Corps de l’article

Introduction

Depuis une quinzaine d’années maintenant, l’anthropologie des droits humains prend un essor fulgurant. Les publications rapprochées des numéros spéciaux de revues telles que Current Anthropology (2006) et American Anthropologist (2006) sur la question des droits humains, puis d’ouvrages aussi fondamentaux que ceux de Sheper-Hugues et Bourgeois (2004), de Goodale et Merry (2008) et de Goodale (2009), sont des indications de l’importance croissante que prend ce champ au sein de la discipline. Plusieurs propositions ont été faites par Goodale (2006a, 2006b) et ses collaborateurs, en particulier Engle Merry (Goodale et Merry 2007), en ce qui concerne les avenues que pourrait prendre une anthropologie des droits humains. Dépassant la vision portée par l’éternel débat relativisme/universalisme, Mark Goodale et sa collègue Sally Engle Merry en viennent à dessiner les balises d’une anthropologie qui ne se limiterait pas au rôle de critique aveugle des droits humains abordés en tant que construit de l’hégémonie occidentale-universaliste, ou encore à cet autre rôle de défenseur privilégié des cultures soi-disant uniques, fragiles et menacées, entre autres, par cette hégémonie supposée.

Le point de vue proposé par Goodale et ses collaborateurs permet de reconnaître le problème posé par cette hégémonie (réelle) du discours des droits humains et de ce qu’il véhicule au plan des moralités. Il permet également de reconnaître la complexité qui se dessine aujourd’hui pour tout anthropologue désireux de développer des connaissances en lien avec les pratiques, les discours et les idéologies reliées aux droits humains, considérant le fait que certains groupes n’adhèrent pas à ce discours ni à ses préceptes, car ils refléteraient mal, selon eux, leurs ontologies. D’autres, au contraire, s’en nourrissent en combinant le plus souvent les ontologies locales avec les logiques universalistes des droits humains, les « vernacularisant » en quelque sorte. Ainsi, ces mêmes auteurs, mais aussi de nombreux autres qui adoptent une position similaire (Asad 2000 ; Hastrup 2001a, 2001b et 2003, Engle 2006 ; Mutua 2002 ; Wilson 2001, 2006) suggèrent-ils de s’appuyer sur des approches de tradition critique pour analyser les usages hégémoniques des droits mais aussi des formes d’appropriations stratégiques ; ils proposent également de participer au travail d’élaboration et d’élargissement des cadres normatifs des droits (les textes), entre autres, afin d’identifier et mettre en lumière les facteurs qui, à ce jour, ont limité l’accès aux droits collectifs, ou ont rendu difficiles les imbrications entre droits et cultures.

Le propos de ces auteurs est donc de développer une approche critique des droits humains, sensible à leur caractère perfectible, et d’inciter à un travail collaboratif entre instances de gouvernance, populations, société civile, experts, gouvernants. Ils visent également à mettre au point des méthodes appropriées susceptibles de refléter au mieux ce qui se dessine comme l’une des icônes privilégiées de la globalisation (Abélès 2008 ; Appadurai 2001 ; Gibney 2003). Il ne s’agit pas de limiter le rôle de l’anthropologue à celui de traducteur des idiosyncrasies culturelles, ou encore à celui de médiateur de l’idéologie des droits humains, mais plutôt d’ouvrir la voie à des approches moins normatives (entendre ici, d’ordre strictement juridico-politique), moins dichotomiques (basées sur l’opposition universalisme-relativisme) et ce, afin de laisser la place aux discours et aux pratiques des acteurs des droits humains, y compris des anthropologues eux-mêmes. Bref, l’approche adoptée consiste à aller au-delà du formalisme des textes et de leurs applications légalistes – la lettre – et à entrer dans le vif des discours et des pratiques multi-situés qui ont cours dans diverses sociétés – l’esprit.

De surcroît, des notions limitrophes à celles des droits humains, comme par exemple celle de citoyenneté, se doivent d’être englobées dans cette proposition théorique. Les travaux actuels sur l’anthropologie de la citoyenneté, tout comme ceux de l’anthropologie des droits, prennent une expansion notable, notamment ceux de Neveu (2005), Rapport (2005), Kymlicka et Wayne (2000), Ong (1999), pour ne citer qu’eux. Ces travaux sont également conduits dans l’esprit d’un dégagement critique du formalisme légal et d’un approfondissement des formes de localisation et de vernacularisation de notions à caractère universaliste. Dans les pays où l’État de droit est fragile, les mouvements pour les droits humains existent justement pour rendre possible et applicable l’idée d’une pleine citoyenneté au sens où cela est compris dans les pays occidentaux. Ils proposent ainsi de « suivre la vie sociale des droits » et « la vie sociale de la citoyenneté », tout comme on pourrait suivre « la vie sociale des choses ».

Cette perspective, on le verra, est tout à fait pertinente au propos qui est le nôtre, soit celui d’entendre et comprendre le discours et les pratiques touchant la question des réparations en conséquence de l’existence passée de l’esclavage au Brésil, réparations destinées aux Afro-Brésiliens.

Les réparations ont une longue histoire juridique, amorcée depuis au moins la Deuxième Guerre mondiale avec le cas exemplaire de la spoliation des biens des juifs et des programmes liés aux restitutions aux victimes et à leurs descendants. Depuis lors, les demandes de réparations se sont multipliées un peu partout à travers le monde, en même temps que se sont diversifiés leurs significations et contextes, comme en font foi les recherches de Hassman[1] et Lombardo (2008) ou encore celles de Johnston et Slyomovics (2009). Nous désirons ainsi saisir de quelle façon les discours et les pratiques entourant les réparations à la suite de la violation des droits humains les plus fondamentaux qui ont accompagné les conditions sociales liées à l’esclavage ont été appropriés par les Afro-Brésiliens et surtout par leurs leaders, et également suivre localement une notion de plus en plus présente dans le champ des droits humains aujourd’hui, celle de réparation. Ce qui nous intéresse plus particulièrement est la manière dont le Mouvement noir au Brésil, longtemps placé dans la position de « demandeur de droits », considère aujourd’hui la citoyenneté, et ses moyens d’accès, soit les actions affirmatives[2], en tant que réparations des torts du passé.

Au Brésil, la situation de l’esclavage des Noirs[3] venus d’Afrique à travers la traite atlantique et surtout celle de leurs descendants est directement associée aux demandes de réparations. Ces dernières remontent à plusieurs années au sein du Mouvement noir et ont pris au cours du temps plusieurs significations. Si la notion n’a pas été systématiquement utilisée au sein du mouvement, elle a cependant resurgi fortement lors de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui s’est tenue à Durban (Afrique du Sud) en 2001, sous l’égide des Nations Unies. Au Brésil, on la nomme communément la Conférence de Durban, et on parle aujourd’hui du Brésil « post-Durban »[4]. Une telle conférence exige une mobilisation internationale de grande envergure, tant des États membres que de la société civile invitée à envoyer ses délégués et à participer à un processus de définition des diverses déclarations en vue d’influencer ensuite les politiques nationales et internationales.

C’est à Durban que l’esclavage a été reconnu comme crime contre l’humanité. Plusieurs questions se posent depuis lors : comment penser la possibilité de réparation des torts causés par les conséquences de l’esclavage pour un groupe largement métissé? Comment la penser dans un contexte où la mémoire de l’esclavage est trouble puisqu’elle était et demeure peu valorisée dans l’espace public et national? Comment l’appliquer dans un pays, certes non parmi les plus pauvres de la planète, mais dans lequel compenser financièrement la moitié de la population serait impensable, le groupe lésé – les Afro-Brésiliens – formant maintenant au moins 46 % de la population du Brésil? L’ampleur des réparations qui se traduiraient en compensations individuelles et financières dépasse tout simplement l’imagination. Enfin, dans la notion de « réparation » est incluse celle de « responsabilité ». Le partage des torts n’est pas simple dans un contexte où l’identité des maîtres et des esclaves est toujours matière à controverse. Notre contribution vise, dans le contexte de tels débats, à montrer comment la notion de réparation s’est progressivement construite, au sein du Mouvement noir mais aussi de certaines instances de l’État brésilien. Cette notion, on le verra, a progressivement pris le sens de l’accès à la citoyenneté par le biais de politiques publiques favorables plutôt que de compensations financières. C’est cette élaboration même de la notion de réparation au sein du Mouvement noir (incluant celui des femmes) ainsi que son lien avec celle de citoyenneté et sa cristallisation lors du processus de Durban, qui monopolise ici notre intérêt.

La recherche

L’analyse que nous proposons s’inscrit dans le contexte d’une recherche en cours concernant les demandes de réparations des Afro-Brésiliens en conséquence de l’esclavage et de la traite qui ont marqué l’histoire coloniale entre le XVIIe et le XIXe siècle[5] ; durant cette période, entre 4,5 et 5 millions d’Africains de diverses origines ont rejoint le Brésil en tant qu’esclaves (Reis et dos Santos Gomes 2005 [1996]). Aujourd’hui, le Brésil compte la plus grande part des descendants de la traite atlantique, ainsi que la plus grande population noire du monde hors d’Afrique. L’esclavage y a eu officiellement cours jusqu’en 1888, date de son abolition. Un an plus tard, le pays passait d’un régime impérial à un régime républicain. À la suite de l’abolition, les anciens esclaves durent s’adapter à de nouvelles conditions. Certains devinrent employés des anciens propriétaires pour un maigre salaire ; d’autres se retrouvèrent dans les villes et les quartiers pauvres et populaires, relégués aux petits métiers et au commerce informel (Gomes da Cunha et dos Santos Gomes 2007). Un certain nombre, des milieux ruraux surtout, joignirent les quilombos[6]. L’abolition n’a pas empêché la marginalisation du plus grand nombre des anciens esclaves « nouvellement libérés ». À partir des années 1930, le Mouvement noir commença à s’organiser dans les milieux urbains du Sud du pays à travers la presse et les activités artistiques. À São Paulo et à Rio de  Janeiro, le Mouvement noir naissant critiquait déjà les conditions sociales et économiques dans lesquelles les descendants d’esclaves étaient laissés (Risério 2007 ; Contins 2005 ; Alberti et Araujo Pereira 2007).

Ce mouvement a subi de nombreuses transformations entre les années 1930 et aujourd’hui ; il s’est de plus en plus politisé à partir des années 1970, suivant en cela le mouvement américain des droits civils des années 1960, puis a trouvé un nouvel essor dans la période qui a fait suite à la deuxième dictature au Brésil (après 1986) grâce aux ouvertures créées par la conjonction des divers mouvements sociaux et de droits humains, de plus en plus visibles, et légitimés par un État nouvellement acquis aux politiques néolibérales de participation de la société civile à la bonne gouvernance (Dagnino 2002, 2003)[7]. Plus récemment, il s’est internationalisé grâce, entre autres, au levier qu’a constitué l’expérience de la participation de nombreux représentants du Mouvement noir à la Conférence de Durban, comme on le verra dans les sections suivantes.

L’idée de réparation était déjà présente depuis au moins les années 1950 dans les écrits et discours de certains leaders afro-brésiliens, en particulier ceux du très célèbre Abdias Nascimento (Semog et Nascimento 2006). Dans la foulée de la Conférence de Durban, elle a pris une signification nouvelle, dont les répercussions sur les politiques actuelles sont tangibles. De surcroît, depuis la naissance du Mouvement noir, une idéologie particulière au Brésil, identifiée sous le nom de « mythe de la démocratie raciale » (Guimarães 2002, 2006), fait systématiquement obstacle à toute idée de réparation, quelle que soit sa forme. Cette idéologie considère le Brésil comme une nation qui est le produit de la fusion harmonieuse de trois races (indigène, africaine et européenne). Elle nie la violence et les relations conflictuelles qui ont marqué la vie des peuples soumis aux conditions de la colonisation au cours des siècles, y compris celle de l’esclavage, et met en valeur l’idée d’un sujet brésilien dont les différences sont édulcorées par le métissage. Les particularismes de l’héritage africain au Brésil sont généralement mieux reçus lorsque l’africanité est assimilée à des traditions intégrées à la culture nationale, plutôt qu’aux conditions historiques de la colonisation qui réfèrent à l’idée que l’État brésilien puisse avoir mal agi.

La recherche dont cet article constitue l’un des résultats a pour objet la notion de « réparation » telle qu’elle intervient dans le Mouvement noir brésilien à travers ses leaders ; elle concerne tout aussi bien les discours et les pratiques entourant les réparations en conséquence de l’esclavage, que les significations que peuvent prendre cette notion ainsi que sa convergence avec celle de citoyenneté dans différents contextes ; une citoyenneté qui serait rendue possible par les politiques d’actions affirmatives.

L’une des conséquences les plus visibles de l’esclavage demeure la situation de pauvreté et de marginalité endémique de la majorité des Afro-Brésiliens[8]. La notion de réparation, prise dans un sens large, s’inscrit dans les formes contemporaines de justice à l’échelle internationale. Bien que notre recherche concerne les significations plurielles de cette notion au sein du Mouvement noir, nous restreindrons la présentation à un ensemble particulier de significations : celui relevant du plan juridico-politique, et plus spécifiquement de la citoyenneté et des actions affirmatives. D’autres significations sont possibles et seront à l’occasion évoquées. Elles sont approfondies ailleurs, dans des publications antérieures et à venir[9].

Une première série d’entrevues et d’observations a été effectuée entre 2006 et 2008. La majorité des entrevues a été conduite auprès de diverses catégories de leaders proches du Mouvement noir : intellectuels, religieux, artistes, militants, professeurs, fonctionnaires ayant participé à la Conférence de Durban. La plupart des entrevues ont été conduites à Rio de Janeiro, mais d’autres l’ont été à Brasília et à São Paulo durant la même période. Les autres occasions d’observation ont été nombreuses : lors de manifestations culturelles durant le mois de la conscience noire[10] (novembre 2006, Rio de Janeiro) ; au cours de la fête anniversaire de Zumbi[11] (20 novembre 2006, Rio de Janeiro) ; lors de commémorations liées à la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage (12 et 13 mai 2007, São Paulo)[12] ; et en diverses autres circonstances. Tout au long de la recherche, la notion de réparation a été omniprésente, ressortant de façon claire et explicite. L’événement qu’a constitué la participation massive du Mouvement noir à la Conférence de Durban a pris une place prépondérante dans les propos de nombreux participants à la recherche. La nécessité d’une compréhension plus approfondie de la place prise par cette participation dans l’évolution de la pensée du Mouvement noir quant à l’idée de réparation, et en particulier quant à sa flexion vers la notion de citoyenneté, s’est alors fait sentir.

Pour les besoins du présent article, nous nous appuyons surtout sur les entretiens conduits plus spécifiquement autour du processus de Durban, en raison de leur richesse et de leur spécificité[13]. Ont également été retenues des archives disponibles à la bibliothèque de l’Université Candido Mendes et constituées par des observateurs et participants à Durban[14]. Dans un premier temps seront ici traités les évènements qui ont marqué le Mouvement noir et le Mouvement des femmes en ce qui a trait aux réparations dans l’avant-Durban ; puis nous nous arrêterons à la participation à la Conférence elle-même, avant de présenter et synthétiser les points de vue actuels avancés par le Mouvement noir à propos à la fois des réparations et de leurs articulations avec les notions de « droits » et de « citoyenneté ». L’analyse tient par ailleurs compte des divergences au sein du Mouvement noir, et ce, de deux façons : par une approche généalogique d’une part – la transformation du paradigme de réparation dans le temps ; et par l’exposé des nuances qui traversent la position actuelle du mouvement, d’autre part – les divers points de vue sur les articulations entre citoyenneté et réparation étant en particulier traités en fin de texte.

De la dictature aux années Cardoso : La lente émergence d’un paradigme

Le Mouvement noir et les réparations : une histoire ancienne

Les débats concernant les réparations dans le Mouvement noir brésilien ne sont pas nouveaux : ils apparaissent dès l’émergence du mouvement dans les années 1930. L’idée de réparation a toujours été associée à l’expérience de l’esclavage. Ainsi, au moment de la Frente Negra[15] dans les années 1930 à São Paulo se discutaient déjà les moyens de mettre en place des mesures en faveur de l’éducation et de l’emploi d’anciens esclaves et de leurs descendants. Il en fut aussi question lors du premier congrès national afro-brésilien[16]. Le Théâtre Expérimental du Noir (TEN) créé par Abdias Nascimento dans les années 1950 à Rio de Janeiro[17] réclamait aussi « des actions spécifiques pour les Noirs » dans le champ de la culture. Les plus anciens leaders du mouvement considèrent d’ailleurs que la notion de réparation est aussi vieille que le mouvement ; elle aurait toujours été discutée à des degrés divers mais se serait diffusée plus largement seulement à partir des années 1970, prenant alors le sens de « compenser l’histoire et de compenser pour les inégalités ». Si le Mouvement noir, à l’instar de tous les autres mouvements sociaux du pays au cours des années 1960, a été impliqué dans les luttes anti-dictature à l’échelle locale et continentale[18], il n’a pas pour autant délaissé ses revendications traditionnelles. Au cours de cette période, un journal de rue, distribué à 400 000 exemplaires, fut créé à São Paulo dans le but de divulguer cette idée de « réparations ». Les premières mentions publiques de celle-ci se heurtèrent au refus à la fois de la population brésilienne non identifiée à l’afrodescence, ainsi que des médias les plus en vue, qui les traduisirent en termes d’actions affirmatives et de quotas. Cette idée de réparations allait en effet porter préjudice à la Nation[19] dans la mesure où elle s’avérait, de leur point de vue, une forme de favoritisme. C’est au cours de la même période, en 1978 plus exactement, qu’est fondé le Mouvement noir unifié (MNU, Movimento Negro Unificado). Dans les années 1990, l’un des faits les plus marquants à propos des réparations qui ait frappé l’imaginaire du Mouvement noir et de la population brésilienne en général a été l’action d’éclat menée par Fernando Conceição, un jeune étudiant de l’Université de São Paulo, action décrite par plusieurs de nos interlocuteurs. Accompagné de quelques-uns de ses collègues, il entra dans un restaurant chic de la ville avec plusieurs de ses amis ; le groupe se fit servir les meilleurs mets et vins et sortit sans payer, chacun d’entre eux arborant un T-shirt sur lequel on pouvait lire « Mouvement pour les réparations! »[20].

Le Mouvement des femmes, les réparations et l’expertise des expériences internationales

L’un des points importants de la transformation de la réalité afro-brésilienne au sein de la société civile, au-delà de son effervescence dans les années qui ont suivi la dictature des années 1960, est la modification de l’attitude de certaines agences internationales face au soutien apporté aux organisations de défense des communautés afrodescendantes. Par exemple, la Fondation Ford se retira progressivement de la recherche sur les Afro-Brésiliens pour financer plutôt les activités des ONG dont le travail était orienté vers l’amélioration concrète de leurs conditions de vie. Les militants afro-brésiliens s’en trouvèrent gagnants car plusieurs de leurs organisations purent recevoir une aide qui s’avérait jusqu’alors inexistante. La Fondation Ford initia son programme de soutien financier par une donation au Centre d’études afro-asiatiques de l’Université Candido Mendès. Elle contribua également à financer l’IPEAFRO (Institut de recherche créé par Abdias do Nascimento), le groupe culturel Malê Debalê (de Salvador de Bahia) et deux ans plus tard le CIDAN (l’Association des artistes noirs de Rio). Ce fut une stratégie délibérée de la Fondation Ford du fait que le régime militaire était toujours en place[21]. Les ONG nationales de femmes noires – ainsi se nomment-elles – qui virent le jour dans les années 1980 en furent également largement bénéficiaires.

Les ONG nationales de femmes noires sont reliées à la question des réparations par une histoire spécifique. Dans les années 1970, le Mouvement noir comptait à Rio de Janeiro parmi ses leaders une femme, Lélia Gonzalez[22], et dans ses organisations, le groupe de femmes Nzinga[23]. Au cours des années 1980, des femmes noires eurent l’idée de créer leurs propres organisations en marge du Mouvement féministe (blanc) et du Mouvement noir (masculin) afin de pouvoir échanger et agir sur les questions qui leur semblaient prioritaires. Le premier collectif de femmes noires de São Paulo vit pour sa part le jour en 1982 ; ses membres voulaient articuler théoriquement et pratiquement les questions de race et de genre. Ce collectif, très actif à ses débuts, s’impliqua dans un nouvel organisme gouvernemental, le Conseil de la Condition féminine de São Paulo. Cet organisme était entièrement composé de femmes blanches, ce qui représentait un irritant pour les militantes noires qui déjà avaient commencé à se structurer et à créer des alliances. Les militantes noires souhaitaient pénétrer la sphère étatique et influencer les politiques sociales. Sueli Carneiro, actuelle directrice de l’ONG Geledés[24], fut invitée en 1982 à devenir coordinatrice du Programme de la femme noire à Brasília. Edna Roland, actuelle membre de Fala Preta[25], une autre ONG nationale de femmes noires, fut pour sa part invitée à coordonner le Conseil de la Condition féminine de São Paulo. Ces deux personnes quittèrent assez rapidement ces instances pour rejoindre les ONG qu’elles contribuèrent à fonder, soit Geledés et Fala Preta. Un événement précipita toutefois ce geste, comme on le verra dans les lignes suivantes.

L’année 1988 marquait le centenaire la loi Áurea qui abolissait l’esclavage au Brésil. Naquit alors l’idée de créer le comité du Tribunal Winnie Mandela, lequel devrait juger des effets de l’abolition de l’esclavage et de la loi Áurea à l’aide d’une consultation publique. Le gouvernement, qui craignait par-dessus tout une consultation de ce genre, s’y opposa et refusa le débat, car pensait-il, on ne peut juger d’une loi anti-abolition (par essence « bien intentionnée ») et on ne peut utiliser le terme de racisme en parlant du gouvernement (nécessairement « non raciste »).

C’est aussi à partir de cette période que les premières rencontres nationales de femmes noires eurent lieu et que des discussions se firent autour des questions de santé, déjà largement présentes sur l’agenda international féministe. Progressivement, les questions de planification familiale et de démographie furent reléguées au second rang pour être remplacées par celles de droits reproductifs. Le thème du « génocide en douce » surgit alors comme un souci majeur : en effet, on constatait des stérilisations massives de femmes pauvres et noires, dont il fallait bien faire l’analyse. Les groupes de femmes ont alors pu, non sans les critiquer, développer des pratiques et des stratégies de discussion et de partenariat avec l’État tout en gardant leur autonomie au sein de la société civile. C’est au cours de cette période que l’idée de réparation fit son chemin auprès des organisations noires féministes.

À la fin des années 1990, quand fut lancé le processus de Durban, un fort réseau de femmes s’est mis en place afin de former une coalition nationale, réseau dont on comprend qu’il était déjà constitué du maillage amorcé au cours de la décennie précédente. La coalition rassemblait des femmes noires de tous les horizons et de diverses ONG. Parmi ces femmes, plusieurs avaient l’expérience des conférences internationales de l’ONU[26] et avaient développé une culture politique de ces organisations. Ces femmes, il faut le dire, avaient été préparées par les expériences de Lélia Gonzalez et de Benedita da Silva[27], par exemple, qui avaient participé à la Conférence internationale sur les femmes de Nairobi[28]. L’amorce du processus de Durban fit naître le désir de saisir une occasion unique et qui ne pouvait être manquée.

La coalition créée prit le nom de Articulação de ONGs de Mulheres Negras Rumo à III Conferência. Suivit une réunion organisée par UNIFEM (Fundo deDesenvolvimento das Nações Unidas para a Mulher), afin d’amorcer la structuration de la participation des femmes à la conférence de 2001. Lors de cette réunion, la base comprit bien que l’intérêt des femmes noires résidait dans l’élargissement de leurs revendications traditionnelles ; il valait mieux embrasser des questions qui se devaient d’être traitées à Durban et créer de nouvelles alliances. Un texte émana de cette réunion, rédigé par Rosana Heringer, Progresso das mulheres no Brasil[29], lequel faisait état de ce « déplacement » sur le plan des revendications. Toutes les femmes qui maîtrisaient l’anglais et qui avaient déjà une expérience dans ce type d’organisation furent avantagées, et nombreuses furent celles qui se retrouvèrent à jouer un rôle de soutien lors des préparatifs de la conférence et de sa tenue. Au mouvement local brésilien se joignit l’Alianza Estrategica Afro-Latino-Americana y Caribenha Pró III. Les organisations brésiliennes provenaient de toutes les régions du pays, aussi bien des régions rurales (par exemple quilombolas, amazoniennes) qu’urbaines. La mobilisation, de l’avis de tous, hommes et femmes du mouvement confondus, fut exceptionnelle.

Les actions gouvernementales de l’après-dictature

Les gouvernements brésiliens de l’après-dictature[30] ont instauré une série d’actions qui montrent que la participation à la Conférence de Durban s’inscrit dans un contexte qui se préparait depuis au moins quinze ans. En effet, en 1987, le gouvernement Sarney inséra dans le projet de nouvelle constitution des mesures provisoires dans le but de préserver la culture afro-brésilienne (art. 215 et 216). Ce geste constituait déjà une première réponse aux revendications historiques du Mouvement noir. La nouvelle constitution de 1988[31] introduisit des mesures favorables à la population afrodescendante en termes de combat contre le racisme, de droits à la terre et de protection culturelle des quilombos. Déjà, en 1988, et avec l’aide du gouvernement de l’époque, est mise sur pied la fondation culturelle Palmarès[32] dans le but de valoriser et soutenir le patrimoine afro-brésilien, une action que poursuivirent les gouvernements de Cardoso et de Lula. Il est également important de noter l’importance de la création, à São Paulo, du premier Conseil noir de cet État, dirigé à l’époque par Ivahir Dos Santos. Celui-ci, qui était également à la tête du Conseil national de combat contre le racisme et la discrimination raciale au moment de nos entretiens, est l’auteur d’un premier décret gouvernemental sur les actions affirmatives au Brésil ; c’est au sein de ce Conseil qu’émergea l’intention de créer un organisme de promotion de l’égalité raciale.

C’est d’ailleurs sous le gouvernement Cardoso que furent valorisés les clubs sociaux noirs et que se mit en place la marche Zumbi ’95, en commémoration du 300e anniversaire de Zumbi. Ce geste fut soutenu par les alliés du Mouvement noir dans le gouvernement brésilien. Avant 1988, le racisme n’était pas légalement considéré comme un crime. En en faisant un crime cette année-là, le gouvernement passa du paradigme de la discrimination raciale à celui des droits humains. Il faut dire que le gouvernement Cardoso fut le premier à reconnaître publiquement le racisme ; écho direct à cette reconnaissance, la marche Zumbi ’95 représente un moment marquant associé à cette mouvance[33].

Le premier Programme national de droits humains au Brésil (1996) de l’après-dictature fait état de réparations – entendues dans le sens de compensation – dans un chapitre consacré à la population afrodescendante[34]. Dans ce document, écrit une fois de plus de la main d’Ivahir des Santos, on fait aussi référence aux actions affirmatives, entendues dans le sens du développement souhaité de programmes et techniques accessibles pour les afrodescendants. Les réparations y sont aussi inscrites en tant que droit, ce qui constitue une première.

On peut assez facilement comprendre que le débat et les actions touchant les réparations et qui prennent la forme de programmes sociaux et de politiques publiques avaient déjà toute une histoire avant Durban. Ils naquirent dans l’après-dictature et au cours des années 1990 ; la conscience du besoin de créer des actions affirmatives fut aiguisée. On voulait alors, par ces mêmes actions, améliorer l’accès à la pleine citoyenneté pour les Afro-Brésiliens : ce qui signifie les faire bénéficier des mêmes droits que tous les autres citoyens en termes de santé, d’éducation, de culture, de logement, et de protection sociale. La pleine citoyenneté devait aussi signifier la prise en compte des différences culturelles et sociales au sein du groupe des Afro-Brésiliens. L’État, qui prenait alors progressivement conscience de la question, se montra favorable à des politiques publiques novatrices et transformatrices, politiques qu’il s’attache à implanter depuis lors.

Durban, le processus

Santiago, l’afrolatinité et l’afrodescendance

La préparation pour la Conférence de Durban se fit à travers différentes conférences régionales, nationales, continentales et internationales. Pour le Brésil, la conférence clé qui fut en quelque sorte le véritable fer de lance de Durban fut celle de Santiago[35], tenue en septembre 2000 au Chili. Elle réunit des délégués de divers pays d’Amérique latine qui devaient prendre part à la Conférence régionale des Amériques. Des conférences continentales de ce type se tinrent à peu près simultanément dans d’autres régions du monde. La société civile brésilienne était bien sûr représentée, à travers les ONG du Mouvement noir ; d’autres groupes également, notamment les Indigènes, en nombre beaucoup moins important cependant : la délégation du Mouvement noir comptait, selon les estimations de plusieurs participants interviewés, quelque 90 % du total des délégués.

La participation à la Conférence de Santiago fut précédée par des débats au sein du mouvement à propos de l’importance ou non de cette conférence préparatoire. Fallait-il vraiment participer à une telle opération? Que pourrait-on y gagner? Les femmes du mouvement étaient pour leur part convaincues de l’importance de cette participation, cela sans doute en raison de leurs expériences antérieures de conférences internationales du même type et des retombées connues de ces dernières sur leurs organisations. De l’avis de nombreux militants – femmes et hommes – interrogés, ces organisations de femmes étaient également nettement plus structurées que les organisations mixtes. Les ONG féministes demandèrent – et reçurent – l’aide du gouvernement et de la fondation Ford afin de développer des stratégies de visibilité et de leadership dans les conférences préparatoires, autant dans le pays qu’à l’extérieur[36]. Jusque-là, il n’y avait pas de stratégie commune, ni entre le gouvernement et le mouvement, ni au sein du mouvement lui-même. C’est dans le processus préparatoire à Durban que cette stratégie s’est lentement dessinée. Il faut dire que le gouvernement savait pertinemment, considérant ses actions récentes – en particulier le Programme national de droits humains de 1996 – que la Conférence de Durban constituait une plate-forme à utiliser afin de montrer que le Brésil pouvait être un bon élève en matière de lutte contre la discrimination. L’agenda de Santiago, qui consistait en une quinzaine de propositions de base, préparées et lancées par les délégués brésiliens, fut pratiquement reconduit par le gouvernement brésilien à Durban. Pour certains leaders, cela signifiait que le gouvernement entérinait les propositions issues du mouvement et qu’une alliance était possible. À Santiago, le Brésil comptait 170 délégués, un nombre impressionnant pour une conférence qui n’était que préparatoire. Le Programme national de droits humains de 1996, déjà connu et approprié par les délégués, s’avéra crucial pour développer les propositions de Santiago et, en ce sens, l’héritage du Mouvement noir et des actions gouvernementales brésiliennes de l’après-dictature et antérieures à Durban se révéla par la suite essentiel à la direction des évènements et à la formulation des déclarations.

Deux thèmes importants méritent attention : ce sont ceux de l’afrolatinité et de l’afrodescendance. C’est en effet à Santiago que commença à croître le sentiment diasporique, du fait de la mise en contact des Noirs brésiliens avec ceux des autres pays d’Amérique latine. Non pas que le Mouvement noir brésilien n’eût pas été au fait de leur existence ; mais Santiago fut, à la différence de ce qui la précédait, une opportunité de développer une vision différente de l’identité noire au Brésil en y introduisant plus explicitement une dimension diasporique et latino-américaine. De l’avis de plusieurs leaders avec lesquels nos entretiens ont été réalisés, c’est à Santiago que le sentiment de l’afrolatinité émergea en tant que réalité collective, tout en favorisant une vision plus large de l’activisme, de par la participation des représentants noirs à un processus international qui, pour une fois, les prenait en compte. Il faut dire que l’Amérique latine a longtemps été vue comme le continent des Indigènes, alors qu’il est aussi celui des afrodescendants du Nouveau Monde. C’est aussi à Santiago que s’imposa le terme « afrodescendance » ; le document de Santiago fut en effet le premier à faire usage au Brésil de ce dénominatif.

Les conférences régionales au Brésil et le lancement d´un débat

Il est certain que le Mouvement noir n’avait sans doute pas besoin de la Conférence de Durban pour en apprendre davantage sur les conditions historiques et contemporaines des Afro-Brésiliens. Toutefois, les préparatifs furent pour le gouvernement l’occasion de mettre en place une recherche importante – peut-être la plus importante depuis celle effectuée par l’École de sociologie de São Paulo[37] dans les années 1950 – afin de tracer le portrait le plus exact possible de la situation des Afro-Brésiliens. L’IPEA (Fundação Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada) fut responsable de cette recherche[38]. Le savoir sur les inégalités structurelles fondées sur des variables de race fut objectivé et sa diffusion dans un cadre collectif créa l’effet d’une onde de choc. Une importante réunion tenue en juillet 2001 à l’UERJ (Universidade estadual de Rio de Janeiro) rassembla sous l’égide du gouvernement brésilien quelques 4 000 délégués. Ce fut une surprise pour les autorités qui n’attendaient pas un si grand nombre de participants. Pour la première fois depuis longtemps, la recherche présentée à ce large public montrait clairement, et selon plusieurs indicateurs, que les Afro-Brésiliens étaient placés dans une situation systématiquement inégalitaire par rapport au reste de la société, et en particulier par rapport aux eurodescendants. Le matériel de cette recherche servit de document de référence lors du processus de Durban.

Durban représentait également l’occasion de provoquer un débat national. Lors des étapes qui suivirent Santiago, le Mouvement noir créa le momentum nécessaire à ce débat. Il fut aidé par le gouvernement brésilien lui-même qui soutint l’organisation de plusieurs conférences locales dans différentes villes du pays[39]. Ce processus facilitait le réseautage avec les militants de tout le pays ; préparait les esprits en ce qui avait trait à la diffusion des idées entourant les actions affirmatives et la possibilité de leur implantation ; et attirait aussi l’attention de la population et des médias. Les médias se sont effectivement intéressés au processus de Durban et des centaines d’articles ont paru dans les journaux à son sujet. Cette couverture permit le lancement d’un large débat sur les inégalités raciales au Brésil, en plus de lui donner une résonnance internationale. Il est certain que le mouvement ne pouvait que se trouver renforcé par le triple phénomène que produisit le processus de Durban : sentiment d’appartenance à une communauté internationale désireuse de combattre le racisme et la discrimination ; sentiment de faire partie d’une diaspora continentale ; et enfin, sentiment, pour le Mouvement noir toujours, de sortir de l’isolement relatif dans lequel il se trouvait jusqu’alors. Ce sont l’exposition massive dans l’espace public et la reconnaissance des inégalités sociales et raciales par l’État lui-même qui rendirent cela possible.

Durban 2001

La participation de 900 délégués à Durban[40] en provenance d’un seul pays, aussi grand soit-il, ne pouvait se faire sans l’aide du gouvernement, en l’occurrence de celui du Brésil. Le Brésil figure parmi les bons élèves des conférences internationales de ce type ; il n’a pas failli à sa réputation à Durban, bien au contraire. Il a plutôt facilité par son soutien logistique et financier cette extraordinaire ouverture au Mouvement noir dans l’espace international, et ce, à une échelle sans précédent. D’une part, ce processus d’internationalisation a permis le non-confinement du mouvement au sein de l’espace lusophone avec ce que cela entraîne en termes d’accès aux débats internationaux ; et d’autre part, il a représenté pour le mouvement l’opportunité de se doter d’une existence à l’ONU, et ce, fait non négligeable, hors de la tutelle états-unienne et anglo-saxonne. Le Brésil avait pour sa part avantage à se donner une image internationale positive et harmonieuse devant la communauté internationale en matière de discrimination raciale.

Durban fut aussi une occasion de lier transversalement le Mouvement noir à toutes les autres organisations de la société civile en combinant les diverses problématiques de discrimination. D’autres secteurs de la société civile se retrouvaient également à Durban : les personnes handicapées, les Indigènes, les gays, par exemple. Cette conférence était toutefois d’abord celle des Noirs, en raison de leur participation massive et des conséquences qui s’ensuivirent quant aux politiques sociales nationales en matière de racisme et de discrimination au Brésil.

Cela dit, la participation à ce type de conférence exige beaucoup de concertation et de stratégie afin de faire en sorte que les points de vue défendus trouvent écho dans les textes déclaratoires. De l’avis de plusieurs participants, l’écriture de ces textes constitua une expérience extraordinaire en termes d’apprentissage politique et de concertation des diverses sections de la société civile et du Mouvement noir. Il faut aussi comprendre que l’alliance ne pouvait pas être uniquement celle des entités de la société civile entre elles, mais devait également être celle de la société civile et du gouvernement brésilien. En effet, dans les mois qui précédèrent la participation à la conférence, se créa une alliance entre le gouvernement et le mouvement ; ceux-ci conclurent ensemble à la non-pertinence des réparations prises au sens de compensation, et adoptèrent également ensemble le principe des actions affirmatives comme position viable. Ce moment marque le tournant vers une stratégie qui met l’accès à la pleine citoyenneté au premier plan. Le gouvernement brésilien, qui avait amorcé depuis 1988 plusieurs actions en faveur de transformations sociales et politiques en faveur des populations noires, notamment celles des quilombos, pouvait considérer cette alliance comme une avenue politique réaliste devant des réparations couvrant 400 ans d’histoire. Le Mouvement noir pouvait pour sa part trouver enfin écho à des années de revendications restées sans issue, et passer d’une demande générale « de droits d’avoir des droits » à une négociation plus serrée. Mais pour cela il fallait que l’État brésilien entre dans une ère de politiques favorables aux populations noires qui rendent possible l’actualisation de la citoyenneté sociale.

L’une des personnes clés issue de la société civile à avoir participé au processus de Durban dans son entièreté est Edna Roland, mentionnée plus haut. Celle-ci possédait déjà une expérience exceptionnelle sur le plan international ; elle avait en effet participé à des recherches de grande envergure, que ce soit à la Conférence du Caire sur la population et le développement ou à celle de Rio sur l’environnement[41]. Le gouvernement brésilien fit appel à elle pour accompagner le processus de Santiago et l’invita par la suite à intégrer la délégation brésilienne. Elle fit subséquemment partie de celle des conférences intermédiaires de Genève, et enfin de Durban.

Lors de la Conférence de Durban, Edna Roland, qui connaissait les rouages de ces conférences, réussit à infiltrer le comité de rédaction. Elle sortit ainsi des discussions des différents comités avec l’intention d’exercer une influence là où elle estimait que son action aurait le plus d’impact : participer au « produit final », et faire valoir la voix brésilienne et du Mouvement noir dans une instance plus que stratégique. Elle savait que ce comité de rédaction est le plus important lors des conférences de cette nature. En effet, si celui qu’on nomme le comité principal offre l’occasion de débats et de concertations, il revient au comité de rédaction de mettre en forme les débats en question, selon un processus complexe et difficile de négociations permanentes ou se croisent éthique, sémantique et politique. Edna Roland accompagnait l’ambassadeur brésilien de l’époque, Gilberto Sabóia, lui indiquant toutes les fois que cela était nécessaire ce qu’il serait bon de dire, se faisant du coup l’intermédiaire entre le milieu diplomatique, l’État, les agences internationales, la société civile et le Mouvement noir. Cet ambassadeur, du point de vue d’Edna Roland, était compétent et connaissait très bien les droits humains ; son attention s’avéra suffisamment aiguisée pour entendre les messages chuchotés à voix basse et lire les billets passés sous table lors du processus de rédaction...

Le document final de Durban est ainsi un document qu’Edna Roland juge entièrement collectif ; il est le produit d’un processus et non d’un auteur. En matière de réparation, c’est à Durban que le concept d’actions affirmatives fit en quelque sorte consensus et supplanta celui de compensation. Cette idée a été débattue au sein du mouvement, mais selon les modulations plurielles que nous allons maintenant présenter.

Réparer les torts du passé : compensations ou actions affirmatives?

Aux États-Unis, c’est au cours des années 1980 que des réparations sous forme de compensations paraissaient vouloir se concrétiser pour les Afro-Américains. Certaines Églises ont institué des dîmes afin de cumuler des sommes qui auraient normalement été destinées à des fins d’indemnisation et de compensation pour les familles dont les membres pouvaient être identifiés comme descendants directs des esclaves ; une idée, on l’a vu, qui recueillait l’assentiment des Afro-Brésiliens, mais qui, à partir de Durban, fut abandonnée au profit du soutien en faveur de politiques publiques – certains parlent de politiques publiques réparatrices – qui furent alors priorisées. Ces dernières visent justement à concrétiser la pleine citoyenneté, dont le déficit, si fort, fait l’objet de toutes les critiques. Toute politique sociale ou de bien-être qui transforme le passé de l’esclavage, l’aliénation, la sous-humanité, et contribue à former de nouveaux sujets citoyens parmi les afrodescendants est susceptible d’être considérée selon de nombreux militants comme une action affirmative. À titre d’exemple, la Loi 10639 sur l’enseignement de l’histoire de l’Afrique et de la culture afro-brésilienne instaure un certain changement, car elle affirme publiquement la valeur de la culture des afrodescendants, qui est donc reconnue digne de mémoire ; elle permet l’identification à une forme spécifique d’esthétique, à un fond de connaissances de type religieux, à des traditions, etc. Il en est de même pour certaines actions dans d’autres secteurs, tels que la santé ou l’éducation. Ce point de vue doit toutefois être nuancé du fait de la variété des visions quant à son application au sein même du mouvement.

Le problème avec les réparations prises au sens de compensations est, entre autres, la difficulté d’identifier les bénéficiaires, ceux qui doivent être indemnisés[42] ; c’est aussi l’incompréhension d’eurodescendants pour lesquels il est difficile d’accepter qu’ils bénéficient en fait des avantages accumulés du passé, avec tous les effets que cela peut avoir en contrepartie sur la vie et la citoyenneté des Afro-Brésiliens. En ce sens, l’adoption de politiques sociales du type « actions affirmatives », fondées sur les principes d’équité et de pluralisme constituerait, du point de vue de toutes les personnes rencontrées lors des divers entretiens, une forme d’action plus viable, plus réaliste et plus pragmatique que celle des compensations.

Pour le Mouvement noir brésilien, la notion d’action affirmative était d’autant plus recevable que les délégués se référaient à la convention internationale pour l’élimination de la discrimination raciale[43] et aux moyens que suggère cette même convention ; dans cette convention le terme prend un sens précis qui renvoie à des moyens spécifiques.

Plus largement, à Durban, la notion de réparation a pris plusieurs significations ; financières par exemple, dans le cas de l’élimination de la dette des pays du Sud. Si en certains endroits et pour certains groupes, réparer c’est compenser financièrement, en d’autres lieux c’est le pardon public qui en fait office. Cette diversité n’empêcha pas le Brésil, l’Amérique du Sud et les Caraïbes d’adopter une vision des réparations qui soit traductible en termes de politiques publiques, de santé, d’éducation, d’accès à la terre, de respect des religions, de droit à des représentations dignes dans l’espace public. Les réparations relèvent, selon cette perspective, d’abord et avant tout, d’une vision politique et citoyenne. S’il demeure difficile d’identifier qui, par le passé, a été impliqué dans le trafic des esclaves et qui en a bénéficié, il faut cependant tenir compte du fait que l’État a joui pendant quelque 300 ans d’un impôt qui provenait de la vente des esclaves. Le développement de politiques publiques pourrait n’être qu’un juste retour des choses envers les afrodescendants, car en fin de compte, cet argent des impôts reçus de la vente des esclaves a été à un certain moment investi dans l’industrialisation qui a suivi l’abolition. Peut-être pourrait-on, au-delà des politiques publiques, développer un fonds d’investissement et de développement des communautés afrodescendantes, car la réparation ne doit pas être individuelle mais bien collective et servir les communautés dans leur ensemble[44]. Cet aspect collectif des politiques publiques et d’un éventuel fonds d’investissement constitue la différence d’avec les compensations financières qui sont, elles, individuelles, et n’offrent aucune garantie de pérennité pour les générations futures ni d’assurance que la société brésilienne verra ses structures subir une transformation en profondeur. En fin de compte, les politiques publiques pourraient, et doivent même, construire le nouveau modèle de citoyenneté dont les Afro-Brésiliens pourraient se revendiquer.

Cela dit, il ne suffit pas d’instaurer des actions affirmatives : encore faut-il les financer. Chaque action affirmative devrait faire l’objet d’un suivi par le gouvernement dans tous les secteurs impliqués (en toute transversalité), afin que chacune de ces actions ne reste pas une déclaration de principe mais trouve bien une application concrète. D’autres nuances s’imposent cependant, et ces nuances font en quelque sorte office de débat au sein même du mouvement.

La vision juridico-politique pourrait être insuffisante

Si les actions affirmatives sont importantes, elles doivent pour certains être accompagnées d’actions de valorisation culturelle et ce, pour des raisons d’affirmation identitaire. Par exemple, les militants pensent important de dénoncer la discrimination religieuse afin d’imposer le respect des cultures d’origine africaine ; ce ne serait selon eux que justice que de respecter les origines culturelles du peuple historiquement discriminé, de façon à ce que la manière différente d’être et de voir le monde et le sacré chez de nombreux afrodescendants soit respectée. De même, il est nécessaire d’assurer une présence culturelle forte sur les lieux même de l’hégémonie culturelle brésilienne, par exemple les médias, et de disséminer la culture et les valeurs des afrodescendants. Les réparations, c’est en effet donner de la visibilité ; c’est aussi respecter l’autre ; c’est également le reconnaître ; c’est donner de l’espace aux personnes, et à leurs expressions.

Les réparations sont aussi une question de mémoire. Edna Roland fait ainsi appel à l’idée de créer un mémorial de l’esclavage au Brésil. Elle interroge le fait de l’absence d’un tel mémorial :

Quatre millions de victimes du trafic, 40 millions de victimes qui naquirent au Brésil, 44 millions de victimes de l’esclavage et aucun mémorial? Comment expliquer cela alors que pour 475 morts brésiliens lors de la Deuxième Guerre mondiale en Italie, un monument existe? Pourquoi alors rien pour nous? 44 millions de victimes ce n’est pas encore assez? Où sont nos morts, où sont nos cimetières?

Edna Roland, entrevue, mai 2006

Ainsi, selon Edna Roland, les cultures afrodescendantes sont des cultures de la survivance et devraient être reconnues en termes de contribution au patrimoine de l’humanité.

Reconnaître la qualité, la spécificité et l’héritage des cultures traditionnelles et contemporaines des afrodescendants est une chose ; mais il ne faut pas oublier que ces pratiques sont souvent associées à de longues périodes de répression. Ne peut-on pas comparer l’histoire de la capoeira[45], qui fut interdite jusqu’en 1930, avec la réalité actuelle du funk de Rio, considéré comme l’un des meilleurs au monde, mais qui est réprimé par la police car associé au crime, aux favelas et à la drogue? S’il est bon de reconnaître la samba[46] et les manifestations culturelles afro-brésiliennes, on ne peut réparer avec la seule volonté de reconnaissance. Les manifestations culturelles, pour être reconnues, doivent passer par la considération des personnes qui les portent, par leurs droits et leur citoyenneté effective.

Conclusion

En suivant les propositions récentes du champ de l’anthropologie des droits et de la citoyenneté, nous avons tenté d’examiner attentivement les formes d’appropriation sociale d’une notion, celle de « réparation ». Cette démarche permet en effet d’enrichir cette notion, souvent associée à l’idée de compensations financières, et ce à partir du mouvement social à la base de cet élargissement de la compensation à la réparation. Les actions affirmatives, considérées comme des politiques de réparation pour les afrodescendants du Brésil et d’ailleurs, suggèrent une relation différente à l’État qui passe par la reconnaissance de la violation des droits humains les plus fondamentaux, liée à l’esclavage durant la période coloniale, et à la situation d’exclusion qui a suivi la période d’abolition. Quoique les liens entre ces deux périodes supposent une série de médiations que nous ne pouvons explorer dans le contexte de cet article, il n’en demeure pas moins que ces liens existent aux yeux des membres du Mouvement noir et des autres observateurs des inégalités sociales au Brésil. La reconnaissance attendue est celle des souffrances passées et actuelles de la population afrodescendante, de son histoire, de sa mémoire et de ses traditions. La reformulation d’un projet de pleine citoyenneté pour cette population venant renverser en quelque sorte le rôle joué par les groupes dominants dont les représentants ont gouverné le pays jusqu’à encore il y a peu de temps, ne peut que paraître salutaire. Considérée ainsi, la citoyenneté pleine et entière comme horizon et pratique sans cesse réaffirmée et perfectionnée ferait oeuvre de réparation. L’État dans ce cas de figure devient l’interlocuteur de la reconnaissance et l’auteur des politiques, alors que le mouvement se charge des médiations entre lui et la population noire. Cette réaffirmation et cet élargissement, qui font de l’accessibilité aux droits sociaux, économiques et culturels le levier d’une nouvelle citoyenneté, sont au coeur de l’action politique attendue et souhaitée. Les actions affirmatives qui font tant de bruit depuis quelques années, et qui contribuent parfois à polariser la société brésilienne, sont mises en place par le gouvernement parce que les mécanismes de redistribution, universels, n’atteignent pas aussi largement cette population qu’ils ne le devraient. Cette citoyenneté « par correction ciblée » exige toutefois une forme de reconnaissance préalable et celle-ci doit être affective (identité), esthétique (culturelle) et politique, comme on a pu le souligner. Elle n’est pas non plus un instrument magique, car toutes les cibles potentielles des réparations ne sont pas atteintes par les politiques qui ne touchent qu’à certaines d’entre elles (patrimoine, quilombos, enseignement supérieur). L’attente du Mouvement noir est en cela celle d’une inclusion sociale par des politiques publiques réparatrices, qui devraient, selon les représentants du mouvement, se multiplier. L’inclusion ne devrait pourtant pas transformer les éléments profonds de la culture afro-brésilienne en assimilant point par point cette culture à la culture brésilienne.

L’expérience afro-brésilienne de cette quête de citoyenneté réparatrice et transformatrice des subjectivités, qui a déjà commencé à trouver écho dans les politiques post-Durban, donne lieu à une vision des relations entre les conditions sociales, économiques et culturelles du présent et les blessures historiques du passé sans cesse réactualisées qui a le mérite d’éviter au moins deux écueils : celui de reléguer dans le champ de la mémoire, et de la seule mémoire, des réalités qui invitent à des actions des plus immédiates, d’une part ; et celui de fonder les actions entreprises sur les bases d’un universalisme abstrait[47] peu sensible aux expériences singulières, d’autre part. Elle montre également, à l’instar d’autres exemples similaires, notamment celui des Aborigènes, que la transnationalisation des mouvements sociaux par le recours aux instances de régulation des droits humains, en particulier internationales, est une option décisive afin que des sujets subalternes puissent se penser comme citoyens et sujets à part entière, et se donnent les moyens d’actualiser leurs revendications. Toutefois, les rapports étroits de la société civile avec l’État brésilien durant la période étudiée ne peuvent faire du succès de Durban le résultat de la seule volonté du Mouvement noir. L’État brésilien, qui a stimulé avec force la société civile dans la perspective de la bonne gouvernance et de la projection d’une image de marque sur la scène internationale, a su tirer profit de son investissement.

Plusieurs pourraient se poser la question des formes de revendications qui ont trouvé écho à Durban, ainsi que des conceptions de la citoyenneté qui y étaient véhiculées. Ces revendications et cette citoyenneté étaient sans doute compatibles avec les vues de l’État brésilien puisqu’il s’agissait d’offrir « de meilleures opportunités » à la moitié de sa population, en mettant en avant trois principes : équité, inclusion et visibilité. Du seul fait que l’ensemble de ce mouvement ait été porté par les élites urbaines et scolarisées du Mouvement noir, et ses alliés de la fonction publique et de la société civile élargie, il n’est pas certain que l’ensemble de la population noire et de ses membres les plus défavorisés trouve écho à son expérience dans le discours des réparations, la citoyenneté étant souvent reçue par les plus pauvres comme une « notion vide qui ne donne pas à manger aujourd’hui » (Saillant 2007). Il ne faut pas non plus négliger le fait que le large consensus autour des réparations par le biais des actions affirmatives a écarté un mouvement des réparations par compensations qui existe toujours, malgré le fait qu’il soit très minoritaire.

De plus, les aspects les plus complexes des relations entre citoyenneté et identités religieuses se trouvent difficilement pensés dans ce paradigme autrement qu’en termes de respect de la diversité culturelle. En effet, les religions afro-brésiliennes, basées sur le culte des ancêtres et la transe, ont développé depuis longtemps une relation particulière avec leurs morts, anciens esclaves, et entretenu une relation tout aussi particulière avec la mémoire africaine. Une part significative des Brésiliens qui s’identifient comme Noirs est engagée dans la pratique religieuse des cultes afro-brésiliens, notamment le candomblé. La reconnaissance de ces religions est donc devenue un enjeu majeur du Mouvement noir. L’État, en principe laïc, ne peut soutenir une religion en particulier. Les politiques d’actions affirmatives qui traitent ces religions comme héritage et mémoire, comme cela est le cas actuellement, ne résolvent pas la discrimination dont celles-ci font l’objet dans l’espace public et par les religions en compétition, notamment les religions fondamentalistes chrétiennes. Il est également difficile de savoir, à partir du paradigme de Durban, de quelles manières se jouent dans l’expérience et la culture religieuse les liens entre ancestralité et réparations. Quoique les leaders des religions afro-brésiliennes adhèrent de plus en plus au paradigme de Durban, ce paradigme ne recoupe pas, et ils le savent aussi, la globalité de leurs visions et expériences. C’est sur ce point précis que nous prolongerons nos réflexions sur le concept des réparations et sur ses relations avec le concept de citoyenneté.