Corps de l’article

De nombreux vêtements usagés passent chaque année en contrebande des États-Unis vers le Mexique et connaissent alors une seconde vie. Il s’agit dans ces pages de s’intéresser aux dimensions matérielles et sensorielles du vêtement usagé dans les processus assurant sa remise en circulation à la frontière. L’argumentation repose sur les recherches entreprises récemment dans le domaine de la culture matérielle et de l’anthropologie de la consommation au sujet du vêtement de seconde main. Ces recherches font appel au modèle de la « biographie culturelle des objets  » et considèrent le vêtement comme une marchandise de seconde main tout à fait unique en raison de sa connexion immédiate au corps.

L’importation du vêtement usagé à des fins de revente est interdite par le gouvernement mexicain en raison de la prétendue menace qu’elle représente pour l’industrie textile mexicaine. Le contexte de crise que cette industrie traverse depuis quelques années est souvent considéré comme le résultat direct des répercussions négatives de la contrebande de vêtement usagé sur la production textile nationale. Le texte s’interroge donc sur les répercussions réelles de la contrebande du vêtement usagé sur l’industrie textile mexicaine. Considérant à quel point le secteur du textile et de la confection au Mexique est dépendant du marché extérieur et vulnérable dans la dynamique économique mondiale, la situation difficile à laquelle ce secteur est confronté depuis un certain temps semble plutôt attribuable à la chute radicale de ses exportations. En dépit de la réglementation visant à freiner l’importation, un volume considérable de vêtements usagés est introduit au Mexique au moyen de la contrebande. Même s’il est impossible d’évaluer avec exactitude quel volume passe en fraude à la frontière mexicaine, les données statistiques présentées dans ces lignes donnent quand même une bonne idée de son importance.

La frontière entre le Mexique et les États-Unis est un lieu de transit important pour la contrebande du vêtement usagé. C’est pourquoi cette ethnographie porte sur le commerce transfrontalier entre El Paso (États-Unis) et Ciudad Juarez (Mexique). Elle analyse comment les commerçants mexicains trient les ballots de vêtements dans les entrepôts américains, de même que les différentes opérations de remise à neuf auxquelles ils soumettent ces vêtements. Elle révèle aussi l’usage créatif que font ces commerçants des feuilles d’assouplissant textile pour parfumer et passer en contrebande les vêtements usagés à la frontière mexicaine.

La biographie des objets et la sensorialité du vêtement de seconde main

L’étude du vêtement de seconde main suscite depuis peu un intérêt grandissant en anthropologie et dans plusieurs autres disciplines (Palmer et Clark 2005 ; Küchler et Miller 2005 ; Hansen 2004a). Les recherches récemment entreprises à ce sujet dans le domaine de la culture matérielle et de l’anthropologie de la consommation s’inscrivent dans la foulée des travaux d’Appadurai (1986) et s’inspirent plus particulièrement du modèle de la « biographie culturelle des objets » élaboré par Kopytoff (1986).

Certains anthropologues ont ainsi contribué à mettre en lumière les processus à la fois historiques, sociaux, économiques et transculturels qui caractérisent la remise en circulation et la consommation du vêtement de seconde main dans diverses régions du monde : en Zambie (Hansen 2000), en Inde (Norris 2005) et aux Philippines (Milgram 2004). Plusieurs travaux ont également été réalisés au Royaume-Uni sur le vêtement de seconde main dans divers espaces de consommation. Les travaux de Gregson et Crewe (2003) sur la boutique de charité et la friperie rétro mettent l’accent sur certains aspects plus sensibles ou problématiques du vêtement de seconde main, comme les traces d’odeurs et de fluides corporels.

C’est que le vêtement de seconde main porte en lui les traces du propriétaire antérieur. Les formes de son corps sont littéralement moulées dans le vêtement et son odeur corporelle y est imprégnée (Gregson et Crewe 2003 : 7 ; Stallybrass 1993 : 36). Le fait que le vêtement soit souvent qualifié de seconde peau, comme le fait remarquer Norris (2004 : 63), traduit aussi l’idée partagée par Gregson et Crewe selon laquelle le vêtement renvoie à une extension de notre propre corps.

Le vêtement, ajoute Norris, surtout s’il est porté directement sur la peau, peut se voir attribuer une connotation aussi personnelle que celle généralement associée à certains résidus corporels comme les cheveux ou les ongles. Stallybrass (1993 : 37) souligne quant à lui que le vêtement peut être façonné par notre toucher. Palmer et Clark (2005 : 3) rattachent d’ailleurs la capacité des vêtements à évoquer les êtres humains – si ce n’est à se substituer à eux – non seulement au fait qu’ils sont portés sur le corps mais aussi à leur nature tactile.

La présence corporelle attribuée au vêtement ayant déjà été porté peut renvoyer à des connotations à la fois positives et négatives susceptibles de provoquer de fortes émotions. La popularité des vêtements exhibés dans les musées de manière à évoquer la présence ou l’aura de leurs anciens propriétaires en témoigne bien (Palmer et Clark 2005 : 3). Un profond dilemme entoure généralement le sort devant être réservé aux vêtements qui ont jadis appartenu à une personne défunte ; cela illustre aussi le lien unissant le vêtement et la mémoire (Stallybrass 1993 : 40). Le fait que le vêtement usagé soit encore aujourd’hui pointé du doigt à l’occasion comme cause éventuelle de maladies de toutes sortes est également très révélateur. L’expansion fulgurante que le commerce du vêtement de seconde main a connue à l’échelle du globe au cours des deux dernières décennies aurait cependant contribué, selon Palmer et Clark (2005 : 4), à faire tomber bien des tabous culturels à son sujet.

Gregson et Crewe (2003 : 171) considèrent le vêtement comme une catégorie tout à fait unique de biens de consommation de seconde main, en vertu de sa connexion intime au corps et de la présence corporelle susceptible de s’incarner à travers lui. La présence ou l’absence de traces corporelles – visibles et olfactives – joue à leurs yeux un rôle déterminant dans la commercialisation et la consommation du vêtement de seconde main. Le nettoyage peut être vu dans cette optique comme un moyen d’effacer la présence corporelle du propriétaire antérieur et de contrecarrer les tabous associés au fait de porter les vêtements d’un autre. « Cleansing is […] a means of personalizing, of using one’s own washing rituals to make a garment smell as if it belongs » (Gregson et Crewe 2003 : 163). Les vêtements de seconde main nécessitent par conséquent divers rituels de dépossession – nettoyage, purification et personnalisation – de manière à pouvoir faire leur entrée dans de nouveaux cycles de consommation. Plusieurs rituels de ce genre sont observables dans le cas des vêtements usagés en provenance des États-Unis qui sont passés en contrebande à la frontière et remis en circulation sur le marché mexicain.

L’industrie textile mexicaine en crise : le vêtement usagé pointé du doigt

Le vêtement usagé d’origine américaine est une marchandise très populaire dans l’ensemble du Mexique. Or, son importation à des fins de revente est interdite par le gouvernement mexicain. L’argument le plus souvent invoqué par les autorités mexicaines pour justifier leur politique protectionniste renvoie principalement aux répercussions négatives de ces importations sur l’industrie textile nationale, argument souvent associé à des questions d’hygiène et de santé publique.

Ce genre de discours sur la menace que peuvent représenter les importations de vêtements usagés pour les industries textiles locales est très répandu dans les médias et a déjà fait l’objet d’un examen critique de la part de Hansen (2004b) dans le cadre de ses travaux menés en Zambie. L’auteure soulève certains doutes quant aux arguments qui dénoncent les impacts négatifs de ce type d’importations sur les industries textiles nationales. Certains pays comme le Kenya, le Pakistan et la Malaisie, souligne-t-elle, ne font pas qu’importer des vêtements usagés, mais produisent et exportent également des vêtements neufs (Hansen 2004b : 4).

Le Mexique est lui aussi un pays importateur de vêtements usagés tout en étant un des principaux pays exportateurs de vêtements neufs vers les États-Unis. L’industrie maquiladora[1]d’exportation (IME) a connu une croissance explosive au Mexique dans le secteur du textile et de la confection après l’entrée en vigueur de l’Accord de Libre Échange Nord Américain (ALENA) au milieu des années 1990 (Labrecque 2005 : 56). En 2001, le Mexique figurait au quatrième rang mondial des pays exportateurs de vêtements et au tout premier rang des pays fournisseurs de vêtements pour les États-Unis (Secretaria de Economia 2002).

L’année 2001 coïncide également avec l’adhésion de la Chine à l’OMC. En 2002, soit seulement un an plus tard, la Chine devenait le plus gros fournisseur des États-Unis en vêtements, reléguant pour la toute première fois le Mexique en seconde place (Olivares 2006). En 2004, le Mexique occupait toujours le deuxième rang, mais cette situation changera peut-être au cours des prochaines années puisqu’en 2005 les quotas concernant les textiles par les pays membres de l’OMC ont été supprimés. Tandis que la Chine et Hong Kong risquent très certainement de se maintenir au premier rang des producteurs mondiaux de vêtements, il y a de fortes chances pour que l’Inde dépasse le Mexique dans un futur rapproché (Olivares 2006).

Le boom que l’industrie maquiladora d’exportation a connu dans le secteur du textile et de la confection semble donc bel et bien être chose du passé. En fait, l’industrie textile mexicaine connaît un ralentissement tellement important depuis quelques années qu’elle ne fonctionnerait actuellement qu’à 40 % de sa capacité de production (Olivares 2006). Les industriels mexicains du secteur du textile et de la confection jugent même qu’ils font face à une crise sans précédent (La Jornada, 9 novembre 2003) attribuable, à leur avis, non pas uniquement à la chute des exportations mais aussi à la contrebande, phénomène très répandu au Mexique (La Jornada, 10 novembre 2006).

On estime en effet qu’environ 50 % des vêtements vendus au Mexique sont d’origine illégale ou encore introduits au pays par le biais de la contrebande, qu’il s’agisse de vêtements fabriqués en Asie, de vêtements contrefaits ou encore de vêtements usagés (El Sol de Mexico, 5 septembre 2005). Dans un contexte où la production nationale est principalement orientée vers l’exportation et où le marché informel occupe une place aussi prépondérante, on estime que les manufacturiers de vêtements mexicains n’approvisionnent que 20 % du marché national (Dussel Peters 2005 : 94).

Selon Juárez Nuñez (2004) la crise dans laquelle l’industrie textile mexicaine est plongée depuis quelques années découle d’abord et avant tout d’une politique de développement industriel orientée principalement vers le marché de l’exportation. Le secteur du textile et de la confection au Mexique présente une dépendance extrêmement forte envers le marché extérieur – principalement celui des États-Unis – et une vulnérabilité très grande face à la dynamique économique mondiale. L’auteur estime que la contrebande de vêtements a une incidence moins marquée sur l’industrie textile mexicaine que les fortes baisses des exportations.

L’industrie textile mexicaine traverse donc une crise sans précédent, certes, mais dont les causes ne se réduisent pas au phénomène de l’informalité et de la contrebande de vêtements. Juárez Néñez est d’ailleurs d’avis que si le marché informel prend une aussi grande ampleur – 45 % du marché intérieur mexicain – c’est aussi en raison de la réglementation visant à empêcher les maquiladoras de produire des vêtements destinés aux consommateurs mexicains (Olivares 2006). De plus, les entreprises manufacturières dont la production est destinée au marché mexicain ne ciblent pas les mêmes consommateurs que les importations de vêtements usagés, comme c’est aussi le cas dans d’autres pays (Hansen 2004b : 9).

La circulation transfrontalière du vêtement usagé entre les États-Unis et le Mexique : une contrebande de fourmis

Les États-Unis figurent au premier rang mondial des pays exportateurs de vêtements usagés, en volume comme en valeur. Leurs exportations n’ont cessé d’augmenter au cours de la dernière décennie. En 2004, les États-Unis exportaient pour 260 millions de dollars de vêtements usagés comparativement à 199 millions de dollars en 1994 (OCDE 2005). Cependant, pour ce qui est des exportations de vêtements usagés vers le Mexique, elles seraient en diminution constante si on se fie aux statistiques du commerce international par produit de l’OCDE. Elles sont passées de 44 à 38 millions de dollars entre 1994 et 2000 (OCDE 2005). En 2004, les exportations américaines de vêtements usagés vers le Mexique n’atteindraient plus que 1,2 million de dollars (OCDE 2005).

Les statistiques sur les exportations et les importations de vêtements usagés pour chaque pays compilées par les Nations Unies et l’OCDE ne reflètent pas nécessairement la réalité si on prend en compte l’ensemble des pratiques illégales. Les données statistiques fournies par les Nations Unies englobent seulement ce qui est expédié à l’étranger dans des conteneurs sous forme de ballots compressés et n’incluraient pas les vêtements passés en contrebande du côté mexicain (Hansen 2000 : 115). Le volume des exportations pourrait en réalité représenter le double des chiffres figurant dans les données officielles.

Il est donc très difficile d’en arriver à une estimation réaliste du volume annuel de vêtements usagés qui traverse la frontière. Le volume quotidien passé en contrebande entre El Paso et Ciudad Juárez s’élèverait à lui seul à plus de cinq tonnes (El Diario, 24 novembre 2003). Le volume de vêtements usagés qui ne parvient pas à traverser la frontière et qui est confisqué par les autorités mexicaines est lui aussi difficile à déterminer avec exactitude. Les quantités de vêtements usagés saisies par les autorités mexicaines peuvent parfois atteindre vingt-cinq tonnes (El Norte, 3 mars et 29 décembre 2001) voire cinquante tonnes.

Le vêtement usagé qui est introduit clandestinement utilise un système local de petite contrebande dite de « fourmis », communément appelé « fayuca hormiga. Dans ce contexte, plusieurs commerçants mexicains vont eux-mêmes s’approvisionner aux États-Unis (ventes de garage, marchés aux puces, grossistes) avant de faire passer leur marchandise du côté mexicain en contrebande (fayuca) pour la remettre en marché par la suite. Ce commerce donne lieu à un va-et-vient constant entre les villes jumelles situées d’un côté et de l’autre de la frontière mexico-américaine comme Ciudad Juarez et El Paso. Certains commerçants locaux voyagent à El Paso plusieurs fois par semaine pour s’approvisionner dans différents entrepôts du centre-ville. Les vêtements de seconde main importés clandestinement se retrouvent ensuite exposés sur la devanture des maisons privées ou dans les innombrables marchés aux puces de Ciudad Juarez pour être revendus.

Par la suite, les revendeurs et les consommateurs mexicains récupèrent mais aussi « purifient » (Douglas 1966) le vêtement de seconde main, en vue de le « remettre en marché » et d’en réactiver le « caractère enchanteur ». Dans ce qui suit, nous voyons comment divers processus de « ré-enchantement » ou de « remise en marché » activent voire réactivent la valeur des vêtements usagés au sein du marché mexicain.

L’analyse s’appuie sur une ethnographie du commerce transfrontalier du vêtement usagé réalisée entre 2003 et 2005 à Ciudad Juarez et à El Paso dans le cadre de mes travaux de recherche au doctorat[2]. Les données ont été recueillies auprès de grossistes, de commerçants et de consommateurs de vêtements usagés par le biais d’observation participante et d’entretiens. L’approche privilégiée consistait à « suivre les choses » (Marcus 1995 ; Foster 2006) de manière à avoir accès aux réseaux sociaux le long desquels circule le vêtement usagé, à partir du moment où il est acheté aux États-Unis jusqu’à celui où il est distribué et consommé au Mexique.

La fayuca hormiga du vêtement usagé entre El Paso et Ciudad Juarez

Le centre-ville d’El Paso compte plusieurs grossistes en vêtements usagés, allant de la petite entreprise familiale, en affaires depuis plusieurs générations, qui vend presque exclusivement à des acheteurs mexicains, au plus gros recycleur textile qui exporte sa marchandise à travers le monde. Comme la plupart des recycleurs textiles aux États-Unis, ces grossistes s’approvisionnent en vêtements usagés auprès d’organismes de charité comme l’Armée du Salut ou les Industries Goodwill. Ces organismes à but non lucratif écoulent environ la moitié des articles qu’ils reçoivent sous forme de don dans leurs boutiques de charité et se départissent ensuite du surplus en le revendant au prix de gros à ces intermédiaires qui font le commerce du vêtement usagé (Hansen 2002 : 227).

Un des plus importants recycleurs textiles en Amérique du Nord, la Mid-West Textile Co., est situé à El Paso. C’est aussi l’entrepôt de vêtement usagé le plus populaire auprès des commerçants de Ciudad Juarez. Ils sont nombreux à traverser la frontière américaine chaque semaine pour aller à l’entrepôt de la Mid-West Textile acheter des vêtements usagés à la livre. Une fois sur place, ils trient les ballots de vêtements usagés contenant chacun un type particulier de vêtements (jeans, polos, leggings, jupes, etc.) et pouvant peser plus de 1000 livres. Ceux qui achètent plusieurs ballots à la fois peuvent compter sur les services des trieuses (surtidoras) pour les aider dans le triage. Ces trieuses, elles aussi originaires de Ciudad Juarez, se rendent quotidiennement à l’entrepôt de la Mid-West Textile et sont rémunérées par les acheteurs réguliers de vêtements usagés pour chaque ballot trié.

Le processus de tri consiste d’abord à dégager chaque pièce de vêtement composant le ballot compressé et à les empiler à plat sur le sol. Toutes les pièces de vêtement déchirées, trouées, délavées, déteintes ou encore trop démodées sont automatiquement éliminées et jetées par terre dans des tas qui termineront à la poubelle. Les vêtements sont ensuite classés dans la catégorie « numéro un » ou « numéro deux », conformément à divers critères de qualité. Les vêtements de catégorie « numéro un » sont généralement griffés et très peu usés, quelquefois même neufs et encore étiquetés. Ils finissent accrochés sur des cintres ou des mannequins en fil métallique dans les marchés et possèdent une valeur de revente plus grande que les vêtements « numéro deux » qui sont parfois vendus directement sur le sol.

Les surtidoras expérimentées peuvent faire le tri d’un grand nombre de vêtements à un rythme très rapide. Elles font preuve d’un savoir-faire très particulier leur permettant d’évaluer sur le champ l’état dans lequel se trouve un vêtement. Elles savent comment identifier les signes qui le rendent attrayant ou repoussant comme l’éclat des couleurs, une griffe de couturier ou des cernes de transpiration à l’intérieur du col et sous les aisselles. L’étiquette d’entretien cousue à l’intérieur d’un vêtement peut aussi leur en dire long sur le nombre de lavages qu’il a subi, selon que les instructions sont toujours lisibles ou effacées.

En fait, les trieuses sont tellement habituées à manipuler les vêtements qu’elles peuvent même parvenir dans certains cas à savoir, rien qu’en y touchant, si un morceau passe ou ne passe pas. La texture du tissu peut leur suffire à identifier la composition d’un vêtement. Elles ont souvent l’habitude d’effleurer les vêtements du bout des doigts pour s’assurer qu’ils ne sont pas recouverts de mousses invisibles à l’oeil nu et ainsi se faire une meilleure idée de leur degré d’usure. Certaines trieuses prennent même soin de palper l’extérieur des poches de jeans au cas où des billets verts y auraient été oubliés par leur ancien propriétaire. « Faire les poches de jeans » s’est déjà avéré payant à la Mid-West Textile, comme le jour où une trieuse a découvert soixante-dix dollars enfouis dans une paire de Levi’s.

Figure

Vêtements usagés sur le point d’être chargés à bord de mini-fourgonnettes pour être acheminés en direction de Ciudad Juarez. El Paso, États-Unis.

Vêtements usagés sur le point d’être chargés à bord de mini-fourgonnettes pour être acheminés en direction de Ciudad Juarez. El Paso, États-Unis.

-> Voir la liste des figures

Figure

Vêtements usagés exposés sur la devanture d’une résidence privés en attendant de trouver preneur. Ciudad Juárez, Mexique.

Vêtements usagés exposés sur la devanture d’une résidence privés en attendant de trouver preneur. Ciudad Juárez, Mexique.

-> Voir la liste des figures

Les surtidoras sont également expertes pour distinguer les différentes odeurs dégagées par les vêtements usagés. Elles savent reconnaître rapidement celles qui sont synonymes de propreté, comme le détergent, l’assouplissant textile ou le parfum de bébé et celles qui, au contraire, sont synonymes de saleté comme la sueur ou la cigarette. Les vêtements sentant trop mauvais ou exhalant une forte odeur de vomi ou d’urine sont rejetés sans hésitation. Les trieuses savent avant tout comment faire la différence entre les odeurs faciles à chasser ou à masquer et celles plus difficiles, voire impossibles, à éliminer, dont certaines odeurs de renfermé, de boules à mites ou de moisissure.

La sensibilité particulière que les trieuses semblent avoir développée en réaction aux propriétés olfactives du vêtement usagé peut être mise en parallèle avec l’utilisation pour le moins originale des feuilles d’assouplissant textile et de leur effet aromatique qui permet de faire passer en contrebande les vêtements usagés à la frontière mexicaine. Le subterfuge utilisé par certains commerçants de Ciudad Juarez consiste à plier les vêtements usagés et à les ranger dans des paniers à lessive qu’ils transportent dans le coffre de leur voiture.

Si leur voiture est sujette à une inspection de la part des douaniers mexicains au moment de traverser la frontière, ils peuvent user de ce stratagème pour essayer de faire croire à ces derniers qu’ils reviennent de faire leur lessive à El Paso. De façon à rendre le scénario aussi vraisemblable que possible, ils vont prendre soin d’insérer des feuilles d’assouplissant textile entre les vêtements pour masquer leur odeur de boule à mites et leur donner un parfum de fraîcheur pouvant faire croire aux douaniers qu’ils viennent tout juste d’être lavés.

Certains trafiquants de drogue utilisent une tactique comparable pour faire passer leurs briques de marijuana aux États-Unis, laquelle consiste à imbiber leur emballage plastique de savon à vaisselle ou d’huile à moteur dans l’espoir de déjouer les agents douaniers américains et l’odorat de leurs chiens renifleurs. Dans un cas comme dans l’autre, on cherche à faciliter le passage des marchandises de contrebande en masquant leur odeur.

Le moyen le plus couramment utilisé par les commerçants mexicains de vêtement usagé pour s’assurer que leur marchandise passe la frontière mexicaine sans être confisquée consiste à faire appel aux services de passeurs (pasadores). Les passeurs se consacrent exclusivement à l’acheminement des vêtements usagés en direction de Ciudad Juarez moyennant rémunération. Ces spécialistes de la contrebande du vêtement usagé transportent la marchandise dans des mini-fourgonnettes qui sont mieux connues sous le nom de venaditas dans l’argot de la fayuca. Ces véhicules, dont on a retiré les sièges arrière, sont dotés de vitres teintées et de suspensions renforcées pour dissimuler leur cargaison dont le poids peut facilement excéder 1000 livres. Chaque jour, les passeurs réussissent à passer un large volume de vêtements usagés grâce à certains contacts privilégiés qu’ils entretiennent au sein des autorités douanières mexicaines au moyen de pots-de-vin. Les réseaux de passeurs qui facilitent le passage transfrontalier du vêtement usagé contribuent à alimenter un vaste circuit de distribution sur le marché mexicain.

À cette étape, le nettoyage des vêtements usagés constitue un moyen rituel qui facilite leur entrée dans de nouveaux cycles de consommation. La propreté s’avère en effet un critère déterminant dans la commercialisation locale du vêtement de seconde main. Les vêtements usagés font donc la plupart du temps escale dans l’univers domestique où ils sont soumis à différentes opérations de remise à neuf avant de se retrouver suspendus dans les marchés. Les femmes, surtout, consacrent un temps précieux au lavage et au repassage des vêtements, de manière à faire disparaître toute trace encore perceptible de leur propriétaire antérieur.

Les vêtements doivent faire peau neuve et être débarrassés de tout ce qui les rend ternes, sales ou malodorants. On cherche à redonner aux vêtements l’aspect le plus neuf possible pour en augmenter la valeur. Les étiquettes de prix ou de designer qui sont parfois encore attachées aux vêtements ne sont jamais arrachées, de manière à conserver toutes les traces de leur origine américaine. La griffe cousue sur un vêtement contribue par-dessus tout à en rehausser la valeur aux yeux des consommateurs mexicains.

Certains jeunes hommes s’adonnent exclusivement à la revente de gilets à col polo pour homme devant certains points stratégiques de la ville, comme le consulat américain de Ciudad Juarez. Ces vendeurs ambulants se procurent quotidiennement une douzaine de polos auprès de certains commerçants du centre-ville qui disposent d’une grande quantité de vêtements usagés tout au long de la semaine. Après avoir effectué leur sélection en fonction de la marque, du degré d’usure et de la grandeur, ils s’appliquent à fabriquer un emballage attrayant dans lequel chaque polo est revendu individuellement. Chaque gilet est d’abord plié avec minutie avant d’être glissé dans un sac en plastique qui est ensuite scellé avec la flamme d’une chandelle.

Le souci de présentation dont les vendeurs ambulants font preuve à l’égard de leur marchandise usagée vise autant que possible à donner l’impression au futur acheteur qu’il acquiert un polo neuf. L’emballage plastique dans lequel le polo usagé est présenté contribue à lui donner l’apparence d’un vêtement qui sort tout droit de chez le manufacturier. Le fait que ce soit le vendeur lui-même qui vient d’emballer le polo après l’avoir acheté au marché doit donc rester secret. C’est pourquoi les vendeurs ambulants ont tendance à demeurer vagues lorsqu’ils se font questionner sur la provenance exacte de leur marchandise et à dire que les polos leur arrivent directement des États-Unis déjà emballés. Les vendeurs ambulants parviennent à camoufler la nature usagée du polo et à en redoubler la valeur au moyen de cet emballage sans même avoir à laver le vêtement au préalable.

Conclusion

La « sensorialité » des vêtements de seconde main, portés et usés, est cruciale dans l’ensemble des processus de « remise en marché », que ce soit grâce à un emballage plastique ou aux fragrances qui camouflent les mauvaises odeurs. L’entreprise de remise en marché peut prendre de réelles allures d’opération de maquillage visant à modifier l’aspect matériel et sensoriel du vêtement usagé de manière à lui donner l’apparence d’un vêtement neuf ou propre.

Les propriétés matérielles et sensorielles des vêtements usagés entrent en ligne de compte dès l’étape du triage, lorsque les surtidoras décident du sort de chaque vêtement en fonction de l’examen sensoriel qu’elles en font. Le processus de tri dans les entrepôts américains montre à quel point les surtidoras sont méticuleuses dans leur travail et font preuve d’un savoir-faire sensoriel très développé leur permettant de sélectionner les vêtements sur la base de leur couleur, de leur texture et de leur odeur.

Les commerçants qui utilisent des feuilles d’assouplisseur textile pour camoufler l’odeur de leur marchandise et en faciliter le passage à la frontière mexicaine utilisent une stratégie originale faisant aussi appel à la sensorialité du vêtement. Les propriétés sensorielles – et olfactives – d’une pièce de vêtement usagé sont mises en valeur ou remaniées chaque fois qu’elle passe entre les mains d’un nouvel intermédiaire. À la frontière du Mexique et des États-Unis, la biographie des objets se matérialise dans leurs propriétés sensorielles et leur présentation matérielle changeantes.

Le commerce de la fayuca du vêtement de seconde main entre El Paso et Ciudad Juarez illustre très bien comment la circulation des biens de consommation peut s’étendre au-delà de l’utilisation qu’en font leurs propriétaires initiaux, soit bien au-delà de leur « première vie ». La « seconde vie » du vêtement est un thème qui peut permettre d’introduire de nouvelles perspectives théoriques au sujet de la circulation des marchandises en étendant notre compréhension de la valeur des objets au-delà de leur premier cycle de consommation.

Voilà donc une autre illustration ethnographique des divers processus de « ré-enchantement » ou de « remise en marché » à travers lesquels les vêtements usagés peuvent être amenés à faire leur entrée dans de nouveaux cycles de consommation.

En effet, bien que les vêtements neufs soient initialement destinés à être achetés, consommés, jetés et remplacés, cette trajectoire est loin de constituer une fin en soi. C’est ainsi qu’après avoir été éjectés des cycles de consommation aux États-Unis, les vêtements usagés peuvent être revendus à la livre et passés en contrebande au Mexique pour acquérir une nouvelle vie entre les mains des consommateurs mexicains.