esclavage, les mêmes mouvements avaient adopté une rhétorique raciste opposant le vote des femmes à celui des Noirs, par l’intermédiaire de l’argument « donner le droit de vote à des femmes éduquées (donc blanches) pour contrer le poids politique des Noirs illettrés ». L’alliance réalisée avec les féministes non occidentales permet donc, comme le démontre Diane Lamoureux (2004), d’échapper à la représentation selon laquelle les points de vue des femmes non occidentales seraient des points de vue particuliers, dans la mesure où c’est la définition même d’un point de vue universel qui est remise en cause.

De plus, en raison de ce rapprochement avec les thématiques Nord-Sud qui occupent une place prédominante dans altermondialisme, surtout dans les Forums Sociaux (Agrikolianski et Cardon 2005), la discussion sur la situation des femmes non occidentales est donc amenée à déborder les espaces que s’approprient les mouvements féministes dans les arènes anti-globalisation. Néanmoins, on constate que ce sont encore les Assemblées des femmes qui constituent un lieu privilégié pour l’évocation de ces problématiques, par conséquent des moments davantage identifiés dans un cadre « femmes » que dans un cadre « mondialisation néo-libérale » ou « guerre(s) ». Le thème des violences faites aux femmes non occidentales occupe une place prédominante dans les arènes anti-globalisation comme les Forums Sociaux. Tous les espaces in ou off traitant des femmes partagent cette caractéristique : cet intérêt pour les femmes non occidentales, qui constitue un pont entre une réflexion sur le genre et une critique de la mondialisation, se manifeste aussi dans les espaces plus généralistes des forums officiels. On peut émettre des hypothèses expliquant le bonheur de ce sub-cadre « violences faites aux femmes non occidentales » : en effet, il peut se joindre à la fois à un cadre « mondialisation néo-libérale » et à un cadre « guerre », tous deux fortement présents dans les discours circulant dans les arènes anti-globalisation, en particulier aux Forums Sociaux. Cela contribue à expliquer son succès au sein des mouvements positionnés dans ces cadres : par exemple, pour le cadre anti-guerre, en témoigne le slogan de la Ligue Communiste Révolutionnaire (parti trotskyste) lors de la manifestation du 8 mars 2004, « Solidarité avec les femmes d’Irak ». D’un point de vue rhétorique, les discours situés dans le cadre « violences faites aux femmes non occidentales » portent plus volontiers sur la description de viols ou de coups et blessures que sur l’analyse des acteurs et actrices en présence, l’articulation entre différentes formes de violences, etc. : on adopte un registre qui suscite chez l’auditoire des sentiments d’indignation et de compassion – en l’occurrence, à distance (Boltanski 1993) –, et le cadre adopté est plus centré sur le « diagnostic » que sur le « pronostic » ou la « motivation » à participer à l’action. Le fait que les discours sur le genre abordent les problèmes des femmes dans des pays hors-Triade[11] et leurs conséquences sur les femmes migrantes constitue donc un moyen d’inscrire les questions touchant spécifiquement les femmes sur une plateforme altermondialiste. Cette inscription peut se faire si le cadre est utilisé par des mouvements non mobilisés autour des thèmes féministes, et pour lesquels la convocation des femmes non occidentales n’embraye pas nécessairement sur une réflexion en termes de « femmes » tout court. Ce thème « violences faites aux femmes non occidentales » débouche donc davantage sur une description de femmes victimes, métonymie de la violence contre la société civile, et non pas sur une analyse des rapports sociaux de genre eux-mêmes.

Il est bien évident que lorsque les militantes féministes protestent contre la trop faible présence des problématiques de genre dans les arènes de la sphère anti-globalisation, elles le font depuis un point de vue féministe, c’est-à-dire qu’elles identifient comme problématiques de genre un ensemble de questions auxquelles elles ont déjà réfléchi, et qui font donc partie de leur corpus théorique et de leur programme militant. En l’occurrence, cependant, l’antériorité de leur positionnement sur cet ensemble de problématiques les assure du fait que les nouveaux entrants adopteront les éléments fondamentaux de leur cadre, notamment la centration sur les questions touchant les femmes comme analyseur et problématique principale. Cependant, le choix même d’un vocabulaire mettant en avant le « genre » ou les « femmes » est extrêmement flou là où les théorisations ont été les plus importantes dans l’histoire de la pensée féministe. Ces termes, dans les arènes altermondialistes, ne font que rarement l’objet d’une tentative de définition critique. Parler de genre ou de sexe, Delphy insiste sur ce point, correspond à deux postures théoriques très différentes – elle-même préférant substituer le terme « question du patriarcat » à « question des femmes » (2002 : 5). De fait, c’est bien l’analyse s’appuyant sur le concept de patriarcat qui perd du terrain dans cette centration sur les femmes comme victimes premières de la mondialisation et des guerres. Le cadre « droits des femmes non occidentales » ne présuppose en rien cette disparition, comme l’illustre le fait que, parmi les organisatrices principales du point G, se trouvaient des militantes d’organisations mobilisées dans un réseau comme le Rajfire, dont l’objet est l’accueil et la lutte pour les droits des femmes migrantes « sans-papières »[12] en France. La jonction des cadres féministe et altermondialiste ou anti-capitaliste pose donc des problèmes qui ne sont pas liés directement aux thématiques considérées. Elle révèle en effet une dimension tenant aux rapports de pouvoir entre groupes, autour de la nature de la lutte ontologiquement première : s’agit-il de la lutte contre le capitalisme néo-libéral ou de celle contre le patriarcat? La réponse à cette question s’esquisse en-dehors de la sphère du discours, sur le plan organisationnel, ce qui constitue un contraste et un paradoxe avec le dogme de la diversité des tactiques et de la pluralité des points de vue qui régit la sphère anti-globalisation.

Nous avons vu que les thèses féministes possèdent une visibilité dans les espaces de débats de la sphère anti-globalisation, en particulier les arènes altermondialistes, où elles paraissent stabilisées dans un statut marginal. Mais les questions touchant les femmes y sont également abordées par des organisations non féministes, et centrées sur des problématiques dans lesquelles la question du genre peut être introduite, par jonction de cadre ou par mainstreaming. La présence des thématiques féministes ne mène pas nécessairement à une réflexion sur ce que pourraient faire les femmes contre l’oppression décrite. Dès lors, le thème femme est cantonné dans les discours politiques altermondialistes au statut d’excursus exemplifiant, qui permet d’embrayer sur une réflexion politique de fait, non centrée sur les rapports sociaux de genre. L’inclusion des problématiques centrées sur les femmes dans les mouvements de la sphère anti-globalisation, même si elle est le fait principalement du travail des féministes, n’équivaut guère à une conversion féministe de ceux-ci.