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L’objectif de ce livre est double. D’une part, introduire le lectorat anglophone à un pan significatif de la littérature ethnographique sur l’Indochine française et, d’autre part, conduire une analyse post-moderne de ces écrits en les évaluant par référence au contexte intellectuel de leur production. Le resserrement de la perspective sur les prêtres catholiques des Missions Étrangères de Paris (MEP) et, plus précisément, sur ceux ayant vécu au Tonkin et au Yunnan de 1880 à 1930 est pertinent au regard de la problématique de l’auteur. Les pères Paul Vial, Alfred Liétard et François-Marie Savina, auxquels Jean Michaud consacre de longs développements, demeurent en effet des références incontournables pour ceux qui s’intéressent aux Yi ou aux Hmong. Plus fondamentalement, ils ont jeté les bases de l’ethnologie des montagnards du nord de la péninsule indochinoise. Le recours à la notion « d’ethnographes de circonstance » (incidental ethnographers) pour désigner ces praticiens malgré eux de l’observation participante est justifié par le fait qu’ils étaient dénués de toute formation théorique et que leurs recueils d’informations, si utiles soient-ils, constituaient un aspect auxiliaire de leur mission apostolique.

En dépit d’un encadrement étroit, d’un endoctrinement et d’un confinement hors des influences séculières savamment orchestrés par leur institution, tous les membres des MEP ne réagirent pas de la même manière à l’altérité culturelle qu’ils côtoyaient au quotidien. L’un des intérêts de l’ouvrage est de proposer une typologie des écrits missionnaires qui tienne compte à la fois de leur contenu et de la biographie de leurs auteurs. Il ressort de cette analyse trois profils. Le premier vaut pour une majorité de prêtres. Dénués de toute ambition ethnologique, ceux-ci rédigeaient à l’adresse de leur hiérarchie des rapports à la subjectivité débridée, leurs observations étant principalement exprimées sous forme d’anecdotes personnelles. Moins nombreux étaient ceux qui souscrivaient au projet encyclopédique du père Whilhem Schmidt, l’un des fondateurs de l’école diffusionniste autrichienne des Kulturkreise et de la revue Anthropos. Leurs écrits purement descriptifs, rédigés dans un style qualifié de functional, étaient du type « monographie à tiroir ». Enfin, une poignée de missionnaires, à l’image des pères Lietard et Savina, affichaient une véritable ambition scientifique et de ce fait, comme le montre très bien J. Michaud, leur oeuvre témoigne d’un tiraillement constant entre une forme de rationalisme héritée des Lumières et un déterminisme divin auquel ils restent malgré tout attachés. Comme autre source de tension, cette fois avec leur hiérarchie, l’auteur invoque l’abnégation attendue des serviteurs de Dieu et la soif égotiste de reconnaissance scientifique (scientific longing) qui aurait a contrario caractérisé ces observateurs, et serait pour partie liée à leur origine sociale modeste. L’argument en la matière est cependant fragilisé par le fait que J. Michaud n’a pu avoir accès aux correspondances personnelles des pères Lietard et Savina et que, par conséquent, les éléments permettant de saisir les aspects intimes de leurs personnalités ainsi que leurs motivations réelles font défaut.

Un volet important de l’étude concerne la mise en parallèle que l’auteur tente entre les membres des MEP engagés en Indochine au tournant des XIXe et XXe siècles et les jésuites Jean de Brébeuf, Gabriel Sagard et Joseph-François Lafitau qui oeuvrèrent parmi les amérindiens de la Nouvelle France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La comparaison est justifiée par certaines analogies et contrastes sociologiques significatifs : le rôle pionnier des uns et des autres dans l’ethnologie d’une région de marge de l’empire colonial français, leur immersion au sein de populations dont ils partageaient le vécu au quotidien, l’orientation interne de leurs écrits, mais aussi le fait que les premiers étaient généralement d’extraction modeste là où les seconds étaient issus de l’aristocratie. Cependant, aucune filiation intellectuelle n’existe entre ces deux générations de missionnaires-ethnographes. De plus, le contexte politique et culturel dans lequel ils évoluaient n’a rien de commun. On peut dès lors se demander si une comparaison, plus immédiate, avec les logiques institutionnelles, les pratiques et les écrits des missionnaires hispaniques ou anglo-saxons implantés en Indochine au XIXe siècle n’aurait pas été plus probante du point de vue épistémologique, ne serait-ce que pour mieux définir une éventuelle spécificité française.

Malgré ces quelques critiques, l’ouvrage n’en demeure pas moins une précieuse contribution à l’histoire de l’ethnologie de l’Asie du Sud-est. Fondé sur un imposant travail documentaire, il fait la synthèse à la fois des avancées et des limites de cette ethnographie pionnière, met parfaitement en relief son empirisme, son manque d’ouverture ainsi que le jeu des contraintes institutionnelles et idéologiques à l’origine de tels défauts.