Corps de l’article

Ce que ma force ne peut découvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer ; et, en retâtant et pétrissant cette nouvelle matière, la remuant et l’échauffant, j’ouvre à celui qui me suit quelque facilité pour en jouir plus à son aise, et la lui rends plus souple et plus maniable.

Michel de Montaigne, Les Essais

Repérages et cadrages

L’ethnographie, comme le cinéma, posent d’emblée la question de la double relation au temps et à l’espace. Au temps c’est-à-dire en particulier aux trois familles de sons (les voix, les bruits et les musiques). Et à l’espace c’est-à-dire aux images qui, elles aussi, ont une histoire. La connaissance ethnographique et la connaissance cinématographique sont deux formes de connaissance par l’écoute et le regard pour lesquelles les phénomènes sociaux sont des phénomènes sonores et visuels. Mais le cinéma, en inventant un dispositif technique visuel et sonore, renouvelle les questions que l’on se posait avant lui concernant le regard et l’écoute. Il fait surgir un champ d’interrogations inédites : la question des rapports à la ressemblance, au semblable, au dissemblable, au semblant, c’est-à-dire la question de l’altérité, laquelle se trouve depuis le début au coeur de la démarche anthropologique.

Ce que nous permet de réaliser concrètement le cinéma, c’est qu’il ne saurait exister de « réalité en soi » mais à plusieurs et en perpétuelle transformation. Ce qui peut être connu, ce sont seulement des aspects du réel (que l’on pourrait aussi bien nommer du graduel, du processuel ou de l’événementiel) ne pouvant être appréhendés qu’à partir d’une certaine perspective.

Ce qui est impossible avec le cinéma mais aussi avec l’ethnographie qui sont condamnés à la singularité concrète, ce qui leur est interdit est le point de vue unique, lequel éclate au profit d’une multitude de perspectives possibles. Autrement dit, avec le cinéma se produit une rupture avec l’idéologie balzacienne dont ne s’est pas encore totalement émancipé, notons-le, le postulat durkheimien de l’objectivité. Dans le roman balzacien, un auteur omniprésent et omniscient est doté d’une aptitude à se placer partout en même temps, ce qui n’est pas sans évoquer la vision panoramique de Bentham [CW, images : « Bentham »].

Le mode de connaissance ouvert par le cinéma est beaucoup plus précis que le langage. Par le réglage de la focale, la position de la caméra placée à une certaine distance, sous un certain angle, pouvant s’éloigner ou s’approcher afin de saisir les infimes détails de ce que l’on ne voyait pas, la captation-création d’images agit comme une exigence à rendre plus précise encore la description ethnographique qui ne peut plus s’en tenir à des considérations abstraites et générales sur la tension entre « le proche et le lointain » (Laplantine 2005a).

L’un des premiers films qui nous permet de comprendre non pas intellectuellement mais de manière pour ainsi dire physique qu’il n’y a pas de vue sans point de vue est Citizen Kane (1950) d’Orson Welles dans lequel cinq perspectives différentes, partielles et partiales sont recueillies pour savoir qui était véritablement Charles Foster Kane. Ces perspectives ne sont pas seulement orales mais visuelles. Elles nous sont données à voir dans la profondeur de champ, laquelle « introduit », ainsi que l’écrit André Bazin, « l’ambiguïté dans la structure de l’image » (1999 : 142). Le film, construit à la manière d’une enquête sociologique, ne délivre aucune solution. Il appartient à chaque spectateur de se faire une opinion.

Cette approche, qui est celle de la relativité du point de vue, est le sujet même de Rashômon (1952) d’Akira Kurosawa [CW, images : « Rashomon »]. Un crime a été commis dans l’espace d’une forêt et va donner lieu à une réflexion sereine qui sera menée sous l’arche de l’ancien temple de Kyoto. La question de la perspective ne sera pas seulement posée dans les termes de récits contradictoires (d’un bonze, d’un bûcheron, d’une domestique) mais dans des termes cinématographiques à partir de plusieurs caméras placées sous différents angles à différents endroits.

La multiplicité de perspectives visuelles (et non intellectuelles) nous permet de nous affranchir à la fois des falsifications du point de vue unique issu du roman classique mais surtout du théâtre et de l’escroquerie créée par les scénarisations de l’ubiquité comme dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick où ce qui est montré est montré d’un point de vue qui n’est celui de personne ou plutôt d’extraterrestres. La notion de perspective (qui s’élabore avec la Renaissance, mais se précise avec l’invention de la photographie et du cinéma) réoriente totalement la théorie de la connaissance qui ne peut plus être celle du sujet cartésien ou du « sujet transcendantal » de Kant et de Husserl dans sa relation à l’« objet » ou au « monde ». L’enjeu de ce nouveau mode de connaissance (résolument anthropologique et non plus philosophique) est le travail de l’entre deux du sujet et de l’image du réel médiatisé par un dispositif visuel.

En ce sens, ce travail s’attache à ne pas dissocier les liens entre les représentations collectives et la pratique. Il fait sienne l’attitude scientifique préconisée par Marcel Mauss lorsque celui-ci écrivait : « L’art a non seulement une nature sociale, mais encore des effets sociaux (1974 : 206), « Et c’est aux rapports de la représentation avec la pratique que nous devons faire attention, et non pas simplement à l’étude de la pratique » (1974 : 147-148). Notre démarche s’inscrit donc dans le cadre d’une anthropologie de l’image telle qu’elle a commencé à être élaborée à partir des travaux de Mauss (1974), Simmel (1999), Benjamin (2000), puis par Bernard et Gruzinski (1988), Didi-Huberman (2002), Ginzburg (1989), Goody (2003) et Belting (2004). Ce mode de connaissance, s’il ouvre des possibles, impose aussi des limites aux relations entre le sujet, la réalité et son image. Car le corollaire du tournage d’un plan est l’élimination d’autres images. Filmer est un choix : celui du cadrage ou plutôt du processus de cadrage[1]. Cette initiative de cadrer, de décadrer, de recadrer, au ras du sol, en hauteur, de haut en bas (plongée), de bas en haut (contre-plongée), crée chaque fois un rapport particulier à l’espace (que l’on décide de montrer) et au temps, qui dans le cas du plan-séquence, concentre l’attention sur des instants étirés à l’infini.

Autrement dit dans le cinéma, mais aussi dans l’ethnographie, la multiplicité des points de vue possibles s’accompagne de l’impossibilité de tous les adopter dans la simultanéité. Dès le début du cinéma, une multitude d’options se mettent en place qui seront par la suite affinées : de près ou de loin ; en vision rapprochée (comme dans Rosetta des Frères Dardenne) ou en vision éloignée (comme chez Angelopoulos) ; en accéléré ou en ralenti ; en plans fixes (par exemple dans les films d’Oliveira) ou en plans éclatés et saccadés (de Vertov à Godard) ; de manière frontale ou latérale ; avec des images nettes ou floues ; sombres et sous exposées ou claires et surexposées ; et évidemment en noir et blanc ou en couleur.

Entre le plan d’ensemble ou rapproché, il existe ce que l’on appelle le « plan américain » (à la hauteur des hanches). Entre le frontal et le latéral, il est possible de réaliser des prises de vue inclinées, caméra à l’épaule comme chez Lars Von Trier. Enfin entre les images volontairement surexposées comme dans beaucoup de films du cinema novo brésiliens et le noir absolu de Blanche-Neige de João Cesar Monteiro, il est possible de faire osciller la luminosité qui chez Murnau ou Mizoguchi tend vers le clair-obscur.

Mais en revanche, ce qui est matériellement impossible est de filmer en même temps en plan large (Ford) et en gros plan (Dreyer), en ralenti et en accéléré, alors qu’en jouant sur la profondeur, on peut filmer avec netteté dans un même plan ce qui est proche et ce qui est loin. C’est ce que l’on appelle la profondeur de champ.

Dans le cinéma et dans une ethnographie rigoureuse informée par le cinéma[2], la totalisation des points de vue est une impossibilité. Du réel, il n’existe que des perspectives fragmentaires, parcellaires, non totalisables. Contrairement à ce qui se passe au théâtre, le cadre est un cache qui limite le champ visuel de celui qui regarde. Autrement dit, l’expérience cinématographique est une expérience des limites du voir. Elle nous incite à un renoncement à l’illusion de la toute puissance du voir. Ce que l’on comprend en regardant un film est que dans le voir, il y a du non-voir, du ne pas tout voir, du ne pas bien voir, du non-visible, de l’ombre comme chez Murnau ou Lang.

Les différents points qui viennent d’être évoqués sont très riches de conséquences. Alors que la tendance spontanée de tout spectateur est de tenir pour objectif ce qu’il voit c’est-à-dire de croire dans l’abolition d’une distinction entre le voir et le montrer, l’une des tâches du cinéma est résolument critique. Elle consiste à mettre en question cette illusion et à nous permettre de saisir que l’on ne voit dans un film que ce qu’un réalisateur a choisi de montrer (c’est-à-dire aussi de cacher) puis de monter. Cette mise en question n’a rien de spéculatif. Aussi, très souvent, Van der Keuken procède-t-il dans ses films à des décadrages consistant à déplacer le cadre pour montrer que le réel ne peut être perçu en lui-même, mais seulement à travers des images du réel qui sont autant de points de vue possibles. Ce qui se trouvait dans le hors champ d’un premier cadrage devient le plein champ d’un autre. Cette tension n’est pas réductible à une figure de style. Elle crée de la pensée.

Soin du sensible

L’invention du cinéma, art du temps et du mouvement et art fait à plusieurs et pour le public le plus nombreux, a bouleversé notre connaissance et d’abord notre perception du sensible. Il nous a permis de voir et d’entendre – mais de voir et d’entendre chaque fois autrement – ce que nous ne voyions et n’entendions pas. Mais il n’a pas fait que montrer des sensations, il les a métamorphosées. Il a créé, par l’énergie rythmique du montage, des relations jusqu’alors non seulement imprévues mais inconnues en rapprochant des images et des sons qui étaient éloignés ou en éloignant des sons et des images qui étaient rapprochés.

Le cinéma, chemin faisant, ne crée pas à proprement parler de la fiction, mais fait apparaître la réalité du temps dans sa plasticité, sa réversibilité, sa continuité ou sa discontinuité, sa vitesse ou sa lenteur. Il nous apprend à ne pas penser le temps en termes spatiaux, mais l’inverse. Tenter de montrer le caractère temporel du sensible – les vibrations chromatiques, la plus ou moins forte intensité de flux sonores pouvant se chevaucher, les impulsions, les frustrations, les déceptions, les petites inflexions et les infimes courbures des sentiments, la circulation des affects, l’énergie en tension ou qui se détend, les turbulences, les oscillations, les hésitations précédant le passage d’un état à un autre, les ruptures de tonalité, les hiatus qui nous font rougir ou bégayer – n’est nullement une question philosophique abstraite. Elle ne concerne pas l’homme en général, mais ce qui advient entre des individus singuliers et est susceptible, ainsi que l’écrit Hannah Arendt, de les « relier » ou de les « séparer ». C’est une question politique mettant en scène des rapports sociaux, des rapports de cultures, des rapports de couleur de peau, des rapports de genre et de génération. Mais c’est aussi une question ethnographique et cinématographique.

Filmer, c’est filmer le corps. Filmer, c’est filmer le corps en mouvement c’est-à-dire dans ses multiples transformations. Filmer enfin, c’est filmer le corps pris dans de minuscules interactions sociales comme dans Coffee and cigarettes de Jim Jarmusch. Mais le corps peut être filmé de manière européanisante (disons bressonienne) ou new-yorkaise (Jarmusch précisément) en coupant les acteurs de leur environnement ou de manière japonisante (Naomi Kawase, Katsuhito Ishii, Kohei Oguri) en ne séparant jamais l’être humain de la nature.

Quelle que soit la culture à laquelle appartient le réalisateur, la réflexion sur le corps intériorisant des modèles sociaux et culturels – dans la marche, les gestes, les manières de se rencontrer ou de s’éviter – mais pouvant aussi chercher à échapper à des rôles, ne se joue pas au cinéma dans des idées, ni même dans des images, encore moins dans ce que l’on appelle des « représentations », mais dans le plan. Elle se joue entre des plans pouvant se préciser ou se contredire mais aussi à l’intérieur de chaque plan qui réunit par le processus de la profondeur de champ les maîtres et les domestiques dans le corridor de la propriété des La Chesnaye à la fin de La règle du jeu de Jean Renoir. Et chaque fois ce qui est montré est commandé par une option. Ainsi à l’intensité de l’instant (du corps survolté qui passe frénétiquement par sac- cades de l’étreinte à la bagarre, du paroxysme de l’excitation à la dépression chez les personnages de Cassavetes qui n’ont qu’une préoccupation en tête, exister à tout prix dans le présent) s’oppose la longue durée du plan séquence du cinéma de Mizoguchi ou de Manoel de Oliveira qui est celui d’un temps infiniment dilaté.

Le cinéma modèle[3] et module le sensible. Il incite l’ethnographe à apporter une attention soigneuse au détail, c’est-à-dire à ce qui est minuscule, éphémère et extrêmement fragile. Il convient dans cette perspective de veiller à ce que les infimes sensations dont sont constituées nos interactions ne disparaissent pas. Ce qui est unique et singulier est en effet d’une très grande fragilité et se voit en permanence menacé par la violence de l’abstraction et de l’anonymat. Cela doit être soigné (au sens des soins infirmiers) et non pas traité (comme en chimiothérapie mais aussi comme dans la brutalité de certaines tendances des sciences sociales). Cela doit être sauvé. Sauvé non dans le sens du salut comme à l’époque du cinéma novo brésilien dans lequel on croyait encore qu’il était possible de sauver le monde par le cinéma. Sauvé dans un sens qui entretient une relation étroite avec la santé et avec la mémoire : des fragments d’existence banale doivent être sauvés de l’oubli.

Ce qui est suggéré ici, à l’instar des Portraits d’Alain Cavalier, est d’approcher au plus près de l’intime en procédant avec pudeur par petites touches c’est-à-dire en s’affranchissant des normes du spectacle technologiquement et technocratiquement formaté. Là où le cinéma a le plus d’intérêt et peut être considéré comme un exemple pour l’ethnographe est lorsqu’il parvient à saisir non pas des discours (porteurs d’informations) mais les discrètes flexions du visage, les intonations de la voix, et plus encore que la voix, ce qui n’est ni audible ni dicible : les mimiques, les gestes, les expressions, les silences.

Une grande partie du politique s’effectue à travers les manières dont nous considérons le sensible. Il existe par exemple un cinéma qui a recours à des effets d’intimidation, visant à frapper le spectateur et pour ainsi dire à l’exclure tant il se trouve sidéré par des images sublimes (Spielberg, Luc Besson). Mais il existe aussi un cinéma perturbant et questionnant la sensibilité et qui n’est plus celui de la belle image (Muriel d’Alain Resnais). Il y a enfin un cinéma profondément démocratique du vivre ensemble dans lequel les personnages, n’existant que dans leurs relations aux autres, sont filmés en groupe (Renoir, Rivette, Cassavetes, Pialat, Lars Von Trier), à l’inverse des films d’Antonioni dans lesquels le champ de l’écran est progressivement vidé afin qu’il ne reste plus qu’un seul personnage qui à la fin disparaît lui-même.

Cette manière de concevoir et d’abord d’éprouver la vie en société dans le sensible (Laplantine 2005b) est à l’oeuvre dans le cinéma (aussi bien documentaire que de fiction) qui ne construit pas un récit à partir de discours (logocentrisme) mais en assemblant des fragments d’images et des bribes de sons comme nous allons le voir ensemble.

Pour une « anthropologie des singularités » féconde

Premier plan. Nuit sombre, vue aérienne sur une route de campagne, nous suivons le gyrophare d’une voiture. Le commentaire d’une femme en voix off : « Il faisait encore nuit lorsque la voiture de police a quitté Grenoble. Le village est à 23 km. On a également appelé une ambulance qui doit déjà être sur place, car elle vient par la route de Chambéry ». Second plan, nous découvrons en portrait le visage calme de la narratrice. Elle poursuit en s’adressant directement à la caméra. Derrière elle, se trouvent des courts de tennis occupés : « Je m’appelle Odile Jouve et si vous me prenez pour une joueuse de tennis vous êtes complètement dans l’erreur. Je crois que la caméra ne prend que mon visage, mais si elle voulait bien s’éloigner, vous comprendriez immédiatement la situation. Allez! Allez! Reculez! Hein, vous voyez! ».

La caméra recule, déroule le trajet d’un regard et toute la sensibilité qui en découle. Que voit-on? Le hors champ se fait champ, aux mouvements vifs et fluides des joueurs de tennis s’oppose la démarche saccadée, difficile et claudicante d’Odile, incapable de se mouvoir sans béquilles. En seulement deux plans, la mise en scène efficace de François Truffaut nous donne à apprécier la réalité concrète d’une existence dans toute sa singularité, l’aspiration de l’individu discordant à s’insérer dans l’harmonie du tout. Un léger mouvement en retrait de la caméra et aussitôt un même devient autre. Nous sommes passés d’un visage, le lieu de l’énonciation inscrit dans le champ, cette partie visible de l’image, à un espace qui quelques instants auparavant nous était inconnu, étranger, insoupçonné : le hors champ. Le hors champ est cet espace invisible qui entretient des relations permanentes avec la surface visible du champ.

Et l’intérêt du cinéma naît de cette tension entre le champ et le hors champ, cette oscillation entre ce qui se joue à l’intérieur du cadre et l’en-dehors, le dehors du champ ou le hors champ comme dehors. Dès lors, nous apprécions à quel point la force évocatrice, parcellaire et fragmentaire du cinéma est tributaire autant de sa virtuosité suggestive que du trajet du regard qui la distribue. L’art cinématographique ne tend pas à capter quoi que ce soit ni à reproduire le réel mais à évoquer, à suggérer, c’est-à-dire à montrer ce qui n’est pas immédiatement perceptible.

Dans La femme d’à côté (1981) de Truffaut, les relations entre le champ et le hors champ produisent une rencontre insolite, ou du moins étrange, d’un champ dans lequel une histoire a commencé à être racontée et d’un hors champ dont nous ignorons à peu près tout. C’est cette rencontre qui provoque le trouble et la perplexité du spectateur. Mais pas uniquement. Cette irruption du caché provoquée par la narratrice crée une « dissimilarité fonctionnellement pertinente » (Devereux 1972 : 163) d’une femme par rapport à toutes les autres, semblable à toutes ces autres précisément par son haut degré de différenciation. Tout comme la béquille d’Odile est censée rectifier sa marche, le hors champ se fait correcteur d’un point de vue unique et catalyseur d’un temps passé, d’une mémoire, d’une histoire.

Le spectateur troublé et perplexe tente alors de démêler l’écheveau : l’ambulance-la jambe d’Odile? Un accident? Pourquoi la police? Le spectateur s’ingénie alors à réduire l’écart entre l’intensité du vécu qui lui échappe au moment où il le voit et la richesse qui explique cette intensité. Il se trouve par là même dans une position analogue à celle de l’ethnographe qui ne connaît qu’une partie des faits et doit sans cesse rechercher ce qu’il ignore : non seulement dans ce qui lui est dit, affirmé, montré mais aussi dans ce qui lui est tu, nié, caché.

Le détour cinématographique est cette façon de découvrir l’autre et de revenir à nous-mêmes à travers ce vivier d’expériences que sont les films. Le détour cinématographique comme nous l’envisageons ne s’apparente en aucun cas à une évasion, terme galvaudé qui sous-tend déjà l’idée d’un emprisonnement, mais au contraire à une invasion comme le réalisait Jean Cocteau : « C’est l’invasion qui compte… Ce qui est beau c’est d’être envahi, habité, inquiété, obsédé, dérangé par une oeuvre » (Cocteau 2003 : 127). Nous allons au cinéma pour être investis par des sons et des images, pour pénétrer des formes, penser une matière, vivre dans cette matière et matérialiser une matière non présente.

Dès lors, l’expérience cinématographique recoupe la triple quête du voyageur qui part à la découverte d’un lieu (le cinéma) propice à une rencontre (un autre) susceptible de l’altérer (un moi qui devient autre). Or, tout voyage s’accompagne de surprises, certaines sont bonnes, ainsi à la sortie d’Edward Munch de Peter Watkins, il était possible de lancer à la guichetière « Un Munch, SVP » et de l’acquérir pour 5,50 euros. Mais lorsque nous regardons rétrospectivement l’irruption de l’autre au cinéma, les bonnes surprises sont assez rares. Au fil de l’Histoire, l’Autre nous est apparu sous divers traits. Ainsi, nous avons découvert l’Indien, le Noir, la Femme, le Fou, l’Homosexuel, le Handicapé. Mais hélas, bien souvent, ils étaient sans voix et jamais ils n’ont pu proférer ces paroles : « Allez! Allez! Reculez! ». Ils sont entrés dans nos champs de représentation, mais n’ont jamais été travaillés par un hors champ comme c’est le cas de la narratrice de La Femme d’à côté.

Dans bien des cas et encore aujourd’hui, ce mouvement sensible, généreux et respectueux de l’autre n’existe pas. Même Nanook [CW, images : « Nanook »], aussi sympathique soit-il, n’en demeure pas moins un primitif, un « bon sauvage », un indigène n’hésitant pas à porter à sa bouche un disque afin de comprendre comment l’homme blanc « conserve » sa voix [CW, vidéos : « Nanookdisque »]. La voix de l’Eskimo, quant à elle, demeurera inaudible lorsque celui-ci mourra de faim sur la banquise, alors que tant de spectateurs se réjouiront de ses aventures tout en savourant la nouvelle friandise à la mode : l’Eskimo[4]. Ceci est bien connu, Nanook sera toujours « Nanook l’Esquimo », mais jamais mon alter ego. Quatre-vingt-quatre ans nous séparent de la sortie du film de Flaherty et tout le monde sait depuis Alien que « Sur la banquise, personne ne vous entend crier[5]».

Alors, afin que ces cris cessent d’être muets sans pour autant devenir des revendications bruyantes, déplaçons « un corps du lieu qui lui était assigné ; faisons voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, faisons entendre un discours là où le seul bruit avait son lieu, faisons entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit[6] ».

Cette démarche nous permettra ainsi d’apprécier la manière dont les autres pénètrent dans notre champ de vision tout en observant comment leurs représentations évoluent dans la sphère publique et participent à la création de nouvelles formes de subjectivités. Qui montre qui, comment et où? Comment ces sons et ces images façonnent-ils socialement les spectateurs? Pour ce faire, nous mobiliserons le cinéma, cet « art impur » où peut s’inscrire de l’altérité, ce « septième art », toujours imperméable à une certaine tendance des sciences sociales et ce, malgré des « révélations ».

Nous sommes en mai 1926, celui qui est considéré comme le « père de l’ethnographie française » (Condominas 1972 : 118-139), Marcel Mauss, accepte l’invitation de l’une des plus grandes et des plus riches fondations scientifiques du monde, la Laura Spelman Rockfeller Foundation [CW, images : « Mauss »]. Il se rend donc à New York afin de « visiter certaines grandes institutions, universités et instituts de recherche et de tenir certains séminaires[7]». Mais le voyage débute mal. Malade[8], l’auteur de l’Essai sur le don est hospitalisé. Quelques années plus tard, revenant sur cet épisode de sa vie, il écrira :

Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New York. Je me demandais où j’avais déjà vu des demoiselles marchant comme des infirmières. Je trouvai enfin que c’était au cinéma. Revenu en France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. C’était une idée que je pouvais généraliser.

La position des bras, celle des mains pendant qu’on marche forment une idiosyncrasie sociale, et non simplement un produit de je ne sais quels agencements et mécaniques purement individuels, presque entièrement psychiques. Et je me souviens encore de mon professeur de troisième m’interpellant : « Espèce d’animal, tu vas tout le temps tes grandes mains ouvertes! » Donc il existe également une éducation de la marche.

Mauss 2001 : 368

Les commentateurs de cet article ont toujours souligné à quel point la gestuelle relève d’une construction sociale et culturelle et ont également insisté sur la dimension symbolique qui traverse le corps, cette matière de sens, mais rares sont les chercheurs à s’être penchés sur un des vecteurs de cette construction symbolique : le cinéma.

Car que fait Mauss sur son lit d’hôpital? Il explique ce qu’il voit à New York par ce qu’il a déjà vu en France et applique ensuite à la France ce qu’il sait désormais des États-Unis. L’image part du corps, c’est-à-dire s’en sépare et y revient.

En quelques lignes, Mauss nous suggère une méthodologie quant à l’usage des images et du cinéma en sciences sociales : il ne nous présente pas un argument illustré par des images mais bien une séquence d’images éclairée par un argument. Le cinéma n’est pas illustratif mais bien premier dans la production de connaissances, or, ces connaissances ; nécessitent une pratique nouvelle de l’interprétation dans laquelle l’activité de l’analyse doit compter avec l’intrication des images. De quoi s’agit-il exactement? Reprenons la révélation de Mauss que nous pourrions résumer ainsi : « Montre-moi comment tu marches et je te dirai quels films tu regardes ».

Le cinéma révélé

De cette découverte découlent au moins trois conséquences :

  1. Les images ne peuvent être dissociées de l’agir et du croire des membres d’une société.

  2. Les images s’inscrivent dans un lieu et une époque donnés.

  3. Les films ne se terminent pas dans la salle de cinéma.

Dès lors, on comprend mieux comment un spectateur est traversé, travaillé et façonné de part en part par des bribes de son et des fragments d’images. Une remarque de Jean Renoir sur l’activité spectatorielle revêt ici toute son importance : le spectateur est bien celui qui « finit le film ». Il n’est pas passif mais concerné et impliqué. Impliqué est ici à comprendre dans l’optique d’une véritable implication anthropologique dans l’image. Cette activité n’est possible que par une qualité inhérente au cinéma : son impureté. De cette capacité à accueillir de l’hétérogène, de l’étrangeté, de l’altérité naît son impureté ; impureté qui lui confère vitalité et style. En ce sens, l’image, c’est-à-dire l’invention de l’autre, est ce qui vient juste après, ce qui dans cette perspective succède au cinéma, comme nous allons le voir.

Le cinéma déplace et se déplace. Des migrations et des métamorphoses s’observent. Des gestes et des mouvements prennent corps[9]. De spectateurs au cinéma, des individus deviennent acteurs au quotidien, des héros communs[10]. Le corps, cette surface sensible au cinéma se fait surface de projection dans la vie de tous les jours. Les spectateurs sont désormais des totalités feuilletées composées de plusieurs pellicules. Dès lors, l’art n’est plus seulement « une main tendue dans l’obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne » (Janouch 1998 : 61), mais également une main qui modèle, façonne, altère des corps désormais empreints d’images.

À ce stade de notre cheminement, deux remarques s’imposent : la première concerne notre point de départ : la révélation maussienne, la seconde s’attache à ce que nous appellerons les « manières de voir ».

Tout d’abord, même si la marche occupe une grande part dans le cinéma de Pasolini et de Kitano, les personnages au cinéma ne font pas que déambuler, il existe également ce que nous pourrions appeler une mauvaise éducation. Il s’agit dès lors de torturer, d’assassiner, de semer la panique, d’usurper, de spolier, de faire exploser, de nuire au possible avant de tout détruire. De nombreux héros de celluloïd, en totale déshérence, frôlent le suicide. Sans amis, sans famille et ayant l’alcool pour seule compagnie, ils ne possèdent qu’une seule « qualité », ils sont toujours les meilleurs pour « effacer », « refroidir », « neutraliser », « nettoyer », « éliminer », « faire disparaître ». Le vocabulaire employé à leur égard est très proche de celui qui est mobilisé dans « certaines formes d’épistémologie contemporaines où il faut appréhender, saisir, cerner, neutraliser » (Lévy 2004 : 64).

Qu’ils s’appellent Martin Riggs (Mel Gibson), Deckard (Harrisson Ford), ou Léon (Jean Reno), ils n’exercent pas de métier à proprement parler, ce ne sont pas des acteurs, mais des fonctions, des Armes fatales auxquelles des millions de spectateurs s’identifient chaque année. L’essentiel de ces films, rappelons-le, se résume à un déploiement d’une panoplie militaire précédant une démonstration meurtrière. Par ailleurs, il est également possible au spectateur, sous peine de passer pour anachronique, de suivre les péripéties de Frodon (Le seigneur des anneaux) ou de Peter Parker (Spiderman). Dans ces cas précis, le spectateur notera la récurrence des troubles de la personnalité rencontrée chez les ennemis de nos héros salvateurs. Qu’une surface liquide ou un miroir se présente et aussitôt Golum et Norman Osborn-le Bouffon Vert entrent dans des soliloques-dialogues avec leur reflet-valence négative.

Pourquoi prolonger nos réflexions avec ces films commerciaux et grand public?

Si nous prenons ces films, c’est à dessein, en espérant que de mauvais moyens peuvent servir de bonnes fins. En effet, ce n’est pas mauvaise intention de notre part d’entrer dans des multiplex et de regarder de tels films, car, comme le rappelait Aristippe en parlant à des jeunes gens qui rougissaient de le voir entrer chez une courtisane : « Le vice est de n’en pas sortir, non pas d’y entrer ». Or, quels messages ces block-busters assènent-ils au spectateur?

Ces films semblent fournir au spectateur des indications sur les « modes d’emploi abusif » et promouvoir des « valeurs sociales antisociales » (Devereux 1977 : 36) qui permettent à l’individu d’être antisocial d’une manière socialement approuvée et parfois même prestigieuse. Ce sont ces directives explicites que Ralph Linton nomme « modèles d’inconduite » et qu’il résume par cette adresse au « déviant » : « Ne fais pas cela, mais si tu le fais, voici comment t’y prendre » (1968 : 461-462).

Prenons l’exemple de la folie et mettons en parallèle les prestations de Brad Pitt dans L’armée des douze singes ou d’Edward Norton dans Fight club avec ces quelques remarques de Georges Devereux : « La société moderne a elle aussi des idées bien arrêtées sur « comment se conduisent les fous ». Nous avons volontiers tendance à croire qu’ils font des grimaces, divaguent, que leur parole s’embrouille : qu’ils disent « brrr » et « b-b-b ». La théorie juridique quant à la manière dont « devraient » agir, penser et sentir les fous est à peine moins naïve et tout aussi entachée de préjugés culturels. Aussi l’expert psychiatre auprès des tribunaux se trouve-t-il souvent obligé de répondre à des questions parfaitement dépourvues de sens du point de vue psychiatrique…

Le comportement des simulateurs reflète admirablement les préjugés culturels qui prétendent définir la « manière convenable d’être fou », car le simulateur « s’efforce d’ordinaire de se conformer à l’image du fou que se fait le profane. Aussi n’importe quel psychiatre compétent est-il capable de le démasquer » (ibid. : 39-40).

On aura vite compris que ces films grand public sont avant tout des fournisseurs d’accès à des « modèles d’inconduite » pour reprendre l’expression élaborée par Ralph Linton. Du prêt-à-tuer au devenir-fou, ces productions déploient l’éventail des comportements désapprouvés par la société et n’ont d’autres soucis que de détailler les postures à adopter et les différents paliers à franchir afin de sombrer dans la criminalité ou la folie[11]. Regarder ce genre de film, c’est se mettre en devoir de déraisonner avec bon sens.

En tant qu’enseignants-chercheurs, nous ne pouvons pas qualifier ces films de « mauvais films », mais bien de « films malades » à l’instar de Georges Devereux qui parlait de sociétés malades. Ces superproductions cimentent les spectateurs, les étudiants et nos concitoyens, de qualités maladives. Le Ciné-oeil (Vertov) et la pensée de l’autre ont fait place au « maux-vais » oeil et à la pensée de l’Un. Si certains films forment, ceux-ci déforment, assèchent le regard et dessèchent l’imagination. Ces films ne travaillent qu’à remplir et à meubler l’esprit d’images avec des procédés de surénonciations visuelles et sonores, et laissent l’entendement et la conscience totalement vides. La surénonciation devient une vraie passion. La passion de ne rien voir de ce qui crève les yeux. L’aveuglement se fait croyance. Une croyance qui rassemble. La masse se presse, s’émeut et se hâte d’elle-même.

Le remède du vulgaire, certains argueront, c’est de n’y pas aller. Mais le danger face à ces films, ne serait pas de mal faire mais de ne rien faire, car ces superproductions sont plus que néfastes, elles sont également contagieuses. Elles inoculent et propagent des idées fausses en n’évoquant jamais la réalité mais en s’appuyant toujours sur des opinions portées sur cette réalité. Si le cinéma est une fenêtre ouverte sur le monde (Bazin), alors ces superproductions sont les barreaux à cette fenêtre [CW, images : « fenêtre »]. Le cinéma dans ces cas-là n’est plus un art mais un instrument inventé pour manier et agiter une tourbe, il est outil qui ne s’emploie qu’aux états malades. Or, ces états malades, ces symptômes se rencontrent dans notre quotidien. Le cinéma, c’est le toucher visuel et l’haleine sonore d’une culture et tout l’intérêt de notre démarche est d’observer comment des images influent sur son propre mouvement, la font battre, respirer, haleter ou l’étouffent.

Mais l’époque est révolue où les demoiselles adoptaient la démarche des actrices donnant la réplique à Clarke Gable (point de départ de Mauss), aujourd’hui les anthropologues plient et ploient sous la charge de King Kong. Le gorille semble avoir ravi et ravager leur capacité critique. Plus personne ne s’indigne de la manière dont on continue à nous présenter les sociétés traditionnelles (cris, tortures, sacrifice humain, transe) [CW, images : « King Kong »] [CW, images : « sauvages »].

Devant un tel silence tant des universitaires que des critiques de cinéma, nous saisissons à quel point l’important n’est pas de voir des films, mais bien plutôt la manière de les voir. C’est dans ces manières de voir que se joue en grande partie l’expérience et l’épreuve de la pensée.

Or, si King Kong aujourd’hui ne choque plus, pas plus que Nanook dans une autre mesure, alors une évidence s’impose aux chercheurs : les sociétés ne sont pas si traditionnelles que cela, c’est le regard que nous leur portons qui est traditionnel. En adoptant ce point de vue et avec une approche rétrospective sur la discipline, nous découvrons à quel point les sociétés indigènes, exotiques, primitives, traditionnelles devaient être des sociétés à tradition orale. Rompu à la linguistique dès sa formation, influencé durant ses études par les impressionnants volumes de Marcel Cohen, comment voulez-vous qu’un disciple de Mauss et de Durkheim affirme que les sociétés traditionnelles sont des sociétés orales ET visuelles?

Prospectives et conséquences d’une anthropologie à l’épreuve des images

Dès que l’anthropologie et le cinéma se rencontrent (au début du XXe siècle), de très fortes convergences s’esquissent, mais très vite un malentendu s’instaure. L’anthropologie 1) ne met pas en question la positivité attribuée au film, lequel ne serait qu’enregistrement, duplication, reproduction, représentation, 2) entretient une conception utilitariste du cinéma qui ne viserait qu’à transmettre un contenu, une information, un message. Dans une attitude athéorique c’est-à-dire peu questionnante et questionnée, qui ignore tout d’une réflexion sur l’image pourtant en germe depuis Warburg[12], elle s’intéresse d’emblée à ce qu’il y a de moins cinématographique dans le cinéma : illustrer par des images un propos élaboré à l’avance, mettre en forme un discours préalable. Elle ne doute pas de l’existence de faits sociaux donnés et connus qu’il suffirait de recueillir et de mettre en images alors que l’une des caractéristiques du cinéma est de faire surgir des évènements auxquels on ne s’attendait pas. Ainsi dans Tourou et Bitti (1972), la caméra de Rouch provoque la transe [CW, images : « cinétranse »], Cabra marcado para morer (1984) de Coutinho réunit une famille du Nordeste dispersée dans tout le Brésil et agit comme une invitation à continuer la lutte syndicale ou encore Les terriens (2000) d’Ariane Doublet contribue à rapprocher des agriculteurs de Seine Maritime les uns des autres.

Dans une perspective académique au contraire, le cinéma (réduit le plus souvent au cinéma ethnographique) n’est qu’un outil d’observation au service du savoir préalable, un moyen d’expression, un instrument de recherche comme un autre et parmi d’autres (Griaule), une technique illustrative, mais nullement un mode de connaissance. Lorsque l’on dit que le cinéma ethnographique est un instrument, on dit clairement qu’il doit rester cantonné à un statut secondaire, subalterne ou dans le meilleur des cas complémentaire. On ne fait que confirmer la primauté du discours et de l’anthropologie comme discipline organisée à partir de l’écrit. Et de fait, dans la plupart des cursus anthropologiques, le cinéma est dans le meilleur des cas une « option » devant rester située « à côté » des enseignements « fondamentaux ». Ce qui confirme le credo presque unanimement partagé que le plus « important » n’est pas là.

Or l’instrumentalisation du cinéma ou la place qui lui est assignée comme une espèce d’apport extérieur peut conduire à une triple instrumentalisation du sujet. Une instrumentalisation des acteurs dépossédés de toute initiative et pour ainsi dire pris en otage. Une instrumentalisation du réalisateur qui doit être appelé un expérimentateur et un chercheur, c’est-à-dire un auteur. Plus un film en effet se présente comme didactique, démonstratif, résolutif, organisé à partir d’un sens univoque, moins il laisse de liberté à l’interprétation des spectateurs, moins il présente un intérêt cinématographique, plus il se rapproche de la propagande et de la publicité.

Les questions posées par le cinéma à l’anthropologie concernent la pensée en image : que cherche-t-on à montrer qui ne peut être dit ou écrit ?[13] Qu’est-ce que des images et des sons tour à tour rapprochés et éloignés permettent d’apporter de différent par rapport à une description ou une réflexion écrite?

Or, chaque film cherche à répondre à ces interrogations – qui concernent aussi le rapport qu’un film entretient avec l’histoire du cinéma – à travers la singularité d’un dispositif filmique. Elles peuvent être énoncées de la manière suivante. Où et quand commencer un plan? Comment le réaliser? Quand et comment le terminer? Questions qui entrent en résonance avec l’entrée et la sortie de ce que les anthropologues appellent le terrain. Quel est le rôle (passif, actif, prédéterminé, improvisé, etc.) des acteurs? Qu’en est-il de la proximité ou de la distance entre ces derniers et le réalisateur? Quelle est la place du spectateur lorsqu’il découvre le résultat non d’un tournage (lequel s’apparente à un terrain), mais d’un travail de montage (lequel entretient un lien avec la construction anthropologique)?

Ces questions, qui sont posées dans un mode de relation qui n’est jamais seulement dialogique mais trilogique (les rapports instables entre celui qui filme, ceux qui sont filmés et ceux qui regardent le film) sont posées au cinéma. Elles le sont également par le cinéma et dans le cinéma ou plutôt dans la singularité de chaque film dont l’originalité (lorsqu’elle existe) ne consiste nullement dans une logique d’information (savoir plus), mais permet de voir autrement.

Plus on s’approche de la question : « de quoi parle ce film? » et plus on est tenté d’y répondre par quelque chose du genre « c’est un film sur…» (et non avec) ou « ça raconte l’histoire d’un forgeron qui… », moins on avance vers ce qui est spécifiquement cinématographique, plus on s’éloigne de la salle dans laquelle le film est projeté. C’est avec les propos de ce genre qu’on a le plus de chance de rater la pertinence de la connaissance cinématographique, mais aussi de la connaissance anthropologique pour laquelle ce qui est de l’ordre de l’organisation discursive n’est qu’une infime partie du social.

Ce qui est pertinent dans le cinéma ne consiste nullement à apporter un complément (sous forme par exemple de « témoignage ») à une anthropologie écrite, mais de nous faire voir ce qui ne peut être dit, écrit et même raconté, c’est-à-dire ce qu’il n’est pas possible de montrer par d’autres modes de connaissance que celui du cinéma : des liens entre des fragments d’espace et des intensités de temporalité. Ces liens constituent l’activité même du montage que la culture textuelle non seulement méconnaît mais ne peut même pas soupçonner. Il s’agit donc de rendre visible et audible ce que nous ne voyions ni n’entendions, tout en nous permettant de réaliser la part d’invisibilité que comporte le réel : l’inquiétude née du hors champ sans lequel l’anthropologie tend à se réduire à une conception optique singulièrement étriquée du social.

Le cinéma et l’ethnographie (sans laquelle il n’y a pas d’anthropologie) sont animés par une démarche commune qui peut être qualifiée d’antiplatonicienne. Elles ne se soucient pas des idées générales et des arrière-mondes, mais concentrent leur attention sur la singularité concrète de situations en permanente transformation, ce qui permet de résister à la violence de la généralisation qui commence chaque fois que nous disons les Blancs, les Noirs, les Juifs, les Arabes.

Elles ne visent pas à reproduire des conventions : des images transparentes, inéquivoques, obscènes comme à la télévision pour laquelle il n’y a plus de hors champ, plus d’altérité, plus d’image non plus au sens précis du terme, car l’image est ce qui nous permet d’imaginer.

Toute une partie de la culture savante européenne depuis Platon, culture philosophique mais aussi anthropologique avant que ne se constitue la Société des Observateurs de l’homme, entretient une méfiance à l’égard des images. La théorie de la connaissance qui est celle de la rationalité classique est résolument idéaliste. Elle soumet la pluralité du percept à l’ordre du concept et affirme le caractère idéel de significations dotées d’une existence autonome par rapport à l’expérience sensible et notamment perceptive. Quant à la pensée des Lumières, elle cherche à éclairer ce qui n’apparaît pas clairement à la lumière du jour : la part d’opacité qui est propre à l’expérience du voir. Dans cette perspective, penser serait en quelque sorte penser contre les images ou du moins sans les images, s’abstraire de ces dernières pour parvenir à la pureté de l’idée (ou de la divinité), bref nier qu’il puisse exister une pensée en image. On rappellera qu’Alain dans ses Propos recommandait aux professeurs une salle de cours aux murs blancs, une salle dans laquelle l’autorité des textes étudiés et de la parole du maître devaient être autosuffisantes.

Cette dernière attitude procède d’une dévalorisation de l’image qui ne serait qu’illustration et aurait, en raison de son caractère adiscursif, une moindre réalité. Ce qui inquiète en fait dans les images est la potentialité de doute et de déstabilisation qu’elles sont susceptibles d’introduire non seulement dans l’ordre du discours, mais aussi dans notre rapport au réel, lequel n’a pas la solidité et l’homogénéité rassurante dont il est souvent crédité, mais comporte une part de fantasme, de fantastique et d’incroyable. Le cinéma déplace, défamiliarise et inquiète l’anthropologie. Non pour la disperser dans quelque interdisciplinarité éclectique et sans point de vue, mais pour l’ouvrir à ses propres « problèmes fondamentaux » qui, pour une large part, demeurent dans l’impensé de la discipline. Ce sont Les maîtres fous de Rouch, Regard sur la folie de Ruspoli, Le cauchemar de Darwin de Sauper ou encore S21, la machine de mort khmère rouge de Rithy Panh. C’est en ce sens également que Serge Daney parlait de courts-métrages trauma lorsqu’il évoquait Le sang des bêtes de Franju et surtout Nuit et brouillard de Resnais. Le cinéma répond exactement à la formule d’Eschyle : patheï mathos, qui suggère la « connaissance par l’épreuve ». Les films ne peuvent plus être considérés comme des preuves de la réalité, mais sont avant tout des épreuves.

Un soupçon continue donc à planer sur les images dont le statut ne cesse d’osciller entre la révélation et la machination. Elles sont suspectes de mensonge chaque fois que l’on estime que le faire voir peut se transformer en faire croire. Les images apparaissent dans cette optique comme une espèce de tentation illusionniste du voir pouvant se substituer au savoir. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’elles sont acceptées, il convient de les maintenir dans leur rôle d’outil et d’instrument possible de connaissance dont le corollaire est une non-reconnaissance ou une méconnaissance de leur aptitude à devenir par elles-mêmes un mode de connaissance.

Or, ce mode de connaissance qu’est le cinéma fait surgir du doute et du trouble dans la pensée. Il questionne les rapports instables entre le réel et les images du réel (telles qu’elles sont filmées, organisées, montées, montrées, regardées, commentées, critiquées, réfutées) ; entre les images et les sons ; entre celui qu’Alain Cavalier appelle « le filmeur », ceux qui sont filmés et ceux qui regardent le film.

L’anthropologie contemporaine ne peut, nous semble-t-il, faire l’économie d’une réflexion sur le caractère subjectif de l’objectif de la caméra. Elle ne peut éviter d’interroger des dispositifs d’objectivation (à l’oeuvre dans les documentaires à l’ancienne) pouvant falsifier la réalité et tromper le spectateur alors que certains dispositifs dits de fiction sont susceptibles de permettre un regard critique. Bref, le mérite d’un détour cinématographique est de complexifier l’anthropologie, de la rendre plus précise empiriquement, plus rigoureuse méthodologiquement et plus exigeante théoriquement.