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Introduction[1]

C’est la visite sonore d’un square montréalais lors d’une chaude journée d’automne en septembre 2012 qui est à l’origine de la réflexion présentée dans ce texte. Situé au centre-ville, le square Viger n’est utilisé de manière régulière que par des personnes sans-abris. Ce square est autrement peu visité et reste méconnu ‒ voire méprisé ‒ des Montréalais. Nous proposons une exploration empirico-déductive, basée sur l’exploration ponctuelle ‒ presque situationniste ‒ de ce lieu qui semble résister à l’incorporation dans le tissu plus large de la ville ‒ et d’un outil technologique accentuant l’expérience auditive. L’enregistreur sonore occupe une place importante dans ce projet. C’est un outil que l’on connaît bien dans la discipline, mais qui bénéficie en soi de peu d’attention dans nos écrits. Nous situons donc la présente recherche dans l’anthropologie du son et du lieu et la considérons comme une exploration de l’enregistreur et de la capacité à enregistrer en tant que méthode anthropologique. Le square Viger est ainsi à la fois notre sujet et notre interlocuteur.

L’histoire et le design du square Viger en font un site ambigu. Cette ambivalence a nourri les débats autour de sa potentielle valeur patrimoniale et architecturale ainsi que de sa conservation. Dans les années 1980, des travaux urbains majeurs ont mené à la rénovation de ce square de style victorien très prisé, mais abandonné par ses plus précieux visiteurs. Le mandat de reconstruction a été donné à trois artistes qui devaient composer avec des conditions hostiles à l’aménagement d’une place publique : contraintes du cadre bâti dues à une autoroute souterraine ; contraintes spatiales liées à la présence de rues et d’avenues achalandées autour du square ; contraintes démographiques posées par un quartier vidé de ses résidents et sans animation. Ajoutons à cela des contraintes liées à la réalisation et à la gestion du projet qui sont venues plus tard et qui font qu’une partie seulement des projets des artistes ont vu le jour, l’investissement nécessaire à la mise en place et à l’entretien du square n’ayant pas été maintenu. Aujourd’hui, le résultat est un design comprenant béton, pavé briqué, murets, buissons, arbres et plantes grimpantes, bancs déconstruits, oeuvres d’art incomplètes et bassins sans eau.

En utilisant un appareil d’enregistrement audio de pointe, nous avons parcouru le square au hasard à la recherche des différentes textures sonores que pouvaient apporter les multiples composantes de ce lieu et leurs agencements. Une des questions qui a suscité cette démarche portait sur la relation entre l’environnement immédiat du square (surtout des voitures en mouvement) et l’intériorité sonore du square. S’il y avait intériorité, de quoi était-elle composée ? S’agissait-il d’une cuvette bétonnée et vide qui se faisait l’écho des moteurs rugissant de tous côtés ? Ou le square possédait-il sa propre vie sonore, insoupçonnée parce qu’invisible ? Après avoir discuté de la place et de la valeur du paysage sonore des espaces publics, nous explorons l’ambiance du square telle qu’elle nous est apparue lors de cette journée de septembre 2012. Les sons et les impressions qui se sont distingués lors de cette promenade ont pris du sens grâce à la rythmanalyse (Lefebvre et Régulier-Lefebvre 1992). Cette analyse du sonore met l’accent sur les rythmes qui caractérisent différentes matérialités, cycles et idéologies. Elle nous a permis de situer le square dans le flux matériel qui l’entoure et de faire émerger la prévalence des mouvements est-ouest liés au flux de la circulation inscrits à même le square. Nous défendons en conclusion une ethnographie des sons dans l’aménagement des espaces publics.

Le square : design et désirs

De l’orchestre au silence

L’histoire du square Viger commence par celle d’une terre marécageuse au nord[2] du ruisseau Saint-Martin, propriété de riches Canadiens français[3]. Au début du XIXe siècle, afin de stimuler le développement immobilier, les propriétaires offrent leur terre à la Ville en échange de la construction d’un pont, du prolongement des voies de circulation et de la création d’un marché de bétail et de foin. Ce dernier sera installé de part et d’autre de la rue Saint-Denis en 1823 (Choko 1990 ; De Laplante 1990).

Quand les vergers un peu plus à l’est sont abandonnés quelques 25 ans plus tard, les terres sont annexées à celles des voisins et transformées en jardins publics à la demande des familles propriétaires, qui en font don à la Ville. Leur objectif est de faire du site un lieu de « consolidation et d’incarnation du patriotisme canadien-français » (Cha 2013 : 325). La Ville admet, de son côté, vouloir en faire « un lieu de villégiature pour la récréation et l’amusement de la population » (De Laplante 1990 : 33). Les parcs victoriens, lieux de contemplation et d’interactions sociales, étaient souvent des versions idéalisées de la campagne, en tailles réduites et standardisées, aménagées pour offrir un répit des paysages industriels et des rues densément peuplées des villes. Le square Viger a été extrait de l’espace occupé par le bétail pour devenir un espace humain, civilisé. On y installa une fontaine (nommée Lacroix) et un kiosque à musique et le jardin Viger fut inauguré en 1860. Avec le temps, quelques changements mineurs ont été apportés au marché et aux jardins. À la fin du XIXe siècle, des institutions s’installent autour du square : la première Université de Montréal (1893), la gare Viger (1896) et l’École des hautes études commerciales (1910) (Choko 1990 ; De Laplante 1990).

L’année 1867, lors de laquelle le square prend son nom de square Viger, marque le début de son apogée, qui perdurera jusqu’aux années 1930. C’était alors un parc victorien dans la plus pure tradition. Les couples bourgeois francophones se dirigeaient vers le kiosque à musique pour écouter d’abord la musique militaire de la fanfare de la Rifle Brigade (Choko 1990) ou du 65e bataillon, ou encore la célèbre harmonie d’Ernest Lavigne jouant peut-être un arrangement de la Chevauchée des Walkyries de Wagner ; puis, dès 1909, de la musique populaire, à la demande du National Council of Women (De Laplante 1990), osant ainsi défier le consensus (Peterson 2010). Des illustrations retrouvées dans le journal de l’époque, Lopinion publique, mettent en évidence l’importance, dans ce jardin, de la musique, de la fontaine Lacroix, des serres et de la bourgeoisie profitant du spectacle (voir les figures 1 et 2). La relation de renforcement mutuel de l’ambiance sonore et des relations sociales est donc une caractéristique de cet espace depuis sa création.

Figure 1

Musique dans les places publiques. Concert de la bande du 65e bataillon dans le jardin Viger, Montréal. L’opinion publique, 23 septembre 1880

Musique dans les places publiques. Concert de la bande du 65e bataillon dans le jardin Viger, Montréal. L’opinion publique, 23 septembre 1880

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Figure 2

La grande fête nationale des 24-25 juin 1874, à Montréal. Le jardin Viger, le soir du 24. L’opinion publique, 2 juillet 1874

La grande fête nationale des 24-25 juin 1874, à Montréal. Le jardin Viger, le soir du 24. L’opinion publique, 2 juillet 1874

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Puis, au début du XXe siècle, le marché de bétail est fermé et des entrepôts et édifices à vocation industrielle sont construits à proximité. La crise économique génère sa part de changements urbains : une nouvelle gare est construite au centre-ville, les prestigieuses institutions déménagent. Le prolongement de la rue Berri vers le sud sectionne le square et la fontaine Lacroix doit être déplacée. Les bourgeois quittent le secteur pour les nouveaux quartiers plus au nord, dont le Quartier latin et le Plateau, qui comprend un square à la gloire des Canadiens français, le carré Saint-Louis (Cha 2013). Ils emportent avec eux la fontaine, la serre et les vespasiennes. Le square se retrouve seul avec les ouvriers du secteur et les indigents (Choko 1990 ; De Laplante 1990 ; Le patrimoine du Vieux-Montréal en détail 2002 ; Héritage Montréal 2008).

Dans les années 1960, dans la foulée de l’émancipation urbaine, culturelle et financière de Montréal (Lortie 2007), la forme et les aménagements du square subiront des atteintes plus directes. La station de métro Champ-de-Mars est construite dans le secteur ouest (1963-1966) et l’autoroute Ville-Marie reliant l’est à l’ouest éventre le secteur (1976). Ces aménagements modernes ne sont pas sans conséquence pour le quartier et le square : plus de 3 300 familles sont expropriées, des arbres sont abattus, des équipements urbains sont déplacés ou détruits (Bednarz 2013). Autour du square, les édifices des côtés sud et nord sont vidés et l’autoroute émerge du côté est. Le quartier ne possède plus la masse démographique qui lui permet d’offrir de l’animation dans le square. Le secteur prend les apparences d’un no man’s land entre le Quartier latin, au nord, et le Vieux-Montréal, au sud, et entre le nouveau centre-ville anglophone, à l’ouest, et les secteurs ouvriers francophones, à l’est (Choko 1990). Historiques et nécessaires, la Maison du Père, le Old Mission Brewery et l’Accueil Bonneau, trois organisations qui viennent en aide aux plus démunis, comptent alors parmi les institutions les plus importantes du quartier.

Alors que le ministère des Transports se penche sur les plans de l’autoroute souterraine, trois artistes visuels sont mandatés pour dessiner les plans de ce qui sera réaménagé au-dessus de l’autoroute en lieu et place du square Viger. En 1976, le lot est séparé en trois et chaque partie est attribuée à un artiste montréalais, à qui on donne un mandat différent : Charles Daudelin, pour une place publique dans l’îlot A, du côté ouest ; Claude Théberge, pour un parc traditionnel à l’îlot B, au centre ; et Peter Gnass, pour un terrain de jeu à l’îlot C, au côté est. Leur mandat est de concevoir un espace qui aura plus de succès que le précédent, abandonné par les Montréalais influents, et qui s’inscrira dans les limites de l’autoroute souterraine et de son infrastructure (qui comprend notamment d’imposantes tours de ventilation) (Choko 1990 ; Boyce 2001). Ce défi leur est donné lors d’une des pires périodes démographiques de l’arrondissement : entre 1966 et 1986, celui-ci perd en effet près de 40 % de ses habitants (Ville de Montréal 2014 : 7).

Figure 3

Les trois îlots du square Viger (nos notes sur une carte de Google 2018, avec les données de Topographic-map.com, s.d.)

Les trois îlots du square Viger (nos notes sur une carte de Google 2018, avec les données de Topographic-map.com, s.d.)

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Perspectives du lieu

Là où se trouve l’avenue Viger aujourd’hui coulait auparavant la rivière Saint-Martin. Le square se situe donc dans un terrain creux ‒ un ancien étang ‒ et ses flancs nord et sud sont surélevés (voir la figure 3). On y trouve des boulevards à quatre voies, ce qui contribue au sentiment de scission avec les secteurs nord et sud. Encore aujourd’hui, le voyageur qui atteint le square a le sentiment d’être, à raison, à un des points les plus bas de la ville, surtout s’il regarde vers l’ouest, où autrefois se profilaient les gratte-ciels du centre-ville et, aujourd’hui, le nouveau Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM).

Du côté nord du square, on trouve le Quartier latin, où se mêlent la population étudiante de l’Université du Québec à Montréal et les touristes. Mais cette animation n’atteint que peu le square Viger, car celui-ci est séparé de ces zones par des lots intermédiaires consacrés aux hôtels et aux résidences, aux refuges pour personnes itinérantes et aux bureaux.

À l’est du square, là où l’autoroute refait surface et devient un boulevard, la vue laisse voir une route à six voies qui atteint l’horizon. Le secteur est plutôt résidentiel et seuls la tour Radio-Canada (à 400 m) et le pont Jacques-Cartier (à 800 m) se profilent en hauteur.

Côté sud, c’est l’extrémité est du Vieux-Montréal et le début du secteur industriel, un secteur mixte où l’on trouve des industries en activité, des édifices abandonnés et des immeubles résidentiels. Le meilleur symbole de développement est la magnifique gare Viger, située au sud de Saint-Antoine, entre les rues Berri et Saint-Hubert. De gare (fermée en 1935) à immeubles de bureaux pour la Ville (déménagés en 1966), elle a ensuite été vendue à un consortium d’investisseurs privés. Chacun d’entre eux a effectué des travaux d’entretien urgents, mais aucun n’a manifesté un intérêt réel à donner une nouvelle vocation à ce bâtiment ou à l’occuper. Les accès étaient fermés et les fenêtres placardées.

Ainsi, pour une bonne partie de son histoire, le square s’est retrouvé coincé entre les quartiers aisés, denses et centraux, d’un côté, et les quartiers agricoles, ouvriers et industriels, de l’autre. C’est donc pour une courte période seulement que le square Viger a été une destination prisée et le lieu de festivités et de rires.

Les aménagements

Charles Daudelin (1920-2001) s’est vu attribuer l’îlot A, à l’ouest du parc (le plus proche du centre-ville), d’une surface d’environ un hectare, à une altitude de 18 m (Topographic-Map.com s.d.). Charles Daudelin était un sculpteur et un peintre canadien connu pour de nombreuses oeuvres d’art public. La partie principale de l’îlot est l’Agora, une oeuvre d’art en soi, composée d’une vingtaine d’édicules en béton, d’escaliers en gradin en forme d’amphithéâtre, d’une promenade en pavés, d’un rideau d’eau et d’un plateau de scène entouré d’eau. La scène, surbaissée, avait justement pour objectif de l’isoler des sons provenant des rues environnantes afin de mieux faire résonner les spectacles qui devaient y être présentés (communication personnelle avec la famille Daudelin, août 2013). On trouve aussi sur le site Mastodo, qui consiste en une clepsydre de bronze, d’où l’eau coule vers une cascade de béton. Si l’îlot Daudelin est certainement la partie la plus minérale du square, elle est également végétalisée grâce à un grand nombre de vignes et de plantes qui grimpent sur certains des édicules réunis en pergolas. Certains de ces édicules érigés en pergolas de béton étaient destinés à accueillir des cafés, des petits commerces, des concerts et des spectacles (Art public Montréal s.d. ; communication personnelle avec la famille Daudelin, août 2013). Cette étape du plan n’a jamais vu le jour. Le square, les pergolas et les parterres sont restés vides et silencieux.

Claude Théberge (1934-2008), peintre mixte, était responsable de l’îlot B, dont la surface fait environ 0,7 ha et l’altitude se situe à 17 m (Topographic-Map.com s.d.). La conception de l’îlot B comprend une zone gazonnée avec, au centre, un mur en demi-lune se terminant par une grande fontaine sculptée appelée Force. Cette sculpture est faite de sept monolithes de près de trois mètres de haut et fracturés en deux, au centre, desquels de l’eau émergeait. Force est aménagée dans le même axe que la gare Viger qui la surplombe (Art public Montréal s.d.).

Peter Gnass (1936-), graveur et peintre, a conçu l’îlot C (0,8 ha, 15 m d’altitude [Topographic-Map.com s.d.]), à l’extrémité est de la place. Gnass y avait intégré l’oeuvre Jeux d’enfants, un ensemble de modules et de sculptures colorés démantelé en 2000. La seule partie de l’oeuvre de Gnass qui subsiste aujourd’hui est Fontaine. Elle consiste en 34 tiges d’acier inoxydable de près de 5 m chacune, disposées dans un bassin de béton et desquelles coulait autrefois de l’eau (Art public Montréal s.d.). Le reste de l’îlot est un terrain plat, où se croisent des allées simples avec des arbres de chaque côté.

Rétrospectivement, de nombreux commentaires peuvent être faits sur cette façon d’aménager un espace public urbain et certaines critiques ont été formulées à l’époque, surtout quant au design rigoureux et minéral (Doyon 2005 ; Fiset 2011). Dans les plans eux-mêmes, ce nouveau design innovant était très éloigné de celui d’un parc victorien. Si nous pouvons apprécier a posteriori l’aménagement pour son audace et son originalité, ce ne fut pas le cas à l’époque. Comparativement au parc victorien visuellement ouvert et orientant les déplacements, les buttes, murs et allées couvertes proposés par les artistes ne permettent pas d’avoir une vue périphérique sur le square. Ceci est le résultat d’un grand travail de compromis des artistes avec les contraintes techniques et physiques de l’autoroute. En effet, les artistes ont dû penser l’espace en fonction des tours de ventilation et de la structure du sol. Les opinions partagées au sujet de cet aspect du square illustrent avec justesse la finesse de la ligne qui sépare le design en méandres, favorisant l’expérience de l’intime et du confort (Jacobs 1993 ; Lofland 1998), de celui qui vise à éviter à l’oeil toute complexité pouvant le heurter et le désorienter (Lynch 1982 : 178).

Près de 40 ans après les faits, retenons cependant ceci. D’abord, comme l’a mentionné Jacobs (1991 [1961] : 90), un parc ne peut pas servir de rapiècement entre deux quartiers, une idée déjà admise à l’époque de la conception du square. Deuxièmement, il semble contre-productif à long terme d’aménager un site sans en assurer le soutien financier et l’entretien ainsi qu’une saine relation avec l’environnement immédiat (Pradel et al. 2017). Le nouveau square Viger, qui demandait activités d’animation et investissements, s’est retrouvé isolé et abandonné dans un quartier inerte.

Depuis les années 2000, le principal enjeu du square, tel que vu par la Ville et les citoyens, a été son appropriation par des personnes itinérantes, conséquence à la fois de son abandon et de sa localisation. Est-ce à cause de cette catégorie d’usagers qu’il a la réputation d’être dangereux, laid, inconfortable et fermé sur lui-même ? Sans doute, son design incomplet, le manque d’entretien, la circulation automobile qui l’entoure et son délaissement par une partie de la population contribuent-ils au sentiment de danger qui y est associé (Boucher 2012, 2017).

Avec le temps, la Ville a réalisé plusieurs interventions dans le square : les chiens, fidèles amis des jeunes sans-abris, ont été interdits (Cameron 2009) ; l’eau des fontaines a été coupée ; les oeuvres ont été modifiées, déplacées ou retirées (Leblanc 2015). La raison officielle en est la protection des citoyens et des oeuvres. Il ne fait cependant aucun doute que le manque d’intérêt des autorités municipales pour le square a contribué au mauvais entretien du site et de ses installations artistiques.

En 2010, le coup d’envoi pour la construction d’un nouveau mégahôpital, le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), a été donné sur trois lots à l’ouest du square. Le bâtiment principal (ouvert en 2016) fait plus de 40 étages et accueille une salle d’urgence. Un flux important d’employés et de clients a été injecté dans le quartier du fait de ce projet. La gare Viger est elle aussi réinvestie. Des bureaux s’y installent tranquillement. Après de longues années de négligence et de sous-utilisation, la venue du CHUM et la revitalisation de la gare Viger remettent de la lumière sur le square. Quelques idées ont été lancées pour l’animer : reconstruire un espace public complètement nouveau, utiliser le terrain pour une activité plus rentable (Gentile 2012). Des artistes, des associations liées au patrimoine et des groupes communautaires ont demandé la restauration artistique et paysagère du square (Regroupement des artistes en arts visuels du Québec 2012 ; Boucher 2013 ; Corriveau 2015).

Promenade sonore dans les espaces publics

Le son possède sa propre charge subjective et son interprétation, tout comme l’interprétation de l’espace physique repose sur « [...] la conscience sociale de ceux qui l’expérimentent et l’habitent » (Arkette 2004 : 160)[4]. En tant que tel, le paysage sonore des parcs joue un rôle non négligeable dans leur appréciation (Whyte 1980 ; Tse et al. 2012) et affecte à la fois les sens donnés aux lieux et comment les gens y déambulent (Battesti 2009 ; Battesti et Puig 2016). Par exemple, le bruit de l’eau peut évoquer la pureté, la fraîcheur, le renouvellement, l’éternité et la réincarnation, notre relation passée à la mer, les rituels anciens et les mythes longtemps oubliés (Schafer 2010 [1977]). Lofland (1998 : 80-87) montre que les sons de l’eau et du vent – un vent plus doux que celui qui soufflait à 90 km/h le jour de notre observation ! – font partie du plaisir esthétique d’un lieu (un critère de succès, selon Jacobs (1991 [1961] : 103-106). Dans un parc, le son de la brise est lié, pour certains, à un plus grand confort acoustique que le son des véhicules à moteur ou des bicyclettes (Tse et al. 2012). L’aménagement apporte, de son côté, des sons et crée des atmosphères sonores. Les murs, par exemple, permettent d’offrir une isolation spatiale, visuelle et acoustique (Schafer 2010 [1977] : 150-151). Ces mêmes murs qui isolent du bruit du trafic peuvent pourtant faire naître un sentiment d’inconfort et d’insécurité, ce qui semble être le cas pour le square Viger. En effet, dans l’environnement urbain, l’attention des gens est submergée par des signes visuels – une observation de Simmel (1990 [1903]) passée depuis à l’histoire – et l’environnement sonore ne vient pas en premier dans la conscience des citadins. On ne s’attend pas non plus à ce que la gestion du son fasse partie des premières préoccupations dans le design des places publiques. De plus, la présence de sons sans référents visuels occasionnerait une désorientation sonore. Les sons de la circulation autour et au-dessous de nous ont attiré nos oreilles alors que les installations, dans certaines parties du square, cachaient la source de l’expérience auditive. Certaines expériences récentes en anthropologie du son ambiant ont permis d’utiliser de manière nouvelle des techniques d’enregistrement relativement sophistiquées de façon à recueillir des sons pour les utiliser ultérieurement et explorer leurs qualités et significations auprès des gens (Battista 2007 ; Battista et Puig 2016).

Notre exercice avait en premier lieu pour but de documenter l’expérience sonore intramuros d’un square bétonné, entouré de trafic et construit au-dessus d’une autoroute. Ces éléments d’aménagement, fortement critiqués pour leur nuisance visuelle et sonore, sont-ils omniprésents dans le square ? Créent-ils une atmosphère réputée lugubre ? Justifient-ils les critiques ? Ou bien, au contraire, si le parc est aussi fermé que certains le disent, est-il possible que les sons indésirables ne pénètrent pas les lieux, impliquant que notre enregistrement visuel et notre connaissance de la présence d’éléments indésirables (trafic et itinérance) l’emportent sur ce que pourraient capter les autres sens ? Autrement dit, la perception visuelle prendrait-elle en charge l’environnement microacoustique du square ? Quel est en fait l’environnement microacoustique réel du square ?

Notre idée était de prêter une oreille attentive aux sons, de focaliser notre attention sur eux, d’identifier et de distinguer les sources de bruit et de dévoiler leurs interactions avec l’environnement de ce parc détesté et critiqué pour ses irritants visuels. Nous nous sommes ainsi engagés dans une expérience phénoménologique du paysage sonore du square Viger, paysage sonore que nous définissons comme le « déploiement complexe du temps et de la routine dans le quotidien d’une manière que les représentations cartographiques ne peuvent pas révéler » (Ross 2004 : 41). En termes anthropologiques, nous cherchions à explorer le son comme substance de l’expérience physique de la ville (Ingold 2007) et, par l’utilisation d’une enregistreuse, à conduire une « acoustémologie éphémère » (ephemeral acoustemology) (Feld 1996 ; Feld et Brenneis 2004) d’un lieu du centre-ville, un environnement complexe et variable. En adoptant cette méthodologie, nous voulions orienter notre attention vers les sons que nous aurions autrement ignorés. Nous baignons souvent dans des environnements urbains sonores complexes et, sauf exception, il est rare que nous leur portions attention de façon consciente. L’expérience de Viger avait pour objectif de témoigner de l’étendue et des qualités des sons afin de comprendre comment leur perception plonge le public dans le contexte social et économique plus large qu’est celui du square, de sa localisation, de ses visiteurs et de sa matérialité. Le son ne situe pas seulement l’individu dans son espace physique immédiat. Il l’inclut dans des strates d’action : certaines d’origine humaine, d’autres environnementales, certaines permanentes, d’autres éphémères. Au quotidien, les distinguer n’est pas possible, car elles suivent le même processus d’enregistrement dans l’oreille ; le trafic automobile sur l’autoroute se confond avec le vent soufflant dans les arbres, mais ils sont radicalement différents. Pourtant, tous ces sons contribuent à l’expérience du lieu que fait celle ou celui qui s’y engage et jouent ultimement un rôle dans les décisions prises par les autorités à son sujet.

Nous avons conduit cette observation une seule fois. Il s’agissait d’une exploration, d’une prospection combinant deux expériences. D’abord, nous voulions parcourir un espace négligé menacé de destruction (en 2012) dont nous connaissions la réputation. Nous sommes deux Montréalais et l’un de nous deux a longtemps milité pour la conservation du square aux côtés de la famille Daudelin et de plusieurs regroupements d’artistes et de défenseurs du patrimoine (Boucher 2013). Ensuite, nous souhaitions tester la valeur d’un outil technologique dans l’exploration sonore. Sur la base seule de cette expérimentation, nous ne pouvons prétendre comprendre que de façon limitée le temps complexe et la vie routière du site ainsi que que le poids des dynamiques historiques. D’une part, les formes et aménagements urbains contemporains à notre expérience, et dont on peut témoigner par l’ouïe, sont le produit de l’histoire. D’autre part, hormis la tenue de concerts et de fanfares au début du XXe siècle et l’absence d’activités organisées après les années 1980, nous n’avons que peu d’indices quant à l’ambiance sonore passée du square. Notre démarche ne visait pas à évaluer l’appréciation subjective du paysage sonore d’un espace public (cela s’est fait ailleurs, voir par exemple Brambilla et al. 2013 ; Liu et al. 2014), ni à documenter ses variations temporelles sonores, mais plutôt à en capturer ponctuellement la profondeur, les différentes couches (Bull et Back 2015). De ce fait, nous nous rapprochons davantage de l’ethnographie pop-up propre aux lieux éphémères (Radice et al. 2017).

Pour ce faire, le 8 septembre 2012, à 14 h, sous un chaud 27 degrés Celsius (80,6 Fahrenheit), nous nous sommes promenés au hasard sur le square pendant plus de 45 minutes, explorant chaque allée, plateforme et agora. Nous avons fait ce que Schafer appelle une promenade d’écoute, c’est-à-dire une promenade lors de laquelle nous nous concentrons sur les sons pour les écouter (Schafer 2010 [1977] : 304). L’un d’entre nous portait un appareil Roland/Edirol R-09 avec des microphones binauraux. Il s’agit d’un enregistreur WAV classique, mais version 3D : des microphones sur le casque fonctionnent et enregistrent des deux côtés de la tête, créant un son en trois dimensions qui reproduit la sensation de ce que les oreilles entendent et, par conséquent, amplifie l’expérience sonore. L’autre co-chercheur prenait des notes sur les éléments visuels et sonores tout en annotant la carte de la promenade. Au moment de partir, des vents de 90 km/h laissaient deviner les violents orages qui ont éclaté plus tard dans la soirée. Sur le plan de la méthode, nous avons activement cherché à être conscients du biais occulo-centrique de l’expérience urbaine et à affiner nos oreilles aux sons perçus dans les espaces traversés. Pendant que nous négocions notre chemin à travers les différentes sections de square Viger en utilisant des indices visuels, nous naviguions grâce aux rythmes et aux éléments sonores. Ainsi, tendre l’oreille vers un petit drain a fait émerger des sons profonds enfouis qui se sont avérés surprenants, voire agréables, contrairement aux sons francs des bâches de construction qui fouettaient l’air sur le chantier de l’hôpital battu par le vent. Regarder du haut d’une barrière de béton le long du trottoir a fait émerger une vague massive de bourdonnements et de rugissements profonds qui provenaient des véhicules quittant la zone couverte sous nos pieds pour apparaître à la lumière du jour à la sortie du tunnel. Observer et écouter cette sortie au grand jour a créé un impact vibratoire qui se ressentait autant dans la poitrine que dans l’oreille.

À l’écoute de Viger

Nous avons démarré la promenade du côté ouest de la place (point 1 sur la figure 4). Nous entendons un peu de circulation et aucun bruit de construction du CHUM alors que nous suivons la rue Saint-Denis en direction sud ; c’est samedi, après tout (point 2). Nous entrons dans le square le long de la structure en béton (qui abrite le système de ventilation des autoroutes) et même si tout est déjà tranquille, nous pouvons sentir une nette coupure dans le bruit qui nous parvient de la rue. Pas de voitures, pas de vent (point 3).

Nous longeons le côté sud du parc, à proximité des pergolas et des murs en béton. Lorsque nous atteignons l’extrémité de cette première section, nous retournons vers le centre, vers l’Agora (point 4). Cette oeuvre ne se situe pas au centre, mais représente une large zone ouverte en forme d’agora qui devait recevoir de l’eau. Dans cette zone à aire ouverte, il n’y a ni arbres, ni pergolas, ni rien au-dessus de nos têtes. Nous pouvons entendre le « cling-clang » des travaux de construction et le trafic, mais de loin. Le bruit qui nous parvient attire notre attention vers le dessus ou le sommet des choses : le haut des pergolas, le haut des arbres, le haut du bâtiment. Nous remarquons un écureuil, posé sur l’un des édicules, les poils et la queue rebroussés par le vent. Bien qu’il n’y ait pas particulièrement lieu de se réjouir de la présence de cet animal (les écureuils sont très communs à Montréal), voir un animal à l’intérieur d’un lieu aussi minéral, dans le bruit du métal et du trafic, s’est avéré paradoxal.

Figure 4

Notre promenade sur une carte de Google (2013)

Notre promenade sur une carte de Google (2013)

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En revenant à la sortie sur le côté sud-est, nous traversons la rue et nous entrons dans la partie B. Un mur de quelques pieds de haut et une porte au-dessus de ce dernier nous empêchent de voir (et d’entendre) ce qui se trouve dans le square. La sculpture de Théberge occupe le centre de cette partie. Il n’y a plus d’eau, mais le bassin dans lequel les monolithes prennent place impose un contournement. En le contournant, une volée de pigeons passe et nous renvoie le bruit du battement chaotique des ailes des volatiles (point 5). Nous continuons vers le nord, où les bruits de la rue nous parviennent de nouveau (point 6). Cette partie du square Viger est entourée d’arbres fruitiers, mais est assez ouverte au centre. Même si elle est moins bétonnée que la partie A, est-il possible que le barrage relatif produit par les murs et les arbres environnants crée une sorte d’émulation sonore ? Viger est aussi une rue plus achalandée que les autres, car elle relie l’est au centre-ville et à de nombreuses connexions autoroutières. Il semble logique que le côté nord du square Viger soit envahi par les bruits de la circulation. Alors que nous faisons notre chemin vers la sortie nord-est du parc, les pommes tombées craquent sous nos pieds (point 7). Au coeur du centre-ville, le fil des saisons nous rattrape : c’est l’automne, même dans ce parc urbain en béton. Le bruit d’un drapeau ‒ cette combinaison de métal et de textile battant dans le vent ‒ parvient à nos oreilles, probablement en provenance de l’édifice de la Bibliothèque et archives nationales du Québec de l’autre côté de la rue.

Nous quittons la partie B, traversons la rue et entrons dans la partie C par l’entrée nord-ouest. Nous prenons le sentier qui mène vers le sud de cette partie dessinée par Peter Gnass. Ce sentier longe une petite butte, faite de ciment coloré. Sur cette butte trônait autrefois une partie de l’oeuvre de Gnass, Jeux denfants. Nous contournons la butte par le sud et en remontant vers son flanc est, nous sentons que le bruit de la circulation s’atténue (point 8). Les immeubles voisins sont moins imposants, le terrain est plutôt plat, l’horizon apparaît. Nous poursuivons notre marche en suivant le sentier aménagé. Le reste du lot est gazonné et clairsemé d’arbres. Nous approchons de Fontaine. Cet arrangement intrigant et abandonné appelle la perspective ; regarder au loin, regarder derrière, observer l’environnement actuel et l’histoire du lieu et des personnes qui l’ont créé et fréquenté. Le bruit du vide est surprenant et rappelle, par contraste, les grands espaces des banlieues (point 9). La circulation n’est pas absente, mais son bruit est plus étouffé et les sons qui la composent ne se distinguent plus. Nous prenons la sortie sud-est du square, traversons la rue Saint-André et la remontons du côté est pour nous poser près du rempart et observer les voitures qui sortent de terre et que l’on peut voir à travers un grillage (point 10). Le temps est long. Nous écoutons et tentons chacun à notre tour d’arrimer les sons rendus par l’appareil à ce que nous voyons. Le tunnel à ciel ouvert appelle le regard vers le lointain, vers le pont Jacques-Cartier et la tour de Radio-Canada. Ici, le paysage sonore du square cède la place à la double acoustique du véhicule, dont l’environnement sonore est intérieur, scellé, climatisé et médiatisé par la radio, parfois ponctué par l’utilisation du klaxon. L’intériorité entre en contraste avec l’échelle et l’intensité de l’extériorité des bruits des véhicules, que l’on sait plus nombreux en semaine : l’autoroute, le trafic, l’accélération et le freinage, le ronronnement de la nouvelle voiture et le vacarme de la vieille bagnole. L’expérience est terminée (point 11).

Un square, trois ambiances

Il est frappant que trois îlots séparés par des rues et dessinés par trois artistes se voient rassemblés sous le même nom. Les distinctions entre les trois parcs mettant en scène des matériaux très différents, il est rarement visité et il n’est jamais fréquenté, d’après nos observations, dans sa linéarité.

La promenade sonore que nous avons effectuée a permis de mettre en évidence l’importance des différences entre les trois parties comme autant d’ambiances résultant des aménagements et de leurs environnements. Amphoux définit justement les trois dimensions sensible, expressive et sensorielle de l’ambiance de l’espace public comme

[…] une situation sociale (ce qui inclut le lieu physique, mais ne s’y limite pas), qui autorise (au double sens de ce qui rend possible et ce qui oriente ou guide) la sensibilité à l’Autre (cet « Autre » pouvant non seulement être humain, mais aussi spatial ou temporel).

Amphoux 2003 : 4

Cet Autre du square Viger est en fait trois Autres : à l’ouest, urbain, dense, minéral, bruyant ; à l’est, suburbain, aéré, délaissé par les familles et silencieux ; au centre, froid du fait de la présence du béton, chaud du fait de la chaleur de l’automne, avec la rumeur omniprésente de la ville au loin.

Mais c’est grâce au concept même d’ambiance que se révèle l’unicité du square Viger. D’abord, la direction de notre promenade (de l’ouest vers l’est) souligne les liens entre les trois parties. À leur échelle, les trois îlots jouent la représentation du passage en douceur du centre-ville dense aux calmes secteurs résidentiels, de la ville vertigineuse à la plaine aérée.

Là où l’on perçoit l’espace autrement, là où l’on éprouve une temporalité autre, là enfin où l’occasion se présente de rencontrer « cet autre qui nous constitue » (celui qui nous est étranger), commence l’espace public.

Ibid.

Ensuite, indéniablement, le square est hétérogène, urbain. Le fait qu’il soit spatialement situé au centre-ville, mais dénué de vie humaine (même lors de notre visite), renforce le contraste avec le bouillonnement typique de la ville qui l’entoure ‒ mais qu’on ne voit pas, puisqu’elle est cachée derrière des murets et des arbres. Ce contraste met aussi en évidence, plus largement, l’aspect social du square : des artistes qui l’ont dessiné ‒ ce qui est révélateur d’une culture publique locale ‒, au manque d’entretien de la Ville, en passant par le manque d’intérêt pour l’art et les aménagements modernes (Lortie 2007). Les traces visibles de la présence de personnes itinérantes (bâches, vêtements, boîtes de carton qui font office de lits, etc.) parlent d’elles-mêmes quant à la vie sociale du centre-ville : les services de soutien se situent à proximité (et certains interviennent directement dans le square) alors que d’autres lieux du centre-ville sont investis par les festivals et évènements éphémères où ils ne sont pas les bienvenus. L’absence d’eau dans le square, alors qu’elle avait été intégrée aux trois parties, est une façon de ne pas encourager la vie dans le square, quelle qu’elle soit. Alors que le bruissement de l’eau pourrait couvrir, sinon détourner l’attention des bruits du trafic environnant, le retrait de cet élément contribue au sentiment que le square est un désert urbain.

Fluctuations et rythmes du présent

Lors de notre promenade, un bruit constant et régulier émergeait de la trame sonore amplifiée par les écouteurs binauraux, un bruit imperceptible pour celui qui n’en portait pas. Ce bruit, une sorte de « clic-tic », n’était pas lié à l’écoulement circulatoire des voitures visuellement accessibles depuis le square ; un bruit que nous avons eu du mal à identifier jusqu’à ce que nous arrivions à l’extrémité du parc, où l’autoroute souterraine remonte à la surface. Ce bruit venait du trafic sous nos pieds. Cette chose invisible était présente tout au long de notre promenade sonore, mais il aura fallu la saisir visuellement pour pouvoir identifier le son. Nous invoquons ici Henri Lefebvre et sa rythmanalyse pour l’interpréter.

Le philosophe Pinheiro Dos Santos avance la première formulation de la rythmanalyse, reprise ensuite par le philosophe Bachelard, qui en explore les possibilités psychanalytique, médicale et spirituelle (Pinheiro Dos Santos 1931 ; Bachelard 1963 [1950]). L’idée de départ est une observation biologique qui met de l’avant le caractère ondulatoire de la matière vivante, qu’il s’agisse de fréquence, de radiation ou d’échange énergétique. Le point initial de la rythmanalyse est le corps et cette analogie permet d’en comprendre plus facilement le procédé (Meyer 2008 : 150).

Henri Lefebvre (avec ses collègues) s’est servi de ce concept à la fin de sa vie pour compléter sa critique de la vie quotidienne basée sur le matérialisme dialectique. Puisque Lefebvre s’est penché sur le contexte urbain, c’est par le biais de son analyse que nous traiterons de notre expérience sonore du square Viger. Celui-ci porte les sons, les bruits et l’audition au premier plan du vécu spatial. L’espace, selon Lefebvre, est « d’abord entendu » et « performé » avant d’être « vu » (Lefebvre et Régulier-Lefebvre 1992 : 200, cités dans Paterson 2010 : 11). Celui qui marche dans la rue est immergé de sons, de rumeurs, de bruits et de rythmes ‒ y compris ceux du corps, qui sont ignorés jusqu’au moment où il faut traverser la rue, écouter et prévoir ses pas (Lefebvre et al. 1996 : 220).

Dans leur travail sur la rythmanalyse, Lefebvre et Régulier-Lefebvre (1992 ; voir aussi Lefebvre et al. 1996) explorent la temporalité de l’espace et la spatialité du temps. L’espace, ce n’est que le temps du monde inscrit dans le monde. Des flux entre les atomes à l’influence de la lune sur les marées, la matière physique spatialise le temps qui va et qui vient, et le temps, les relations, les rythmes, tous sont révélés et dissimulés par les rythmes (Shields 1999 : 157).

Le concept de rythme de Lefebvre décrit l’ensemble des différents rythmes qui se superposent et qui sont la manifestation de l’organisation sociale (Lefebvre et Régulier-Lefebvre 1992 : 221-222, 231). Lefebvre conçoit deux sortes de rythmes. Les rythmes cycliques permettent la récurrence. Ce sont ceux de la nature : le jour et la nuit, les saisons, les années. Les rythmes linéaires sont successifs. La société moderne est définie par un flux linéaire, parfois continu (dont l’avancement est perpétuel), parfois discontinu (qui saccade le temps et permet la répétition de gestes continus). Il y a bien sûr des rythmes cycliques dans la vie moderne, que Lefebvre explique par la présence subtile de la nature qui dicte les horaires de travail, les déplacements quotidiens, la routine des repas. Les rythmes de la ville forment une image dans le présent qui est la somme discontinue de temps, de rythmes et de relations (Lefebvre et al. 1996 : 227). La ville est donc le temps de ses habitants, déployé (Shields 1999 : 157).

Les rythmes sont nombreux et se mélangent les uns aux autres pour devenir du son, des sons, des rumeurs sonores. Même si l’on se limite à la perspective occidentale des sens et du son (Howes 2003), il faut être très attentif pour pouvoir les distinguer, les isoler les uns des autres, identifier leur source ou les assembler et percevoir leurs interactions. Il faut écouter les bruits, pas seulement écouter notre corps, même si les rythmes nous englobent aussi (Lefebvre et al. 1996 : 219). « Aucune caméra, aucune image ou séquence d’images ne peut montrer ces rythmes. Il faut des yeux et des oreilles également attentifs, une tête, un souvenir, un coeur » (ibid. : 227). Il faut être à l’écoute des battements de notre coeur, du sang qui circule dans nos veines, de l’inspiration et de l’expiration, des mots qui traversent notre pensée.

Lefebvre rapproche l’analyse des rythmes de la pathologie de l’étude des rythmes irréguliers (ibid. : 219). Toutes les entités possèdent leurs propres rythmes, composés des rythmes de chacune de leurs parties, organes ou fonctions et de leurs interactions respectives perpétuelles. L’ensemble des rythmes d’un corps n’est pas un ensemble fermé, mais plutôt une somme ouverte constituée en polyrythmie. Un équilibre (une eurythmie), dit métastable, définit les rythmes rassemblés ; l’ensemble est souvent compromis, mais il est continuellement rétabli (ibid. : 230). Il faut une affliction, une souffrance, pour qu’un rythme particulier se distingue des autres, car c’est l’épreuve qui les altère. Les conflits ou les dissonances qui surviennent entre les rythmes forment des arythmies.

Les rythmes du square Viger

Ce « clic-tic » constant et régulier mais invisible du square n’est pas banal. Il est le signal sonore de la circulation ouest-est des voitures, des autobus, des personnes, du travail (du centre des affaires aux résidences), du capital, etc. Tout comme la rivière qui coulait autrefois de la montagne et prenait, à la hauteur actuelle du square, une orientation ouest-est. Le mouvement du pendule n’est pas aussi important que les rythmes que le square spatialise ; ce mouvement constant est-ouest et ouest-est a été fixé à travers l’histoire dans le sol, dans le relief, dans la structure, dans l’environnement bâti et dans les éléments mobiles.

Le bruit du trafic de surface est plus ou moins perceptible dans le square, selon l’endroit où l’on se trouve, et des poches de sons naturels brisent les rythmes linéaires par le rappel de la cyclicité de la nature. Mais le « clic-tic » de la circulation sous nos pieds est omniprésent et constant. Et les travaux en cours dans les hautes tours du futur hôpital au moment de notre promenade renforcent la puissance des bruits blancs du capitalisme (Pryke 2002).

Inégaux, les rythmes du trafic marquent régulièrement la circulation des citadins d’est en ouest, chaque jour ouvrable, et la circulation de la richesse des entreprises du centre-ville aux parties résidentielles. Les rythmes incarnés du square soulignent comment les lieux sont dépourvus du bruit des usagers habituellement présents dans un espace public.

Le mouvement perceptible ouest-est est si fort qu’il étouffe tous les sons du nord et du sud dans le béton du square. Les quartiers nord et sud ont leur dos tourné l’un vers l’autre, séparés par un flux continu de rythmes pendulaires rendant pratiquement impossible tout enchevêtrement, tout chevauchement. Nombreux sont les gens qui longent le square dans leur déplacement est-ouest (et vice-versa). Moins nombreux sont ceux qui le bordent dans leur errance nord-sud et sud-nord. Et rares sont ceux qui font du square leur destination finale.

Avec les bruits du trafic (virtuel et physique) reliant les horizons est et ouest, rien n’est laissé au square sinon les échos de sa mauvaise réputation. Ceux à qui nous avons posé la question ont admis ne jamais marcher au travers du square ni même l’envisager. Si le square a ses propres rythmes et bruits, ils sont perdus dans les forts courants pendulaires qui l’entourent. Et ces forts courants enseignent et reproduisent les mouvements est-ouest, les rythmes des voitures et des camions et l’impossible traversée nord-sud.

C’est bien ce que les recherches de Warner Brown, rapportées par Yi-Fu Tuan, révèlent. L’humain se déplace dans l’espace, bien sûr, en fonction des indices visuels qu’il perçoit, mais surtout en intégrant une série de modèles kinesthésiques tangibles comme le mouvement, la lumière et… le son (Tuan 2001 : 70-72). Le square Viger se situe aux confins de deux quartiers et sa configuration spatiale a été pensée pour offrir un lieu de repos, une pause au coeur de la ville. Mais les rythmes de Viger, visibles et invisibles, invitent plutôt à continuer son chemin, à ne pas s’y attarder.

Conclusion

L’environnement sonore du square Viger spatialise les rythmes du passé, du présent et du futur. Le square Viger n’est pas dénué d’animation humaine et il n’est pas exempt des rythmes cycliques liés au passage du temps et des saisons ; le vent y circule, la nature suit son cours. Pourtant, l’organisation de son paysage visuel (murs et béton) amplifie l’ambiance sonore autour du square liée à l’environnement urbain dense et chaotique. Et surtout, ce sont les bruits plus subtiles, réguliers et constants qui, perçant les murs et le béton, ancrent le mouvement ondulatoire du pendule entre l’est et l’ouest, le centre-ville et les périphéries.

Selon Lefebvre, le quotidien n’est pas l’expression de relations de classe déterminées par les classes économiques, mais en est plutôt sa source (Castells 1977 [1972] : 93). Les rythmes exprimés par le square semblent incarner la force de l’idéologie actuelle en faveur du flux des voitures, du mouvement. En sont absents les bruits attendus d’un square, soit les bruits des enfants qui jouent, le chuchotement des conversations, les piaillements des oiseaux, le bruissement de l’eau dans les fontaines. Cette arythmie appelle celui qui tend l’oreille à désirer un retour des piétons et des visiteurs dans le square, aux rythmes plus lents. De la même façon que le square amplifie le flux du quotidien existant, il pourrait s’imposer de façon à le modifier, l’amplifier ou le réorienter. Entre autres possibilités, un masquage informatif (Leek et al. 1991 ; Hellstrom et al. 2014) pourrait aider à réconcilier les quartiers nord-sud ou tout simplement à reporter la lumière sonique sur le square lui-même, à le sortir de l’espace inerte qui l’empêche d’agir hors de lui-même (Bachelard 1963 [1950] : 130).

Notre démarche exploratoire dans le square (et non autour) a été éclairée d’une critique matérialiste. Elle a été entreprise dans un lieu très peu exploré et maintenant en partie détruit. En effet, la reconstruction de l’îlot A du square a été entamée en 2016 et est toujours en cours au moment d’écrire ces lignes (février 2019). Alors que le quartier entier est en transformation, d’autres textures sonores émergeront et le square incorporera peut-être d’autres rythmes à explorer (Imai 2010). Les groupes qui fréquenteront le square imposeront leur rythme et leur atmosphère sonores (Hall 1990 [1959]). Notre expérimentation de très courte durée s’inscrit dans le temps long, considérant les changements en cours dans le secteur et aussi dans le square lui-même. À la lumière de cette exploration, nous voulons souligner qu’il est de la responsabilité de l’anthropologie que d’écouter les lieux, et plus particulièrement les lieux intensément modelés par l’action humaine, comme les squares urbains, dont le champ sonore semble banal, mais qui s’inscrit constamment dans le chaos de la ville. Les façons d’organiser l’espace, de rencontrer l’Autre et de façonner ces espaces ne sont pas souvent considérés comme des projets anthropologiques, et pourtant, les sons que nous émettons et percevons font partie intégrante de l’empreinte sociale et culturelle des sociétés humaines.