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Cette réflexion portera sur le regard touristique comme forme et pratique performative, ainsi que sur les sites patrimoniaux en tant que lieux et scènes de performance. Cependant, ce n’est pas le regard des touristes étrangers qui sera interrogé, mais plutôt celui des touristes locaux. En d’autres termes, je m’intéresserai à la vision qu’ont les Tunisiens d’eux-mêmes et de leur pays dès lors qu’ils s’engagent dans des activités que l’on pourrait qualifier de touristiques.

Je prends pour exemple un groupe qu’on appelle en Tunisie les « Vadrouilleurs », qui réunit environ 300 membres dont le passe-temps principal est la visite des coins reculés du pays : villages éloignés des grandes villes, zones rurales très peu connues, sites archéologiques rarement fréquentés par les touristes étrangers. Bien qu’ils résident pratiquement tous dans la capitale, la majorité de ces vadrouilleurs sont originaires de régions rurales ou villageoises. Leur tranche d’âge se situe entre 30 et 60 ans et leur niveau de vie est relativement aisé. Ce sont des médecins, des ingénieurs, des universitaires, des journalistes, des avocats et des magistrats. Aussi pourrait-on les considérer comme une certaine élite, intellectuellement instruite et qualitativement représentative d’une classe sociale dite moyenne. Selon les termes de Bourdieu (1979), elle se distingue par son capital culturel qui préside à ses goûts et à son choix de pratiquer cette forme de tourisme.

Reposant sur l’observation participante, mon enquête de terrain a consisté en sorties avec le groupe durant l’année 2004, mais aussi en rencontres que j’ai tenu à organiser avec des membres avant et après chaque sortie. Le but était de « participer » aux trois temps les plus forts qui distinguent chaque visite, à savoir le temps qui lui précède – celui des attentes et des préparatifs ; le temps de la découverte des lieux et des monuments ; enfin le temps du retour vers Tunis, que ce soit lors du voyage dans le bus ou dans les premiers jours qui suivent la visite. Outre les informations recueillies durant ces moments de l’enquête, j’ai réalisé une vingtaine d’entrevues semi-dirigées avec les vadrouilleurs les plus assidus à cette pratique. Le thème qui est ressorti de la plupart des récits est le voyage chez soi, d’où l’idée de tournoiement que je me propose de développer dans cet article.

En fait, ce choix de voyager chez soi et, partant, de tourner autour de soi-même, rappelle, du moins dans sa forme, la danse des derviches tourneurs, que je prendrai pour métaphore dans cette étude. Je pense notamment à ce qui se révèle dans cette danse, à savoir la manière des derviches de tourner en spirale, tout en portant leurs regards à la fois vers le haut, bien loin de leurs corps, et vers le bas, jusqu’au fin fond d’eux-mêmes. Il en est de même des vadrouilleurs et de cette activité qui les réunit, car ceux-ci ont choisi de faire le tour de leur propre monde et de porter leurs regards vers les profondeurs du pays et de ses régions les plus éloignées. Ce faisant, ils se voient voyager en eux-mêmes, fouiller profondément dans leurs intérieurs et les dévoiler aux autres. C’est ce que j’ai pu déduire de leurs « comportements » qui seront approchés ici en tant que performance, au sens où l’entend Schechner (1985 : 35 ; 1990 : 43 et 2002 : 22-23).

Autrement dit, ce qui m’intéresse, ce sont les gestes, les actes et les manières de voir et d’apprécier que manifestent les vadrouilleurs et qui révèlent un certain sens ludique. Je cite, à titre d’exemple, leurs manières de s’habiller, de prendre leurs caméras pour filmer des paysages et des sites historiques, de monter sur les montagnes et de descendre dans les dédales des monuments et des vestiges archéologiques, de déguster les produits du terroir, de festoyer et de danser ensemble, de se dire et de se faire montrer comme Tunisiens différents des autres Tunisiens, et comme touristes différents des autres touristes.

Tous ces actes que j’appelle performances dégagent un sens ludique à partir du moment où on les voit se réaliser d’une manière récurrente, d’un voyage à l’autre ou d’un vadrouilleur à l’autre[2]. Elles le dégagent aussi à travers la sensation de plaisir, voire de jouissance, qu’elles suscitent dans le groupe et chez ses membres. D’autant plus que ce plaisir et cette jouissance se réalisent doublement : d’abord par la mise en tourisme de cette activité qu’est la « vadrouille »[3], puis par le fait que cette mise en tourisme se produit dans les lieux d’où sont issus les vadrouilleurs et vis-à-vis desquels ils se comportent à la fois comme des visiteurs cherchant à les découvrir et comme hôtes s’apprêtant à les présenter et représenter. En effet, la plupart d’entre eux s’efforcent de re-garder[4] leur pays et de le faire re-garder autrement par les autres touristes. Cette action s’accomplit d’une part sous forme de jeu dont le principe consiste à être et ne pas être Tunisiens, et d’autre part, à être et à ne pas être touristes. C’est ce qui pousse, d’ailleurs, ledit sens ludique à son apogée, comme nous le voyons plus bas.

Mais avant d’arriver à ce point, je m’attarderai d’abord sur les considérations théoriques qui me guident. Je traiterai notamment des travaux ayant établi des liens entre les deux univers du tourisme et du spectacle, que ce soit au sens de la métaphore ou de la réalité, l’objectif étant de développer le parallèle que j’ai essayé de tracer entre ces deux univers en me référant à la danse des derviches. Je me pencherai ensuite sur des exemples de terrain, pour discuter finalement des idées qui touchent l’identité, l’altérité et l’image de soi dans les deux sens, projectif et autoreprésentatif.

Tourisme et théâtre : au-delà de la métaphore

Le tourisme et le théâtre pourraient servir de métaphore l’un de l’autre, notamment parce que l’univers du tourisme emprunte beaucoup au théâtre[5], à son vocabulaire et à ses mécanismes[6].

Dean MacCannel, dans son livre The Tourist (1976), est parmi les premiers à employer un vocabulaire et des concepts inhérents au théâtre afin d’appréhender l’univers du tourisme. Se servant, entre autres, des concepts de frontstage et de backstage (Goffman 1959), il bâtit sa thèse sur ce qu’il a appelé « The staged authenticity ».

Selon MacCannel, toute destination touristique est pratiquement divisée en deux zones. La première est une sorte d’avant-scène (front region) et la deuxième comprend ce qu’on peut prendre pour des coulisses (back region). Chasseurs acharnés de l’authentique, les touristes regardent souvent du côté des passages vers les coulisses. Cet engouement à voir les choses telles quelles a pour effet que la répartition des zones est renversée. Il s’agit d’un renversement qui met en scène les coulisses, non en les transformant en avant-scène, mais plutôt en multipliant et en valorisant les signes mentionnant bien leur réalité en tant que coulisses. Conscients de ce jeu, voire de ces enjeux de mise en scène, les touristes ne cessent de manifester le désir d’aller au-delà de ce qui, à leurs yeux, n’est autre qu’une réalité théâtralisée. Aller au-delà ne signifie en rien refuser cette réalité, mais plutôt l’accepter sous forme de tremplin leur permettant de l’enjamber. Leur jeu est de « jouer le jeu », d’admettre la théâtralité de ce qu’on leur présente afin d’atteindre, par eux-mêmes, la non-théâtralité qu’ils recherchent. Ce faisant, ils portent un second regard sur eux-mêmes et sur le monde.

MacCannel utilise le concept de second regard[7], emprunté à Lacan (1973), dans une perspective remettant en question la théorie du regard touristique, élaborée par John Urry[8] qui, lui, s’inspire plutôt de Michel Foucault (1975 et 1978). Si MacCannel a concentré ses premières recherches sur l’expérience touristique comme quête de l’authentique, comme le voyage vers l’au-delà d’une modernité théâtralisée, Urry n’aborde pas ce voyage en tant que tel, mais il y voit un pont menant de l’ordinaire des choses à l’extra-ordinaire : « Tourism results from a basic binary division between the ordinary/everyday and the extraordinary » (1990 : 11). Ainsi, il est question dans les deux cas d’aller au-delà d’une représentation quelconque, de voyager vers un autre univers et, par conséquent, de devenir autre que soi, sinon autre soi-même.

Décrivant son état d’âme, ainsi que celui de ses collègues à la fin d’un spectacle, le théoricien et metteur en scène de théâtre Eugéno Barba (2001 : 21-60) évoque presque le même désir que celui qui motive les touristes de Maccannel et d’Urry. Il s’agit de ce désir d’aller au-delà du spectacle, du temps et de l’espace de la représentation, vers ce qui serait de l’ordre de l’intemporel, de l’infini et de l’indéfini, de l’extraordinaire enfin, mais aussi de l’extra-théâtral[9]. Je passe sous silence, pour l’instant, le développement de ce néologisme afin de m’attarder davantage sur MacCannel et Urry. Où réside donc leur différence?

C’est la question du regard qui est au centre de leur opposition. MacCannel n’accepte pas que le touriste soit la seule source de ce regard ou qu’il soit son maître absolu. C’est le sujet, le touriste en l’occurrence, qui, dès qu’il regarde, se trouve capturé par son propre regard[10], ou plus précisément, par l’effet et l’impact que celui-ci a sur les lieux et les objets regardés. En d’autres termes, en agissant sur les sites et les destinations touristiques pour qu’ils soient aménagés et exposés à la lumière de ses attentes, le touriste se fait lui-même influencer et manipuler. C’est ce qui le pousse à se servir d’un second regard qui, selon MacCannel, représente le désir incessant des touristes d’aller au-delà de ce qui est, en ses termes, staged, soit théâtralisé ou mis en scène sous forme de représentation touristique.

Ainsi, si l’extraordinaire est à la base de la motivation touristique selon Urry, ce serait l’extra-théâtral qui la fonde et la tient en vie selon MacCannel. Je me permets d’avancer ce néologisme (l’extra-théâtral) non seulement pour attirer l’attention sur le contraste entre les deux auteurs, mais aussi pour souligner un aspect qui semble associer le touriste de MacCannel – et dans une moindre mesure d’Urry – à l’acteur de Barba. Je pense à leurs désirs d’échapper à la fois à la théâtralité et à la réalité afin d’atteindre l’au-delà de l’une et de l’autre, soit en un mot « l’extra » des deux ; c’est que, d’une part, on a Barba (l’acteur) et ses collègues cherchant une permanence au-delà du spectacle, du théâtre donc, et de ses « murs » réels et fictifs. Pour ce faire, ils s’attachent à des seuils célestes, voire illimités, les poussant à rester « sur la pointe des pieds » et à être, comme les touristes, en voyage perpétuel. D’autre part, on a les touristes de MacCannel qui, conscients de la théâtralité de ce qu’on leur présente et représente, utilisent un second regard qui leur permet de maintenir leur curiosité éveillée et de se sentir, comme les acteurs, en quête permanente d’une destination qui les situerait, dirais-je, extra-muros. Mais si cette destination n’est ni réelle, ni théâtrale, où serait-elle située et comment pourrait-on la délimiter?

En me référant aux propos de Barba et de MacCannel, je dirais qu’elle se tient dans le désir même qui incite le touriste et l’acteur à poursuivre sans cesse leurs périples de tourisme et de théâtre[11]. Il s’agit, en fait, d’une destination qui n’est jamais atteinte, puisqu’elle est renouvelée ou repoussée plus haut et plus loin chaque fois qu’elle semble s’achever sous forme de voyage ou de spectacle. Elle nous révèle ainsi la nature même de ces périples et, à partir de là, ce qui serait propre à l’acteur et au touriste dès lors qu’ils se trouvent respectivement sur scène et sur site.

Du côté de la scène, Josette Féral parle de trois clivages qui fondent la théâtralité et qui agissent à la fois sur le spectateur et sur l’acteur, ainsi que sur l’espace de représentation[12]. L’acteur est notamment concerné par le troisième clivage. Celui-ci consiste en une séparation qui traverse l’acteur tout en le partageant entre l’instinctif et le symbolique. Du côté du site, m’inspirant des idées de Féral, je parlerai également de trois clivages traversant le tourisme, et à partir de là, le touriste. Le premier opère, comme dans le cas de la théâtralité, sous la forme « d’un jeu de va-et-vient »[13] entre ce qui est recherché, voire rêvé incessamment par le touriste avant son voyage et ce qui est retrouvé ou recherché de nouveau par lui dès lors qu’il arrive sur un site. Le deuxième concerne l’espace de représentation touristique (le site, le paysage, le monument, etc.) qui se trouve impliqué dans un pareil « jeu de va-et-vient » entre les adaptations qu’il a subies (les aménagements faits par les opérateurs touristiques) et les représentations dont il fait l’objet (les perceptions et les interprétations des visiteurs)[14]. Constatant les effets de ce jeu et les ambivalences qu’il soulève entre l’authentique et l’inauthentique, le réel et le non-réel et le naturel et le construit, Ness (2003 : 14) décèle une certaine forme d’hystérie qui caractérise, d’après lui, tout l’univers du tourisme. Le troisième clivage touche au touriste lui-même. Il repose sur le fait que celui-ci est à la fois spectateur et acteur, ou plutôt un acteur dont le rôle primordial est de regarder les sites et les objets mis à sa disposition. En d’autres termes, son jeu ou sa « performance », comme préfère l’appeler Edensor (2001 : 73 et 2000 : 322-344), consiste dans le regard, que ce soit directement par ses propres yeux ou indirectement en se servant de sa caméra ou de ses jumelles. Débarquant sur le site-scène, il se trouve, ainsi, contraint d’appliquer les « règles du jeu » qu’on lui a préparées précédemment sous forme de circuit de visite, voire de canevas ou de scénario. Il agit, de fait, comme un acteur qui assume un rôle et qui participe à la production d’un spectacle pour lui-même et pour les autres. Mais il réagit simultanément comme spectateur dont l’objectif principal est de découvrir ce même spectacle.

Étant donné que l’usage des mots théâtre, scène, jeu et performance relèvent, en l’occurrence, plutôt de la métaphore que de la réalité, je me dois de nuancer la notion de théâtralité telle que je cherche à l’employer dans mon travail. Cette notion emprunte à celle qui est élaborée par Féral, comme je l’ai indiqué. Mais elle vise plutôt l’univers du tourisme. En d’autres mots, cette auteure définit une « théâtralité théâtrale », si j’ose dire, c’est-à-dire une théâtralité se réalisant au coeur même du théâtre et de la scène, alors que j’évoque de mon côté une figure de cette théâtralité, à savoir une construction sur son modèle tel qu’on pourrait l’appliquer, en termes goffmanniens, à des scènes de la vie quotidienne. Je propose ainsi la notion de « théât-réalité », que je définis comme forme d’application du modèle au coeur même du quotidien et comme champ qui concerne non le théâtre en tant que tel, mais plutôt ses figures et ses métaphores dont fait partie le tourisme. Centrant mon étude sur celui-ci, je dirais que la « théât-réalité » est fondée sur l’ensemble des clivages que j’ai développés plus haut en m’inspirant de Féral. C’est ce que j’essaye de montrer en me reportant aux exemples de terrain.

De la « théât-réalité » tunisienne

Commençons par ce constat : la Tunisie compte environ 10 millions d’habitants et accueille annuellement plus de 5 millions de touristes, pour la plupart occidentaux. Elle a opté pour le tourisme non seulement comme solution économique, mais aussi comme politique « d’ouverture »[15] à l’aube même de son indépendance proclamée en 1956. Au-delà des retombées économiques et politiques de ces chiffres, il est plus intéressant d’étudier leurs implications sociales et culturelles. C’est ce qui me permet d’expliciter davantage mon propos.

Prenons l’idée d’avant-scène et de coulisses (frontstage et backstage). La Tunisie est bel et bien répartie en deux zones. La première, qui « joue » le rôle d’avant-scène est celle qui prend la forme d’une bande longeant les côtes tunisiennes, qui s’étire sur environ 1300 km[16]. Elle est la plus pourvue en équipements touristiques (hôtels, clubs et villages touristiques, terrains de golf, etc.) et elle accueille, naturellement, la majorité des touristes. La deuxième, qui constituerait les coulisses du pays, est celle qui se trouve « à l’arrière » de cette bande. Il est question, en fait, du reste du territoire tunisien, ou de ce qu’on appelle localement l’intérieur du pays, ce qui laisse entendre que la bande côtière est son extérieur.

Force est de constater qu’une telle répartition est susceptible d’avoir des répercussions non seulement sur l’image du pays au regard des autres, mais aussi au regard des siens. Pour ceux-ci, justement, elle est devenue, au fil du temps, quelque chose qui les traverse, voire qui les divise entre deux univers. Le premier est exposé au regard des autres, bien éclairé et bien rangé, comme une avant-scène où une partie du pays et d’eux-mêmes est simulée, jouée et placée dans la lumière du tourisme international et de ses structures. Le deuxième est plutôt reculé, occulté, dépourvu de ces structures et loin d’être éclairé. C’est le lieu où le spectacle « touristique » arrive à sa fin et où la Tunisie « authentique » commence.

Vivre simultanément hors du spectacle et en son sein, faire à la fois partie de ses coulisses et de sa scène, puis pratiquer au jour le jour « le jeu de va-et-vient » entre ses dedans et ses dehors, ses réalités et ses fictions, cela signifie que la « théât-réalité » représente quasiment un mode de vie chez les Tunisiens. En d’autres termes, elle constitue pour eux une façon d’être chez soi et hors de soi, voire une manière d’être soi-même et non-soi-même. C’est ce qui sera démontré à travers les « performances » des vadrouilleurs.

Silence, on re-tourne

La plupart des vadrouilleurs sont d’origine rurale. Ce sont les enfants des familles qui ont « émigré » à l’aube de l’indépendance de « l’intérieur » du pays vers « l’extérieur », à savoir la bande côtière et ses « avant-scènes » touristiques. Que ces enfants aient grandi et qu’ils retournent en touristes vers cet « intérieur », c’est ce qui fait que leur voyage à destination d’un village ou d’une campagne évoque un « re-tourisme »[17], et que leurs performances sur un site ou devant un monument prenne la forme d’un tournoiement. J’arrive ainsi à la métaphore des derviches tourneurs. Toutefois, je dois préciser que je n’emploie pas cette métaphore en me référant uniquement à la danse des derviches. Je pense plutôt au large univers des Soufis d’où proviennent les derviches et qui fournit des balises métaphoriques plus appropriées pour les exemples qui seront évoqués.

Dans l’univers du soufisme, le voyage prend souvent la forme d’une errance ayant le sens d’un retour vers Dieu, et à partir de là, vers soi-même qui n’est autre, selon la pensée mystique, que l’image de ce dernier et le signe, alama, indiquant son existence. En fait, le but ultime de ce voyage est d’atteindre l’étape de Tawhid, l’Unification dans ou avec cet idéal qui est Dieu[18]. Qui plus est, le voyage dans le sens réel et figuré constitue l’une des pratiques menant à cette Unification, à travers l’errance ou les pérégrinations dans le désert, la forêt et les montagnes. Quand leur réalisation ne nécessite pas que les Soufis se rendent dans un lieu bien déterminé, on les appelle « syaha »[19] – d’ailleurs, ce mot signifie en arabe « tourisme » – ; quand elle le nécessite, on les appelle « zyara » (visites)[20].

Dans le sens que j’ai souligné précédemment, les voyages des vadrouilleurs dans leur propre pays constituent un « mouvement »[21] de retour sur soi, des visites et des illuminations éclairant les tréfonds d’un monde dans lequel ils se représentent leurs « racines »[22], qu’ils considèrent être occultées par le regard des « autres ». Ainsi, quand ils montent dans le bus et commencent le voyage en partant de Tunis, la ville avant-scène par excellence, ils s’engagent en fait sur une route qui était parcourue en sens inverse par leurs parents ou leurs grands-parents. « Roots always precede routes », dit Clifford (1997 : 3). J’ajouterais, en me fondant sur mes observations de terrain, que les unes et les autres (les racines et les routes) se confondent au bout d’un moment, de telle sorte qu’elles forment non une ligne, mais une lignée en fonction de laquelle des gens comme les vadrouilleurs se créent un idéal. Sans être exactement ou nécessairement le même que chez les Soufis, celui-ci joue pratiquement le même rôle, dans le sens où il permet à ses adeptes (en termes mystiques, ce seraient ses amoureux) de se reconnaître et se redécouvrir eux-mêmes à travers ses images, voire ses théophanies. Cet idéal n’est autre, aux yeux de ces « re-touristes » tunisiens, que le patrimoine. En effet, l’objectif ultime de ces derniers, tel qu’ils le déclarent et tel qu’ils le pratiquent lors des vadrouilles, est de se trouver dans une situation de proximité, sinon d’Unification, avec ce patrimoine. C’est pour cette raison qu’ils concentrent l’essentiel de leurs programmes, lors de chaque vadrouille, sur deux axes principaux : la fréquentation des sites et monuments historiques et la dégustation des produits du terroir. Le témoignage de cette vadrouilleuse faisant partie du « noyau dur du groupe », rend plus claire cette idée :

Il nous est arrivé de réaliser une vadrouille sur un site archéologique à Kélibia [Nord-Est du pays] où on a fait participer des vadrouilleurs en les incitant à mettre la main à la pâte. Grâce à l’autorisation de l’archéologue responsable du site, on leur a fait fouiller une tombe. Ils ont ouvert celle-ci et ils ont vu comment ça se passe avec toutes les vibrations d’attente, de trouver le squelette et de toucher au petit pot. On a réalisé, ainsi, que les gens voulaient découvrir la Tunisie, ça c’est certain, mais qu’ils cherchent à le faire en tant qu’archéologues et naturalistes.

L’on comprend, ainsi, que ces vadrouilleurs sont loin de se limiter à un passé récent. Ils se servent de ces lieux et « mi-lieux » d’où sont venus leurs parents, pour retracer les « routes-racines » qui leur permettraient d’aller beaucoup plus loin dans ce qu’ils considèrent comme les « hauts-lieux » de leur histoire ainsi que les « centres de leur être »[23], voire les décombres de leurs ruines. En fait, c’est en les regardant « graviter » autour de ces centres et de ces ruines qu’ils donnent l’impression d’effectuer non des tours, mais plutôt des tournoiements comme des derviches. Il s’agit d’une métaphore comme je l’ai déjà indiqué. Mais il s’y trouve tout de même une part de réalité que j’essayerai de cerner à travers ces exemples.

En arrivant dans le village ou la zone rurale, les vadrouilleurs commencent souvent leur programme par la dégustation de ce qu’on appelle des produits du terroir relatifs à cette zone. Elle a lieu généralement dans le cadre d’une cérémonie d’accueil que la communauté locale a préparée d’avance et à la lumière de laquelle elle souligne ses spécificités gastronomiques, artisanales et autres. Pour les vadrouilleurs, cette cérémonie, organisée souvent sous forme de festin, constitue un plat « d’entrée » à une visite qui sera savourée comme une variété d’aliments dont le plat de « résistance » est souvent composé des vestiges, des monuments et des ruines propres à toute zone. J’évoque le sens de la nourriture et de la saveur, non seulement pour attester de l’aspect « consommation du patrimoine» au sens propre et figuré, mais surtout pour revenir sur un autre aspect que j’ai déjà souligné plus haut : l’état de plaisir et de jouissance manifesté par les vadrouilleurs à travers leurs « performances », à savoir notamment leurs manières d’apprécier les sites et les monuments historiques.

C’est en reliant la dégustation des aliments à l’appréciation des monuments – on associe parfois l’une à l’autre en organisant la cérémonie au sein d’un site historique ou dans ses périphéries –, que les vadrouilleurs expriment le plus subtilement cet état de plaisir et de jouissance. Cela se révèle autant à travers leurs conversations lors de la dégustation-appréciation qu’à travers leurs mouvements et gestes quand ils se déplacent ensemble ou en petits groupes sur le site.

En ce qui concerne la conversation, je cite à titre d’exemple leur manière de mêler souvent l’humour au sérieux quand il s’agit de commenter et d’interpréter un objet ou un événement historique caractérisant le site. « Ils doivent avoir besoin d’interprètes pour communiquer entre eux », commente une vadrouilleuse, alors que le guide[24] présente un cimetière réunissant des tombes de défunts romains, byzantins et arabes. Quand il invite ses compagnons à réfléchir sur la raison pour laquelle les uns et les autres ont choisi le même lieu pour enterrer leurs morts, une autre intervenante réplique :

Moi je pense qu’on n’a pas choisi pour eux, mais ce sont eux-mêmes [les morts] qui, de leur propre gré, ont choisi de déménager vers ce lieu. Regardez bien le paysage, comme c’est beau, comme c’est calme, comme c’est riche d’histoires et de légendes. Puis une tombe ici ça sera moins cher qu’à la capitale, n’est-ce pas! Moi j’ai déjà repéré ma place où je demeurerai après une longue vie Inch’Allah [si Dieu le veut].

Elle pointe du doigt une pierre tombale romaine. Le guide profite de son geste et des éclats de rire qu’il a déclenchés pour s’attarder à cet objet, la pierre tombale. Il appelle le groupe à se rassembler autour d’elle et il en déchiffre la calligraphie. Commence ainsi tout un discours sur les épitaphes comme jalons de la mort et de la vie chez les Romains et chez les Arabes, la notion de la mort et de la mémoire au regard des uns et des autres, la rhétorique des tombes et des ruines, etc. Comme on le constate, il s’agit d’un discours qui s’avère plus ou moins savant, mais qui demeure toutefois alléchant, vu le plaisir et l’ambiance qui l’animent.

L’humour sert d’abord à « voir », à réagir devant des lieux et des objets qui permettent de d’interroger le passé et le présent[25]. Il permet ensuite au groupe d’afficher une certaine « couleur » qui serait représentative de sa tunisianité. Un vadrouilleur me disait :

Comme tu le constates, nous parlons tantôt en français, tantôt en arabe, mais nous blaguons toujours en tunisien. Toi, tu le sais très bien, la blague c’est l’épice qui donne du goût à cette recette très tunisienne.

L’épice et le goût me remettent de nouveau devant le sens de la saveur. Celle-ci émerge d’un mélange de mots (les blagues et les commentaires), d’aliments (la cérémonie et ses plats), de monuments et de paysages (les tombes, les mausolées, les ruines) et les tours et les déplacements. L’imbrication de ces éléments et, partant, leurs effets répercutés sur l’état émotionnel et intellectuel du groupe dégagent une sorte de « saveur ». Aux termes de Schechner, cette dernière serait à la base d’une esthétique qu’il appelle Rasa, du nom d’une forme de théâtre hindou fondé sur un mélange semblable de dégustation, d’appréciation et de performances de toutes sortes (danse, chant, conte)[26]. Cette notion d’esthétique m’inspire davantage pour développer ce qui constitue l’autre aspect du plaisir des vadrouilleurs et de leur jouissance.

Tours et tournoiements

J’arrive ainsi à ce que j’ai appelé mouvements et gestes des vadrouilleurs lors de leurs déplacements sur un site, en décrivant brièvement ce qui représenterait un circuit modèle. La vadrouille débute généralement par une cérémonie d’accueil après laquelle les vadrouilleurs et leurs hôtes locaux commencent ensemble le volet le plus consistant de la visite. Deux principaux axes composent généralement ce programme. Le premier est de « monter » vers le sommet d’une montagne où se trouve un monument, un site historique ou un emplacement géographique qui offre une vue panoramique sur la zone visitée. Le deuxième est de « descendre » dans un chantier de fouille archéologique et de faire en sorte que l’on « s’enfonce » et que l’on s’infiltre à travers ses couches et ses paliers.

Commençons par le premier axe. Le cadre le plus propice pour expliciter davantage cette comparaison entre les vadrouilleurs et les derviches est celui où l’on voit les premiers grimper une montagne afin d’atteindre son sommet. Pour ce faire, je prends l’exemple de la Table de Jugurtha[27]. Ce sommet tire son nom du fameux roi numide (160-104 av. J.-C.) qui se révolta contre l’occupation romaine de l’Afrique du Nord ; il s’y retrancha avec son armée et subit un siège de plusieurs mois. Atteindre ce sommet, c’est donc remonter symboliquement dans l’histoire tout en montant réellement sur la montagne. Ce faisant, les vadrouilleurs donnent l’impression d’être dans un parfait état d’extase.

La raison c’est qu’en dépit de la dureté du chemin[28], ils ne cessent de manifester (presque tous, hommes et femmes) une ardeur et une vivacité remarquables à se rendre d’un niveau à l’autre tout au long de l’ascension. Qui plus est, ils continuent à entretenir le même climat parsemé de blagues et d’humour tout en rappelant l’histoire et les légendes inspirées du lieu. C’est comme si l’altitude qu’ils gagnaient en grimpant inculquait dans leurs corps et leurs esprits la même énergie qui permet aux derviches de tournoyer durant des heures avec autant d’élégance et d’ardeur.

Cette forme de danse, sinon de tournoiement, des vadrouilleurs devient plus subtile et plus expressive quand qu’ils atteignent le sommet. C’est sur ce « lieu de mémoire » que les vadrouilleurs effectuent une bonne partie de leurs performances. C’est là que leur regard sur soi, leur voyage à l’intérieur d’eux-mêmes, devient non seulement repérable, mais aussi opérant, c’est-à-dire traduit en actes et en paroles. En effet, le fait d’atteindre ce sommet en s’accrochant en chair et en os à une falaise rocheuse renforce la sensation de dépasser un certain au-delà (au sens réel et figuré) et de s’unifier avec cet idéal qu’on a appelé patrimoine. « Oh! Comme c’est magnifique de monter toute cette montagne », dit une vadrouilleuse alors qu’elle arrivait sur la « Table ». « Et c’est encore plus magnifique de se trouver, après tout ça, dans un lieu pareil », répliqua une autre.

Les tours et les tournoiements dans ce lieu débutent ainsi sous forme de tournures de mots et de phrases. Qu’est-ce que j’appelle tours et tournoiements? Les premiers sont bel et bien les « vrais » tours que les vadrouilleurs effectuent en se déplaçant d’un coin à l’autre sur le site. À noter surtout les déplacements qui sont accomplis lors des prises de vues des vestiges et des monuments éparpillés un peu partout sur le lieu. En fait, c’est en filmant que les vadrouilleurs découvrent, apprécient et regardent le lieu et ses objets. Il y a une tendance chez la plupart d’entre eux à tout « prendre » dans leurs appareils, voire à tout « récupérer ». J’insiste sur ce dernier mot, parce que filmer pour les vadrouilleurs ne signifie pas ce geste, somme toute banal, que l’on voit se répéter chez les touristes. Il signifie plutôt se retrouver, se repérer et « se voir se voir »[29] dans son « objectif ».

Il est clair que les vadrouilleurs deviennent emmitouflés dans une atmosphère de subjectivité dès lors qu’ils se sentent « élevés » à la hauteur de ce « lieu de mémoire ». Ainsi, le filmer tout en faisant des pauses en son sein, permet de se situer soi-même parmi ses objets et ses vestiges. Autrement dit, il s’agit de retracer ses propres traces sur un lieu où l’on pense, on rêve et on analyse que l’on y était un jour, d’une manière ou d’une autre. L’acte de re-garder au sens de garder de nouveau prend donc une ampleur particulière puisqu’il est question de se re-garder soi-même non seulement dans le lieu, mais aussi comme un lieu de ce lieu. En d’autres mots, comme le vadrouilleur se sent « élevé » par cet endroit, se sent lui appartenir et « idéalement » être unifié à ses vestiges, il « se voit » le porter en lui bien longtemps à l’avance. Le filmer signifie donc se filmer soi-même et, partant, filmer ce lieu qui l’habite.

Je m’explique davantage en citant cet exemple d’une vadrouilleuse qui, la caméra à la main, s’était mise à courir dans tous les sens dès son arrivée sur la « Table ». C’était comme si elle avait repéré a priori les endroits et les objets qu’elle devait filmer. Elle n’avait pas visité le lieu auparavant, mais elle affirma toutefois l’avoir « rêvé » en l’assimilant à d’autres lieux semblables où elle avait vécu dans son enfance :

Tu sais, ce genre de lieux ou, si tu veux, ce lieu même existe déjà en moi. Il m’habite parce que je l’ai autant habité. Je suis issue d’un village dont les alentours sont bordés de monuments et de vestiges comme ceux que l’on voit ici. Je jouais, voire je vivais là-dedans.

Elle montre du doigt des sortes de cavités creusées dans le sol et qui servirent à Jugurtha et à son armée, dit-on, pour y entreposer des munitions et du ravitaillement :

C’est dans un lieu pareil que nous passions, moi et la plupart des enfants du village, les meilleurs moments de nos journées. Ces greniers ou ce qui leur ressemble dans notre cas, nous servaient d’espaces de jeu et de rencontre et, quand il le faut, de cachette. D’ailleurs, ce sont ces images qui me reviennent en premier à chaque fois que je me trouve dans un lieu pareil. Non, il faut dire qu’il y a aussi une odeur qui revient avec et dont je n’ai pas pu réaliser la nature quand j’étais petite. Je comprends maintenant que c’est l’ambre de l’histoire. C’est ce que je filme actuellement si tu veux. C’est ce qui me guide d’un endroit à l’autre.

Elle cherche dans son sac puis elle me sort une photo d’une jeune fille regardant à travers un tas de ruines :

Ne te hasarde pas à penser que c’était moi, me dit-elle, mais c’est comme si c’était moi, n’est-ce pas? C’est une petite villageoise que j’ai filmée lors d’une autre vadrouille. Non seulement elle me rappelle mon enfance, mais elle me permet de voir les trois temps associés, à savoir le temps de mon enfance, celui des lieux c’est-à-dire l’histoire en soi et celui de la vadrouille[30].

Soulignons quelques propos faisant écho aux idées soulevées un peu plus haut : « Il (le lieu) m’habite parce que je l’ai autant habité » ; « ces greniers ou ce qu’il leur ressemble dans notre cas »; « Je comprends maintenant que c’est l’ambre de l’histoire » ; « voir les trois temps associés ». Outre le fait qu’ils décrivent un état ultime de subjectivité dans lequel baignent les vadrouilleurs et que De Certeau explique par le lien intime rattachant le mémorable au rêvé au sujet d’un lieu[31], ces propos définissent bien ce que j’entends par tournoiements au sens métaphorique. Nous assistons, dans les exemples cités, à une danse, une extase ou une théophanie face au lieu et sous forme de lieu, unification à un idéal et quête infinie d’un au-delà. Ce sont des paroles, des déplacements, des prises de vue et de positions, des odeurs et des saveurs qui, comme on les voit dans le cas de cette vadrouilleuse, s’articulent tout autour de ce qu’elle considère révéler son passé et son présent et donc l’image qu’elle se fait d’elle-même et de son pays. C’est ce qui donnerait la forme d’un tournoiement s’il était question de le simuler sous forme de danse et de le jouer au rythme d’un chant liturgique.

Pour voir comment cette image est partagée à l’échelle du groupe, je prends d’autres exemples de ce qui fait le deuxième axe d’une vadrouille, à savoir la « descente » dans les dédales d’un chantier de fouilles archéologiques. Tout comme monter, descendre ne signifie pas seulement « aller en bas ». Pour les vadrouilleurs, il est plutôt question d’un approfondissement qu’ils réalisent aux tréfonds de leur histoire tout en se prenant eux-mêmes pour des fouilleurs, ainsi que pour un sol-histoire qui se fait fouiller. C’est ce qui constitue dans un pareil cas un acte d’« auto-excavation », selon la formule de Nandy (2001 : 34).

L’exemple le plus parlant est l’application du groupe à s’introduire en chair et en os dans le chantier de fouille. Les vadrouilleurs arrivent en file indienne ou en petits groupes ; tout dépend de la nature du site et de ses reliefs. À l’endroit le plus profond, sinon le plus proche des vestiges, le groupe s’immobilise en demi-cercle face au guide qui, lui, a choisi l’endroit propice pour communiquer avec le groupe tout en interprétant de plus près les vestiges.

Il commence par une présentation générale du site[32] puis il passe aux particularités du chantier (nature des vestiges et des objets découverts). Mais ce qui donne à son discours un charme particulier aux yeux de ses compagnons, c’est qu’il insiste souvent sur le caractère composite de l’histoire tunisienne. Il veille à montrer avec toute la précision nécessaire les couches du sol et des vestiges composant l’ensemble de cette histoire qui se présente ainsi sous forme de paliers superposés. C’est une manière de retracer les « lignes du temps et de reconstituer la chronologie des occupations », constate Turgeon[33]. En l’occurrence, il s’agit de narrer cette histoire tout en cernant au plus près sa multiplicité ou, plus précisément, ses composantes les plus épaisses et les plus marquantes, à savoir les périodes berbère, punique, romaine, byzantine, arabo-islamique et ottomane. La narration sert ainsi de voyage dans le voyage, puisqu’il s’agit d’énumérer ces périodes et de les décrire, comme si on les traversait en passant d’une civilisation à l’autre.

Tout comme lorsqu’ils gravissaient la montagne, les vadrouilleurs se montrent vifs, attentifs et curieux pendant le discours du guide. Ils posent des questions, développent des commentaires et des réflexions, font des plaisanteries, sans renoncer au sérieux de leurs propos et de leurs gestes. Une fois le discours du guide fini, ils se lancent dans une autre phase de tours et de tournoiements. C’est comme si le mot d’ordre était de s’enfoncer corps et âme au travers des pierres et des cavités : ils touchent, voire caressent les objets, ils les filment comme s’ils les auscultaient avec une loupe, ils descendent dans les cavités et posent à côté des monuments les plus attirants.

Lorsque je les interroge sur ce qu’ils ressentaient au temps où ils s’adonnaient à ces performances, ils insistent presque tous[34] sur le fait qu’ils se sentaient en train « de se rechercher eux-mêmes, sinon en eux-mêmes » ; « d’essayer de se comparer à ces objets et de se reconnaître à la lumière de ce qu’ils évoquent en termes historique et identitaire » ; « de se mirer dans les profondeurs de leur histoire et dans la complexité de leur civilisation » ; « d’appréhender leur tunisianité et de s’interroger sur les composantes qui devraient la fonder ».

Il va sans dire qu’en se déclarant ainsi, les vadrouilleurs s’engagent dans un discours dont les principaux thèmes sont l’histoire, le patrimoine et la tunisianité. Celle-ci n’est autre que le creuset, sinon la synthèse des éléments et des composantes des deux premiers. En d’autres mots, elle est l’incarnation même de ce qu’ils imaginent et de ce à quoi ils croient quand ils tiennent à se fondre dans un vestige ou quand ils se plaisent à mélanger, sinon à confondre savoureusement leurs blagues à leurs aliments et à leurs monuments.

En guise de conclusion : tunisien, non-tunisien et non-non-tunisien

En évoquant l’imagination et, dans une moindre mesure, la croyance, je cherche en fait à montrer comment la notion de « communautés imaginées » développée par Anderson (1991 : 6-7) est vécue à travers les performances des vadrouilleurs. En effet, on peut dire que ces derniers interprètent une fiction dont ils sont les auteurs et dont le sujet et le titre seraient la tunisianité, voire la Tunisie ou les Tunisiens. Les objets, les vestiges et les sites archéologiques, ainsi que les blagues et les aliments, servent d’outils d’interprétation permettant de rendre cette fiction vivable et visible au moment où elle est actualisée, pour ne pas dire jouée par ces Tunisiens, qui font eux-mêmes partie de son décor. Ils lui accordent également une profondeur historique et lui fournissent des balises nationales et identitaires, permettant à ceux qui la regardent tout en la vivant de se dire et se sentir « idéalement » Tunisiens selon les canons de cette tunisianité[35]. Mais se tenir à une telle fiction, l’actualiser et la réaliser[36] en interprétant des objets et en rejouant des souvenirs, des évènements mémorables et des histoires commémoratives n’engage-t-il pas les vadrouilleurs dans une autre « théât-réalité », dans une situation de « comme si » ou de verita-falsa, comme le dit Legendre (1994 : 15)? Autrement dit, est-ce que cela ne les mène pas dans de « fausses » coulisses, soit de « vraies » avant-scènes dont ils sont eux-mêmes les réaménageurs et les pourvoyeurs?

Pour répondre à ces questions, je passe en revue cette petite conversation qui s’est déroulée entre une vadrouilleuse et un jeune villageois d’environ vingt ans ; il faisait partie de la population d’accueil lors de la visite du groupe à la localité de Ain Jalloula, une zone rurale de la région de Kairouan :

— Le jeune : êtes-vous des Tunisiens?

— La vadrouilleuse : bien sûr que nous le sommes, tout à fait comme vous.

— Le jeune : cela m’étonnerait, je pense que vous êtes des touristes.

— La vadrouilleuse : mais non, nous sommes tunisiens et je suis tunisienne, voulez-vous ma carte d’identité?

— Le jeune : je n’en ai pas besoin, il n’est pas question de carte, ni d’identité. Mais de ce que vous faites et de ce que je vois et j’entends en vous et par vous[37].

Les vadrouilleurs échangent entre eux souvent en français. Et c’est dans la même langue que le guide donne ses conférences. Leurs costumes rappellent, d’une manière générale, l’image-type des touristes : chapeau et lunettes pour se protéger du soleil, jogging ou short et tee-shirt quand il fait chaud, sac à dos et, naturellement, un appareil photo ou une caméra vidéo généralement numérique, et dont le viseur est souvent à l’oeuvre. Ainsi, leurs manières de faire et leurs apparences font nettement contraste avec celles des villageois parlant le tunisien et portant plutôt des vêtements « ordinaires ».

Mais ce ne serait pas la raison principale pour laquelle ce jeune n’a pu les reconnaître comme Tunisiens. En discutant avec lui et avec d’autres villageois, ainsi qu’avec les vadrouilleurs naturellement, j’ai pu constater que cette méconnaissance relève beaucoup plus d’une situation « liminale » (Turner 1982), dans laquelle vivent les vadrouilleurs. Elle résulte du processus global de la vadrouille, voire de son esprit reposant sur une démarche re-touristique qui les amène à « résider » dans une situation d’entre-deux, à savoir entre les routes-racines tracées par leurs ancêtres et les sentiers battus des touristes étrangers. Ce serait une situation de « midway », voire un « third space » comme le diraient Bhabha (1994) et Hollinshead (1998). Elle découle de ce « jeu de va-et-vient » entre les dedans et les dehors du pays. Elle est enfin le fruit d’un voyage intérieur traversant les vadrouilleurs tout en s’effectuant sous la forme d’une fuite d’un « chez-soi » théât-réalisé par et pour l’autre (le touriste) à un « chez-soi » qui finit par être théât-réalisé par et pour soi-même (le vadrouilleur pris lui-même pour touriste par d’autres Tunisiens).

On saisit ainsi pourquoi ils ressentent et manifestent cet esprit où ils se montrent (à eux-mêmes et aux autres) comme s’ils se situaient entre deux univers[38] et comme s’ils faisaient le va-et-vient entre ce qu’ils recherchent et ce qu’ils semblent fuir dans leur propre monde. Il s’agit d’un clivage ; c’est le quatrième si l’on tient compte des trois précédents développés plus haut. Celui-ci concerne beaucoup plus les vadrouilleurs. Il réside dans cette situation faisant d’eux des acteurs portant en leur sein les êtres qu’ils sont et les êtres qu’ils ne sont pas, mais qu’ils incarnent, révèlent et manifestent au fur et à mesure de leurs performances. C’est ainsi qu’ils nient être des touristes et qu’ils se trouvent non reconnus comme Tunisiens. Shechner explique cette situation en décrivant le jeu du comédien. Pour ce faire, il emploie une formule que je traduis par le « non-non-non » ou tout simplement les 3 N :

All effective performances share this “not-not not” quality: [the actor Lawrence] Olivier is not Hamlet, but also he is not not Hamlet: his performance is between a denial of being another (= I am me) and a denial of not being another (= I am Hamlet).

Schechner 1985 : 123

En me permettant d’adapter cette formule à mes propos, je considère les vadrouilleurs comme des non-non-Tunisiens, du moment où ils sont devenus des touristes dont l’engouement est de porter leur regard vers eux-mêmes. Ils se situent, comme le comédien de Schechner, entre deux négations : la négation d’être des autres (ils sont Tunisiens) et la négation de ne pas être des autres (ils sont touristes). En peu de mots, le tourisme permet aux Tunisiens de se re-garder comme tels et comme autres. Il leur fournit des outils et des moyens par lesquels ils se montent et se démontent tout au long de cet itinéraire qu’ils suivent pour se mettre hors d’eux-mêmes et pour en faire le retour. Afin de me replacer de nouveau dans l’univers théâtral, je dirais que ces moyens consistent en des scénarios, des scènes et des jeux qui font des trois formules, Tunisien, non-Tunisien et non-non-Tunisien, une certaine manière de s’engager dans une action ayant comme forme le tournoiement d’un derviche et comme mot d’ordre l’amour et la quête de soi et de ses idéaux.