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La publication de la thèse d’anthropologie de Christophe Broqua apporte une nouvelle contribution aux récents travaux consacrés à la compréhension du militantisme au sein des associations de malades. L’auteur a choisi d’aborder la question, déjà largement étudiée, des mobilisations en faveur de la lutte contre le sida à partir d’un questionnement original sur les relations entre l’homosexualité et le sida. Son étude est ainsi centrée sur l’articulation des identités homosexuelles et séropositives au sein de l’association Act Up dont il souligne d’emblée la spécificité : « À la fin des années quatre-vingt, Act Up va ainsi devenir en France le principal espace (sinon le seul) où se conjuguent l’expression de la séropositivité et celle de l’homosexualité » (p. 48). L’ouvrage développe une approche à la fois sociologique, politique et anthropologique de l’association à partir d’un travail d’observation participante mené pendant six ans et complétée par une série d’entretiens.

Act Up Paris est née de la rencontre d’un homme, Didier Lestrade, et de l’association américaine Act Up New York fondée en 1987 par L. Kramer afin d’exercer une activité de lobbying auprès des pouvoirs publics. À l’encontre des autres associations s’efforçant de « deshomosexualiser » le sida, Act Up s’inscrit dans une « seconde génération associative » dont le mot d’ordre est la publicisation de la figure de l’« homosexuel séropositif ». La création d’Act Up en 1989 participe ainsi à une « repolitisation » du mouvement homosexuel en France par la mise en avant d’un discours sur la maladie imputant la responsabilité de l’épidémie aux pouvoirs publics et revendiquant un lien entre le sida et l’homosexualité. Ce « référentiel identitaire » homosexuel s’exprime notamment à travers le rôle prépondérant de l’association au sein de la Gay pride ou encore l’usage du triangle rose et la métaphore du sida comme nouvel holocauste en tant que dénonciation de la passivité des pouvoirs publics face au virus.

La valorisation de la figure de l’homosexuel séropositif permet également de rendre compte des logiques d’investissement au sein de l’association. Les personnes séropositives y voient en effet leur stigmate transformé en identité positive. Mais l’épidémie occupe également une place essentielle chez les militants séronégatifs (largement majoritaires). Le risque de contamination joue en effet un rôle déterminant dans la mise en forme de l’identité homosexuelle du fait de l’identification opérée entre homosexualité et sida. L’engagement au sein d’Act Up, seule association permettant ce « travail de mise en cohérence », faciliterait la résolution de la « tension identitaire » générée par la découverte de son homosexualité. L’auteur met au final en évidence la place croissante du sida dans la socialisation des homosexuels masculins.

Broqua souligne enfin les évolutions de l’association après la découverte des trithérapies en 1996. Act Up tente alors de conserver sa position de groupe homosexuel radical par le développement de nouveaux modes d’action tels que l’outing ainsi que par le déploiement d’une identité davantage fondée sur une logique de service. Enfin, la défense des différentes minorités touchées par l’épidémie (toxicomanes, détenus, étrangers, etc.), et plus largement l’engagement en faveur du « mouvement social », permet à Act Up de conserver une dimension politique. La nécessité de relégitimer une association exposée au risque de dissolution s’exprime enfin à l’occasion d’une importante controverse au sujet du bareback, c’est-à-dire la pratique consistant à rejeter délibérément toute prophylaxie lors de rapports sexuels. Act Up et en particulier son fondateur attaquent ainsi violemment deux écrivains incitant à la prise de risques. Broqua y voit une tentative de l’association, alors largement désertée par les homosexuels séropositifs, de s’imposer comme « centre de l’espace de socialisation homosexuelle ayant intégré l’expérience du sida » (p. 350). Ainsi, après une période où Act Up réussit à apparaître comme le lieu de mise en cohérence de l’homosexualité et du sida, l’auteur observe une rupture entre l’association et la communauté homosexuelle comme en témoigne la défection de son fondateur ou l’élection à la présidence d’une personne hétérosexuelle séronégative.

L’ouvrage de Broqua se distingue par son minutieux travail de restitution et ses prises de position originales. Deux limites méritent néanmoins d’être signalées. L’administration de la preuve apparaît tout d’abord souvent insatisfaisante. La confrontation d’Act Up avec d’autres associations demeure ainsi trop rare et les recherches déjà effectuées sur l’association sont peu exploitées. Mais surtout l’usage des entretiens apparaît critiquable. Souvent peu cités, les entretiens, qui se situent souvent davantage dans un registre émotionnel qu’explicatif, relèvent d’un usage trop « commémoratif ». Cette dernière remarque est sans doute à mettre en lien avec la position de l’auteur à l’égard de son objet d’étude. À plusieurs reprises, les propos de Broqua font figure de justification des prises de position de l’association, comme au sujet du degré de violence des actions d’Act Up. L’analyse aurait ainsi probablement gagné en pertinence à se détacher davantage de la spécificité de l’association pour mieux souligner les conditions de possibilité des phénomènes étudiés. Broqua n’en apporte pas moins une importante contribution à la sociologie de l’épidémie de sida.