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À l’occasion du colloque international « Anthropologie des cultures globalisées. Terrains complexes et enjeux disciplinaires » qui célébrait les trente ans de la revue Anthropologie et Sociétés, nous, quatre « jeunes » anthropologues originaires de différentes parties du monde, nous sommes rencontrés pour échanger au sujet de la condition actuelle –et du futur souhaitable – des anthropologies du monde[1]. L’hétérogénéité de nos soucis reflétait la diversité de nos parcours : du Québec jusqu’au monde arabe, en passant par la Suisse et par le Mexique.

Cet article est le résultat de cette rencontre. Il s’agit d’un texte à quatre voix, issu aussi d’échanges « en ligne » et du respect des particularités réflexives de chacune et chacun de nous comme auteure et auteur. La pluralité de nos avis se retrouve dans le texte sans empêcher la manifestation d’une certaine convergence fondamentale : celle d’une critique contre, et d’un refus des inerties qui de temps en temps s’acharnent sur le travail anthropologique un peu avec le consentement des anthropologues, sous la forme d’un élitisme désengagé, d’une confortable réification du sujet d’étude et de l’oubli des conditions historiques et socioéconomiques qui sont à la base de l’expansion mondiale et de la reproduction de la discipline.

Mieux comprendre pour mieux investir la sphère médiatique au Québec

L’anthropologie au Québec est confrontée à un défi de taille : l’utilisation, la prédominance et l’influence des médias de masse, communautaires et alternatifs dans les discussions des problématiques affectant les populations avec qui les anthropologues travaillent nécessitent une réévaluation, d’une part, du rôle de ces infrastructures au sein de la société québécoise, et d’autre part, de la réticence fréquente des anthropologues envers celles-ci.

Les récents débats entourant les accommodements raisonnables au Québec montrent à quel point les médias sont, au même titre que les intervenants politiques, corporatifs ou communautaires, des acteurs et des générateurs de changements sociaux, positifs autant que négatifs, provoqués consciemment ou non. En effet, c’est à la suite de la diffusion d’un sondage fortement médiatisé où plus de 59 % des Québécois interrogés s’avouaient racistes, suivi de moult articles et reportages profilant des cas extrêmes d’accommodements de minorités religieuses, que le premier ministre du Québec annonçait en février 2007 la création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, communément appelée depuis la Commission Bouchard-Taylor en référence au nom de ses coprésidents, deux intellectuels distingués. Entre septembre et décembre 2007, les commissaires se sont déplacés aux quatre coins de la province pour entendre les porte-parole de centaines de mémoires et de témoignages qu’ils ont choisi parmi ceux proposés, ainsi que des courtes allocutions prononcées lors des vingt-deux forums populaires ouverts à toute la population. C’est par la diffusion et la publication partielle ou complète des mémoires, des témoignages et des allocutions de deux minutes que nous étions informés. Québécoises et Québécois et quiconque s’y intéressant, des prises de positions des participants et des commissaires. Le site Internet de la Commission était, en parallèle, mis à jour quotidiennement et les blogs commerciaux et personnels qui traitaient de la Commission étaient également au nombre des outils de communication où la pensée des organismes communautaires, des universitaires et des journalistes était confrontée à celle de la population en général. Ainsi, cette « consultation populaire » sur « la gestion de la diversité » a donc non seulement été déclenchée mais s’est aussi jouée devant et par l’intervention médiatique.

Si, pendant cette commission, les politicologues et les sociologues, entre autres intellectuels, ont investi différents espaces de communication pour partager leurs opinions et leurs résultats de recherche sur le pluralisme, les anthropologues, à quelques exceptions près, n’ont pas participé à ces discussions. Comment expliquer l’absence de la majorité des anthropologues québécois dans la sphère médiatique et dans ce débat malgré l’importance de la réflexion menée pour l’avenir d’un Québec qui respecterait et reconnaîtrait les droits et responsabilités de la majorité de ses citoyens et de ses groupes minoritaires et/ou minorisés?

Les anthropologues Thomas Hylland Eriksen (2006) et Roberto J. González (2004) appréhendent ce désengagement progressif des anthropologues de l’espace public en pointant l’élitisme et l’institutionnalisation de la discipline, ainsi que le relativisme culturel qui persiste au sein de celle-ci. En somme, le besoin de crédibiliser l’anthropologie comme une discipline scientifique, jumelé aux impératifs d’un académisme calquant de plus en plus les lois du néolibéralisme, favoriseraient autant un contexte de bourgeoisie intellectuelle où les médias seraient l’expression d’une impureté à laquelle les scientifiques ne devraient pas s’associer qu’un environnement compétitif ne récompensant pas les activités de vulgarisation « grand public » car elles seraient de facto non scientifiques. Ce désintérêt, cette condescendance et cette suspicion envers l’engagement public seraient confortés par des convictions disciplinaires où l’idéologie du relativisme culturel nous empêcherait, anthropologues, de nous mêler, à tout le moins publiquement, des solutions pouvant améliorer le sort des personnes avec qui nous travaillons ; car ainsi va la croyance, il faudrait que ces solutions proviennent et soient implantées exclusivement par les personnes qui les vivent.

À cette interprétation s’ajoutent la méconnaissance des rouages médiatiques ainsi que l’absence de formations et d’outils pour y pallier. Il est facile dans ce contexte d’homogénéiser « les médias » comme l’expression d’un rétrécissement de la pensée, position qui justifie le refuge des anthropologues entre les murs de l’université. Se pourrait-il que la critique « des médias » soit aussi un problème de « traduction »? Et si tel est le cas, pourrions-nous envisager d’inclure dans la formation des anthropologues des connaissances leur permettant d’ajouter d’autres moyens de diffusion aux créneaux établis et reconnus de dissémination scientifique? De manière ultime, les anthropologues devraient-ils aussi répondre de leur engagement public autant auprès des organismes subventionnaires et de leurs pairs que des groupes avec qui elles et ils travaillent? Avec la nouvelle génération d’anthropologues, plus versée dans les nouvelles technologies et définitivement intéressée par une anthropologie répondant autant aux besoins des populations de leurs recherches que des impératifs académiques, ces questions devront être repensées. De la même manière que nous tenons à ce que les gens avec qui nous travaillons sachent se représenter, il est peut-être temps qu’en tant qu’anthropologues nous sachions également nous représenter dans l’espace public, car si nous ne le faisons pas, d’autres se chargeront de le faire à notre place.

Par ailleurs, dans une société où la médiatisation est une des manières de rejoindre et de favoriser des actions, non seulement de la population mais aussi des décideurs, en nous excluant des débats dans l’espace public, sommes-nous, anthropologues québécois, en train de contribuer à l’éclosion de nouveaux paramètres de relations s’apparentant à ceux de la pensée coloniale et/ou impérialiste, que nous avons tant décriée, en laissant les personnes avec qui nous travaillons se démener seules pour faire avancer des perceptions publiques sous l’assertion relativiste, ô combien passe-partout, que les changements doivent venir de l’intérieur, des gens qui les vivent? Bref, pouvons-nous nous contenter, dans des débats aussi pressants que ceux qui entourent l’avenir du pluralisme au Québec, de n’être qu’observateurs, quand on connait le poids des médias dans le développement et l’entretien mais aussi la (re)création des relations entre les décideurs et les populations plus vulnérabilisées?

Si au sein d’une terre d’accueil comme l’est le Québec, la décolonisation de la pratique anthropologique passe obligatoirement par un accompagnement dans le quotidien des gens avec qui nous travaillons, les nouveaux paramètres de l’espace public et médiatique commandent pareillement de jumeler à ces actions journalières d’autres activités complémentaires où tous les types de pouvoirs et toutes les formes de résistances et d’agir sont mobilisés dans l’espace public et ce, de façon stratégique. Cette forme d’engagement et de service public continuera d’alimenter des débats internes au plan épistémologique et méthodologique, mais elle est à notre sens nécessaire dans une optique de légitimation de la discipline à un moment où la critique sociale, pour être utile à toutes les personnes concernées par celle-ci, ne peut plus se réaliser qu’à huis clos.

Quelle anthropologie à venir en Suisse?

Les deux défis majeurs auxquels la discipline se voit actuellement confrontée en Suisse correspondent aux débats suscités par la question des rapports sociaux de sexe et celle de la gestion de la différence dite culturelle ou ethnique.

La réflexion liée aux rapports sociaux de sexes n’est certes pas une thématique nouvelle ; elle paraît même relever d’un lieu commun depuis qu’elle a été appelée à rejoindre les rangs du politiquement correct. Ainsi, il est de bon ton de prévoir une rubrique « genre » dans toute recherche en sciences sociales et en particulier en anthropologie. Pourtant, trop souvent, une telle rubrique se trouve dénuée de sens, dans la mesure où elle assigne à la réflexion sur la dimension sexuée des rapports sociaux un espace particulier, circonscrit, restreint, apparemment détaché des dimensions analytiques plus générales.

Une constatation identique peut se faire au niveau des Gender Studies. Leur institutionnalisation, très récente en Suisse puisqu’elle ne date que d’une quinzaine d’années, en a fait un espace académiquement légitime, mais elle menace aussi d’emprisonner la réflexion sur les rapports sociaux de sexe dans les limites d’une discipline ad hoc. Or, ceci équivaut à faire l’impasse sur la dimension transversale du genre qui interpelle la société dans son ensemble et les différents questionnements qui sont les nôtres en tant qu’anthropologues. Pire, cela contribue parfois à cantonner les chercheuses désireuses de s’engager dans une carrière universitaire à des thématiques qui seraient « féminines ».

Ce double constat trouve une explication probable dans la vision largement répandue, en Suisse comme dans d’autres pays européens et nord-américains, selon laquelle l’égalité entre femmes et hommes serait acquise ou du moins en voie de réalisation, par le biais d’une évolution réputée « normale » et « inéluctable » de la société. Il reste légitime de s’intéresser au genre pour comprendre les différences entre femmes et hommes, comme si ces dernières existaient en elles-mêmes. Mais ce faisant, la réflexion laisse de côté la dimension construite et hiérarchisée des relations entre femmes et hommes – relations mouvantes et complexes, à l’instar d’autres rapports de pouvoir. Impliquant une réflexion sur la nature du lien social, l’anthropologie permet de questionner la dimension apparemment naturelle des catégorisations. Elle se doit par conséquent de prendre la mesure du changement de paradigme qu’implique une analyse approfondie des rapports sociaux de sexe en tant que système de pouvoir.

La thématique des rapports de pouvoir nous amène au second défi posé à l’anthropologie helvétique, qui découle des politiques de gestion de la différence dite culturelle ou ethnique. Les débats politiques actuels rejoignent les préoccupations des autres pays européens, anciennes nations coloniales ou non. Ils sont centrés sur l’idée que la migration doit être « gérée », gestion qui est soumise à une double contrainte. D’une part, il s’agit d’assurer la pérennité de la cohésion nationale et des valeurs, qui seraient mises en péril par la migration. De l’autre, il convient de respecter les grands principes humanitaires et démocratiques de la tolérance (mais pourquoi ne devrait-on que « tolérer » ces autres que sont les migrantes et migrants?) et de l’accueil de personnes en difficulté. Dans ce contexte, on assiste à une nouvelle montée en Europe, et en Suisse tout particulièrement, de discours néo-fascistes. La spécificité de ces derniers est qu’ils se donnent une apparence de scientificité par l’emprunt, en les simplifiant, de termes conceptualisés par les anthropologues. Ainsi, la notion de relativisme culturel, employée pour présenter les différentes cultures comme des entités équivalentes mais surtout incompatibles, correspondant à des territoires mutuellement exclusifs, revient, ô paradoxe, à présenter le culturel comme un attribut quasi-biologique. Il en découle que toute idée de cohabitation entre représentantes et représentants de différentes cultures devient caduque, ou pour le moins source de problèmes. La soi-disant caution scientifique dont se parent de tels discours suscite une vaste adhésion, au-delà des clivages politiques classiques.

Pourtant la Suisse possède quelques particularités intéressantes, puisqu’elle comprend quatre langues nationales et une diversité religieuse, ou du moins confessionnelle. Loin de l’idée d’un hypothétique Sonderfall helvétique, chère à certains politiciens prônant un enfermement malsain, ces quelques particularités historiques et sociales devraient inciter les anthropologues à questionner de manière approfondie les rapports entre identité et altérité. Il en découle une responsabilité sociale et éthique face au galvaudage de certains concepts.

Dans ce contexte, l’anthropologie qui nous paraît souhaitable doit continuer à proposer un éclairage en retour, une réflexion portant non sur une altérité exotique réifiée, mais sur les constructions des différences et les hiérarchies sociales qui en découlent. Et non devenir une discipline prête à fournir d’illusoires solutions à des problèmes qui ne découlent pas d’une ordonnance naturelle des choses, bien qu’ainsi présentés.

Et l’Amérique latine? Chemins mexicains pour une anthropologie plurielle

Compte tenu du fait que le soutien gouvernemental a toujours joué un rôle essentiel pour l’évolution et même pour la faisabilité de l’anthropologie en Amérique latine, l’avenir de cette discipline est à pronostic réservé dans cette zone du continent. Nous parlons ici, bien sûr, de l’anthropologie issue de ces pays, et non pas de celle qui pourrait y être réalisée par des ethnographes venus d’ailleurs. Cette dernière précision s’avère très pertinente dans un contexte disciplinaire comme celui d’aujourd’hui, où la démarche anthropologique peut enfin se vanter de ne plus être réductible à une vision unique (occidentale) des sociétés du monde.

En effet, à l’heure actuelle, il est possible d’affirmer que l’une des grandes transformations subies par l’anthropologie au cours du XXe siècle est celle qui a rendu possible la prolifération des centres de production universitaire au-delà des frontières métropolitaines des périodes coloniales, et cela malgré la persistance invétérée de quelques zones hégémoniques, comme dans le cas de l’Amérique du Nord ou de certains pays de l’Europe. Par conséquent, l’image de l’anthropologue ressortissant de ces conditions n’est plus celle de l’expert occidental qui maîtrise les cultures d’autrui, mais celle d’un « dialogueur » qui discute des cultures et des sociétés avec d’autres altérités anthropologiques. La fonction d’anthropologue s’est donc diversifiée, et l’« autre » n’est plus le sujet étudié, mais plutôt le sujet interpellé.

Cette pluralisation de la voix anthropologique a été possible grâce à diverses circonstances : parmi d’autres, l’obsolescence du colonialisme armé et sa substitution par d’autres mécanismes de domination géopolitique ; la mise en question de l’eurocentrisme, et la « contemporanéisation » institutionnelle de certaines ex-colonies.

Ce dernier aspect doit être compris comme la mise à jour institutionnelle que les anciennes colonies ont entreprise à partir de divers projets modernisateurs, et dans différents domaines tels que l’enseignement, la santé publique, l’administration. Or, dans quelques pays de l’Amérique latine, cette tentative de mise à jour des institutions gouvernementales a donné lieu à la formation des conditions nécessaires pour l’importation et l’appropriation de l’anthropologie en tant que champ de production du savoir. Dans le cas du Mexique, c’est l’État postrévolutionnaire qui a été le grand promoteur de l’anthropologie générale qui, au début du XXe siècle, a été définie comme « la science du bon gouvernement » par l’un des premiers anthropologues mexicains, Manuel Gamio.

Pourtant, en dépit de ce lien avec le pouvoir étatique, l’anthropologie mexicaine a connu un développement assez hétérogène, et il ne serait pas juste de dire qu’elle a été complètement soumise aux exigences de l’État, bien que l’influence de celui-ci soit indiscutable pour certaines étapes de son histoire (comme dans les années « de gloire » de l’indigénisme mexicain). Dans le cadre de cette dépendance historique du soutien public, l’anthropologie mexicaine s’affaiblit aujourd’hui plus que jamais. Emballé dans la vision du bien-être comme un produit magique du marché, l’État mexicain contemporain méprise la production de certains types de connaissances, surtout celles reliées aux savoirs qui ne s’articulent pas aux exigences pratiques du libre échange.

Malheureusement, ces circonstances n’ont pas été équilibrées par l’émergence d’autres alternatives de soutien financier. Situation qui, il faut le dire, n’est pas nécessairement la même dans d’autres pays de l’Amérique latine, comme la Bolivie, l’Équateur ou le Venezuela, où l’État semble s’éloigner de sa version néolibérale et reprendre les routes de la responsabilité sociale. Pourtant, dans le cas du Mexique (et de pays comme la Colombie ou le Pérou), le futur proche de l’anthropologie s’avère plutôt compliqué.

Que peut-on souhaiter à la discipline dans un tel contexte? En premier lieu, la survivance, la persistance en tant que production locale… Deuxièmement, l’engagement des anthropologies de ces zones du monde avec des projets autres que celui de la modernisation capitaliste. Troisièmement, la consolidation de ces anthropologies non métropolitaines, en tant que facteurs indispensables pour l’évolution d’une anthropologie plurielle, lointaine et bien différente de sa version coloniale du XIXe siècle.

L’anthropologie au Maghreb : de l’ethnologie coloniale à la sociologie de la décolonisation

L’histoire de l’anthropologie dans le monde arabe témoigne d’une relation ambiguë et ambivalente avec les sciences sociales occidentales, surtout celles produites pendant la période coloniale. Accusée d’avoir servi le projet colonial, l’anthropologie a été, pendant longtemps, discréditée. C’est la sociologie, en tant que science plus positive et politiquement neutre, qui a été adoptée comme un instrument de « décolonisation » et de « développement national ».

Deux grands projets ont animé cette sociologie de la décolonisation : d’une part, la critique des sciences sociales contemporaines occidentales, qui prend l’allure d’un anti-orientalisme virulent ; et d’autre part, l’ambition de créer une école sociologique alternative. Le sociologue égyptien Anouar Abdelmalek (1963) fut l’un des premiers initiateurs de ce mouvement anti-orientaliste. L’auteur s’attaque surtout à la typologie ethniciste et essentialiste de l’orientalisme qui privilégie le passé, uniquement dans ses aspects culturels détachés de l’évolution et la dynamique sociale. Le débat sur l’orientalisme atteint son apogée avec la publication de L’Orientalisme d’Edward Saïd. La critique radicale et polémique de celui-ci trouva un large écho auprès des auteurs arabes qui ont vu dans les idées de Saïd un instrument intellectuel et conceptuel de « mise à nu » de la portée idéologique et hégémonique du discours orientaliste (Kerrou 1991). Cet orientalisme « désorienté » devrait ainsi céder la place à une « science humaine alternative », une sociologie décolonisée convenant ou prétendant convenir aux conditions historiques et sociales locales. Cette sociologie de la décolonisation a donc été largement motivée par un souci indépendantiste et développementaliste. Elle fut inséparable du processus de la construction nationale où la priorité fut surtout donnée aux facteurs économiques et politiques. Cette sociologie développementaliste a trouvé dans l’antinomie tradition/modernité son projet intellectuel de prédilection. Si la modernité est conçue comme rupture et progrès, la tradition est assimilée, quant à elle, à la continuité et au passéisme générateurs de sous-développement. Le résultat de cette conception dualiste fut la marginalisation, voire l’exclusion, de l’anthropologie. Toutes les questions relatives au populaire, à l’ethnie, à la tribu, aux croyances populaires et aux représentations symboliques (rituels, mythes, arts) ont été pendant longtemps disqualifiées et refoulées. C’est certainement la raison pour laquelle cette sociologie développementaliste est passée à côté du développement et qu’elle a été incapable de comprendre et d’expliquer les dynamiques profondes qui structurent les sociétés arabes.

La décolonisation prônée n’a pu donc ni promouvoir cette pensée critique et déconstructive de la machine impérialiste et ethnocentriste – toute la production autour du social a sombré dans la reproduction et l’adaptation des théories sociologiques occidentales – ni même contribuer, un tant soit peu, au développement des sociétés nouvellement décolonisées.

Le discours post-colonial a fondé son autorité, autant dire son être, sur le seul fait d’être colonisé. Comme si le passé colonial légitimait toute sociologie qui prétend le déconstruire et le subvertir. Tout se passe comme si le seul fait de se positionner par rapport à la science sociale coloniale permettrait de dispenser l’intellectuel « nationaliste » d’une critique lucide de sa propre pratique. Cette démarche, comme le note si bien Ennaji, permet à cette sociologie de se situer à bon marché, à moindres frais. « La permanence du réflexe critique en question, ajoute-t-il, traduit aussi la faiblesse de la production locale depuis l’indépendance […]. La rupture affichée avec la science coloniale s’effectue par un déplacement de l’objet. Elle revendique pour se démarquer l’entrée de plain-pied dans le champ de la modernité et relègue dans l’oubli les aspects traditionnels sans s’interroger sur les modalités spécifiques de leur insertion, c’est-à-dire tout simplement en ignorant leur présence […]. Cette approche réductrice et globalisante porte en elle-même les germes d’une nouvelle science coloniale qui occulte la différence » (1991 : 214-215).

Cette sociologie décolonisée de la décolonisation a paradoxalement fini par prolonger à l’échelle locale les effets indésirables du colonialisme : une hégémonie, une bureaucratie et le refus officiel et obstiné d’une science sociale de terrain et des marges. On comprend dès lors pourquoi l’anthropologie n’a pas pu trouver sa place dans la nouvelle configuration du champ des sciences sociales ; alors qu’en fait, seule une science sociale de terrain et de l’action, comme le rappelle Pascon (1978, 1986), est en mesure d’apporter des réponses aux problèmes quotidiens, d’ouvrir la voie à l’innovation en évitant la greffe des modèles importés.

L’échec du projet social précipitera l’émergence de l’anthropologie et son développement. Toutefois, cette nouvelle anthropologie « indigène » reste, elle aussi, captive du passé colonial et du rapport de forces avec son homologue occidental. Une profonde remise en question est en cours. Une anthropologie « indigène » est-elle possible? C’est en ces termes que le chercheur tunisien Imed Melliti (2006) s’interrogeait très récemment sur le statut de l’ethnologue indigène tunisien. « Y a t-il dans les faits, sinon rupture, du moins changement par rapport aux présupposés de l’époque de l’ethnologie coloniale? », se demande Moussaoui (2005) dans un texte récent sur la pratique de l’anthropologie en Algérie. Aussi bien l’un que l’autre insistent sur le rapport ambivalent, sinon opportuniste, de l’anthropologie maghrébine, avec le legs ethnologique colonial.

Pour qu’une anthropologie indigène soit possible, il faut, d’une part, qu’elle prenne en charge cette période coloniale comme étant constitutive de sa propre histoire, sans la refouler, tout en déconstruisant le discours qui la fonde ; et il faut, d’autre part, que cette anthropologie soit une possibilité (une chance) de subversion, pour contribuer à l’émergence d’une pensée de la différence.

Conclusion

En guise de conclusion, nous désirons souligner que nos quatre opinions se rejoignent dans leur souci d’aller plus loin dans des thématiques déjà présentes : genre et décolonisation du savoir, engagement éthique, civique et politique, tout en réfléchissant aux limites qu’imposent les (dés)investissements financiers des politiques publiques et aux difficultés que cela présente quant à la production de savoirs pluriels, de pensées diverses. À la lumière de ce qui précède, il appert que le véritable défi réside plus dans une réelle prise en considération de ces grands programmes dont la portée n’a souvent pas encore été réellement appréhendée. Plutôt que de présenter de nouveaux concepts, qui risqueraient d’accentuer cette impression d’éloignement des réalités sociales que nous déplorons chacune et chacun à notre manière, nous soulignons l’urgence de prendre la mesure des préoccupations quotidiennes de nos interlocuteurs et interlocutrices, de revendiquer des espaces et une légitimité dans des champs politiques de recherche étatiques comme dans la sphère médiatique.