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L’irreprésentable humanitaire

L’image que l’on trouve en couverture de ce numéro, une composition inspirée de séquences filmées par les caméras infrarouges de l’armée américaine lors de la guerre du Golfe en 1991, devrait rappeler aux lecteurs les clips hallucinants que le monde entier recevait par satellite et regardait à l’époque à travers les médias télévisés, notamment CNN : elle évoque la nuit d’une guerre inutile, barbare et fondée sur le mensonge ; elle ne laisse entrevoir que l’ombre, l’incertitude, le désordre et dont toutes les conséquences ne sont pas encore connues. Vision à la fois trouble et directe d’une guerre imposée, missiles saisis à distance, sans visage. Lieux indéfinis. Du fer et du feu ; pas de sujets humains. L’implacable logique de la guerre se met en place. Le flou qui entoure la prise de vue de cibles dirigées sur l’ennemi diabolisé dissimule la complexité de la situation et crée une sorte de diversion sur l’objet et le propos. Les jeux vidéos de guerre se sont depuis inspirés de ces images qui étaient, ne l’oublions pas, bruyantes, sifflantes, perturbantes, tout en ne révélant rien d’autre de ce qui pouvait être vu ou dit que le missile envoyé de là vers là. Lors du conflit, tous devenaient savants au sujet des nouvelles technologies de la guerre. Finies les tranchées, bienvenue au royaume de la guerre virtuelle version CNN.

L’image parle aussi, indirectement, de la tromperie de certaines représentations de la guerre et de l’humanitaire dont l’effet est de troubler à propos de la souffrance, de la vie précaire, du dénuement. Le choix éditorial aurait pu être de placer, comme le font nombre d’ONG sur leurs sites web mais aussi les médias, l’image d’une figure humaine dévastée, ou celle d’un convoi d’aide traversant un territoire hostile, ou encore celle d’une équipe courageuse et presque souriante « malgré le pire » au beau milieu d’une catastrophe ; cependant, aucune image n’aurait pu évoquer aussi justement notre propos que cette pseudo-représentation pour évoquer l’humanitaire contemporain. D’abord parce qu’il est associé, avec l’insistance des médias, aux conflits, aux catastrophes, à l’urgence ; sa généalogie dans le temps long prend d’ailleurs son origine dans la guerre. L’humanitaire contemporain se déploie également au milieu d’une controverse en cours, celle du mélange périlleux entre guerre et humanitaire. Son objet, des situations les plus récentes en remontant vers les plus anciennes tout au long du dernier siècle jusqu’à aujourd’hui, est toutefois difficile d’appréhension, en même temps qu’il se prête mal aux représentations réalistes. Les représentations réalistes, qui figurent sur les documents des campagnes de dons des ONG (quoiqu’un peu moins maintenant) et les médias en quête de témoignages larmoyants, ont été l’objet d’une critique externe et interne des ONG : comment représenter la souffrance et lui donner un visage ? y a-t-il lieu de représenter ? Qu’est-ce que l’éthique de la représentation dans un monde qui fait de la souffrance des vivants une pornographie ? Le commun des mortels n’aperçoit généralement, à travers les médias, qu’une part infime et tronquée de ce que serait l’humanitaire. Tout comme cette non-image parle et ne parle pas vraiment de l’objet de la guerre, elle en est tout au plus la trace, elle parle encore moins de son apaisement, dont l’humanitaire serait partie, mais pas entièrement. Il se peut que ce soit quelque part dans le hors champ de ce calque d’arrêt sur image que se trouve une part significative de l’objet humanitaire et avec lui du posthumanitaire[1], dont les cadres complexes et changeants font de toute représentation une approximation douteuse.

Diversification, complexification, déplacement

L’intervention humanitaire, d’origine occidentale et de type caritatif, a pris un essor particulier à partir des années 1970, avec le développement des organisations de type sans-frontièriste et le mouvement de la globalisation. L’humanitaire fut d’abord un système d’aide d’urgence médico-sanitaire hérité de la Croix-Rouge vers la fin du XIXe siècle puis des contextes des deux grandes guerres, système alors surtout enraciné dans des pays du Nord (voir Malkki, ce numéro) et déployé lors de situations de guerre et d’après-guerre. Il est aujourd’hui devenu un vaste réseau transnational d’aide d’urgence et de développement, liant le Nord et le Sud, le centre et la périphérie, à travers de multiples conditions et relations faites à la fois de « dépendance » et « d’indigence » puis de « solidarité » et de « droits ». L’humanitaire emprunte dorénavant l’un des visages de la globalisation : celui d’un vaste réseau multiconnecté d’images, d’idéologies, d’actions, de groupes locaux et transnationaux, de programmes rejoignant en de multiples localités les populations et cultures les plus diverses ; il n’est certes pas étanche aux politiques des organisations multilatérales concernant les « populations vulnérables » et « du Sud », de même qu’à l’évolution des relations internationales en matière de sécurité depuis le 11 septembre 2001. Les ONG les plus puissantes, tout en réclamant leur autonomie, sont souvent inféodées aux diktats de leurs bailleurs de fonds, les gouvernements et les organisations supra-gouvernementales, bien qu’elles se réclament de l’autonomie de pensée et d’action de la société civile.

Au cours des années 1990, les ONG humanitaires se sont de plus en plus détachées du monde médical (sans toutefois le quitter) pour s’aventurer dans des domaines aussi variés que ceux de l’écologie, du développement humain et psychologique, des communications, des arts, de l’ingénierie ; les victimes peuvent être des réfugiés de guerre (Malkki 1995a, b ; 1997), mais ne le sont plus uniquement, car elles prennent dorénavant les habits des laissés-pour-compte de ce monde : populations pauvres des périphéries et des bidonvilles (Parizot 2003 ; Ferreira 2004), autochtones (Laplante 2004), enfants en situation de risque social, handicapés (Saillant 2007) ; personnes atteintes du VIH-sida (Atlani-Duault 2005), victimes d’un séisme et de catastrophes naturelles (Fassin et Vasquez 2005 ; Sliwinski, ce numéro), enfants soldats (Quinn, ce numéro) ; l’assistance d’urgence du Nord vers le Sud n’est plus l’unique action possible, alors que naissent des formes mixtes d’actions situées entre les pôles du « développement » (local ou international) et de « l’humanitaire » (de distance ou de proximité). L’objet de l’humanitaire, qui souvent est la vie elle-même (aide médicale et psychologique aux blessés et aux survivants), devient en certains contextes posthumanitaire, éducation et socialisation : à la démocratie (médias, arts, citoyenneté), à la vie communautaire (relations interethniques, paix, développement, écologie, soutien aux associations). Les actions traditionnelles de développement se greffent à des actions auto-qualifiées d’humanitaires contribuant encore plus au mélange de genres (Verna, ce numéro). Cette diversification et cette extension, voire ce déplacement de l’aide humanitaire, supposent des formes de plus en plus composites d’actions, de sens, d’agents et d’alliances (Conoir et Verna 2002 ; Dauvin et Siméant 2002 ; Saillant, ce numéro). Les catégories de court et de long terme, de développement et d’humanitaire, d’assistancialisme et de droits, de bénévoles, de militants et de professionnels, deviennent de moins en moins évidentes dans des organisations hybrides, qui laissent cohabiter en un même lieu activisme, advocacy, humanisme, droits, gouvernance et gouvernementalité. La diversité de l’humanitaire n’est pas qu’une question de formes et de domaines d’action : elle est aussi présente par son caractère décidément transnational, visible par ses réseaux complexes et ses multiples maillages, par la diversité des acteurs, du local au global, par la singularité des problématiques nationales et continentales, par ses pratiques croisant horizontalité (sud-sud) et verticalité (nord-sud). Il pourrait être tentant d’assimiler l’humanitaire, comme on le fait trop souvent avec d’autres phénomènes reliés à la globalisation, à une seule et même idéologie et forme d’action ; il est vrai que certains de ses mots et icônes circulent dans ses circuits et résonnent étrangement comme credo d’apparence unique à la surface du globe : les droits humains en sont un exemple. Les mutations et articulations diverses retrouvées sur les terrains des transnationalismes et aussi des translocalismes n’ont pas empêché les organisations de se réclamer d’une idéologie plutôt commune marquée par les trois principes que sont l’universalisme, le droit et la neutralité (Abel 1998 ; Bettati 2000). De tous ces principes, celui de neutralité est le plus controversé et cela au sein même des organisations qui en reconnaissent de plus en plus le caractère utopique. Si l’intervention humanitaire prend un sens politique, le défi des organisations est de définir leur rapport propre au politique. Ces principes ne sont enfin que la façade qui présente comme homogène un ensemble d’actions et de styles de plus en plus complexes (Verna, ce numéro). De façon évidente, l’étude fine et soutenue par une démarche ethnographique de circuits spécifiques combinant par exemple tel mouvement pour les droits d’une minorité, association locale, action humanitaire transnationale, culture et politique nationale, enjeux internationaux, circonstances de l’aide et perspectives des divers acteurs en présence, tout en mettant à profit les jeux d’échelle en même temps que la multilocalisation simultanée, tout cela dévoile la complexité derrière la trompeuse uniformité. Enfin, l’humanitaire s’exprime selon divers registres et degrés en fonction des conditions d’émergence et d’implantation, des temporalités, des problématiques et des groupes visés ; il est tantôt biopolitique dans l’extrême urgence (Pandolfi 2002, 2006 ; Fassin 2004 ; Fassin et Vasquez 2006), d’autres fois gestion des vulnérabilités dans le long terme (Agier 2004), enfin il peut aussi servir de palliatif au vide de politiques nationales, et de non-politique, dirigées sur certains groupes, qui ont en commun la pauvreté (Saillant 2007).

Les années 1990 ont aussi vu naître les formes d’action humanitaire parmi les plus controversées parce que associées aux interventions militaires du nouvel ordre politique international et aux guerres préventives (Yougoslavie, Afghanistan, Irak), celui qui consacre les États-Unis comme première puissance militaire du monde ainsi que la gouvernance onusienne (Mégret et Hoffmann 2003 ; Hoffmann 2004). Dans ce contexte, le langage des droits humains a pris de multiples significations, servant tantôt de justificatif pour les « guerres justes » de la part des agresseurs occidentaux, tantôt d’alibi pour les interventions humanitaires associées de près aux interventions militaires – ne parle-t-on pas du travestissement de l’action militaire sous le voile humanitaire ? – disqualifiant, banalisant et pervertissant, du coup, la légitimation des actions accomplies au nom des droits humains (Bell et Carnes 2004). L’action humanitaire est marquée par cette tendance militarisante, situation qui n’est cependant pas si nouvelle si l’on a en tête sa généalogie, ce qui entraîne, au sein des organisations et par divers observateurs, des débats politiques et éthiques sur les vrais enjeux de ses actions (Hours 1998 ; Humanitarian Studies Unit 2001 ; Brauman 2002 ; Ngirumpatse et Rousseau, ce numéro ; Multitude 2000 ; Les temps modernes 2004 ; Vacarme 2006). Faut-il ou non jouer le jeu ? Saborder les organisations ? Les questions qui surviennent au sein des ONG ne sont pas toujours sur la place publique et débordent rarement des milieux initiés ; il est moins glorieux pour une ONG de décider de ne pas octroyer d’aide pour des raisons éthiques que l’inverse, et les jugements sont vite dévastateurs dans un milieu qui vit de subsides. De plus, la non-aide est impopulaire et ne rapporte pas.

La tendance militarisante de l’action humanitaire actuelle est la plus visible et la plus discutée. Les grands médias s’abreuvent à l’urgentisme et au présentisme ; l’humanitaire de ce type devient dès lors un « bon produit » (Saillant 2006a). De nombreux travaux scientifiques prêtent une grande attention à cette question, jugée prioritaire, avec raison (Minear 2002 ; Smilie et Minear 2004). Derrière ce mouvement de fond se dresseraient les règles étrangement combinées de la gouvernance des vulnérables et du paradigme de la sécurité. Dans un monde enfin sécurisé, « l’aide » ne serait plus aussi nécessaire… Les groupes et populations les plus vulnérables, nombreux, doivent apprendre, plus que jamais à se contenter du minimum vital, des conditions de la survivance plutôt que de celles de la convivance pour reprendre les mots de Marc Abélès (2006). Cette question des tensions et des pièges politiques de l’humanitaire actuel revêt une dimension essentielle qui, sans être récusée par ce numéro, n’épuise cependant pas ce qui peut et doit être analysé à propos de l’humanitaire. Il devient difficile de définir avec justesse l’action qui serait ou ne serait pas humanitaire, moins en raison de cette tendance à ne pouvoir aussi facilement départager les registres, les intentions et les formes d’action dans certains contextes de guerre, qu’en raison de sa complexité et de sa diversification croissantes. Au sein d’un réseau de lieux et d’organisations, où commence et où se termine l’action humanitaire ? l’action d’une ONG formant des journalistes en situation postconflit et se réclamant de l’idéologie humanitaire (Laliberté, ce numéro) est-elle moins humanitaire que celle d’une ONG médicale en contexte d’urgence ? L’humanitaire est-il l’apanage des Occidentaux et peut-il être défini strictement à partir de la perspective occidentale ? Que penser de l’humanitaire qui naît dans les pays arabes et se maintient grâce à des réseaux constitués dans la longue durée de conflits interminables ? L’humanitaire se définit difficilement, car sa pluralité intrinsèque résiste à une définition simple et unique. Certaines ONG suggèrent de troquer l’étiquette humanitaire pour celle de solidaire. Celles qui vont en ce sens cherchent à nommer et qualifier le travail de ces « volontaires pour une humanité voulue différente », « non indifférente et solidaire », et sur lesquels les gouvernements nationaux, les instances multilatérales et les divers secrétariats aux affaires humanitaires comptent dorénavant, en se référant explicitement au « pouvoir de la société civile ». Une telle substitution ne changerait pas grand-chose au mouvement de fond que nous décrivons.

C’est sans doute par son éthique de l’englobement qu’il est le plus aisé de cerner l’humanitaire (Saillant 2006b), par cette recherche d’inclusion « de l’autre » à ce que serait « une commune humanité ». Cette éthique de l’englobement et de l’inclusion est toutefois contradictoire, car elle reproduit (à son insu ?) le grand partage du savoir évoqué par Latour (1991) entre le Nous et le Eux, basé dans ce cas spécifique sur un autre étalon que celui du savoir. Le « Nous » inclut dans la structure humanitaire ceux qui auraient la capacité de « donner et d’aider », de définir le juste et l’injuste, rejetant dans le « Eux » les vulnérables de tous genres, victimes de barbaries, de « guerres multiethniques » ou de désastres « naturels ». L’autre vulnérable « qui a besoin d’aide » se trouve figuré dans les icônes de l’humanitaire disséminées sur Internet : par exemple, des figures humaines placées en avant plan d’un environnement détruit ; il peut s’agir de « femmes à foulard », dont le regard éploré évoque la demande d’aide, seulement la demande d’aide. Le découpage spatial auquel donne lieu la structure humanitaire reprend les lieux du grand partage, distinguant le Nous et le Eux, la capacité et l’incapacité, la richesse et la pauvreté, la justice et l’ignominie, la civilisation (démocratique) et la barbarie (en marche vers la démocratie…). Ne faudrait-il pas ici questionner, justement, ce que l’humanitaire en tant que structure d’englobement, exclut structurellement de sa totalité par la téléologie du progrès des modernes qu’il suppose ? Pour ce faire, il nous faut, certes, entrer dans les marges de l’humanitaire, dans les entre-lieux et l’inachèvement des projets, dans la mise en oeuvre et le trop vite fait, exactement là où se trouvent les failles du grand partage, dans des sites et des contextes qui supposent une mise à distance des bonnes intentions et de la généreuse rhétorique, dans le vouloir-faire des acteurs et dans l’incapacité de faire comme-il-le-faudrait. Ne faut-il pas franchir le pas des expériences qu’en font des sujets concrets et qui n’en maîtrisent pas obligatoirement la rhétorique ou la structure, qui seraient en principe produits par ces mêmes rhétoriques et structures, mais les délient et les déjouent parfois même sans en avoir l’intention ; cela signifie donc d’aborder les marges et les écarts, et des pratiques d’acteurs qui ne collent pas aux objectifs, aux intentions initiales, à la langue de bois, parce que les subjectivités, les contextes, les politiques, les structures et les localités se mélangent, rencontrent de l’impossible et de l’infaisable, rapiècent, raboutent, recréent, bref bricolent. La rencontre des vulnérabilités en direct, qui sont des hommes, des femmes, des enfants, avec ceux qui font l’humanitaire vu d’en bas et en face à face, est ce qui intéresse ici. L’examen des entre-lieux de l’action humanitaire, soit de ses aspects les moins prévisibles et les moins « visibilisés », suggère la possibilité de dépasser le binarisme Nous-Eux du grand partage et l’universalisme de surface, les approches trop verticales et l’urgentisme ambiant.

Les représentations médiatiques et scientifiques de l’humanitaire sous sa forme urgentiste réduisent ce dernier à l’une de ses facettes, au spectacle de la souffrance. Elles laissent dans l’ombre l’ensemble des actions associées traditionnellement au monde du développement et englobées dans l’humanitaire selon lequel l’identité des ONG est le primat donné à l’idéologie des droits humains et au cosmopolitisme (Bélair, ce numéro). L’urgentisme fait ombre sur les actions à long terme, les crises oubliées et le posthumanitaire. Ainsi, les actions développées une fois l’urgence levée, qui s’inscrivent dans le long terme méritent attention, ce qui est aussi le propos de plusieurs auteurs de ce numéro. Nombre d’ONG humanitaires sont traversées par des mouvements sociaux soit parce que leurs adhérents et sympathisants sont les mêmes, soit parce que leurs structures ne séparent pas si clairement militantisme et dispositif d’aide. Dans de nombreux cas, la société civile organisée fait corps avec les ONG humanitaires (Dauvin et Siméant 2002). Faut-il alors examiner l’humanitaire seulement à partir des grandes organisations transnationales les plus médiatisées, surplombantes, ou plutôt l’analyser de façon transversale, horizontale et multilocalisée ? Faut-il simplement calquer les analyses critiques du développement sur l’humanitaire – cela reste toujours possible – ou faire preuve d’imagination anthropologique, c’est-à-dire poursuivre la critique du développement, mais tenir compte toutefois des particularités du phénomène humanitaire et de sa généalogie propre ?

L’humanitaire : les deux faces de Janus[2]

L’humanitaire contemporain paraît finalement converger vers une double perspective. La première donne à voir l’humanitaire comme un objet anthropologique politique et néocolonial, baignant dans la fragilisation des frontières des souverainetés nationales, politiques, subjectives et corporelles. Il est ainsi un objet de la biopolitique, au sens que lui donne Agamben inspiré par Foucault (Aspe et Combe 2000). Il suppose une forme d’ingérence multiforme des apôtres du gouvernement du monde, localisée dans le pouvoir d’agir et d’intervenir des ONG transnationales (celles qui agissent comme des multinationales et en empruntent la structure tout en cherchant à outrepasser les frontières des États), articulées au pouvoir d’autres organisations devenues douteuses parce que trop inféodées au pouvoir américain, en même temps que trop près des organisations multilatérales, organisations comptant sur la « société civile » pour mieux implanter la « liberté » du néolibéralisme. Là où le néolibéralisme fait primer l’autonomie morale et économique des individus, il fait la promotion de la société civile qui créera du lien et des solidarités, venant ainsi humaniser le monde envahissant des choses du capitalisme. Dans cette interprétation de l’humanitaire, la « vie nue » (Agamben 1999), celle qui se dessine au sein de l’État d’exception, quand le sujet n’est plus que corps objet d’un contrôle total, est le reste de l’humanitaire-machine et de ses dispositifs. C’est ce qui adviendrait quand l’humanitaire-machine se met en marche, lorsque se déploient en simultané des organisations humanitaires transnationales, des organisations multilatérales comme l’ONU, des médias, des dispositifs militaires et politiques, toujours présents en situation de guerre et de catastrophe, évènements propices à la création d’espaces d’exception et de non-droit.

Une deuxième perspective sur l’humanitaire est celle que fournissent les acteurs (Dauvin et Siméant 2002), en particulier les intervenants de terrain. Pour ces derniers, l’humanitaire se donnerait à voir comme la meilleure manière de franchir les frontières nationales, en les outrepassant, lors de situations de conflit, d’urgence ou de non-soutien de groupes vulnérables, cela afin de rejoindre ces groupes quelles que soient leurs origines. C’est-à-dire rejoindre les personnes là où elles sont, d’abord pour leurs caractéristiques premières, celles d’êtres humains. Ce qui est au coeur du point de vue des acteurs et des promoteurs de l’humanitaire, ce sont les questions de droit : du droit à la vie au droit à la santé, en passant par le droit à la dignité et aux diverses catégories de droits sociaux et politiques. Les intervenants de l’humanitaire sont unis autour de quelques questions fondamentales : ne pas laisser tomber celui ou celle qui se trouve en état de besoin, le considérer comme « des nôtres », alléger ses souffrances. Il s’agit aussi de témoigner de situations injustes et intolérables, par l’obligation de rendre visibles dans l’espace public les exactions de toutes sortes, faisant de l’espace des droits un espace cosmopolite et un délocalisé du territoire de l’État nation et de la forme de citoyenneté qui le caractérise. Bien sûr, aucune de ces catégories – dignité, droits, souffrance, intolérable – ne saurait être tenue pour acquise. Selon cette perspective, non seulement les intervenants sont des témoins directs, mais aussi les groupes visés par leurs actions, et ceux qui pourraient être rejoints mais ne le sont pas pour diverses raisons. Nous parlons ici de l’humanitaire vu d’en bas et de près.

L’une des questions qui se pose finalement à nous est la suivante : comment penser la construction des altérités à partir de l’humanitaire, de ses discours en principe universalistes, qui justifie l’inclusion à une humanité plus juste par le droit, mais à un droit se superposant ou s’imposant parfois au-dessus des souverainetés nationales et des mondes locaux ? Qu’est-ce que ce droit au-dessus de tous les droits et comment finit-il, comme toute utopie universaliste, par se localiser ? Comment circonscrire ces idées d’humanité et de souffrance, et que penser de ce principe de non-indifférence si cher aux ONG humanitaires ? Est-il possible d’apercevoir, au sein même du phénomène humanitaire, d’autres processus que ceux liés à une imposition de la logique occidentale sur l’Autre, représenté le plus souvent par les populations subalternes ?

L’abolition des frontières nationales (en outrepassant les institutions politiques nationales ou en les court-circuitant) et corporelles (en rejoignant directement les corps souffrants) par une société civile organisée reliée plus ou moins fortement à des institutions multilatérales mais aussi à divers mouvements sociaux, donc prenant racine dans des réseaux transnationaux, nationaux et locaux, cette abolition serait finalement traduisible par deux figures : celle du char d’assaut, qui transforme la Cité en ruines en vue de son contrôle total, et celle de Babylone, là où toutes les langues se parlent, s’entremêlent, se métissent, se créolisent et surtout fondent une Cité cosmopolite. C’est là l’opposition apparente des effets de l’une des formes contemporaines de l’universalisme : soit il conduit au contrôle total de la société, soit il amène à une forme renouvelée de cosmopolitisme. C’est au coeur de ce paradoxe et de ce mouvement, et de la rencontre de ces deux facettes, sans préciser à l’avance des directions et des effets, que s’inscrit la réflexion proposée par ce numéro. Les exemples ethnographiques et les réflexions des auteurs se situent dans cette zone d’inconfort du travail anthropologique qui se loge entre des catégories toujours imparfaites et des pratiques hybrides enchâssées dans un langage prenant sens dans un monde situé. La question est enfin de savoir comment développer une anthropologie critique de l’humanitaire à travers des exemples ethnographiques et des situations concrètes qui mettent en tension une série d’apories traduisant au mieux la complexité de ce qui se déploie comme forme de gouvernance transnationale des vulnérables, de nébuleuse de l’aide et de la solidarité globalisée. Il s’agit de suivre la route de la vie sociale des droits et de l’idée de solidarité, et leurs diverses significations. Que se passe-t-il, enfin, dans l’esprit de celui ou celle qui pense aider un autre éloigné lorsqu’il ne pense plus de lui, comme autrefois, qu’il est sauvage et barbare, mais qu’il est de cette « commune humanité » ?

Vers une anthropologie critique de l’humanitaire

L’anthropologie de l’humanitaire, en train de se développer, nous conduit vers l’exploration d’une série de thématiques associées à des théories que l’on pourrait reprendre par quelques propositions programmatiques, toutes thématiques soutenues par une démarche ethnographique, généalogique, comparative et critique des catégories et des pratiques à partir de cas spécifiques :

  1. L’insertion de l’humanitaire comme expression de la mondialisation était déjà inscrite dans le sans-frontièrisme des années 1970, précurseur de son actuelle expansion. La globalisation, c’est celle de systèmes d’aide pensés au départ dans des contextes associatifs locaux, quoique occidentaux. L’humanitaire apparaît comme un assemblage circonstancié et global (Ong et Collier 2005), fait de savoir, de vie, d’intervention technique, de politique et de débats éthiques. C’est son immense capacité de connectivité qui fait de lui l’un des lieux les plus importants pour l’observation de la gouvernance comme l’a bien montré Abélès dans son dernier ouvrage (2006) et comme cela fut aussi discuté dans un numéro plus ancien de la revue Anthropologie et Sociétés dirigé par Marc Abélès et Mariella Pandolfi (2002). Il s’agit d’un réseau producteur de multiples paysages culturels (scapes) (Appadurai 1996) ; au sein de ce réseau se négocient des projets de vie et de survie, en contexte d’insécurité et de précarité. Comme Bauman (1999) l’a montré, la mondialisation a un coût et ce coût, il est possible d’en prendre toute la mesure dans ce que les économies capitalistes produisent de paradoxal : l’économie de la survie par le baume humanitaire. Les projets de vie et de survie, imposés ou participatifs et leur analyse donnent à apercevoir les figurations de l’humain de l’humanitaire en tant que vecteurs de la globalisation.

  2. Une autre des voies prometteuses pour l’anthropologie critique de l’humanitaire est celle de l’observation de la vie sociale des droits. Les milieux humanitaires ont fait des droits humains le coeur de leur idéologie commune ; pour l’anthropologie, l’examen attentif de toutes les catégories attenantes au langage des droits est importante et ne saurait être tenue pour acquise. D’abord parce que la tradition anthropologique est longtemps restée à distance de ce qu’elle considérait comme un autre universalisme occidental, nocif pour les populations qu’elle a longtemps étudiées ; ensuite parce que ce qui intéresse l’anthropologue est moins le caractère normatif des droits que la manière dont ceux-ci sont négociés, reçus, réinterprétés, imposés, attendus, instrumentalisés, rejetés. Il faut dire que les droits sont devenus l’un des ideoscapes de la globalisation. L’humanitaire, en ce sens, est un lieu extensif de l’observation de la vie sociale des droits, à tous les points de ses circuits. Certes, tous les débats récemment ouverts sur les espaces d’exception (Ong 2006) ne sont pas étrangers à cette perspective, puisque la zone grise des droits, en certains espaces, faisant des citoyens des non-personnes, est un objet de hautes préoccupations ; la multiplication des zones grises, incluant celle de l’humanitaire lui-même, n’empêche pas le fait qu’en parallèle, la multiplication de zones d’expérimentation et de vie, que Negri et Hardt (2006) qualifieraient de production biopolitique, est aussi en cours. L’intérêt pour l’anthropologie pourrait être de ne pas fermer à l’avance les catégories liées aux droits et de saisir leur localisation au sein d’un possible continuum.

  3. Une troisième voie théorique pour l’anthropologie critique de l’humanitaire serait celle de l’éthique des rapports Nord-Sud, éthique appuyée sur la critique du développement (Escobar 1995), mais qui engloberait également l’éthique de la solidarité au sens où on la souligne dans l’univers altermondialiste et dans les milieux associatifs (Boulianne 2005). Il est trop simple de penser l’éthique de l’aide humanitaire à partir d’un point de vue externe détaché des considérations qu’ont les populations et groupes directement concernés par les liens d’aide. Il ne s’agit pas ici de penser l’aide comme nécessairement bénéfique ou nocive, avec en arrière-plan un construit évaluatif. Il s’agit plutôt, là encore, de saisir quelle expérience des sujets concrets ont de l’aide reçue et donnée, et de la non-aide. Les projets ne touchent jamais une population tout entière, des choix sont faits. L’action est accomplie au nom des droits, mais aussi de la non-indifférence à la souffrance humaine. Se pose-t-on, toutefois, à l’instar de Veena Das (1998), la question de ce que c’est que la souffrance, de ce qui fait que certains comptent plus que d’autres et seront reconnus tandis que d’autres rejoindront, par les choix effectués, les rangs des oubliés ? L’anthropologue qui prendra la voie de l’éthique pour explorer la critique de l’humanitaire pourra certainement aborder les dilemmes autour « des choix qui s’imposent », et des « nécessités à reconnaître » mais aussi des « causes oubliées » et des « demandes irrecevables », quel que soit le résultat de l’aide. Comme Fassin et Bourdelais l’ont établi (2005), l’intolérable ou l’indifférence d’aujourd’hui sont largement contingents. Dans cette voie que nous proposons, les travaux récents sur l’économie morale et sur la souffrance sociale sauront être utiles.

  4. Une quatrième voie est celle de la critique des représentations de l’altérité. L’humanitaire s’appuie en grande partie sur les médias et le marketing social qui lui servent de tremplin pour rendre visibles, selon diverses fins, les causes justes. Les images qui circulent à partir de l’humanitaire méritent toute notre attention, car elles mettent en scène la souffrance et une certaine idée de l’injustice ; les récits des victimes sont instrumentalisés pour dénoncer ; images et mots servent à éveiller l’attention et à toucher par la culpabilité. Elles construisent l’autre en tant que sujet bénéficiaire de l’aide et participent au grand partage évoqué plus haut. Ce qui nous concerne ici, c’est toute la question des médias mis au service de l’humanitaire par la circulation des témoignages, visuels, sonores ou écrits. L’humanitaire construit une vision moderne de l’autre. Il n’est plus barbare ou sauvage : il souffre, il manque, il n’est pas et n’a pas. Cette « altérification » (othering) (Spivak 1999) ne peut que rejoindre le projet anthropologique : l’autre change de visage, il se métamorphose, mais il est toujours en quelque sorte ce difficilement pensable de l’Occident. De plus, la question de la place faite à l’autre renvoie à la place octroyée à son savoir et à son expérience. L’humanitaire s’est octroyé le pouvoir de dire et de dénoncer – qui parle au nom de qui et de quoi – les conditions d’exercice de la parole et le crédit du savoir sur l’autre, la circulation des récits et des silences ; la distinction possible entre des cas illustrant la cause (bonnes victimes) et n’en ayant pas le pouvoir (sans valeur) serait une approche ouverte à l’analyse de la mutation des formes de l’altérité.

  5. La cinquième tendance serait celle de l’anthropologie de la formation du sujet et en particulier du sujet victime. L’humanitaire a produit un sujet victime et un sujet de l’aide dont la figure se globalise. La littérature récente (voir l’essai de Truchon, ce numéro) interroge largement ce statut contemporain de victime. La circulation et l’expansion des droits ont multiplié les catégories de sujets auto-désignés ou non comme victimes, les demandes de droits, et les expositions publiques, collectives ou individuelles, faisant état de la vie de ces diverses victimes. L’humanitaire y est pour quelque chose, car le pas est vite franchi entre la valeur accordée aux droits, la place accordée au couplet souffrance-non-indifférence, le moyen du témoignage et l’ère des victimes. Les victimes dans l’humanitaire sont au contraire celles qui ne peuvent, le plus souvent, parler au nom d’elles-mêmes, ce qui a permis à certains anthropologues de chercher à mieux comprendre l’usage du témoignage dans ce type d’organisation. L’anthropologie critique de l’humanitaire s’inspirera à profit de l’ouverture théorique des travaux sur la souffrance sociale, le statut de victime et le témoignage puisqu’elle permettra de traiter de la manière dont se négocient, au plan des identités, des attributs mettant tantôt l’accent sur l’agencéité (agency), telles que la capacité et l’autonomie, tantôt sur l’impuissance, telles l’incapacité et la vulnérabilité. La construction des sujets, considérés comme victimes au sein de l’humanitaire, nous amène au problème de la subjectivité, de la subjectivation et du politique. L’humanitaire produit aussi des sujets et de la subjectivation, que cette dernière soit prise au sens de Rancière (1998) ou de Foucault (2001). Les conditions et les formes de la subjectivation de l’humanitaire, et leur direction, sont peu connues. Que sait-on finalement de celui dont l’identité, l’agencéité, les affects, le pouvoir et l’exercice de la citoyenneté se modifient plus ou moins fortement selon les points de localisation d’un réseau donné de l’humanitaire, là où s’enchâsse l’expérience singulière ? Tout cela reste à cerner, à comprendre, à comparer.

Les contributions

La multiplication des ethnographies d’agences et de situations à partir de l’une ou de plusieurs de ces propositions théoriques permet d’incorporer un éventail de questions et de paramètres traversant en quelque sorte cette anthropologie critique de l’humanitaire. Ainsi, au-delà des cinq lignes d’orientation proposées, et en plus de l’observation et de la compréhension fine de ce qui se passe et se joue dans des espaces humanitaires diversifiés et localisés, il apparaît primordial de saisir les espaces de négociations des sujets entre les mondes locaux et translocaux (culturels, nationalitaires, organisationnels) et les mondes nationaux et transnationaux (agences), les marges et les failles d’un discours et d’une action qui se donne à voir comme englobante et totalisante mais qui ne l’est pas, les significations des actions et les identités vécues d’acteurs aux multiples niveaux des réseaux de l’action humanitaire (du « global » au « local »). Notre proposition est donc de rendre compte, à travers des exemples ethnographiques diversifiés, des entre-lieuxde l’humanitaire (non réductibles à un espace physique), d’une diversité de logiques à l’oeuvre mettant en scène des significations locales, des identités, des subjectivités, des mondes négociés, mais aussi des formes de circulation et de contrôle, d’appropriation et des désappropriation, de localisation et de délocalisation. Les entre-lieux sont toutes ces situations à la fois floues et complexes qui résultent des combinaisons présentes au sein du phénomène humanitaire sur un site ou sur plusieurs sites d’un réseau et dont les échelles sont variables, combinaisons conçues en termes de formes d’actions, de catégories d’acteurs, de styles et de discours, de temporalités et de localités, de structures organisationnelles, de populations-cibles. Ainsi, plusieurs thèmes sont récurrents au sein du phénomène humanitaire, apparemment irréconciliables, comme par exemple ceux de l’assistancialisme et de l’autonomie, de l’assujettissement et de l’agencéité, de la machine et du réseau. Ces thèmes sont peut-être moins dichotomiques qu’il ne paraît et il semble important de saisir ces polarités au sein de possibilités, d’agencements et de continuum présents dans les organisations et entre les organisations.

Ce numéro consiste en un exercice allant dans le sens des propositions qui précèdent. Les trois premiers articles (Verna, Malkki, Saillant) proposent une relecture de certaines idées reçues à propos de l’humanitaire. Gérard Verna expose les transformations de l’humanitaire et son irréductibilité à un seul espace géopolitique, culturel et historique. L’exposé d’un ensemble de déploiements intra et extra-occidentaux offre un panorama inédit de ce que devient une réalité trop souvent imaginée de manière ethnocentriste. Liisa Malkki dresse une ethnographie d’une ONG humanitaire et pionnière ; on pourrait la penser si connue qu’elle n’exigerait pas une recherche de ce type. C’est bien là tout le contraire. L’étude proposée montre qu’il n’est pas si simple de distinguer le nouvel humanitaire de type sans-frontièriste de celui mis en place au XIXe siècle par la Croix-Rouge et que les périodisations, tentées par plusieurs auteurs, sont loin d’aller de soi. Malkki invite également à dépasser les dichotomies de militant et de professionnel, et celles d’aidant et d’aidé, afin de mieux saisir la complexité des programmes et des subjectivités en présence. Enfin, l’article de Francine Saillant offre un portrait de l’encadrement des expériences des réfugiés dans un circuit humanitaire et national. L’auteure illustre l’importance d’une approche localisée et intègre les interrelations entre les divers niveaux des politiques de la gouvernance internationale et du gouvernement local pour comprendre le sort fait aux réfugiés au sein de la trajectoire de l’exil et une fois arrivés dans un pays d’accueil. L’universalisme humanitaire ne saurait résister à l’épreuve des structures nationales, ici canadiennes et québécoises, qui sont en fait les réels dépositaires de l’application des conventions et droits sur leur territoire.

Les contributions de Laëtitia Atlani-Duault, Alicia Sliwinski, Jaqueline Ferreira de même que les notes de recherche d’Annie Laliberté et de Joanna Quinn viennent chacune à sa manière illustrer la diversité des formes et des localisations de l’humanitaire dans différents pays, régions et contextes (Asie centrale, Brésil, ex-Yougoslavie, Salvador, Ouganda) et hors des feux de l’urgence, le plus souvent dans le long terme et auprès de populations diversifiées qui ont en commun la précarité liée à des conditions structurelles elles aussi diverses (sida, pauvreté, après-guerre, ouragan, enfants-soldats). Toutes ces propositions viennent chacune à son tour figurer l’une ou l’autre des facettes de l’humanitaire selon une singularité localisée et située historiquement au sein d’un réseau et selon une dynamique spécifique.

Pauline Ngirumpatse et Cécile Rousseau se prêtent dans leur essai autobiographique à un exercice difficile et périlleux : celle qui fut un jour observatrice d’une structure humanitaire et celle qui, devenue en quelque sorte collègue de la première après avoir vécu le génocide rwandais, se retrouvent dans un témoignage à deux voix à propos de leur expérience respective à l’intérieur de structures humanitaires qu’elles n’avaient en quelque sorte ni l’une ni l’autre choisie. C’est ici toute l’utopie humanitaire qui se trouve mise en doute à partir d’un texte à caractère sensible et réflexif. C’est ici qu’apparaît, comme le suggère Yvan Simonis à la fin de sa conférence (ce numéro, hors thème), le redoutable partenaire qu’est le sujet, « irrécupérable par le pouvoir ». La note de recherche de Catherine Bélair et l’essai bibliographique de Karoline Truchon complètent ce dossier par une réflexion sur deux thèmes associés à plusieurs des débats actuels et incontournables sans être nécessairement des études de cas portant sur l’humanitaire : celui des droits et celui du statut des victimes. Sont discutés par ces auteures la perspective et les justifications d’une anthropologie des droits pour l’analyse des problèmes de sécurité alimentaire au Brésil, perspective discutée avec profondeur, acuité et sens critique (Bélair) de même que certains des ouvrages les plus récents sur le statut, la parole et la reconnaissance ou non des victimes dans les sociétés contemporaines (Truchon). L’ensemble de ce numéro n’aurait pas été complet sans le commentaire de Bogumil Jewsiewiski, un observateur aguerri des structures de développement en continent africain, lui seul capable de resituer la marche de l’humanitaire dans le temps long des mémoires et de nous rappeler que la nouveauté apparente de ses structures et discours pourrait bien s’avérer une illusion de la modernité et du présentisme de notre temps.