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L’ethnologue et anthropologue actuel qu’est Tim Ingold dégage les lignes générales d’une anthropologie enracinée dans l’expérience vécue sensible du parcours. C’est le corps qui s’oriente dans un certain espace perçu, et ce sont ses gestes porteurs de sens qui constituent le point de départ de toute description. L’esthétique (phénoménologie de la perception et théorie de l’art) joue donc un rôle central. Pour articuler phénoménologie et anthropologie, l’approche ethnologique d’oeuvres qui valent tant comme créations artistiques que comme documents culturels occupe une place décisive. Ingold ne pense pas seulement le rapport de l’anthropologie à la phénoménologie à partir de la thématique du corps et de l’incarnation du sens, mais la définit aussi à partir d’une philosophie de la culture et d’une théorie élargie du symbole. Il prolonge en un sens la théorie de la culture, esquissée parle philosophe Ernst Cassirer et l’historien de l’art Aby Warburg comme théorie de l’homme en mouvement (Van Vliet 2013a). Par ailleurs, les paradigmes biologiques déjà identifiés par Cassirer jouent à plein pour faire partir cette anthropologie en deçà de la coupure nature-culture. Ingold infléchit ce programme en le nourrissant non seulement de nouveaux terrains ethnologiques, mais aussi des progrès récents de la biologie (Ingold 2011-2013, 2013). Entrelacer les théories du vivant et de la culture suppose une approche morphologique renouvelée, plaçant la transformation des figures au centre de la création du sens. La référence à Cassirer permet de mieux mettre en lumière le tournant opéré par Ingold pour dépasser certaines tensions inhérentes à la réflexion anthropologique. Le passage de la philosophie à l’anthropologie prolonge-t-il ou altère-t-il le projet morphologique conçu par Cassirer ?

Ernst Cassirer et Maurice Merleau-Ponty Phénoménologie de la perception et anthropologie philosophique

Cassirer (1874-1945) pose dès les années 1920 les jalons d’une ouverture de la phénoménologie de la perception à l’anthropologie philosophique, vaste théorie de la culture qu’il définit comme théorie de l’homme en mouvement (Warburg 2009 : 67)[1]. Il se forme certes au contact des néo-kantiens de l’École de Marburg (Ferrari 1988 ; Seidengart 1990), mais il redéfinit la critique de la raison comme critique de la culture. Il intègre pour cela les apports les plus récents en matière d’ethnologie, linguistique, théorie de l’art, histoire et psychologie de la forme, enrichissant ses vues systématiques d’un matériau concret, riche et divers. Puisant ses sources dans la célèbre Bibliothèque Warburg, qui rassemble alors plus de soixante mille ouvrages, son oeuvre tend donc vers une vaste anthropologie philosophique ou en fournit implicitement le programme.

Il cible le coeur fragile du criticisme transcendantal, les notions de schèmes et de symbole, privilégiant, pour interpréter Kant, la Critique de la faculté de juger (Kant 1995 [1790]), et non plus La critique de la raison pure (Kant 1976 [1781]). Sa définition de la forme instaure de profonds décalages par rapport au kantisme. Refusant de partir d’une séparation originaire de la sensibilité et de l’entendement, il élabore une phénoménologie particulière. Le point en-deçà duquel on ne peut remonter, mais d’où il faut toujours partir quand on veut comprendre l’intégralité du processus de création du sens, est à décrire et non à fonder a priori : il s’agit de l’entrelacement du sensible et du sens, tel qu’il prend littéralement corps dans des configurations concrètes diverses, qu’il s’agisse de pratiques rituelles, langagières, artistiques ou scientifiques :

C’est cet entrelacement, cette relativité du phénomène particulier de la perception, donné ici et maintenant, à une totalité de sens caractéristique, que sert à désigner l’expression de « prégnance ».

Cassirer 1972b : 229

Niveaux sensoriel et interprétatif ne peuvent être séparés, bien que l’on ait besoin, d’un point de vue méthodologique, de les distinguer.

La phénoménologie de la connaissance élaborée par Cassirer ne se développe toutefois ni comme chez Hegel ni comme chez Husserl. D’une part, il refuse de refermer toutes les manières d’entrelacer le sensible et le sens sur le logique. Hegel nomme figures de l’esprit ces manières d’articuler le sensible au sens, tandis que Cassirer va décrire par contrastes successifs ce qu’il préfère nommer formes symboliques, en identifiant les fonctions de sens que chacune met en exergue. Les figures ne sont plus conçues par dépassements successifs, mais traitées à égalité de valeur du point de vue du problème de la connaissance, c’est- à-dire du rapport actif diversement entretenu par le moi au monde. Déclinant différemment une seule et même fonction symbolique, les formes symboliques sont complémentaires et se compensent sans hiérarchie. Enchevêtrées, elles se projettent sur une aire relationnelle commune, en fonction des tâches et problèmes communs auxquels est confrontée chaque époque culturelle en particulier. Il s’agit de :

[D]éterminer pour ainsi dire une aire relationnelle commune sur laquelle se projettent de manière identique, les évolutions religieuse, philosophique et littéraire, afin de mettre en évidence aussi bien ce qu’elles ont de spécifique dans leurs lois propres que le système universel des rapports que ces domaines entretiennent entre eux.

Cassirer 2001 : 9

Le passage d’une époque culturelle déterminée à une autre se produit avec des mouvements de va-et-vient, sans téléologie.

Chaque forme illustre une fonction de sens déterminée. Ces fonctions proviennent de partages originaires dont l’émergence reste historiquement contingente, puisqu’une forme n’est pas le résultat du dépassement d’une forme par une autre qui lui serait supérieure, mais l’ouverture d’une façon radicalement nouvelle de créer du sens. L’action rituelle témoigne ainsi de la fonction d’expression, qui naît quand l’homme sépare et articule espaces sacré et profane, tout en ne dissociant pas encore signifiant et signifié (Cassirer 1972a : 111). Le langage illustre la fonction de présentation, capacité à séparer et articuler signifiant et signifié. Cette fonction de sens est associée à l’apparition de la religion (Cassirer 1972a : 278-281), qui, par contraste avec le rituel magique, sépare et articule l’idole et le divin. La science marque l’accès à la signification pure (reine Bedeutung). Elle appert lorsque des scientifiques prennent conscience de la liberté de créer de vastes systèmes où chaque signe prend sens uniquement en fonction de la place assignée par la construction d’un système global. L’art se caractérise comme symbolique pure, par la mise en tension de l’expression et de la présentation. Il rappelle l’ancrage de toutes formes dans le phénomène de prégnance symbolique, racine de la production du sens à laquelle il faut remonter pour saisir tout rapport créatif du moi au monde. L’art n’est pas signification pure, car il n’est pas composé de relations générales dont la valeur tiendrait à l’abstraction. Il nous attache à l’individualité, tout en soulignant la liberté de création du processus de configuration.

Mais Cassirer ne se contente pas de démarquer son entreprise de celle de Hegel. Il pense en effet que la phénoménologie que déploie Husserl ne vaut guère mieux, car il reconduit le dualisme à l’intérieur même de la conscience (Cassirer 1972b : 255). En dissociant couches noétique et noématique, il crée de faux problèmes qui ne peuvent être évités que si l’on part du chiasme où se joue l’incorporation du sens. Le terme premier de sa philosophie n’est plus ni le sujet ni l’objet, ni l’esprit ni le corps, mais c’est la signification incorporée, libre création d’un espace de vie et de pensée qui prend corps selon diverses fonctions de sens (Krois 1995 : 17)[2].

Les expériences réalisées par Kurt Goldstein sur des personnes souffrant d’aphasie, d’apraxie ou d’achromie consécutivement à des lésions localisées du cerveau (Cassirer 1972b : 233) confortent ce dernier, qui est son cousin et ami, dans son refus de tout dualisme. Ces cas pathologiques mettent en avant des sujets qui possèdent certes intactes toutes leurs capacités sensorielles, mais se montrent incapables d’agir normalement une fois placés dans certaines situations concrètes spécifiques. Leur capacité à prendre en compte l’ensemble de la situation dans laquelle leur action particulière doit s’inscrire fait défaut, qu’il s’agisse de tenir un discours cohérent, de se déplacer dans un espace pourtant familier, de mettre en relation des éléments concrets ou de s’orienter. Les individus souffrant de pathologies symboliques « collent » trop au donné, sans possibilité de distanciation, car l’intégration fonctionnelle fait défaut. Goldstein et Cassirer abordent la configuration du sens, non plus sous l’angle purement psychologique et empiriste qui était celui des premiers défenseurs de la Gestalttheorie, mais sous celui d’une phénoménologie (Krois 2008).

C’est l’attention portée aux analyses concrètes des pathologies de la fonction symbolique qui a historiquement conduit Cassirer à thématiser le phénomène de prégnance symbolique (Cassirer 1972b : 217). Ce phénomène originaire se joue au niveau de la perception sensible, que le corps en mouvement qui perçoit structure toujours déjà, tout en configurant progressivement son propre « schéma » en fonction de ses expériences successives d’orientation dans l’espace naturel et culturel. La prégnance désigne l’intégration continue de chaque donné perceptif fourni « ici » et « maintenant » dans une expérience vécue globale, où il prend place et sens en fonction d’une visée déterminée. Le « présent est lourd du passé et gros de l’avenir (“praegnans futuri”) » (Cassirer 1972b : 229). La prégnance joue conjointement selon le temps et l’espace. « Tout est conspirant », dit Leibniz (1990 : 42). Toutefois cet emprunt terminologique à la monadologie leibnizienne n’implique chez Cassirer ni harmonie préétablie ni théodicée. Les figures émergent selon lui librement sous l’effet de la création humaine.

Cassirer esquisse dans son oeuvre posthume une métaphysique de phénomènes de base (Krois 2011a). Lors de toute création de sens, trois phénomènes rattachés aux trois personnes grammaticales interagissent constamment : le phénomène-moi, le phénomène-toi et le phénomène-ça (Krois 2011a : 99)[3], triade qui se décline encore comme phénomène-moi, phénomène-efficacité et phénomène-oeuvre. « Nous ne pouvons [les] expliquer plus avant, mais [ils] sont les clés d’accès à la “réalité” » (Cassirer 1995 : 137, notre traduction ; voir aussi Krois 2011a : 93). Au lieu de considérer toute production de sens sur le modèle saussurien de la mise en rapport statique d’un signifiant à un signifié, le modèle triadique cassirerien est un modèle dynamique et dialogique. Il prend sa source dans la théorie du langage de Wilhelm von Humboldt, selon lequel la langue est à la fois instrument (ergon) et énergie créatrice (energeia) : le sens se joue lors du dialogue entre moi et toi et de la reprise créatrice de l’héritage langagier lors de l’acte de parole, qui contribue à forger, par écarts successifs, un langage toujours plastique.

Le modèle triadique cassirerien est similaire à celui que propose Charles Sanderson Peirce. La sémiotique de Peirce défend une conception pragmatiste au sens où l’action est première et le sens toujours déjà incorporé, ce que l’on retrouve sous la plume de Cassirer à travers la formule goethéenne : « Au début était l’action » (Von Goethe 2010 : 7-213). Pour comprendre comment on fait sens, il faut commencer par l’action (et si l’on veut commencer par le mot, c’est toujours en tant qu’il s’incarne dans un acte de parole).

Maurice Merleau-Ponty (1945 : 160, 282) poursuit sur cette voie. Comme Cassirer, il va considérer l’esthétique et les expériences de pathologies symboliques comme un champ décisif pour comprendre l’origine de la création du sens. Il est réceptif à la régression jusqu’à l’entrelacement du sensible et du sens qu’a tentée Cassirer (Van Vliet 2014a). Il définit d’ailleurs plus clairement que lui le corps comme entrelacs de vision et de mouvement (Merleau-Ponty 1964 : 36) et développe des réflexions sur le schéma corporel et les synesthésies. Mais il se méfie de la tension instaurée par Cassirer entre prégnance symbolique au niveau perceptif et élaboration consciente de signes, entretissée avec ce niveau perceptif. Il y pressent le risque d’une ré-intellectualisation dommageable, malgré de louables efforts pour revaloriser le sensible :

On se demande toujours si la fonction de Darstellung est un moment dans le retour à soi d’une conscience éternelle, l’ombre de la fonction de Bedeutung, ou si au contraire la fonction de Bedeutung est une amplification imprévisible de la première « vague » constitutive. Quand Cassirer reprend la formule kantienne selon laquelle la conscience ne saurait analyser que ce dont elle a fait la synthèse, il revient évidemment à l’intellectualisme en dépit des analyses phénoménologiques et même existentielles que son oeuvre contient et dont nous aurons encore à nous servir.

Merleau-Ponty 1945 : 160[4]

Il y lit la trace d’un héritage hégélien. Aussi abandonne-t-il la notion de forme, fusse-t-elle enracinée dans le phénomène de prégnance, et privilégie-t-il seulement cette dernière. La lecture de Heidegger explique en partie cet infléchissement. Alors que la phénoménologie de Cassirer n’invite à aucun moment à quitter une philosophie du sujet actif (même si cette action se joue en premier lieu au niveau du corps en mouvement, orientant son espace et donc à un niveau antérieur à la production consciente de signes), Merleau-Ponty s’enthousiasme à l’idée de décrire cette « nappe de sens brut » d’avant l’homme (Merleau-Ponty 1945 : 287)[5], démarche qui ne peut avoir aucun sens pour l’humaniste qu’est Cassirer (Merleau-Ponty 1964 : 13-14). Cassirer défend une philosophie de la relation conséquente, et sa métaphysique ne retombe pas dans une philosophie de l’être ou de la substance. Il n’existe pas de sens sans support sensible où ce sens prenne littéralement corps et, réciproquement, il n’y pas de sensible sans qu’il ait toujours déjà un sens, car l’individu qui aborde le monde possède une fonction symbolique active dès la perception sensible la plus fruste, à même l’interaction qui se joue entre schéma corporel et milieu environnant. Pour qu’il y ait production de sens, il faut certes qu’un corps se meuve dans un environnement qu’il contribue à colorer, tout en étant formé par son parcours même au sein de celui-ci, et l’homme a, comme tout être vivant, un certain schéma corporel qui s’élabore au fur et à mesure de ses expériences au sein de son environnement. Mais ce schéma corporel n’est pas le seul lieu où la fonction symbolique prend corps. Elle s’incarne en outre dans toutes les productions concrètes que l’homme élabore, qu’il s’agisse de rituels, discours, systèmes scientifiques, techniques, ou oeuvres d’art. Ce n’est d’ailleurs que depuis le niveau de la production de formes symboliques que le seuil même du processus, le niveau perceptif « pur », peut être reconquis, et ce par une description en droit interminable. La perception d’expression est certes fondamentale, mais elle est toujours déjà relayée par la perception de choses (Cassirer 2007 : 119). L’homme apprend à percevoir le monde dans un univers toujours déjà nourri de techniques, langages, systèmes théoriques, oeuvres d’art. Le phénomène de prégnance symbolique est un phénomène-limite, qu’il est logiquement nécessaire d’entreprendre de décrire, mais qui est en réalité toujours déjà recouvert par des processus de configuration, qui, en y prenant certes tous racines, transforment ce sol, selon des modalités qu’il faut également décrire.

Pour conclure ce point, le passage de la critique transcendantale kantienne à une anthropologie philosophique se joue dans la réévaluation de la perception sensible (aisthesis). La phénoménologie de la perception est considérée comme un premier moment essentiel de la création du sens. Il ne s’agit pas d’unir après coup phénoménologie et anthropologie : les deux démarches sont d’emblée corrélatives. Si la création du sens se joue dès l’entrelacement du sensible et du sens au niveau perceptif, la philosophie, selon Cassirer, n’a plus pour but de fonder a priori les conditions générales de possibilité de l’expérience. En amont, une métaphysique doit décrire les phénomènes de base où s’enracinent les différentes manières d’articuler l’individuel au général, tandis qu’en aval, la philosophie doit s’ouvrir aux sciences particulières qui étudient les pratiques culturelles. On ne peut se contenter d’envisager l’anthropologie d’un point de vue pragmatique en la considérant comme séparable de l’entreprise critique générale. Si l’on régresse au niveau perceptif comme au niveau originaire décisif de la création du sens, la relation unissant étude philosophique systématique et étude particulière confrontée au terrain de l’expérience concrète devient nécessaire. La philosophie doit tendre vers une « science du concret »[6].

Comme nous l’avons dit, Cassirer est très proche de Peirce, qui questionne la sémiosis (le « faire sens ») dont témoigne toute la nature (Krois 2011a : 93-112). Peirce fait toujours de chaque manifestation déjà un signe, plus précisément une icône, qui peut devenir index (indice) si on l’interprète comme trace de l’action physique d’une autre entité, et symbole si la manifestation en question est création libre et consciente d’un signe. Or, le niveau iconique est chez Peirce toujours déjà recouvert par les niveaux indexicaux et symboliques, de sorte qu’il apparaît comme un phénomène-limite, dont il faut certes toujours repartir, mais qui est sans cesse activement déjà recouvert par la production consciente de signes.

Pour l’illustrer, nous pouvons analyser l’étude menée par Sylvie Poirier sur le rêve chez les Aborigènes australiens (Poirier 1994). Dans la région australienne de Perth, on peut contempler de manière purement iconique le Darling-Scarp, escarpement rocheux spectaculaire d’où jaillit une cascade de la rivière Swan. Il suffit pour cela d’arpenter tout simplement la nature, où chaque manifestation est déjà signe :

L’univers des aborigènes est un univers où tout fait signe, ou pour reprendre l’expression de Foucault, un univers où les signes font partie des choses. Les signes n’y sont donc pas des modes de représentation, ils sont des manifestations. […] Toute manifestation est potentiellement signifiante.

Poirier 1994 : 117

À ce premier niveau interprétatif, la perception sensible organise déjà chaque élément perçu au plan sensoriel en un paysage complet où chaque élément prend place et sens en fonction de ceux qui l’environnent. Le phénomène de prégnance symbolique joue dès ce premier niveau, d’où émergent une tonalité expressive et des valeurs en fonction de l’atmosphère dégagée. À un second niveau, on peut lire l’ondulation du lit de la Swan de manière indexicale, comme trace physique due à l’érosion. À un troisième et dernier niveau, les Aborigènes de cette région, les Noongar, lisent cet escarpement comme un symbole du « temps du rêve », époque mythique où le territoire aurait été créé pendant le sommeil de créatures gigantesques, telles le Wagyl, grand être ophidien qui attendrait une époque plus propice pour en sortir. Ils voient symboliquement la Swan, qui serpente jusqu’à l’océan, comme la trace du passage de la queue de ce Wagyl. Au niveau symbolique, ces mythes prennent corps dans des récits oraux et des oeuvres d’art, documents ethnologiques permettant de saisir le rapport des Noongar au monde. La notion de « temps du rêve » existe également dans la région désertique centrale de l’Australie où se situe l’Uluru, énorme massif granitique sous lequel se cacheraient aussi, selon le peuple des Warlpiri, des êtres gigantesques. Le rêve du feu traversé par le rêve de l’émeu[7], oeuvre réalisée par les Warlpiri actuels, met en évidence que les formes symboliques que sont l’art et le mythe s’enracinent sur le phénomène originaire de prégnance symbolique, vécu au niveau perceptif. Cette toile montre, comme sur une carte poétique, comment le passage d’un émeu mythique a forgé le territoire. Elle est un symbole, une élaboration consciente de signes picturaux associés à des mythes oraux. Mais ce symbole s’enracine dans des niveaux sémiologiques plus profonds. Cette toile présente le niveau iconique, où le schéma corporel s’oriente, se polarise, en interaction avec un environnement dont les éléments naturels sont progressivement tissés à des significations culturelles variées :

[…] l’enfant apprend que le rêve est un lieu d’une plus grande réceptivité à l’environnement […] plus particulièrement aux sites sur le territoire […] desquels il se sent déjà responsable, un lieu de rencontres avec les parents défunts et les êtres tjukurrpa, ainsi qu’un lieu de voyages et de communication interpersonnelle.

Poirier 1994 : 113

La toile garde la trace du fait que le rêve qu’elle représente est « davantage qu’un signe » : originairement, « il est un lieu d’action, d’expérience et de savoir » (Poirier 1994 : 118-119).

Ernst Cassirer et Goethe : théorie du vivant et théorie de la culture

Mais un autre fil doit être tissé si l’on veut comprendre en quoi l’anthropologie de Cassirer s’avère encore fructueuse aujourd’hui, notamment si l’on entreprend de poursuivre la voie inaugurée par Tim Ingold. Cassirer définit sa phénoménologie sur le modèle de la morphologie goethéenne, qu’il modifie dans la perspective d’une anthropologie susceptible de partir en deçà de la coupure nature/culture. Former une théorie de la culture conséquente suppose de repenser la biologie en accentuant l’interaction entre organisme et environnement et cela nécessite de redéfinir le couple « nature-culture » sous la forme d’un chiasme. Tandis que les paradigmes biologiques ne jouent aucun rôle chez Merleau-Ponty, l’attention de Cassirer à la biologie est centrale (Krois 2011b : 115), comme elle l’est chez Ingold.

Goethe passe d’une sensibilité très grande pour le vivant à une compréhension dynamique des figures poétiques et réciproquement, il projette l’analyse de l’imagination créatrice du poète sur le problème de la sériation des espèces naturelles (Cassirer 2001 : 175-270). Cassirer le lit comme un penseur de la forme dont la morphologie esquisse une phénoménologie originale, centrée sur la transformation des figures (Naumann et Recki 2002). A contrario, la notion de transformation n’est pas centrale chez Merleau-Ponty. Ce dernier construit sa phénoménologie par opposition avec la science, qu’il dénigre comme « pensée de survol » (Merleau-Ponty 1964 : 12), tandis que l’anthropologie de Cassirer n’oppose jamais science de la culture et de la nature : il les articule dans une épistémologie globale centrée sur la transformation.

Goethe cherche à la fois la plante originaire dont toutes les autres seraient dérivées par un processus de transformation réglée et la manière dont sa propre création poétique se joue par transformation réglée à partir d’oeuvres d’art ou de mythes originaires qui lui préexistent. Goethe saisit la métamorphose (Cassirer 2001 : 224) comme clé pour comprendre le processus de configuration à l’oeuvre dans la nature et la culture. Goethe articule les concepts de formation et de transformation, de polarité et d’élévation graduelle, de mesure et d’ordre en mouvement (Cassirer 2004 : 131), eux-mêmes tous ressaisis dans celui de métamorphose (Cassirer 2001 : 233)[8]. Fondamental, il résout le conflit auquel chaque problème concernant la nature et l’esprit nous reconduit.

La métamorphose est définie par Goethe comme ordre en mouvement (Cassirer 2001 : 232). La forme dans laquelle entre l’individu ne peut être immobile. Elle est une forme en soi qui est plastique (Cassirer 2009 : 132-133). Si l’essentiel, pour comprendre un être vivant ou un poème, est de le ressaisir comme processus de transformation réglée, l’imagination devient la reine des facultés. Goethe la qualifie comme imagination en vue du réel ou imagination sensible exacte, par contraste avec la fantaisie débridée (Cassirer 2001 : 238-239). Elle correspond à l’expérience de dérivation réglée, à partir d’une figure complexe donnée, d’autres figures, qui en sont, ou pourraient en être, la métamorphose.

Goethe s’oppose à la physique mathématique fondée en son temps sur des modèles mécanistes (Cassirer 1971). Cassirer réinterprète sa théorie de la métamorphose du vivant et des oeuvres culturelles à l’aune de la théorie mathématique des groupes de transformation, définie par Felix Klein au sein du groupe d’Erlangen (Cassirer 1938). Cette dernière légitime a posteriori la critique goethéenne faite à la physique mathématique de son temps et permet d’y répondre en redonnant à la morphologie toute son actualité.

L’ethnologue et anthropologue qu’est Claude Lévi-Strauss va lui aussi rendre la morphologie goethéenne fructueuse pour son anthropologie structurale (Van Vliet 2012), en s’appuyant à la fois sur la phénoménologie de la perception et sur la théorie mathématique des groupes de transformation que Cassirer avait envisagée très tôt d’exploiter pour l’appliquer au champ perceptif (Cassirer 1938). Lévi-Strauss en donne un exemple dans La voie des masques (Lévi-Strauss 2008 : 911). Il part d’un certain masque amérindien swaihwé, réalisé par les Salish, qui l’interloque : sa langue est pendante, ses yeux exorbités et sa tête ornée de plumes. Il imagine des masques qui, par variation ou même inversion, pourraient en être la transformation, puis cherche parmi les masques existants si un tel masque existe et le trouve, tel un magicien. Il s’agit du masque dit dzonokwa des Kwakiutl (Lévi-Strauss 2008 : 912). Lévi-Strauss constitue une série où tous les masques sont obtenus par dérivation imaginative réglée à partir du premier, qui vaut comme figure exemplaire, car il condense le principe de la mise en série. Il lie en outre ces masques à des mythes, par homologie structurale. Un mythe n’a lui-même de sens qu’en tant qu’il nie ou transforme, voire en inverse un autre ou d’autres avec lesquels il fait série (Lévi-Strauss 2008 : 978). Mythes et masques entrent dans un même groupe de transformations. Malgré l’hétérogénéité irréductible du principe qui régit chaque série, des homologies structurales les lient. Un élément de la série des masques se transforme en un autre de cette même série, de la même manière qu’un élément de la série des mythes se transforme en un autre de cette série. Parce que le principe de leur transformation est analogue, des séries d’éléments dont la rationalité est hétérogène peuvent pourtant former un même groupe.

Lévi-Strauss a très certainement pris connaissance de l’essai de Cassirer consacré à la théorie des groupes de transformation, paru à la fois en langue anglaise et française (Cassirer 1938). Pendant l’exil, il l’a côtoyé au Cercle linguistique de New York. Tous deux contribuent à la rédaction des premiers numéros de la revue Word aux côtés de Roman Jakobson, avec lequel Cassirer a fait la traversée de l’Atlantique en 1941 (Van Vliet 2013b : 280-337). Lévi-Strauss connaît par ailleurs bien Merleau-Ponty pour avoir fait avec lui et Simone de Beauvoir un stage au lycée pour l’obtention de l’agrégation. Lévi-Strauss a-t-il connu l’oeuvre de Cassirer par Merleau-Ponty, qui le cite abondamment, ou est-ce par Lévi-Strauss que Merleau-Ponty a eu l’idée de lire Cassirer, qu’il ne cite curieusement jamais ? Il reste difficile de le savoir. Toujours est-il que Lévi-Strauss va organiser les grandes familles de structures que sont le langage, les mathématiques, l’art et le mythe selon les mêmes fonctions de sens que Cassirer :

Je poserai d’abord, à titre d’hypothèse de travail, que le champ des études structurales inclut quatre familles d’occupants majeurs qui sont les êtres mathématiques, les langues naturelles, les oeuvres musicales et les mythes.

Lévi-Strauss 2009 : 578

Les grandes familles de structures forment un même groupe de transformations. Les oeuvres culturelles entretiennent aussi entre elles des rapports de transformation, que ce soit au sein de leur grande famille respective ou avec d’autres familles.

Cassirer diffère toutefois de Lévi-Strauss, car il accorde comme Merleau-Ponty une signification originaire au mouvement du corps et à son orientation primordiale dans le temps et l’espace, tout comme il concède à l’instar d’Aby Warburg une primauté à l’action rituelle comme expérience vécue sur le récit mythique (Van Vliet 2014b).

Pour montrer que la transformation permet de penser conjointement le vivant et les oeuvres culturelles, dans un chassé-croisé qui se joue en deçà de la coupure entre nature et culture, on peut reprendre des exemples de Philippe Descola. Il utilise en effet pour caractériser la conception animiste du monde l’exemple des masques à transformation amérindiens (Descola 2011). Leur étude met en évidence que ce que l’anthropologue doit penser, c’est un processus de transformation réglé. La danse rituelle des masques à transformation permet de vivre l’expérience de la transformation du chamane en animal, le temps de la danse. L’animal en lequel le chamane se transforme apparaît successivement tel qu’il apparaît à l’homme et tel qu’il s’apparaît à lui-même, c’est-à-dire comme « esprit ». Réciproquement, les animaux présents dans l’environnement des Indiens sont potentiellement métamorphosés en « esprits » avec lesquels les hommes peuvent entrer en communication. Le masque révèle que l’aspect décisif de la forme culturelle est d’être transformable, plastique, et d’être le support d’une dérivation imaginative réglée. Un certain masque kwakwaka’wakw permet par exemple la transformation successive en aigle, en chabot et en esprit[9].

Cassirer ne s’intéresse toutefois pas seulement à Goethe, mais consacre une large place au biologiste Jakob von Uexküll (Krois 2011b : 117). La Philosophie des formes symboliques (Cassirer 1972a) devait compter un quatrième tome, après ceux consacrés au langage, à la pensée mythique, à la perception et à la science. Cassirer ne le termina pas, mais esquissa un premier chapitre sur la vie, ainsi qu’un second plus dense : « Le problème du symbole comme problème fondamental de l’anthropologie philosophique » (Cassirer 1995). Or, ces textes abordent les travaux de Von Uexküll, son ami, devenu depuis 1926 directeur de l’Institut de recherches sur l’environnement à Hambourg.

Cassirer compte parmi les premiers à prendre au sérieux la biosémiotique (Krois 2011b : 117). Il définit le processus symbolique non seulement en termes culturels, mais aussi biologiques. Il procède à ce tournant « biologisant » de sa pensée sans jamais toutefois naturaliser l’homme, car l’ancrage éthique de sa pensée dans l’humanisme rend indispensable non seulement de réinscrire l’homme dans l’échelle des vivants, mais aussi de lui assigner une place spécifique à laquelle n’accèdent pas les autres animaux. La position de Cassirer est ici très proche de celle de Tim Ingold. L’homme est un organisme qui interprète naturellement son environnement biologique, mais aussi une personne qui interprète à un autre niveau (symbolique, culturel) le territoire dont il est rendu historiquement responsable par la communauté à laquelle il participe (Ingold 2013 : 9). Cette spécificité humaine tient à la liberté, résultant de la création d’un espace de pensée et d’action plus grand chez les hommes et surtout différent de celui auquel les animaux ont accès, en fonction de sens spécifiques, auxquels l’animal ne peut prétendre : la présentation, grâce au langage, et la signification pure, grâce au développement d’une science de plus en plus abstraite. L’expression humaine diffère d’ailleurs elle-même de celle dont les animaux témoignent.

Étudier le rapport dynamique du schéma corporel de l’animal à son environnement devient indispensable, dans la continuité et par contraste, pour étudier le rapport dynamique de l’individu humain à sa culture, sans rabattre le second rapport sur le premier. Un organisme n’est rien sans rapport à son environnement, qui le structure autant que lui-même contribue par son mouvement, son parcours dans le paysage, à le façonner. La référence à Uexküll permet à Cassirer d’ajouter à l’approche goethéenne et humboldtienne de la forme interne une nouvelle dynamique, liant l’organisme à ce qui l’entoure. Le paradigme biologique intervient via Von Uexküll pour forger des concepts centraux de l’anthropologie philosophique de Cassirer. Car si pour l’animal, donner du sens, c’est articuler un certain plan d’édification (Bauplan) et une conception de l’environnement spécifiques (Umwelt), pour l’homme, c’est aussi le rapport entre schéma corporel et environnement culturel, lors de l’appréhension active de divers symboles, qui active la fonction symbolique de manières diverses. Cela ne signifie pas qu’il faille rabattre le rapport entre individu et environnement culturel sur celui qu’entretient un organisme animal ou même végétal avec son écosystème, mais seulement que les études biologiques peuvent fournir des paradigmes dynamiques pour fonder une anthropologie élaborée en deçà de la coupure entre nature et culture.

Tim Ingold : une réactualisation du programme esquissé par Cassirer ?

L’enjeu de cette mise en perspective est d’éclairer les ouvrages de Tim Ingold et de les situer par rapport à ceux de ses contemporains, tels Philippe Descola, Carlo Severi et Michael Houseman[10]. Descola a mené de nombreuses études de terrain et mesuré la pertinence de ses concepts à l’aune de schèmes pratiques, mais c’est toutefois la mise en place d’une combinatoire faisant jouer quatre grandes ontologies qui l’occupe principalement, car son but est bien de fonder une anthropologie par-delà nature et culture. Il poursuit donc, malgré certains déplacements notables, la tendance à la systématisation propre à Lévi-Strauss (Descola 2005). Malgré des synthèses à portée généralisatrice, Houseman et Severi, par contrepoint, accentuent davantage l’action rituelle, le corps en mouvement, le rôle de l’imagination, suivant un versant warburgien, qui peut bien se marier avec la façon anglo-saxonne dont un Bateson revalorise le terrain où se produit l’action symbolique (Severi 2007 ; Houseman et Severi 2009). Or, selon nous, Ingold trace, comme Cassirer, une voie intermédiaire. Il cherche en premier lieu à dégager de grandes fonctions de sens, pour élaborer, à terme, une anthropologie, tout en plaçant au centre l’expérience vécue par le vivant en général face à son environnement et par l’homme en particulier face à la nature et la culture. Entre Descola – qui met plutôt l’accent sur le dégagement systématique d’une pluralité d’universaux –, et Houseman et Severi – qui se centrent davantage sur l’action symbolique dont témoignent des rituels patiemment décrits sur le terrain, au sein d’un espace structuré par une mémoire avant tout iconique –, Ingold relève le défi lancé par Warburg et Cassirer d’élaborer une théorie de la culture comme anthropologie de l’homme en mouvement. Il refuse de sacrifier l’un des deux aspects permettant de rendre compte de la création du sens : l’aspect théorique et systématique et la nécessité d’être en prise directe avec des pratiques rituelles particulières sur le terrain. Entre une approche qui tend vers un intellectualisme réducteur du phénomène qu’on nomme la vie, et une autre qui tend vers un empirisme pragmatiste qui risque d’abandonner toute entreprise systématique un tant soit peu généralisante, Ingold semble comme Cassirer faire droit à une troisième voie qui ne sacrifie ni les formes ni la vie.

Comme Cassirer, Ingold articule solidement une phénoménologie de la perception du même type que celle de Merleau-Ponty et une anthropologie tissée en deçà de la coupure entre nature et culture. Cette proximité avec le philosophe allemand n’est pas étonnante, car parmi ses lectures figurent les écrits de Susanne Langer (Ingold 2011-2013 : 16). Seule élève de Cassirer à avoir fait fructifier son esthétique et à l’avoir mis au coeur de sa philosophie, Langer a travaillé sur le couple sensations (feelings) et formes (forms) pour renouveler la conception de la création du sens, sous l’impulsion de N. Whitehead (Langer 1953)[11]. Une brève histoire des lignes (Ingold 2011-2013) est un ouvrage qui peut être lu dans le prolongement des travaux de Langer. Ingold cherche à systématiser les fonctions de sens selon lesquelles des lignes sont tracées, en explorant différentes formes symboliques : art, langage, action rituelle, technique, science. Tandis que certaines lignes mettent en évidence le phénomène d’expression, d’autres permettent d’explorer les fonctions de présentation (notation musicale, écriture) ou de signification pure (figures mathématiques). Ingold reconduit ces lignes au seuil du processus de la création de leur sens, c’est-à-dire au tracé, au parcours du corps dans l’espace, pour l’orienter, y repérer des noeuds et y laisser des traces. Or, l’exemple que donne Cassirer pour expliciter ce qu’est la prégnance est justement déjà celui de la ligne :

[…] en tant que vécu sensible, [un vécu de la sphère optique] est toujours déjà porteur d’un sens et en quelque sorte au service de celui-ci. Mais il peut, dans ce cadre même, remplir des fonctions très diverses et, grâce à elles, mettre en représentation des mondes du sens très divers. Nous pouvons prendre une image optique, par exemple, un simple tracé de ligne, dans son sens de pure expression […]. Et il ne s’agit pas là d’une simple projection affective, subjective et arbitraire, de nos propres états internes dans la forme spatiale : mais c’est cette forme même qui s’offre comme une tonalité animée, comme une manifestation spontanée de vie. Sa prolongation continue et paisible ou son interruption immédiate, sa rondeur et sa clôture ou son profil sautillant, sa raideur ou sa mollesse : tout cela émane d’elle-même comme une détermination de son être propre, de sa « nature » objective. Mais tout cela s’en va et semble anéanti et effacé dès qu’on prend le tracé linéaire en un « autre » sens, comme une image mathématique, comme une figure géométrique. Il se change désormais en un simple schéma, en un moyen de représentation pour une légalité géométrique universelle. […] Le signe mythique renferme comme tel l’opposition cardinale du mythe, l’opposition du « sacré » et du « profane ». […] Le monde esthétique ignore tout d’une telle contrainte. Le dessin considéré comme ornement semble échapper tout autant à la sphère de la « signification » logique et conceptuelle qu’à celle de l’interprétation et de l’avertissement magique et mythique. Il possède en lui-même son propre sens qui ne s’ouvre qu’à la pure contemplation artistique, à la « vision » esthétique en tant que telle.

Cassirer 1972b : 228

Notons que Merleau-Ponty se fait déjà l’écho de Cassirer :

Jamais peut-être avant Klee on n’avait « laissé rêver une ligne ». Le commencement du tracé établit, installe un certain niveau ou mode du linéaire, une certaine manière pour la ligne d’être ligne et de se faire ligne, « d’aller ligne ». Par rapport à lui, toute inflexion qui suit aura valeur diacritique, sera un rapport à soi de la ligne, formera une aventure, une histoire, un sens de la ligne, selon qu’elle déclinera plus ou moins, plus ou moins vite, plus ou moins subtilement.

Merleau-Ponty 1964 : 74

Il y a continuité dans la manière d’aborder le processus de signification en partant de son seuil, de Cassirer à Ingold, en passant par Merleau-Ponty.

Par ailleurs, Marcher avec les dragons (Ingold 2013) articule une série d’essais qui revalorisent les paradigmes biologiques au service d’une anthropologie construite en deçà de la coupure nature/culture, tout comme Cassirer :

Je conclus en intégrant l’anthropologie des personnes au champ d’une biologie des organismes qui, tout en étant post-darwinienne, s’inspire d’une époque antérieure, lorsque la récente séparation entre les sciences de l’esprit et les sciences de la nature n’avait pas encore été instaurée.

Ingold 2013 : 98

Ingold mentionne Goethe et laisse lui aussi une large place à Von Uexküll : « Von Üxküll utilisa le terme allemand Umwelt pour décrire l’environnement tel qu’il est constitué à travers le projet de vie d’un animal » (Ingold 2013 : 134). D’une part, le vivant est saisi dans des processus de métamorphoses, processus naturels qui sont pour ainsi dire redoublés par des processus culturels, à un niveau symbolique. D’autre part, le vivant et l’environnement interagissent, chaque pôle étant constamment en devenir. La pensée d’Ingold est, comme celle de Cassirer, une pensée relationnelle :

Il nous faut […] élaborer une nouvelle conception des organismes et de leurs environnements, une conception que je désigne par l’expression « pensée relationnelle ». Pour parvenir à l’élaboration de cette conception, il est nécessaire de ne plus considérer l’organisme comme une entité autonome et préétablie, mais comme un locus de croissance et de développement particulier dans un champ continu de relations […].

Ingold 2013 : 94

Il cite par ailleurs plusieurs fois le philosophe allemand, dont il a lu une partie des travaux avec attention lors de ses années de formation. Il le mentionne quand il est question de définir la vie comme processus :

[La vie organique] n’existe que dans la mesure où elle se développe dans le temps. Ce n’est pas une chose, mais un processus, un courant d’événements continu, jamais en repos. […] L’organisme n’est jamais situé dans le seul instant. Les trois modes du temps – passé, présent, futur – forment dans sa vie un tout qui ne peut être décomposé en éléments individuels.

Ingold 2013 : 109[12]

De même quand il définit l’organisme comme « l’incarnation d’un processus de vie » et pour soutenir que « le mouvement devient […] l’essentiel [dont il faut rendre compte], tandis que la stabilité de la forme est secondaire » (Ingold 2013 : 109). C’est le parcours de l’animal vivant dans un espace naturel qu’il faut suivre pour comprendre comment l’humain parcourt quant à lui la culture[13]. Ingold baptise son entreprise « l’écologie du sensible » :

Il ne s’agit pas d’une connaissance formelle, institutionnelle, transmissible hors du contexte de son application pratique. Au contraire, elle s’appuie sur une façon de sentir qui est constituée par les capacités, les sensibilités et les orientations qui se sont développées à travers une longue expérience de vie dans un environnement particulier.

Ingold 2013 : 37

Cela ne le conduit pas tant à naturaliser l’homme qu’à aborder la nature en y lisant toujours déjà des processus « libres » de création du sens, qui ne font que se prolonger dans les processus culturels. Plutôt que de plaquer jusque sur les phénomènes culturels un mécanisme prétendument déjà à l’oeuvre dans la nature (déterminisme), Ingold montre que dès l’interaction de l’organisme naturel et de son environnement, il y a déjà création d’un jeu et donc de liberté au sens fort, car le processus de création du sens commence avant même la fixation dans des signes durables, tels les mots ou les oeuvres d’art. Ici encore, il nous semble que Ingold poursuit les intuitions de Cassirer, mais en les enrichissant des avancées de l’ethnologie et de la biologie contemporaines. Il remplit de ce fait une des exigences que se fixe Cassirer : la systématisation des fonctions de sens doit se réaliser en interaction constante avec les progrès des sciences concrètes positives et pour ainsi dire « en prise » avec les travaux des hommes de terrain de son temps.

Interpréter l’écologie du sensible et l’anthropologie d’Ingold dans le sillage de la biosémiotique de Cassirer et de sa théorie de la culture comme anthropologie de l’homme en mouvement peut s’avérer éclairant. De part et d’autre, ce sont les concepts de prégnance symbolique et le phénomène d’incorporation (ou incarnation) du sens qui sont décisifs. Tim Ingold essaie de ne négliger ni le corps en mouvement orientant l’espace dans sa perception même, ni l’ambition de forger à partir d’une phénoménologie de la perception approfondie une théorie des fonctions de sens à l’oeuvre dans le rapport de l’individu à la nature et à la culture en général. Refusant de ne se concentrer que sur les grandes ontologies repérables à travers le monde au détriment de l’ancrage corporel, ou au contraire seulement sur l’action rituelle au détriment d’une certaine systématisation, la voie esquissée par Ingold mérite d’être explorée si l’on veut articuler phénoménologie et anthropologie de manière conséquente. Cela suppose autant de réélaborer la théorie de la biologie à l’aune d’études culturelles que d’éclairer la théorie de la culture à l’aune de paradigmes biologiques.

Pour conclure cette mise en perspective des travaux d’Ingold, nous pouvons souligner à la fois le tournant esthétique pris par son anthropologie et le tournant anthropologique pris par son esthétique. Dans Une brève histoire des lignes (Ingold 2011-2013), ce qui aurait dû n’être qu’un exemple esthétique sert d’armature à une approche anthropologique large. La ligne est en effet un élément habituellement étudié plutôt en théorie de l’art, comme c’est le cas chez Kandinsky ou Klee. Attirer l’attention sur elle pour élaborer une anthropologie renouvelée permet de se replacer au seuil de la création du sens, au niveau d’une phénoménologie de la perception sensible, pour ouvrir à partir de là, sans cassures, sur un point de vue anthropologique élargi, où art, science, langage, techniques, histoire sont abordés par contrastes successifs en un seul système ouvert, une seule anthropologie. Ce système est ouvert, car il doit se nourrir de recherches de terrain récentes et ce, dans diverses sciences humaines particulières. Au contact de ces résultats de terrain, Ingold met en évidence des fonctions de sens diverses qui apparaissent lors de la production ou de l’interprétation de lignes. Or, ces fonctions de sens valent de manière transversale. Elles permettent de décrire alternativement des exemples relevant de formes symboliques diverses. Faire émerger ces fonctions de sens contribue donc à tisser toutes les formes en un réseau complexe. Ingold replace comme Cassirer de facto l’art au sein d’un ensemble de formes symboliques, telles les sciences et l’histoire, ce qui renouvelle l’approche des phénomènes artistiques par rapport à ce qu’apporte l’esthétique classique traditionnelle ou l’histoire de l’art. Le chapitre inaugural sur la musique, qui est comme chez Susanne Langer (et Lévi-Strauss d’ailleurs) l’art privilégié par Ingold, ne prend toute son épaisseur de sens que par son enchevêtrement avec les chapitres qui explorent d’autres formes symboliques, de la biologie aux mathématiques, en passant par la technique et la construction de l’histoire. L’art n’est pas étudié séparément, mais toujours au sein de l’ensemble qu’est la culture.

Si ce sont des concepts abordés habituellement par l’histoire de l’art et la théorie de l’art qui servent d’armature à une anthropologie renouvelée, son approche de l’art prend réciproquement un tournant anthropologique. La pensée d’Ingold est à ce titre emblématique d’un nouveau tournant de la théorie de l’art. Un tournant linguistique (linguistic turn) avait en effet marqué les diverses études iconologiques menées dans le sillage des travaux d’Erwin Panofsky en histoire de l’art, puis, par réaction contre l’intellectualisme prétendument excessif des tenants du linguistic turn, le tournant iconique (iconic turn) a cherché à mettre en évidence, au travers d’études du visuel (visual studies) et de diverses théories de l’image, la spécificité de l’image par rapport au texte (son pouvoir, sa matérialité, le fait qu’elle soit le symptôme de mécanismes inconscients, etc.). Or, Ingold participe à un troisième tournant que prennent selon nous les études actuelles sur l’art, qu’il s’agisse de l’histoire de l’art ou de la théorie sur l’art : tournant que l’on peut désigner comme le tournant anthropologique (et même ethnologique) des études sur l’art.

La pensée d’Ingold est donc révélatrice d’un tournant esthétique pris par cette discipline qu’est l’anthropologie et corrélativement d’un tournant anthropologique pris par les études sur l’art. Les oeuvres d’art apparaissent de plus en plus comme des clés pour élaborer des concepts (fonctions de sens…) qui sont ensuite exploités pour rendre compte d’autres manières qu’a l’homme de faire des mondes dans une anthropologie revisitée. Ce ne sont plus ni les mythes potentiellement écrits, ni les actions rituelles seules qui constituent les meilleurs paradigmes pour fonder une anthropologie, mais les objets hybrides, entre oeuvres d’art et documents culturels, puisés dans divers peuples, qu’ils soient occidentaux ou non-occidentaux, en tant que ces objets symboliques indiquent à la fois le seuil de la création de sens au niveau simplement perceptif, du fait de leur dimension esthétique ou artistique, et son enjeu ultime, une anthropologie de l’homme en mouvement qui se construit en deçà de la coupure nature/culture.