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Anthropologie et Sociétés – Vous parlez depuis plusieurs années, dans vos enseignements comme dans vos publications, de « troisième sexe social ». Pourriez-vous nous expliquer comment vous définissez ce concept et, surtout, ce qu’il apporte de nouveau à la compréhension des rapports de genre et des relations sociales en général?

Bernard Saladin d’Anglure – C’est le Conseil International de la Langue Française, éditeur du Cahier des termes nouveaux, préparé par le Centre de terminologie et de néologie (CNRS), qui m’a crédité, en 1992, la construction du néologisme[1] « troisième sexe social » (p. 102), à partir de mon article paru au Québec, en 1985, dans Anthropologie et Sociétés et d’un autre article, paru en France en 1992, dans la revue La Recherche. Pour comprendre le sens de ce néologisme, ou du moins son utilisation anthropologique, il faut remonter aux mouvements sociaux qui ont agité les pays occidentaux dans les années 1968. Ils ont remis en cause bien des aspects de l’ordre établi, notamment les rapports de genre (on ne parlait pas de « genre » encore à ce moment-là, mais plutôt de « sexe social ») à la fois politiquement, socialement et scientifiquement. Le féminisme universitaire se développait et contestait la domination masculine, profondément enracinée dans les pratiques sociales et dans les idéologies. La pensée marxiste connaissait un réel succès dans les sciences sociales, mais les féministes marxistes étaient divisées sur cette question. Certaines ne voyaient pas de domination masculine dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, mais seulement dans les sociétés capitalistes[2] ; alors que d’autres, plus radicales, la voyaient dans toutes les sociétés connues.

Mais personne ne mettait en cause l’approche duelle du genre, s’appuyant sur l’« évidence » que les sociétés sont constituées d’hommes et de femmes. Et la question principale qui était posée était plutôt de nature politique : d’où vient la domination masculine observée dans les sociétés humaines? Ce questionnement s’ajoutait à un intérêt plus ancien de l’anthropologie pour la division sexuelle des tâches, qui touchait à la fois l’organisation familiale, l’organisation sociale, économique et religieuse. Margaret Mead (1935) avait réussi à mettre en lumière pour l’Océanie la relativité de la division sexuelle des tâches. Grâce à une approche multisites (plusieurs sociétés océaniennes), elle avait montré que la capacité d’effectuer une tâche ne tenait pas au sexe biologique de la personne, puisque des tâches considérées comme masculines dans une société étaient féminines, dans la société voisine… Certains affirmaient aussi qu’en raison de leur constitution physique, les hommes étaient plus forts et pouvaient faire des travaux que les femmes étaient incapables de faire, celles-ci étant plus aptes, disait-on, à prendre soin des enfants et à les élever, etc. Sans nier le fait que ce sont les femmes qui mettent au monde les bébés et les allaitent, les travaux de Mead remettaient en question la vision simpliste et pour le moins machiste, qu’elles doivent se cantonner au jardinage, à la cuisine, et aux tâches domestiques, pendant que les hommes font la chasse, la guerre et les travaux pénibles.

A. et S. – Vision remise donc en cause par Mead, puis par les féministes des années soixante?

B. S. A. – C’est exact, mais ce qui me préoccupait chez Mead, c’est que dans les exemples présentés, il y avait toujours des exceptions qu’elle qualifiait d’« atypiques ». Je me suis donc intéressé à ces gens rejetés à la marge, à ces hommes agissant comme des femmes, et vice-versa. Je dois mentionner cependant que dès mes premiers séjours chez les Inuit (en 1956, puis à partir du début des années 1960), j’avais été confronté avec l’existence d’individus qui ne suivaient pas la division sexuée des tâches traditionnelles, comme l’avait aussi signalé Naomi Giffen, dans un essai paru en 1930.

A. et S. – Sur la division des tâches chez les Inuit?

B. S. A. – Oui. Son ouvrage, sans doute influencé par Mead, présentait une compilation intéressante, parce qu’en plus des catégories classiques comme : « tâches exclusivement masculines », « tâches exclusivement féminines », elle parlait aussi des « tâches qui peuvent être effectuées par les hommes ou par les femmes » mais sans en donner la raison. J’obtins une première explication, lors d’un voyage au Nunavik. Mon guide inuk m’expliqua que ce qui primait chez les Inuit, c’était le fait d’être deux pour accomplir une tâche complexe ; soit un homme et une femme, soit un aîné et un cadet, le cadet s’adonnant aux tâches que remplissait la femme quand elle travaillait avec un homme, ce qui dénotait une forme de subordination. Lorsqu’on voyage en traîneau à chiens, par exemple, l’assistant de celui qui conduit le traîneau est soit un jeune homme, soit une femme. S’il y avait néanmoins des tâches plus spécifiquement féminines, comme la couture, ou plus spécifiquement masculines, comme la chasse, les hommes savaient tous un peu coudre, parce qu’ils devaient pouvoir réparer un harnais ou une botte, lors d’un voyage solitaire, et la plupart des femmes étaient capables de tuer un gibier quand il s’en présentait à proximité d’un campement.

En dehors de ce cadre général, aux frontières floues, on trouvait des gens difficiles à classer. À Kangiqsujuaq (au Nunavik) par exemple, il y avait Mitiarjuk, une femme inuit[3] qui avait tout appris de la chasse et du maniement du kayak ou du traîneau à chiens avec son père, souvent malade, qu’elle suppléa jusqu’à son mariage (il n’y avait pas de garçon dans sa fratrie), quand Naalak, son mari, accepta de venir vivre chez ses beaux-parents[4] et d’être le pourvoyeur de la famille. À Kangiqsujuaq je découvris aussi, en 1965, lors d’une enquête de dix-huit mois, l’existence d’un autre type d’individu hors normes, désigné par le terme sipiniq, s’appliquant à un enfant que l’on croit avoir changé de sexe à la naissance. Les Inuit pensent en effet que le sexe du foetus est instable et qu’il peut s’inverser, de mâle à femelle ou le contraire, au moment de l’accouchement. On reconnaît ces individus aux marques particulières qui sont associées à leur changement de sexe. Par exemple, quand un foetus mâle devient femelle, il aura plus tard une implantation capillaire avec un dégagement frontal des deux côtés, alors qu’une « vraie » femme aura une implantation plus rectiligne. On dira : « C’est le signe que c’était un mâle quand il était foetus ». Et si en plus elle a tendance à dominer, on dira : « Sa masculinité originelle réapparaît », etc.

À Kangirsuk, un village voisin, j’appris qu’on pouvait empêcher le bébé mâle de changer de sexe en saisissant le bout de son pénis, ou en le fixant du regard pour éviter qu’il se rétracte ; et puis cette idée, évoquée par Mitiarjuk dans ses premiers écrits ethnographiques (1965-66), qu’un accouchement, long et difficile, risquait d’entraîner un changement de sexe. Il y avait là une valorisation de la rapidité : il fallait avoir des accouchements rapides pour avoir des garçons, ou bien des filles qui seraient de rapides couseuses et enfanteraient des garçons rapides et habiles à la chasse… On pouvait déceler, là encore, une préférence pour les garçons. Mais comment classer les individus qui changeaient de sexe? J’évaluerai plus tard leur fréquence, entre 1 % et 2 % du total des naissances à Igloolik.

J’accumulais ces données passionnantes, sans arriver véritablement à en trouver le sens profond. Jusqu’à ce que je commence à étudier le chamanisme, à Igloolik (Nunavut), au début des années 1970, ce qui me permit d’atteindre un degré de compréhension supérieur : j’avais réussi, grâce à l’aide d’une collègue, à retrouver à l’American Museum of Natural History de New York, un manteau de chamane, qui avait appartenu à Qingailisaq, le grand-père de mon ami Ujarak (un aîné du village). On décida ensemble d’en faire confectionner une réplique par une équipe de femmes inuit, et on prit conscience qu’il s’agissait d’un manteau féminin, en raison de ses nombreux parements de fourrure blanche. Son origine était liée à une aventure mystique du chamane[5]. Il avait en effet rencontré, lors d’une chasse au caribou, une femme esprit ijiraq, sous la forme d’un caribou, et l’avait tuée d’une flèche. C’est alors que l’animal se transforma en femme, revêtue d’un manteau richement décoré. Elle mourut aussitôt en mettant au monde un enfant mort-né. Plusieurs caribous entourèrent alors Qingailisaq et, prenant à leur tour forme humaine — c’étaient les frères de cette femme esprit — lui dirent : « Tu feras faire par tes épouses un manteau comme celui de notre soeur ». Le manteau fut confectionné et acheté du chamane, quelques années plus tard, par George Comer, le capitaine d’un navire baleinier qui hivernait dans la région ; il rapporta le vêtement à Franz Boas pour le Musée d’Histoire naturelle. Deux ans après la confection de la réplique du manteau, je fus invité à le présenter à un congrès international sur le chamanisme (Nice, 1985), et c’est alors que je pris conscience que le travestissement du chamane relevait du chevauchement de la frontière des genres, objet de mes recherches depuis plusieurs années. Le texte de ma communication fut donc rédigé dans ce sens et publié sous le titre: « À l’ombre du troisième sexe : Reproduction de la vie, transe et chamanisme chez les Inuit de l’Arctique central canadien »[6].

C’était quelque peu provocateur et impertinent, face aux plus grands spécialistes du chamanisme et de la transe, quoique aucun d’entre eux n’ait abordé la dimension sociale et identitaire de la médiation chamanique. Dans ma présentation, j’avais parlé de l’idéologie occidentale, dont l’approche est duelle, alors que les grandes figures religieuses charismatiques de notre société (Jeanne d’Arc, les fondateurs d’ordres religieux, etc…) étaient dotées, me semblait-il, d’une certaine forme d’androgynie[7]. Puis, j’allai plus loin, en émettant l’hypothèse que, parmi les spécialistes des sciences religieuses, présents au congrès, il y avait une majorité de « troisième sexe » (d’où mon titre : « À l’ombre du troisième sexe »), et qu’à cause de cela, il leur était difficile de problématiser ce concept.

En revenant de Nice, je fis une conférence sur ce thème au Laboratoire d’Anthropologie de l’Université Laval devant une salle pleine, et c’est là que j’ai vraiment proposé pour la première fois d’utiliser cette notion de « troisième sexe social » et d’expliquer pourquoi on ne la voyait pas, on ne l’utilisait pas en anthropologie ou dans les autres disciplines des sciences sociales et humaines. Je proposais de la considérer comme une catégorie de personnes socialisées dans leur fratrie, de façon différente des autres garçons ou filles.

A. et S. – Et qu’en est-il du concept d’« atome familial »?

B. S. A. – Ma formation première avait été en démographie. J’y avais découvert une vision très générale de la population humaine, et comment on mesure ce qu’on appelle le sex-ratio. Il existe des sociétés où une guerre, par exemple, peut creuser la pyramide des âges par suite d’une surmortalité masculine et il faut une volonté politique pour pallier ce genre de déséquilibre par des mesures natalistes. Mes premières données recueillies dans les années 1960 à Kangiqsujuaq étaient démographiques. Je me suis ainsi intéressé au sex-ratio familial. Et c’est alors que j’ai eu besoin d’un second concept que j’ai proposé d’appeler l’« atome familial ». Alors que dans une population, de mille personnes au moins, le rapport entre le nombre d’hommes et de femmes (le sex-ratio), est à peu près homogène, partout dans le monde, avec de faibles variations (il y a généralement un peu plus de naissances mâles, excédent qui est compensé par une surmortalité masculine en bas âge), ce n’est pas du tout le cas au niveau des familles prises individuellement. Dans la moitié des familles qui ont deux enfants, on compte un garçon et une fille, et dans l’autre moitié, deux garçons ou deux filles. Il y avait donc pour les familles en déséquilibre de sex-ratio un problème à résoudre, afin de constituer une cellule familiale équilibrée (un couple de parents avec un couple d’enfants), ce qui constituait, chez les Inuit, le modèle idéal. Ce modèle, je l’ai appelé l’« atome familial », en référence à l’« atome de parenté » de Claude Lévi-Strauss. Le troisième sexe social n’était-il pas alors une réponse au désir d’équilibrer symboliquement la cellule familiale[8], en socialisant de façon différentielle les enfants de même sexe?

C’est pourquoi je me suis demandé d’abord : « Comment fabrique-t-on le troisième sexe? ». La réponse inuit me paraissait intéressante. Avec la notion de sipiniq, les Inuit construisaient des représentations signifiantes en utilisant des caractéristiques physiques comme un petit pénis, un clitoris un peu développé, ou encore certaines ambiguïtés génitales perceptibles à la naissance et qui disparaissaient, ou non, dans la période postnatale. Tout cela m’a incité à rapprocher les données de la démographie, les données familiales, les récits d’accouchements et les croyances religieuses, avec la division sexuelle des tâches, vieux problème anthropologique dont j’ai parlé plus haut. En reliant tout ces faits entre eux, on pouvait tenter d’expliquer pourquoi certaines personnes étaient éduquées dans l’autre sexe social.

Pour revenir à la famille de Mitiarjuk, il n’y avait pas de garçon dans sa fratrie, et donc c’est la fille aînée qui a joué ce rôle, qui a été socialisée comme un garçon. Dans un autre cas de figure, c’est parce que le nom donné à l’enfant nouveau-né était celui de quelqu’un de l’autre sexe, que l’enfant était socialisé de façon inversée. Dans une famille de Kangiqsujuaq, il y avait ainsi une petite adoptée qui avait reçu des noms de garçon ; à cause de cela, elle était coiffée à la garçonne et portait toujours des pantalons, au point qu’à l’école, on pensait qu’elle était un petit garçon… Les éléments d’un puzzle se dessinaient progressivement.

Mais revenons au manteau féminin du chamane. L’aventure de Qingailisaq avec les esprits ressemblait beaucoup à une initiation chamani-que, à l’acquisition d’un esprit auxiliaire. Mais autant le chamane doit mourir symboliquement pour renaître en tant qu’esprit, autant on peut penser qu’il a dû tuer la femme esprit ijiraq pour établir une alliance avec elle ; quand à l’enfant mort-né, on peut y voir une métaphore de la production-reproduction du gibier que l’alliance avec sa mère rendra possible. On voit souvent associés dans le système de pensée inuit, les thèmes de la chasse, du meurtre, de l’alliance conjugale et de la reproduction de la vie.

A. et S. – En tuant la femme esprit, Qingailisaq s’inscrivait dans un registre lui permettant d’être à la fois homme et femme, d’où son travestissement?

B. S. A. – Oui, mais aussi humain et animal (elle avait pris la forme d’un caribou) ou encore humain et esprit. Il m’a fallu longtemps pour découvrir que la compréhension de la société inuit et de sa cosmologie passait par la capacité de changer d’échelle et de point de vue. Il faut être capable de passer de l’échelle humaine (que nous appelons la réalité empirique) à l’échelle infra humaine, celle du foetus, du nain, de l’enfant et des petits animaux, et à l’échelle supra humaine, celle des très grands animaux, des esprits et des chamanes. Une première version du modèle que je construisis pour intégrer ces trois échelles, et que j’ai utilisé pendant une dizaine d’années, reposait sur la différenciation des sexes que l’on retrouvait aux trois niveaux. Au coeur du modèle, on trouvait le processus de la reproduction de la vie. Il fallait se placer au niveau du foetus pour comprendre qu’il constituait une synthèse des principaux éléments nécessaires à la vie, le sang de la femme, le sperme de l’homme, la viande animale (ingérée par la femme enceinte), l’âme-nom d’un ou de plusieurs défunts ; puis l’air inhalé au moment de la naissance, source de vitalité.

Ce modèle, je l’avais élaboré en 1971 à Paris, à l’occasion d’une présentation que je fis au séminaire de Claude Lévi-Strauss, quand un de mes anciens professeurs qui y assistait me demanda si ce beau modèle n’était pas le fruit de mon imagination ; question quelque peu déconcertante pour un chercheur qui a travaillé pendant de longues années sur un sujet. Lévi-Strauss vint à ma rescousse en soulignant sa valeur heuristique, et le fait qu’il permettait de rendre intelligibles un grand nombre de données qui jusque là ne l’étaient pas.

Et voilà que, quinze ans plus tard, je fus en mesure de donner un nom à l’axe vertical qui traversait les trois niveaux et était figuré par un trait partant du foetus (niveau ontologique), traversant l’iglou (niveau sociologique) et rejoignant la voûte céleste (niveau cosmologique). Ce trait sans nom, je l’avais tracé, sans doute pour des raisons esthétiques, afin d’équilibrer la maquette en trois dimensions que j’avais construite. Cet axe correspondait exactement au « troisième sexe social » dont je venais de découvrir l’expression ultime dans le chamanisme. À l’échelle utérine, l’axe correspondait à la frontière entre les sexes que certains foetus franchissaient, les sipiniit. À l’échelle humaine, celle de l’iglou, il correspondait à la frontière entre les tâches, les outils et les vêtements assignés aux hommes, et ceux assignés aux femmes que certains individus transgressaient, par leur travestissement lié au nom reçu par leur socialisation inversée résultant du déséquilibre du sex ratio familial. Enfin, au niveau supra-humain, il y avait la transgression de la frontière des sexes par les esprits androgynes et par les chamanes travestis. Dans ce dernier cas, je prenais en compte l’hypothèse de Sternberg (1925) voulant que le fait d’être choisi par un esprit auxiliaire de l’autre sexe déterminait le travestissement chamanique.

J’avais élaboré en 1984 un premier projet de recherche collectif autour de cette problématique, sous le nom de Projet PAR.AD.I (PARenté, Adoption, Identité) comparant la parenté, les pratiques adoptives et l’identité sociale de genre ou de sexe, au Québec francophone et chez les Inuit d’Igloolik. L’hypothèse de départ voulait qu’avec le « troisième sexe social » on ait affaire non pas seulement à un fait social inuit, mais à un fait social universel, exprimé de façon exemplaire par les Inuit, mais encore jamais conceptualisé comme tel jusque-là.

A. et S. – Ça ne se retrouve pas dans la langue inuit, ils ne parlent jamais, eux-mêmes de ça?

B. S. A. – Ils n’en parlent jamais eux-mêmes, quoique sur le tard j’aie finalement trouvé un texte inuit d’Alaska où une femme qui raconte un mythe à propos d’un homme travesti commence par ces mots : « Chez les Blancs, il y a deux sexes, mais chez nous, il y en a un troisième ». Mais c’est beaucoup plus tard, quand je travaillais à la rédaction de mon dernier livre Être et renaître inuit, homme, femme ou chamane (2006). Je fus très heureux quand je trouvai ce texte! Il faudrait cependant faire une analyse linguistique serrée du texte original en langue yup’ik — parler dont je n’ai qu’une connaissance superficielle —, car ce que je viens de citer est la traduction anglaise, faite par la narratrice elle-même du texte en langue inuit.

Dans le projet PAR.AD.I, nous avions choisi d’aborder à la fois les domaines du religieux, de la parenté et du genre. Y était incluse l’étude d’un ordre religieux, celui de Jésus-Marie (appellation suggérant une forme d’androgynie). Une collègue psychologue de l’Université Laval, Marguerite Lavallée, avait été intéressée par le projet parce que indépendamment de mes recherches, et à mon insu, s’était développé, depuis un certain nombre d’années, un nouveau courant en psychologie sociale, qualifié d’« andro-gyniste ». Sandra Bem (1974) en était l’instigatrice[9], avec quelques collègues psychologues sociales féministes de Californie. Elles voulaient elles aussi sortir du dualisme qui dominait dans leur discipline, en ce qui concerne l’étude du sexe psychologique. Auparavant, les tests visant à mesurer ce phénomène utilisaient un même segment de droite avec, à une extrémité un pôle exprimant une masculinité élevée et à l’autre extrémité un pôle pour la féminité élevée. On tentait, à l’aide d’un questionnaire, de situer les individus étudiés quelque part entre ces deux pôles. Quand ces psychologues féministes s’étaient soumises au test, elles avaient été très vexées en découvrant qu’elles se retrouvaient du côté du pôle masculin. Elles réagirent donc en disant : « Ce test exprime une façon de voir machiste! Si on utilisait deux segments de droite, un pour la féminité, et un autre pour la masculinité, gradué chacun de 0 à 100, on pourrait mesurer de façon beaucoup plus fine la masculinité et la féminité psychologiques présentes chez un même individu ». Et grâce à cette innovation, elles découvrirent que certains individus, hommes et femmes, obtenaient un score élevé à la fois dans la masculinité et dans la féminité (de 25 % à 30 % des personnes étudiées). D’autres, beaucoup plus rares, avaient un score très faible dans les deux. Et puis, il y avait ceux ou celles qu’elles appelaient des individus « typés », c’est-à-dire des femmes avec un score élevé dans la féminité et bas dans la masculinité, ou des hommes avec un score élevé dans la masculinité et bas dans la féminité. Il y avait enfin, des « typés croisés », des femmes à faible score en féminité et à score élevé en masculinité, et vice-versa pour des hommes.

Je fus impressionné par ces résultats, sans pour autant être tenté par la méthodologie qui les avait rendus possibles. Par contre, je m’intéressais aux individus qui atteignaient des scores élevés dans les deux genres, qu’elles désignaient sous l’appellation d’« androgynes psychologiques ». Elles avaient en effet découvert que ces individus étaient plus flexibles que les autres, s’adaptaient mieux à des situations de crise, et occupaient souvent des positions privilégiées de médiateurs, et de cadres supérieurs[10]. Même si ces travaux n’avaient, à ma connaissance, jamais encore été appliqués à d’autres cultures ou à des autochtones, ils confirmaient en quelque sorte mes hypothèses, à cette différence près qu’il s’agissait là d’une approche psychologique visant à classer des individus, sans les situer dans leur constellation familiale, sociale, culturelle ou trans-générationnelle. Une étudiante de Marguerite Lavallée se rendit à Igloolik pour travailler avec les Inuit, en adaptant un questionnaire inspiré de Bem, et elle parvint à des résultats comparables aux autres.

Dans ce projet PAR.AD.I, auquel participaient mes collègues Marc-Adélard Tremblay, Chantal Collard, anthropologues, et Chantal Théry, spécialiste de littérature, il y avait beaucoup d’enthousiasme. Hélène Guay, la principale assistante, fit une remarquable recherche de maîtrise à Igloolik, où elle découvrit que 80 % des femmes détenant des emplois salariés avaient été socialisées comme des garçons. Cela apportait un intéressant éclairage à notre recherche. Le projet s’intéressait tout particulièrement à l’adoption, très élevée chez les Inuit. Je m’étais dit en effet qu’avec l’adoption, on pouvait choisir le sexe de l’enfant et, comme les femmes européennes souhaitent vivement donner un fils à leur mari, quand elles se marient, ainsi que l’a bien montré Elena Gianini Belotti (1974) dans son ou-vrage Du côté des petites filles — sur les rapports de genre en Europe — , alors les familles sans enfants qui adoptent, devraient en théorie adopter d’abord un garçon, puis ensuite une fille. C’est ce qui ressortait des données inuit : on préfère les garçons, mais il faut des filles aussi ; une fille pour seconder la mère, et un garçon pour seconder le père. Comme je l’ai mentionné plus haut, à propos de la division sexuelle des tâches, on a soit une dualité complémentaire (homme-femme), soit une dualité hiérarchique (aîné-cadet). Lors d’un premier examen des statistiques des crèches du Québec (c’était une époque où il y avait encore des crèches), je constatai qu’environ 80 % des premiers choix allaient vers des filles.

A. et S. – Vers des filles?

B. S. A. – Et non pas vers des garçons. Alors je me suis dit que si l’on examinait le cas de familles au Québec qui adoptent un deuxième enfant. Sans doute, on constaterait qu’ils choisissent un garçon. Mais non, on choisissait encore des filles, presque dans la même proportion ; Belotti (1974) a fait le même constat pour l’Europe. Quelques personnes interrogées sur les raisons de leur choix me répondirent : « Oui, on a pris une fille d’abord, mais c’est l’enfant qui nous a choisis. On a fait le tour de la garderie, et une fillette nous a tendu les bras ». Il faut dire que les religieuses apprenaient aux enfants à tendre les bras pour ne pas qu’ils restent à la crèche. Les parents disaient également : « Oh, une fille c’est plus facile à éduquer. Et de toute façon, elle va se marier, et c’est son mari qui va la prendre en charge ». Donc quelque part, c’est l’adoption des garçons qui posait problème, parce que c’étaient forcément des garçons nés hors mariage, et il y avait une crainte latente que l’héritage familial symbolique, le nom, le rang social, etc., puissent être mal assumé par un garçon dont on ne connaissait pas l’origine. Souvent aussi, on informait la fille qu’elle avait été adoptée le jour de son mariage, à l’église. Au moment de signer le contrat, le père adoptif disait à son futur gendre : « Au fait, il faut que je te dise, elle est une adoptée, alors tu fais ce que tu veux ».

En poussant la recherche plus loin, j’ai constaté que deux filles adoptées par la même famille étaient généralement socialisées de façon différente. L’une, beaucoup plus proche du père, apprenait de lui à chasser, à pêcher, etc., alors que l’autre plus proche de la mère, apprenait à la seconder dans les tâches ménagères. Tout cela me conforta dans l’idée qu’il s’agissait d’un construit, et que même dans une situation où on a le choix du sexe, on socialise les enfants de même sexe de façon différentielle. Alors j’ai creusé cette hypothèse. Je me souviens que passant un jour par la France, à une époque où ma mère – deuxième fille de sa fratrie – était encore en vie, je lui ai présenté ce modèle. À un moment donné, elle est allé chercher un album de photos remontant à son enfance, et j’y découvris une photo où elle était habillée en petit garçon à l’âge de six ans. Elle me montra également une autre photo où elle participait à une pièce de théâtre avec sa soeur aînée. Celle-ci jouait un rôle de femme alors que ma mère jouait un rôle d’homme. Elle se reconnaissait donc dans le modèle du « troisième sexe social ». Pour moi ce fut un choc. Je pris conscience aussi que mon père, décédé à l’époque, avait sans doute eu, lui aussi, ce profil : il avait entretenu un lien étroit avec sa mère qu’il avait perdue à quatorze ans ; très religieux, il avait voulu devenir moine ; c’était un homme très sensible, musicien (il jouait du violoncelle), et il avait finalement opté pour le mariage sous l’influence de ma mère. C’est dans ce contexte, que je dus moi-même me rendre à l’évidence que j’appartenais aussi à cette catégorie : on m’avait mis, quand j’avais dix ans, pendant une année, dans un petit séminaire, soi-disant pour des raisons de santé, mais j’ai su que mes parents auraient bien aimé que parmi leurs enfants, il y eût un prêtre…

Les données inuit apportèrent un intéressant éclairage sur ces pratiques. En effet, il est tout à fait explicite, chez les Inuit de l’Arctique central canadien, qu’il est bon de fiancer un petit garçon possédant une identité féminine, en raison du nom qu’il a reçu à la naissance, avec une fillette possédant une identité masculine[11]. Les Inuit ont compris que ces enfants avaient des identités complémentaires et formeraient un couple plus stable. Les couples de chamanes constituaient une autre illustration de la complémentarité des « troisième genres » hommes et femmes ; et, au sein de tels couples, on constatait une tendance à transmettre leur profil androgyne à leurs enfants dans une proportion plus grande que la moyenne des autres couples, et cela, indépendamment du sex-ratio familial.

L’anthropologie de la parenté en milieu européen et québécois a, je crois, négligé ces importants aspects de la construction sociale du couple conjugal, et de l’identité des enfants, car ils relèvent pour nous de la sphère privée. On s’en tient alors trop souvent aux apparences : il y a le visible, les informations publiques (on est fils ou fille de quelqu’un, avec un état civil, souvent plusieurs prénoms, un sexe, etc.). Mais ce qui est moins visible et plus privé, comme les croyances religieuses et le non-dit familial, n’en est pas moins déterminant. De même le rang de naissance, le sexe relatif des enfants, les raisons du choix des prénoms et les conséquences de ce choix, tous ces aspects sont interreliés. Par exemple, le choix de mes trois prénoms, Bernard, Joseph, Régis, n’a pas été fortuit. Premier garçon de ma fratrie (après une fille), on m’a donné comme premier prénom celui du moine qui prêcha la deuxième Croisade. Cette croisade précéda l’avènement du Sultan Saladin qui reprit Jérusalem aux Chrétiens. Un prénom qui renvoie donc au roman familial entourant mon patronyme. Pour les enfants d’un autre rang de naissance, ou dans d’autres traditions familiales, le parrain ou la marraine jouaient un rôle très important dans le choix du prénom, en donnant leur propre prénom à l’enfant.

Mon second prénom, Joseph, est celui que portent la majorité des garçons dans les familles catholiques, en hommage à la Sainte Famille (Joseph, Marie et Jésus), modèle idéal de la chrétienté; mes deux frères plus jeunes portent aussi ce prénom, et mes cinq soeurs portent celui de Marie[12].

Mon troisième prénom a une tout autre histoire. Il résulte d’un voeu fait par ma mère, sur le conseil d’une religieuse qu’elle rencontra après avoir fait plusieurs fausses couches, au cours des premières années de son mariage. Le voeu concernait Saint Jean François Régis (1597-1640), patron des jésuites français, mort à La Louvesc en Ardèche, devenu le protecteur des femmes qui font des fausses couches ou qui ont des accouchements difficiles. L’aide du saint avait donc été demandée en échange de la promesse de donner son nom à tous les enfants qui naîtraient en vie, et d’effectuer un pèlerinage à La Louvesc. Le voeu de ma mère fut exaucé et les quatre enfants qui naquirent par la suite reçurent ce prénom (Régine ou Régis, selon le sexe). Cette histoire est trop longue pour être rapportée en détails ici, mais on la trouvera dans Saladin d’Anglure (2006b).

A. et S. – Justement, tout ça ne montre-t-il pas que la parenté, la famille, le genre, le religieux, sont liés ensemble? Il faudrait donc peut-être concevoir la réalité sociale de façon holiste? Quand on étudie une société, un groupe humain, au lieu de séparer la réalité en différentes catégories, ne devrait-on pas essayer d’en arriver à une conception plus globale des choses?

B. S. A. – Tout à fait. Je me suis entièrement rallié à cette perspective illustrée notamment par les travaux de Marcel Mauss. Dans son célèbre essai sur les Inuit (Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos, 1906), on y découvre par exemple qu’il parle des noms personnels, de la parenté, et des rites religieux comme d’un tout. Il parle de communisme économique et sexuel hivernal qui alterne avec la dispersion, l’individualisme et l’économie familiale estivale. Il a été le premier à appliquer cette perspective du « fait social total » aux Inuit, dans son essai.

En parlant de cet essai, j’ajouterai qu’il m’a incité à explorer systématiquement la perception qu’ont les Inuit des cycles lunaires et solaires et leurs effets sur la vie sociale et religieuse. Ces cycles ont, dans le Grand Nord, des caractéristiques particulières très difficiles à étudier. En fait, c’est quand je mis la main sur un nouveau logiciel astronomique créé pour Apple que j’ai pu calculer avec précision ces cycles sur lesquels j’avais enquêté sans succès avec des aînés. C’est ainsi que j’ai découvert un phénomène dont je n’avais jamais entendu parler, la lune circumpolaire qui, à certaines époques de l’année, ne se couche pas, une « lune de midi », pendant hivernal symétrique et inverse du soleil de minuit estival. Or, ces deux astres sont sexués et possèdent des caractéristiques androgynes. Soleil, est une femme violée par son frère (Lune) qui, pour fuir ses avances s’est coupé les seins et réfugiée dans le ciel, abandonnant son destin de procréatrice pour devenir le grand luminaire qui apporte lumière et chaleur pendant une partie de l’année et préside aux grands changements saisonniers. Lune, le frère violeur, antérieurement trompé par sa mère alors qu’il souffrait d’ophtalmie des neiges et privé du crédit de son premier ours blanc — qui lui aurait donné accès au statut de producteur-procréateur —, poursuit maintenant sa soeur dans le ciel ; il cohabite périodiquement avec elle sans pouvoir l’approcher. Il est devenu paradoxalement le protecteur des orphelins, des femmes battues, des femmes stériles et des chasseurs malchanceux ; homme sensible et rempli de compassion, il préside à la périodicité des cycles féminins et dispense la clairvoyance aux chamanes.

L’androgynie est aussi présente dans la grande figure mythique de Uinigumasuittuq, la fille rebelle qui refusait de se marier, mais fut mise enceinte par le chien de la famille métamorphosé en humain. Le chien fut noyé par le père de la fille et elle dut se séparer de sa progéniture, à l’origine des diverses races humaines. Puis elle épousa un fulmar qui la trompa sur sa nature et provoqua une violente tempête quand elle voulut s’enfuir avec l’aide de son père. Affolé, le père la jeta à l’eau, lui creva un oeil et lui trancha les doigts quand elle voulut s’agripper à l’embarcation. Elle coula au fond de la mer où elle est devenue Kannaaluk (la grande d’en bas). Privée de sa descendance et de ses mains, elle ne peut plus coudre ni s’activer auprès de ses enfants, mais ses doigts coupés se sont transformés en mammifères marins dont elle régule les mouvements. L’approche holiste me permettait d’intégrer ces grandes figures mythiques dans le modèle du « troisième genre » où la procréation, la division sexuelle des tâches et la médiation chamanique s’articulent dans un vaste processus de perpétuation de la vie.

A. et S. – Une telle approche a-t-elle un effet sur la formation des anthropologues?

B. S. A. – Bien sûr. Il faut sensibiliser les anthropologues en formation à l’importance de la parenté, de l’organisation sociale, de la vie économique et des systèmes religieux. Il faut les aider à établir des ponts entre ces domaines et leur apprendre à faire preuve d’imagination pour donner du sens aux observations ethnographiques, faites autant dans les sociétés à tradition orale que dans les sociétés à écriture.

Cela m’a pris toute une vie pour étayer mes intuitions de départ et pour essayer de faire reconnaître qu’il s’agissait là d’une voie importante. Mais les obstacles ont été nombreux. Je me heurtai aux courants dominants, aux pouvoirs en place, au fait qu’un phénomène qui n’a jamais été décrit auparavant dérange. Je me souviens d’une de mes collègues de l’Université Laval qui m’a dit un jour : « Écoute, les recherches que j’ai pu faire dans le passé confirment ton modèle, mais je ne veux pas que tu viennes en parler à mon équipe parce que cela pourrait la démobiliser ». On se heurte aussi à des obstacles épistémologiques et éthique graves : c’est que le domaine des rapports de sexe et de genre est un domaine très sensible, qui a des dimensions politiques et sociales et dont certains aspects ont été annexés par certains groupes de militants. La notion de « troisième sexe » a été utilisée au 19e siècle par des penseurs de l’époque, des militants homosexuels qui voulaient se donner une visibilité, une existence, en affirmant : « Il y a un troisième sexe, qui est le fait d’avoir une âme féminine dans un corps masculin ».

A. et S. – Ce n’est donc pas vous qui avez inventé l’expression « troisième sexe social »?

B. S. A. – J’ai emprunté l’expression « troisième sexe », et même « troisième sexe social » à divers auteurs qui l’ont utilisée succinctement, et de façon plus ou moins métaphorique. À l’inverse, l’utilisation que j’en ai faite dans mes écrits et dans mes rencontres scientifiques a contribué à en banaliser l’usage chez des auteurs qui jusque-là avaient hésité à le faire, tout en poursuivant des recherches sur le champ qu’il recouvre, comme Herdt (1994)[13]. Je suis reconnaissant également à Claude Lévi-Strauss de m’avoir suivi dans cette voie, quand il évoque le « troisième sexe » du chamane inuit, dans sa préface à mon livre Être et renaître inuit, homme, femme ou chamane (2006a)[14].

Dès 1914, R. R. Marett avait parlé de « troisième sexe » à propos des chamanes sibériens travestis, dans son introduction au livre de Czaplicka (1914) Aboriginal Siberia. Soixante-dix ans plus tard, N.-C. Matthieu (1971) écrit : « Il y a des sociétés où il y a un troisième sexe social », en faisant référence aux Berdaches amérindiens. Mais, sans plus d’élaboration. Elle ajoute, par ailleurs : « Dans notre société, les choses sont duelles ». Je n’étais pas d’accord avec cette dernière assertion et j’en ai fait la critique, en affirmant que dans nos sociétés aussi on fabriquait du troisième sexe social, mais de façon occulte. Et cela m’a poussé à aller plus loin dans la réflexion. Comme je l’ai mentionné plus haut, j’ai commencé à confronter mes idées à celles de mes collègues dans des congrès, notamment au congrès international de 1986 sur les chasseurs-cueilleurs, au London School of Economics. Puis quelques semaines plus tard, au colloque célébrant à Paris le 100e anniversaire de la section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, lors d’une table ronde sur le chamanisme, animée par ma collègue Roberte Hamayon, qui m’avait invité. L’anthropologue britannique Julian Pitt-Rivers qui était présent se montra très enthousiaste et s’exclama : « On pourrait appliquer ce modèle au champ du politique ; la famille royale de Grande-Bretagne en est un bon exemple, quand c’est une reine qui est sur le trône, avec un prince consort à ses côtés ». Le psycho-juriste Pierre Legendre qui était également présent, présenta le même jour un exposé intéressant, dans l’esprit de son ouvrage (1985) sur le principe généalogique en Occident, dans lequel il critique l’approche binaire à propos de l’institution du sujet, en disant : « Il y a un troisième terme, le référent ». Je ressentais une certaine affinité avec sa démarche. Il y avait également un des disciples de Louis Dumont, Serge Tcherkézoff, qui avait publié un savant ouvrage sur la droite et la gauche (1983), où il montrait qu’en introduisant des niveaux hiérarchiques, on avait un troisième terme englobant les deux autres.

Je me sentais proche de ces perspectives nouvelles. Si l’on considère le chamane ou d’autres médiateurs religieux ou politiques comme appartenant à un troisième genre, on constate que ces personnages se situent souvent à un niveau hiérarchiquement supérieur à celui des hommes et des femmes du commun, et du coup, ils transcendent la frontière des genres, ce qui renforce leur position de guides spirituels, politiques ou militaires. On dit aussi que les grands stratèges tiennent leur pouvoir du chevauchement de la frontière des genres, ce qui leur permet de chevaucher d’autres frontières et de duper leurs adversaires. Napoléon et De Gaulle n’étaient-ils pas tous deux des cadets dans leur fratrie, comme bien des fondateurs d’ordres religieux?

Toutes ces rencontres m’incitèrent à aller étudier le chamanisme dans des régions du monde où il était encore observable, parce que chez les Inuit, il n’y avait plus de chamanes en activité. C’est pour cette raison qu’avec Françoise Morin j’ai commencé de nouvelles recherches sur le terrain, en Sibérie puis en Amazonie où il y avait encore des chamanes pratiquant leur art.

A. et S. – Et qu’y avez-vous trouvé?

B. S. A. – En Sibérie, au nord de la Yakoutie, nous avons eu la confirmation du travestissement chamanique pour les anciens chamanes, hommes et femmes, en dehors de toute référence à l’homosexualité ; et ceci grâce au témoignage de plusieurs aînés. Chez les Shipibo-Conibo d’Amazonie péruvienne, nous avons découvert d’autres modalités de chevauchement de la frontière des genres. Leur système de filiation est indifférencié, comme celui des Inuit, mais leur règle de résidence après le mariage est matrilocale ou uxorilocale, c’est à dire que le mari va vivre dans la famille de son épouse. En discutant avec un jeune leader shipibo, premier-né de sa fratrie, nous lui avons demandé : « Tes parents ont dû être contents d’avoir un fils? » – « Mais non, ce fut une grosse déception, ils auraient préféré avoir une fille » – « Ah bon? » ; il ajouta : « Chez nous, vous savez, les parents souhaitent avoir des filles, parce que les filles restent dans la maison ou dans le village de leurs parents, cela veut dire qu’avec une fille, il y aura un futur gendre qui viendra aider ». À l’inverse, le garçon partira vivre dans sa belle-famille, et donc, avoir un fils n’apporte rien. Mais, dans son cas, les règles traditionnelles ont été enfreintes, il est devenu un leader, un médiateur politique, un chevaucheur de frontières, et il s’est marié dans le village où vivent ses parents. Par contre, sa soeur, qui le suit dans la fratrie, est championne de football (les Shipibo jouent beaucoup à ce sport), donc très affirmée et un peu masculine. Elle a épousé un professeur autochtone et est allé vivre dans le village de son mari. Donc, dans cette société où les règles sont différentes de celles des Inuit, on fait la même chose mais de façon inversée.

Le modèle du troisième genre avait ainsi une certaine valeur là-bas (encore qu’il faudrait l’étudier plus en profondeur). En travaillant avec des chamanes, quand nous discutions de ce modèle avec eux, ils finissaient par dire, avec un peu d’amusement : « Oui, c’est vrai, nous ne respectons pas le modèle traditionnel qui s’applique aux nouveaux mariés, nous faisons venir nos épouses et elle vivent chez nous » (souvent ils en ont plusieurs). Dans cette société matrilocale, les chamanes du troisième genre deviennent ainsi le pôle de référence pour la résidence maritale. D’autre part, avec leurs mariages mystiques, les chamanes hommes occupent autant le champ féminin quand ils chantent avec une voix de fausset (ou que leurs femmes esprits parlent à travers leur bouche), que le champ masculin quand ils attaquent leurs adversaires avec des flèches magiques. Quant au chamanes femmes, leurs aventures avec les esprits, et la valeur positive que prend leur sang menstruel comparable à celle du sang du gibier ou de l’ennemi tué, en font des êtres qui chevauchent aussi la frontière des genres et les placent au-dessus des femmes ordinaires (Morin et Saladin d’Anglure 2007).

Avec cette notion de « troisième genre », on a affaire à un énorme chantier de recherche qui dépasse les capacités d’un seul chercheur ou d’une seule discipline. Il faudrait que des sociologues, des politologues, des historiens, et des spécialistes des religions s’y attèlent. Si l’on pense qu’il y a au départ, dans toute société humaine, une sexualisation du monde, c’est-à-dire qu’on utilise cette différence première, pour penser les autres différenciations, alors, quelqu’un qui la chevauche va être capable de les chevaucher toutes. Il n’est donc pas surprenant de retrouver ces chevaucheurs de frontières dans les divers champs du politique et du religieux, des arts, de la santé, de la communication ou de la recherche scientifique, etc., tous avec des rôles de médiateurs comme si, dans nos sociétés, les divers rôles remplis ailleurs par le chamane étaient partagés entre tous ces acteurs.

Dans mon article « Du projet PAR.AD.I au sexe des anges » (1985) évoqué au début de cet entretien, j’ai tenté de me démarquer de l’approche psychologique qui monopolise, depuis Freud, le discours scientifique sur le sexe. Ce que je critique, en fait, c’est plus la démission de l’anthropologie, qui a laissé la psychologie occuper ce champ. Du fait que beaucoup d’anthropologues se soumettent à une psychanalyse, ils deviennent, d’une certaine façon, inféodés à son cadre théorique. Je ne suis pas hostile à la psychologie, mais elle s’est construite pour travailler au niveau de l’individu et s’est inspirée essentiellement des coutumes et des valeurs européennes, si ce n’est même de la théologie, notamment de deux de ses branches que sont la démonologie et l’angélologie. L’anthropologie, s’est construite, à l’inverse, à partir de données provenant de groupes humains « exotiques », avant de s’intéresser aux sociétés occidentales. En relisant les travaux de Freud, ou même ceux de ses dissidents, sur la bisexualité, on reste sur sa faim. On se dit alors que l’on est très loin d’une théorie générale de la psyché humaine dans laquelle les données inuit où shipibo — ou de toute autre société à tradition orale — auraient leur place, ce qui ne semble pas le cas.

A. et S. – Cela a-t-il une incidence sur la méthodologie de la recherche?

B. S. A. – Je pense qu’il faudrait réfléchir sur « pourquoi on ne voit pas certaines choses quand on fait de l’ethnographie? ». C’est vraisemblablement à cause de la méthodologie qu’on utilise, qu’il faut constamment affiner, en développant une réflexion critique et théorique. Nous demandons à nos étudiants de choisir ou de construire un cadre théorique. Il faudrait que sur ce plan-là, ils aient aussi des clés leur permettant d’ouvrir les champs qui sont souvent verrouillés par ceux-là mêmes qui les ont établis ou qui ont théorisé à leur sujet. Cela permettrait à la réalité, que les étudiants vont découvrir sur le terrain, d’y trouver place. C’est quelque peu contradictoire, je l’admets. Car j’ai moi-même procédé de façon empirique, et c’est cet empirisme qui m’a permis de découvrir des choses nouvelles, tout en utilisant quelques modèles structuraux, ainsi que d’autres plus fonctionnalistes – je parlais précédemment de la démographie et de ses méthodes statistiques – sans oublier l’importance de développer une réflexion sur soi-même. Alors, quand on dit que l’anthropologie et le terrain éloigné ont pour premier effet de susciter un retour sur soi, cela aussi doit faire partie de la méthodologie. Dans mon cas, cela a joué un rôle majeur : celui de me faire découvrir que si je me trouvais dans le lieu même que j’explorais, cela ne relevait nullement du hasard.

A. et S. – Merci beaucoup d’avoir bien voulu partager ces réflexions avec nous.

Propos recueillis par Louis-Jacques Dorais