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Passions politiques, désordre, violence

En 1997, au moment où j’initiais un projet de recherche en Albanie, la guerre de Bosnie était terminée, les accords de Dayton avaient été signés en 1995, et l’IFOR (International Fellowship of Reconciliation, ou Force de mise en oeuvre en français) – la force de l’OTAN créée pour le maintien de paix suivant la résolution du Conseil de Sécurité 1031 entre décembre 1995 et décembre 1996 – venait d’être remplacée par la SFOR (Stabilisation Force)  – la force internationale de maintien et de stabilisation de la paix. La Bosnie-Herzégovine avait désormais une seule capitale : Sarajevo. Elle formait un seul État mais avec deux entités distinctes, la République Srpska et la Fédération de la Bosnie-Herzégovine, et trois drapeaux, le tout sous la tutelle politique de la Communauté internationale, c’est-à-dire surtout du Haut Représentant (OHR, Office of the High Representative) et de la mission des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine, l’UNMBiH (United Nations Mission in Bosnia and Hergovina). Les violences au Kosovo se multipliaient de jour en jour. Dans cette zone du Sud-est de l’Europe, les conditions de la violence et de l’enchaînement des faits traumatiques étaient déjà réunies. D’une part, le « laboratoire » de la mission internationale de paix en Bosnie suggérait des scénarios semblables à celles des implosions tragiques de l’ex-fédération yougoslave dans un futur proche, et d’autre part, les crises sociales et politiques continues qui agitaient l’Albanie laissaient entrevoir les conditions « extrêmes » dans lesquelles j’allais sans doute réaliser cette enquête de terrain. Entre 1997 et 1999, mis à part un court séjour en Bosnie de nature exploratoire pour un éventuel terrain de recherche, j’avais travaillé exclusivement en Albanie et dans les zones urbaines, où les déplacements étaient certes difficiles, parfois dangereux, et où l’état des routes était désastreux. Cependant, je n’avais pas pris en considération dans mon projet de recherche l’impact de l’expérience directe de la guerre, la nécessité de comprendre, derrière tous ces sigles militaires et civils, la façon dont se déploie l’appareil militaire et civil international du maintien de la paix et de la sécurité dans la gestion de la vie quotidienne des personnes qui fuient la guerre, de celles qui en reviennent, des rapatriés volontaires ou forcés. Je n’avais pas non plus envisagé qu’une guerre conduite par l’OTAN au Kosovo aurait transformé le cheminement complexe de l’Albanie vers la sortie de l’isolement, après cinquante ans de dictature, et que même pour un bref moment, ce pays traversé par les militaires, les journalistes, les politiciens et les réfugiés aurait été un protagoniste dans les incohérences de cet événement.

Ce conflit, qui était la scène d’une intervention humanitaire et militaire, a été un théâtre de passions – politiques – qui se croisaient à différents niveaux. Ces passions renvoient à une expérience collective, prise dans des cadres mouvants et passionnés comme l’ethnie et la nation. Elles renvoient également, et tout d’abord, à une expérience individuelle qui peut confiner aux limites du dicible, du mémorable, du transmissible. Enfin, ces expériences sont investies, dans le contexte d’une gestion de crise et d’une gestion du désordre, par les dispositifs techniques et procéduraux d’une action humanitaire qui évolue avec ambivalence entre les pôles de la compassion et de la dépassionalisation bureaucratique, posant alors la question de la violence d’une manière nouvelle (Pandolfi 2006 ; 2008).

Pourquoi réexaminer cette expérience complexe de désordre et de violence sous l’angle des passions, en s’attachant à une idée des « passions politiques »? À travers l’expérience extrême dans le théâtre de la guerre, et à travers les dispositifs mis en place pour la dire et la soigner, nous sentons comment la passion est présente, produisant des effets, qui eux-mêmes peuvent générer un historique de la violence. Il n’y a pas de lien de nécessité entre la passion et l’extrême, la démesure, le désordre ; mais le théâtre de la guerre opère une focalisation telle que les nuances des passions humaines dans leur singularité (la peur, la haine, la colère) ouvrent sur un autre scénario de violence : le fil rouge entre passion et violence est ici noué. Cette configuration implique une redéfinition de la notion même de violence et de ses conditions de production. Celle-ci nous éloigne d’une perspective qui ressemble étrangement à une « théologie » de la violence comme substance suprapolitique qui circule – homogène, préconstituée, à travers les passions de vengeance et de haine – entre les protagonistes du conflit, en les renvoyant dos-à-dos dans une même « culture de violence » (Nordstrom 2004 : 69) dont il s’agit de « guérir » les individus, et donc, les sociétés. À l’inverse, Maja Povrzanovic rappelle que les identités (individuelles, collectives) ébranlées dans la destruction violente du vécu quotidien ne préexistent pas aux pratiques sociales et aux configurations culturelles dans lesquelles elles se construisent : la trame passionnelle, de fureur et de haines, dans les différentes étapes de son évolution, est « une conséquence de la guerre, pas sa cause »[1] (2000 : 154). Désessentialiser la violence nous invite à réfléchir sur les effets politiques de ce noeud entre violence et passion : le théâtre de la guerre fait sauter le verrou de la réflexion sur les rapports entre raison et passion et introduit la dimension de l’excès. Victimes officielles et « collatérales », tortionnaires identifiés ou non, témoignages, tout y entre dans un autre registre qui est celui du politique passionné : celui d’une pathopolitique, qui renvoie à la fois au pathos, à la passion, et à la pathologisation. Que se passe-t-il en effet dans ce théâtre de guerre? Aux côtés des passions politiques (la haine, la peur, la rage) agissent en parallèle des formes humanitaires de compassion, de thérapeutisation de plusieurs territoires, qui sont pris en charge comme si la logique agglutinante de la passion pouvait être considérée comme une simple maladie à « soigner ». C’est ainsi que s’établissent les diagnostics selon lesquels « les solutions à la violence doivent s’intéresser aux multiples manifestations de celle-ci » (Nordstrom 2004 : 63). Cette thérapeutisation se retrouve dans un protocole humanitaire d’intervention fortement structuré par le paradigme médical (Pupavac 2005 ; McFalls 2005), qui intervient sur les effets sans questionner les causes, mais qui, paradoxalement, contribue à configurer dans ce processus l’expérience de la violence extrême qu’elle se charge de gérer. Dans ce contexte se pose donc un nouveau rapport, fort étroit, entre violence et passions politiques, car ce dont la pathopolitique humanitaire s’investit, c’est d’une gouvernementalité de l’ingouvernable, du débordement.

Premièrement, que ce soit au niveau institutionnel ou au niveau de la communauté locale, les stratégies de l’aide humanitaire sont fortement conditionnées par des émotions profondes et contrastées qui réactivent tous les dispositifs identitaires qui portent à la constitution de communautés imaginées et vécues comme éternellement persécutées. Deuxièmement, en tant que protagonistes sur la scène politique internationale, ces stratégies sont également à l’origine de dispositifs rhétoriques émotionnellement très forts et de lignes interprétatives qui inévitablement en accroissent la légitimité et la visibilité. Or, à cela se superpose la troisième dimension d’une professionnalisation de l’humanitaire, qui, dans une logique de l’efficience et de l’urgence – une logique qui segmente les actions et annule toute possibilité de réflexion critique sur les façons de faire – pose une nouvelle fois et de façon ambiguë les rapports entre émotion et efficacité. Le quatrième type de dispositif est au contraire indemne de toute émotion. Ce dispositif, qui inscrit l’action humanitaire dans une procédure et une technologie d’intervention militaire (Pandolfi 2006), se construit en effet comme le seul mode opératoire pour un événement ressaisi comme quasi naturel et désormais apolitique : la catastrophe humanitaire. Sur le terrain de la guerre au Kosovo, entre mars et juin 1999, au quartier général de la force humanitaire internationale de l’OTAN en Albanie, l’AFOR[2] (Albanian Force) devait être « opératif » et donc avoir un programme précis : le dispositif militaire imposait un système de pratiques qui stabilisait priorités et hiérarchies. Jour après jour, le mécanisme toujours plus efficace et précis d’information avait de fait créé une hégémonie décisionnelle dans laquelle il n’y avait plus aucun espace de négociation. En apparence, il n’y a rien de brutal et d’arrogant dans cette hégémonie : le réseau opératoire se base sur la responsabilité interne, sur le consensus externe et interne de l’urgence, c’est-à-dire sur la nécessité d’agir vite, sur la crédibilité technologique et logistique – les quelques voix dissonantes parmi les acteurs humanitaires disparaissant sous la pression de l’urgence et l’inefficacité du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. La technologie et l’expertise ont engendré une circulation d’informations et un ensemble d’actions qui, en se servant d’une nouvelle technopolitique, se sont de fait soustraites à toutes les bureaucraties paralysantes et ont légitimé une responsabilité indépendante de tout contrôle. Si ce questionnement de la responsabilité à ses différents niveaux, du gouvernement des territoires aux procédures de gestion du trauma (Kirmayer 1989 ; Bracken, Giller, et Summerfield 1995 ; Brewin, Andrews et Valentine 2000 ; Jenkins 1996 ; Malley 2002), déborde de toute évidence les sciences sociales, il s’avère obligatoire lorsque les sciences sociales opèrent sur ces territoires, et s’en trouvent désorientées.

Voix dans le théâtre de la violence

M., patiente

Jouer avec les êtres humains, les humilier avant de les tuer, les insulter… Ils chantaient et criaient des chansons nationalistes. Après, ils ont commencé à tuer mes frères, et après, ils m’ont demandé de laver le plancher où il y avait du sang… Ils ont pris les corps, ont brûlé la maison. Parce que vous savez, la haine ne tue pas seulement, mais la haine cherche à effacer la mémoire.

M., patiente

C’est comme ça que M. me parle de son expérience, à l’hôpital de Pristina. Je la rencontre quelques années après une première expérience à l’hôpital de Pristina que j’avais déjà fréquenté en tant qu’experte dans une série de rencontres psychothérapeutiques mises en place par un projet de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM)[3] en 1999. Une des phases du projet consistait à rencontrer les patients qui souffraient des conséquences du trauma et qui répondaient aux critères établis dans le protocole du projet. Dans cette première rencontre étaient prévues des psychothérapies de groupe, selon la méthodologie développée par Tobie Nathan (1993 ; 1998). Cette technique est désormais bien connue : on renverse les canons de la thérapie, avec beaucoup de thérapeutes et un seul patient, quelquefois accompagné d’un membre de sa famille. L’expérience du groupe est toujours une technique très intéressante chez Tobie Nathan. Mais exporter une clinique du trauma dans une situation de violence interethnique ou de guerre m’est apparu presque irrecevable. Je ne voudrais pas parler de l’opportunité du projet en lui-même. Celui-ci fait partie de cette utopie de l’agir propre au dispositif humanitaire. Mais lorsque je mets en parallèle les voix de la violence – de la cruauté – avec la technicité de tous ces projets d’intervention centrés sur le trauma, cela me fait penser à ce que l’on pourrait définir comme la « banalité du bien », en renversant la formule de Hannah Arendt (1991). Comment est-il possible de construire des procédures de counselling[4], des techniques théâtrales conçues comme techniques thérapeutiques[5] – qui étaient au coeur du projet Exiled Bodies de l’OIM, mais qui se retrouvent ailleurs – devant la force et la brutalité de la théâtralisation de la violence? L’urgence de reconstruire la mémoire, de soigner, à travers des catégories et des pratiques qui cherchent à maîtriser l’indicible de la violence et s’appellent trauma, counselling, etc. font partie des rouages de cette action humanitaire sur la fonction et les limites de laquelle je m’interroge depuis une décennie. En repensant aujourd’hui à mon expérience comme experte dans ce projet, pour avoir écouté et vu l’indicible, pour avoir été témoin des séquelles d’une expérience extrême, je peux affirmer que les doutes et les ambivalences quant à l’approche humanitaire des traumas restent forts. La notion de trauma[6] a en soi une dimension diagnostique que les sciences médicales partagent avec les sciences sociales. Médicaliser, observer, soigner ces expériences extrêmes qui pénètrent dans les racines de l’humain pour expulser le non-humain : peut-on dire que cela a une légitimité? Ou est-ce une procédure pour narcotiser le présent, absoudre le passé, réinventer a posteriori une mémoire qui, petit à petit, deviendra l’Histoire? Je me posais la question pendant que j’étais sur le terrain, j’ai continué à me la poser quand je suis sortie de ce projet, et je continue à me questionner chaque fois que je vois qu’un nouveau projet sur le trauma devient opératif dans les zones de violence, au Kosovo comme en Irak, en Afghanistan comme au Darfour, c’est-à-dire dans tout ce que nous pouvons appeler les territoires de « la gestion du chaos global » (Pandolfi et Makaremi 2006). Le projet de l’OIM a été une expérience centrale pour comprendre de l’intérieur les dispositifs qui légitiment et règlent les projets humanitaires, expérience qui a ensuite généré la nécessité d’une interrogation bien plus large. Où sont les limites? Où est la responsabilité? Comment devient-on coresponsables dans ces processus d’aide humanitaire?

I., patient

L’histoire de I. appartient aussi au théâtre de la violence ; ou peut-être cette histoire constitue-t-elle un protagoniste à part entière de ce théâtre. Je n’ai pour ma part jamais témoigné d’à quel point cela a été une expérience cruelle que de l’écouter. En écoutant I., j’ai en effet eu l’impression que la tragédie de Médée (Euripide 2005), qui est une histoire de cruauté, était bien peu de chose devant celle de I. Pendant que j’essaie de trouver les mots pour décrire cette histoire, je continue à me demander : en ai-je le droit? D’où me vient l’autorité pour le faire ? Le travail de témoignage ouvre un espace d’inquiétude qui sort singulièrement des débats balisés – que je partage – sur la pertinence et des limites de la réflexivité en anthropologie, les règles de la rencontre (Myerhoff et Ruby 1982 ; Scholte 1999 ; Hymes 1999) et tous les cheminements complexes de l’intersubjectivité qui, interprétés comme les lieux possibles de l’empathie, posent problème. Parler depuis cette zone de turbulence, c’est se soustraire à la catharsis de l’écoute, du témoignage du témoignage, ou encore, de la nécessité de « faire quelque chose » : catharsis qui dévoile, et qui esquive, la singularité de l’expérience humaine dans le vécu d’une violence extrême.

J’ai rencontré I. à Pristina. C’est un jeune de presque 18 ans, qui arrive avec sa mère, une femme au regard figé, terrifié ; comme si c’était seulement à travers ce regard figé qu’elle pouvait communiquer l’immobilité de la scène une fois représentée. I. semble tranquille, mais il dit qu’il ne dort plus depuis plusieurs mois. Il ne dort plus depuis que les milices paramilitaires serbes sont entrées dans leur maison. I. était avec ses parents. Le père a été tué, les soeurs ont subi de la violence. À propos de ses soeurs, I. et sa mère parlent de « violence », n’expliquent pas de quoi il s’agit exactement, mais soulignent plusieurs fois ce mot. Ensuite, après avoir esquissé une trame de la terreur, le théâtre de la cruauté prend une pause. Les paramilitaires, cinq personnes, s’en vont en disant : « [m]ettez de l’ordre, on reviendra souper ». Et en effet, ils reviennent. Combien de temps s’est écoulé? Quelques minutes? Quelques heures? Ni I. ni sa mère ne sont capables de donner une scansion temporelle à la terreur. Le retour des miliciens met en scène un autre niveau de violence : celui de l’indicible. Ils disent à la mère, qui se tient à côté de ses deux fils, qu’ils veulent seulement en tuer un, mais ils lui donnent la possibilité de sauver l’autre. L’un des tortionnaires suit le regard de la mère et dit : « [j]e t’ai percée à jour, j’ai compris qui tu voulais sauver. Alors, voilà, je le tue ». La mère raconte ce fragment de tragédie en pleurant. Elle nie avoir regardé son autre fils, celui qui sera tué, avec plus d’amour que I. Celui-ci ne bouge pas, ne pleure pas. Il ne dort plus depuis l’évènement. Il sait qu’il a été sauvé parce qu’il n’est pas le préféré. I. ne dort pas parce que sa vie rappelle la mort de son frère et le rejet de sa mère. La mère se rappelle de la posture des corps des miliciens, comment ils couraient, hurlaient, entraient d’une chambre à l’autre. Elle décrit de façon minutieuse la spatialité de la scène. Mais elle n’est pas capable de donner une scansion temporelle à l’expérience. Combien de temps a duré ce massacre? Une heure? Une journée entière? Impossible de se souvenir. Impossible à reconstruire. L’espace de la scène cherche refuge dans une mémoire. La mère se rappelle tous les mouvements dans l’espace, mais elle n’arrive pas à déterminer la scansion temporelle des évènements cruels : mémoriser, pour elle, c’est reconstruire une scène où les détails du corps, des mouvements restent hors d’une temporalité spécifique. I. a figé cette scène dans son impossibilité de dormir, qui est sa mémorisation à lui.

Quel est le rôle de la communauté internationale à travers ce que les projets de soins et les rapports confidentiels appellent, dans une profusion de discours, « expérience traumatique », « évènement traumatique », « thérapie du trauma »? Elle donne des réponses sur la temporalité, en instituant celle de l’urgence. Qui a vécu l’expérience de l’extrême ne peut plus dire « hier », « aujourd’hui », « demain ». Les projets humanitaires, pour rendre possible l’acte d’« hier » multiplient la scansion temporelle de l’« aujourd’hui ». Dès lors, comment justifier ma présence ou celle de la communauté internationale, ou encore la mise en oeuvre de ces projets, face au théâtre de la violence? Comment justifier les procédures d’urgence, la présence des experts, des militaires? Comment peut-on tous devenir complices dans les procédures mises en acte pour aider? Est-ce qu’aider peut occulter les responsabilités? Est-ce que cela peut créer des dispositifs efficaces pour reconstruire une mémoire dans l’oubli thérapeutique?

Plusieurs auteurs se sont attachés à penser la mémoire des violences, plus exactement, la construction politique de cette mémoire dans un espace public où se sont élaborés les mécanismes de la violence et qui est, a posteriori, l’espace contractuel – projeté, souhaité – d’une reconstruction et d’une réparation (Jewsiewicki Koss 2004a). Eva Hoffman (2003) nous rappelle que dans tous les contextes et à tous les niveaux, nous devons donner un vrai poids à la douleur et à l’angoisse de devoir accepter les histoires terribles, celles qui une fois arrivées ne pourront jamais être effacées. Or, pour Achille Mbembe (2006), la question qui se pose est celle de « dépasser » cette nécessaire reconnaissance de l’incommensurable et de l’irréparable. Réfléchissant autour de la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud, il situe la reconstruction politique de la mémoire dans « cette idée de délivrance de la haine de soi et de la haine de l’autre » : « on ne peut imaginer l’au-delà de la destruction et du ressentiment que dans un face-à-face douloureux avec la question de savoir ‘Que faire de l’ennemi? Qui est mon prochain? » (Mbembe 2006 : 128). Toutefois, cette possibilité de reconnaître la douleur et l’angoisse, et de leur donner l’espace nécessaire implique de parcourir un chemin différent de celui de la violence que Primo Levi (1989 : 104) appelait « inutile ». Qui en a fait l’anéantissante expérience, nous rappelait Lévi, se trouve confronté à une violence sans singularité et sans identité : « nos persécuteurs n’avaient pas de nom, ils n’avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles […] une armée de fantômes » (Levi 2005 [1979] : 137). Une violence qui initie l’impossibilité tout à la fois de la haine et du pardon. Pour Hoffman, la réparation peut venir seulement avec la reconnaissance opérée par les cris, la parole, le refus d’oublier ce qui dans la violence (tuer, violer, torturer) a été oublié : l’héritage de la violence est un poids, qu’il faut accepter et qui appartient à tous les êtres humains – et non seulement à la victime ou aux coupables. Elle considère qu’il y a, dans la reconnaissance de l’évènement, un effet réparateur et cathartique nécessaire. La posture à assumer pour oublier est ainsi celle de la réparation. Est-ce vraiment possible? Je me le demande. L’analyse est intéressante ; pourtant, la possibilité d’entrer dans l’espace de « relative tranquillité » dont parle Hoffman ne me semble pas une hypothèse entièrement convaincante.

Devant cette aporie – de l’impossible tranquillité et de la nécessité, malgré tout, de continuer de penser – Arendt (1991 [1963]), Levi (2005 [1979], 1989), et plus tard, de manière différente, Agamben (1999) se hissent sur une ligne de crête difficile, en suivant le fil rouge entre incommensurabilité et banalité de l’expérience humaine du mal. Un fil subtil à couper le souffle parce que dans un cas comme dans l’autre la barbarie et le secours sont les oeuvres d’êtres humains qui obéissent aux technè spatiotemporelles dans lesquelles ils opèrent. J’assume, moi aussi, cette stratégie en deux temps pour laquelle optent Arendt et Levi : la demande impossible, « warum? » (pourquoi?) ; et ensuite, la réflexion fondamentale d’Arendt sur la « banalité du mal », celle de Levi sur la « zone grise » qui le sépare et le lie à ses bourreaux : « [i]ls étaient en effet de la même étoffe que nous […] ; c’était des êtres humains moyens […] ; ce n’étaient pas des monstres […]. Ils avaient le même visage que nous » (Lévi 1989 : 38-39). Ils étaient comme nous.

Vivre la guerre des autres, la souffrance et la violence des autres, puis la frénésie, que nous observons, à occulter à travers les aides apportées ou les nouvelles violences exercées ce qui apparaît indicible, nous confronte à l’obscénité : celle de la cruauté, mais aussi celle qui résulte du décalage entre le vécu des victimes et celui des intervenants. Comment rendre compte de la première sans tomber dans le voyeurisme? Sans doute en s’efforçant d’exprimer la deuxième en examinant les dispositifs techniques qui, dans l’action, permettent aux intervenants de refouler leurs émotions, en décrivant l’ensemble des dissonances qui, sur le terrain, nous parcourent de manière continuelle comme des décharges électriques – l’excitation perverse et quasi « honteuse » qu’il y a à occuper spatialement l’espace des combats, l’espace où convergent tous les médias, l’espace qui devient le lieu de la planète d’où nous sommes légitimés à raconter la vie et la mort. Telles sont les expériences qui sont à l’origine d’une ethnographie désorientée, qui permet dans un deuxième temps d’esquisser une ethnographie de la désorientation.

Témoignage et mémorisation

Dans le théâtre de la guerre, au moins trois scènes s’imposent simultanément et se développent en parallèle dans les reportages de la télévision et des journaux qui construisent l’interprétation médiatique de l’extrême[7]. La première est la tragédie de ceux qui fuient, de ceux qui sont victimes de la guerre, de ceux qui devront pour le restant de leurs jours se confronter à l’indicible, de ceux qui chercheront dans l’expérience douloureuse et traumatisante une mémoire à transmettre ou de ceux qui, au contraire, resteront paralysés pour toujours dans la reproduction de l’événement traumatique. L’horreur s’instaure dans un moment précis et pour toujours dans l’existence de ceux qui en sont les protagonistes et les victimes, de ceux qui se sont enfuis et sont revenus, de ceux qui ont été rapatriés, de ceux qui au cours de la guerre ont perdu le sens que des catégories telles que « maison », « famille », « affection » avaient pour eux. La deuxième scène est celle de ceux qui doivent témoigner ou aider la victime, dénoncer le bourreau, tenter de raconter, de décrire, de montrer. La troisième scène est celle du lieu du politique où l’on cherche à se légitimer comme protagoniste qui voit et qui témoigne des horreurs du monde (Rieff 2004) tout en en étant en réalité détaché : la neutralité qui permet de raconter et d’aider, ce protagoniste peut s’en prévaloir pour se tenir à distance et n’être pas directement engagé dans les événements. Autour de ceux qui doivent témoigner, raconter, créer des stratégies politiques, militaires et humanitaires se dessine le profil, sur la troisième scène, de ce que j’appelle la « souveraineté mobile » (Pandolfi 2002), la seule autorisée à parler en direct, dans l’urgence de la crise, de la catastrophe, du génocide, du massacre pour qui connaît la souffrance du monde à distance (Boltanski 1993). Comment ces trois scènes peuvent-elles se superposer alors que la temporalité de la première est unique, non reproductible parce qu’elle est liée à un évènement pour lequel le moment raconté, la photo prise, le film digital segmentent la réalité vécue?

À côté des comptes rendus maigres, des statistiques désincarnées, nombreux sont les sites Internet qui aujourd’hui encore conservent la mémoire des événements à travers les témoignages des volontaires engagés dans cette guerre, qui, chacun à leur manière, ont voulu laisser une trace de leur expérience au milieu du va-et-vient des gros porteurs Hercule, des hélicoptères Apache ou des autres avions militaires qui débarquaient et embarquaient protagonistes, politiciens et militaires de la guerre humanitaire.

En fait, il suffit d’aller sur les sites web consacrés aux camps de réfugiés en Albanie pour trouver une multitude de témoignages qui, à distance de quelques années, apparaissent comme les vieilles photos d’un album de famille avec parents et enfants qui envoient des images du front.

Ce souvenir n’est rien d’autre qu’un bref flash, une image qu’on aurait volée avec la crainte de n’être qu’un intrus qui irait ‘regarder’ sans autre instrument de lecture qu’un grand sens du respect pour une situation dont je ne pouvais avoir une pleine conscience de la portée.

Iraldo, en ligne[8]

Telles sont les paroles laissées comme témoignage sur Internet par la présidente d’une association italo-albanaise en visite dans un camp de réfugiés de Tirana. Ou encore, écrit un journaliste :

Nous sommes venus en Albanie pour voir de près comment vit un pays en guerre, une guerre moderne faite de bombardements à distance et de réfugiés utilisés comme armes, une guerre du 20e siècle sans armées de terre et avec des technologies très sophistiquées, avec un scénario qui offre le pire échantillon du siècle qui se clôt : haine atavique, nationalisme, communisme, nettoyage ethnique, camps de concentration et de déportation. Nous avons recueilli des éclairs de vérité, des tranches de vie, un puzzle composite d’actions et de réactions, complexes et embrouillées comme le sont ces maudits Balkans.

Mennitti 1999, en ligne[9]

C’était en 1999 et on nous donna la possibilité de porter assistance à des milliers de familles kosovares qui furent arrachées à leurs maisons et à leur terre à cause d’un conflit. C’était une situation que je n’aurais jamais pensé affronter et je sentais que je devais y aller et faire quelque chose de réellement utile, de le faire en personne, avec mes propres forces. Nous étions un bon groupe de volontaires provenant d’associations de volontaires les plus différentes et tout de suite, nous nous sommes entendus. Une fois que nous avions reçu les instructions sur le lieu et les modalités d’intervention pour éviter les problèmes, nous nous dirigeâmes vers le camp de réfugiés de Shjak qui nous a occupés pendant les deux semaines suivantes, douze heures par jour. Ce furent les douze jours les plus beaux de ma vie et je remercie les associations et les personnes qui m’ont permis de les vivre.

Un volontaire[10]

C’est ainsi que s’exprime un volontaire avec la posture de celui qui laisse une trace presque obscène de sa confusion.

Les volontaires et les protagonistes de l’humanitaire produisent des témoignages sur cette multitude de souffrances que le langage des organismes internationaux définit comme « catastrophe humanitaire », dans un langage bureaucratique qui élude les petits fragments d’humanité dont nous avons tous été témoins et que, pour des raisons liées à la technologie humanitaire, nous transformons dans l’urgence en chiffres et en besoins. Malgré ce besoin de témoigner, de décrire y compris « la plus belle expérience de [s]a vie », cette « expérience extrême » de solidarité reste un témoignage partiel. La guerre racontée par les autres, à travers les images, les lettres, les livres ou les témoignages ne parvient jamais à transmettre l’indicible et l’indécence présents non seulement dans la cruauté et la violence, mais aussi dans les coulisses de cet état d’alerte, d’urgence et de fébrilité pérenne qui, d’une manière directe ou indirecte, accompagne toutes les phases de la crise. Comment faire sortir de la nébuleuse de la « catastrophe humanitaire » ces petits actes avec lesquels chaque réfugié tente de maintenir son individualité? Je me le suis souvent demandé lorsque je participais de ce circuit international qui allait « voir », « visiter », « parler » avec les « réfugiés ». Moi aussi, d’une certaine manière, je suis tombée dans ce que nous pourrions appeler le « voyeurisme de la compassion », ou encore l’« addiction » au spectacle de la souffrance, en revenant à un mot pertinemment choisi par Mbembe (2006). Je me suis souvent demandé comment affronter et délimiter ces zones extrêmes de l’expérience humaine ; j’ai cherché des réponses entre les débats sur le droit et le devoir de neutralité ou sur celui de réflexivité. Antagonismes théoriques qui m’agitaient, mais qui se révélaient incapables de fournir des réponses à ma désorientation. En m’approchant de cette territorialité familière minimaliste, récupérée après les malheurs et les dangers, j’avais la sensation de profaner encore une fois une intimité déjà violée par la violence vécue. Et pourtant, il n’y avait pas l’ébauche d’un refus de parler ou de communiquer dans les gestes de ceux qui avaient trouvé refuge loin de l’enfer. Au contraire, il était surprenant de voir comment, surtout les femmes, à l’approche d’étrangers en uniforme avec des appareils photos et des caméras, ou avec des badges de reconnaissance, sortaient de leur isolement et cherchaient à communiquer. Dans le hangar d’un des deux camps d’accueil à la périphérie de Tirana, de petites tentes, des tissus de récupération essaient de recréer une intimité virtuelle où dissimuler ses propres objets, ses photos. Mais à travers la tentative de maintenir son histoire et sa dignité en mettant en ordre ses objets personnels, il y a aussi, paradoxalement, le désir de vouloir communiquer avec quelqu’un à tout prix son histoire singulière : un effort pour s’exprimer dans toutes les langues possibles, pour affronter l’angoisse et ne pas laisser oublier que l’on est un individu – une femme, un homme, un enfant – même si l’on est devenu le numéro X d’une catastrophe humanitaire ; l’urgence, dans le flux d’étrangers qui vont et viennent pour comptabiliser les souffrances, d’ouvrir sa tente, de montrer la photographie du jour de son mariage, de chercher à raconter son histoire dans ce qu’elle a d’unique et de différent de celle de la personne voisine, qui utilise les mêmes tissus, les mêmes petites planches transformées en tables de fortune.

Singulièrement, dans ce territoire où se sont produits des évènements qui participent de l’indicible, et qui pourraient enserrer les protagonistes dans une suspension et une logique du silence, il n’y avait jamais de silence. Au lieu de cela, un trop-plein de mots et d’images, une production excessive de récits (confidences intimes ou comptes-rendus officiels) à travers lesquels se négociait le droit de redéfinir et qualifier l’évènement. Produire une mémoire des évènements est en effet une des stratégies mises en oeuvre par les différents acteurs sur les théâtres de guerre et d’intervention. La fonction essentielle du témoignage dans toutes les scènes décrites plus haut articule plusieurs processus et plusieurs dispositifs de mémorisation : subjectifs, institutionnels, médiatiques. Aux niveaux individuels et collectifs, ce que négocie le témoignage, c’est une nouvelle légitimité de la mémoire qui ouvre sur une autre logique : celle de la qualification normative, de l’interprétation médiatique de l’extrême. Que fait-on dans les camps, sur le Web, devant les caméras? On se souvient, on fait parler, on construit des techniques du trauma : c’est la mémoire qui sauve. À même l’événement, il s’agit en effet pour les intervenants d’instituer des cadres et de donner des limites à cette suspension des pratiques qui marque l’espace de non négociation entre les protagonistes de l’histoire et le paradigme d’une violence extrême. Contre cette difficile suspension, qui pose nécessairement l’« après » comme une aporie, les modalités de la mémorisation ont des vertus consolatoires. Comme le montre le processus de Vérité et réconciliation en Afrique du Sud (Mbembe 2006 ; Jewsiewicki Koss 2004b), ces entreprises narratives inscrivent la nouvelle mémoire légitime dans une reconstruction institutionnelle et normative, en levant une certaine impossibilité à sauver ou à réconcilier, qui existe toujours – et doit peut-être toujours exister. Le travail ethnographique, qui est à la fois présence sur les différentes scènes de la guerre et de l’intervention, et production de voix et récits, participe lui aussi de ces processus de mémorisation et doit y faire face. Comment, dans ce contexte, mettre au point un dispositif interprétatif qui puisse être réellement opératoire dans un scénario de l’extrême, tout en cherchant à se maintenir au-delà d’une institutionnalisation de l’interprétation?

Une ethnographie de la désorientation

L’historien Marc Bloch, dans ses deux essais, Souvenir de guerre de 1914-1915 (1969) et Réflexion d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre (1999) a écrit des pages très fortes sur la critique du témoignage, et sur la manière dont, en situation de guerre, les états d’esprit collectifs conditionnent la fabrication et la diffusion de ce qu’il appelle les « fausses nouvelles » ; ou encore, sur la façon dont la vieille opposition entre vérité et erreur perd de sa force et nous contraint à considérer la guerre comme un vaste champ de reconfiguration psychologique et sociale. Marc Bloch rappelle que le doute méthodique est en général le signe d’un bon équilibre, mais que les personnes éprouvées, qu’elles portent ou non un uniforme, ne sont plus en état de le pratiquer. Et dans les dernières pages, il ajoute ces réflexions d’une extraordinaire actualité :

Le rôle de la censure a été considérable. Non seulement pendant toutes ces années de guerre elle a bâillonné et paralysé la presse, mais encore son intervention, soupçonnée toujours alors même qu’elle ne se produisait point, n’a cessé de rendre incroyable aux yeux du public jusqu’aux renseignements véridiques qu’elle laissait filtrer.

Bloch 1999 : 50

Dans ces pages, Marc Bloch parle d’une guerre qui au cours du siècle dernier a été profondément transformée : la tranchée s’est déplacée dans la maison des civils, les technologies de l’aide humanitaire ont changé le dispositif de l’aide aux populations… Mais l’expérience extrême vécue par les victimes, les humanitaires, les observateurs ou les témoins peut être rapprochée, avec la même pertinence, de ce que l’historien français appelle « une immense expérimentation de psychologie sociale » (Bloch 1999 : 19). Cette réalité ouvre la réflexion à un autre niveau du témoignage, là où maintenir la routine du quotidien en réponse au chaos revient, pour qui manie les outils de la pensée, à continuer son travail intellectuel dans la guerre.

J’ai connu E. B. dans la librairie qu’il a ouverte sur la rue principale de Pristina, quelques mois après la fin du conflit au Kosovo. À côté des livres publiés par sa nouvelle maison d’édition, E. vend aussi des tableaux, des gouaches et des livres en albanais et en langues étrangères. Mais tous les livres portent sur la thématique des Balkans. La librairie d’E. est très belle, les teintes sont bleues et confèrent une sérénité et une paix très différentes de la ville chaotique, « post »-communiste et « post »-conflit qu’est la ville de Pristina. La librairie d’E. est un lieu de rencontre qui ressemble à ceux pour les intellectuels que l’on pourrait trouver à Paris ou à Berlin. C’est une étrange atmosphère qui semble imperméable aux souvenirs de la guerre, à la violence du Kosovo de la KFOR[11], de l’UNMIK[12], de l’EULEX[13], du protectorat des Nations Unies ainsi qu’aux remous de l’indépendance déclarée par les Kosovars albanophones en février 2008. E. a un air très doux, timide ; il aime beaucoup parler de son pays, mais il aime aussi parler de littérature, d’art, et de comment il a traduit en albanais les écrivains européens qu’il aimait : Becket, Ionesco, Camus, Sartre. Il tient à me rappeler qu’il est journaliste et critique, qu’il était responsable d’une émission à la radio et à la télévision en langue albanaise avant d’être renvoyé sous Milosevic. La maison d’édition Fayard a publié à la fin de la guerre plusieurs romans d’E. – tous écrits dans les années 1970, avant la période de violence du Kosovo. E. a un double passeport parce qu’il est né à Dibra, aujourd’hui en Macédoine. Grâce à ce passeport, au moment où ont commencé les violences, juste avant le début du conflit, E. a essayé de se rendre en Macédoine pour sauver sa famille. Son récit se dédouble en deux scénarios différents. Le premier est celui de la fuite, des tentatives pour trouver de la nourriture et pour passer la frontière macédonienne, où il a été repoussé plusieurs fois. Le deuxième est celui de la survie : survivre, pour E., c’était rentrer à Pristina, enfermé chez lui, sans lumière et sans possibilité de montrer au-dehors qu’un être vivant était dans la maison. Il se demande encore aujourd’hui pourquoi il est rentré. Il savait que les milices serbes étaient devant sa maison ; parfois elles frappaient à la porte. Il a vécu dans la terreur, comme un prisonnier de ses propres racines et de ses propres origines. Il me dit : « [q]uand j’étais en fuite, j’étais au désespoir. Mais quand je suis rentré chez moi, je savais qu’il y avait l’enfer et que dans l’enfer, je devais survivre ». Son appartement avait été abandonné avant le début de la guerre. Il raconte :

C’était très difficile de survivre à la tension ; c’était très difficile de trouver de la nourriture. J’ai eu l’impression que la folie du dehors avait réussi à entrer dans la maison et s’instaurer dans mon âme. Que faire alors? Je me suis rappelé d’un livre que je voulais traduire depuis toujours, un livre pour lequel je n’avais pas réussi avant la guerre à obtenir la permission, à payer les droits d’auteur, à accomplir toutes les procédures bureaucratiques. Ce livre était celui de Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire.

E., libraire

Il sourit : « C’est un livre emblématique, non? Alors j’ai commencé, la nuit, quand il y avait encore un peu d’électricité, à allumer mon ordinateur et à traduire Race et Histoire ». Puis il sort d’un rayon une copie de ce livre, il m’écrit une dédicace : « À la paix et à la liberté. Pour Mariella Pandolfi, anthropologue » et me le donne.

Maja Povrzanovic, commentant sur les conditions méthodologiques et théoriques d’une « ethnographie de guerre » – l’ethnographie de sa propre guerre – se rappelle :

La plupart [de nos collègues] passèrent l’automne 1991 entre leur lieu de travail et les abris anti-aériens. Leurs amis étaient tués sur les champs de bataille et leurs proches devenus des réfugiés. Même en 1995, nos articles pour la revue Collegium Antropologicum (Bennett 1995a) furent envoyés pour publication au milieu d’une alarme de raid aérien, un jour après que six personnes eurent été tuées et près de deux cents blessées dans les rues de Zagreb, et que l’hôpital pour enfant eût été détruit par des bombes envoyées depuis la partie serbe de la Croatie.

Povrzanovic 2000 : 152[14]

L’expérience de la guerre ouvre, chez Povrzanovic aussi bien que pour E., traducteur de Race et Histoire, sur une interrogation radicale de la notion d’« identité » comme expérience et permanence. Une réflexion ouverte à bien des égards par l’anthropologue Ernesto de Martino dont l’oeuvre elle-même s’inscrit dans une traversée violente de l’Italie marquée par vingt ans de fascisme, la Seconde Guerre mondiale et deux années de guerre civile, de 1943 à 1945. De Martino propose, à travers une référence aux philosophies existentialistes de Sartre et de Heidegger, mais aussi à travers l’idée de « conscience de soi » développée par Hegel et l’influence d’une lecture psychanalytique, de penser une « crise de la présence » (de Martino 1999). Pour de Martino, la conscience de la temporalité et du rythme de la vie humaine émerge lorsque les individus et les communautés vivent de brusques changements et des ruptures du quotidien, créant le besoin urgent d’« d’être là ». Dans ce vécu historique, politique, d’une rupture et d’une violence s’amorce une « crise de la présence » où la volonté d’« être là » révèle en même temps le risque de « ne pas y être » et nous y expose. Lorsque nous sommes confrontés à l’expérience de la dépossession, nous nous sentons désorientés, hésitants et incertains. Ces conditions créent une tension forte, une anxiété, la perception d’un égarement. Or, l’idée de la présence et de sa mise en crise (Pandolfi et Bibeau 2005) interroge radicalement nos catégories identitaires en questionnant « notre mode historique d’existence en tant que présence unitaire, notre expérience occidentale (relativement récente), selon laquelle nous nous trouvons fermement identique malgré la variation des contenus » (De Martino 1999 [1948] : 99).

Lorsque je réfléchis, à mon tour, à mon expérience des terrains de guerre, en écho à la perspective de De Martino qui a nourri le parcours d’une anthropologie de l’engagement, se fait jour ce que je définis comme une ethnographie de la désorientation[15] et que je considère comme la principale perspective permettant d’éviter la production normative d’un ordre interprétatif. L’anthropologie ne peut se soustraire à ce difficile exercice et laisser à d’autres champs disciplinaires ou à d’autres instances institutionnelles, le soin d’observer, de raconter et d’interpréter l’expérience de la crise extrême. Face à l’« extrême » comme événement et comme expérience humaine, il faut parvenir à se soustraire à des modalités de narration et de vécu conçues selon une logique réparatrice. Dans une telle situation, la désorientation a également une dimension physique. Comment, dans ces conditions, raconter l’expérience extrême, interpréter de l’indicible, dire les multiples formes de violences qui dans le spectacle de la guerre se présentent dans toutes leurs contradictions? L’hypothèse qui conduit à définir cet effort de description comme une ethnographie de la désorientation me semble légitime dans la mesure où celle-ci entend créer un dispositif à même de saisir les contradictions, plutôt que de systématiser les évènements et les expériences extrêmes. En reprenant la formule de Marc Bloch qui nous indique une démarche expérimentale dans le domaine de la psychologie, nous pouvons tenter de construire un parcours ethnographique qui serait « une immense expérimentation anthropologique ».

Comment définir les limites de cette entreprise et en relever le défi? Comment construire l’espace du témoignage sans rester paralysé par l’effort de réflexivité, un aller retour narcissique entre soi et l’autre qui accepte de se cacher derrière sa morale conformiste, derrière le politiquement correct? Peut-être que la psychanalyse, en tant que baromètre des pulsions, est parvenue mieux que toute autre épistémologie des sciences humaines à déconstruire l’idéologie de la rationalité, même si ce fut pour ensuite se perdre dans d’autres formes de systématisations. Cependant, la psychanalyse saura toujours nous rappeler que l’indicible n’est pas le vide, mais qu’il appartient au contraire à la dimension de l’excès, du trop plein : l’indicible devient alors, d’un côté, une procédure défensive et de l’autre, de dévoilement face à l’accumulation boulimique de l’expérience humaine. Et là où nous relevons l’excès, le trop plein, la condensation des contradictions, nous pouvons mettre en branle des dispositifs de défense et d’évitement que nous dissimulons derrière la nécessité de l’action, la naturalisation progressive de la violence humaine, la disjonction des effets et des responsabilités, le témoignage en direct dépourvu de la profondeur du passé et du futur, renforcé par une rhétorique d’images et de discours qui dessinent la temporalité en direct. Les sites Internet en sont un exemple intéressant parce qu’ils sont comme des archives de la mémoire qui, à travers les témoignages des individus et les informations détaillées sur chaque opération politique, humanitaire, tendent ensuite à reconstruire le parcours de l’indicible. La logique politique et militaire ou humanitaire, ou parfois même la logique disciplinaire, tendent à restaurer un ordre et un sens aux infinis segments du désordre que la violence humaine impose. Face à cela s’impose le besoin d’exporter dans le cadre de « l’humanitaire » la réflexion de Benjamin qui nous rappelle que « la tâche d’une critique de la violence peut se définir en disant qu’elle doit décrire la relation de la violence au droit et à la justice » (Benjamin 2000 : 210). Comment tenir ensemble la violence institutionnelle – celle de la machine de guerre, celle de la loi et des procédures bureaucratiques – avec les microviolences qui font le quotidien des individus? Et comment reconnaître l’effet de l’une dans les autres? L’ethnographie de la désorientation se déploie sur un terrain difficile parce que le scénario dans lequel elle opère est vaste et en même temps homogène et compact, en raison des logiques qui le traversent : la logique de la guerre, celle des événements avec le nombre d’opérations militaires, de bombes, de morts, de réfugiés, de biens humanitaires, celle de la rhétorique des droits humains, des vies à protéger, et, symétriquement, la logique de l’indignation, celle du refoulement de l’horreur dans l’action et celle de l’ingérence, de l’urgence et du sentiment de culpabilité.

Le doute exprimé – « étais-je bien préparée à cela? » – ne se limite pas aux interrogations de l’anthropologie, ou de toute autre discipline, pas plus qu’il ne se limite à l’imposture qui se cache dans le rapport entre une position éthique à assumer et la nécessité d’un style narratif qui ne gomme pas la confusion. La désorientation comme posture méthodologique et théorique sur les terrains extrêmes cherche cependant à éviter toute forme de relativisme. Il ne s’agit pas ici de se soustraire, devant les multiples mises en récit de l’horreur, à la responsabilité de qui voit, mais de proposer un « dasein » plus complexe de l’ethnographe, où le fait de voir, d’être témoin des excès et d’en ressentir la désorientation produit une nouvelle pratique politique de l’ethnographie. Reconnaître la désorientation peut suggérer l’image d’un chercheur « déboussolé », qui, contrairement à Maja Provzanovic, ne sait plus d’où viennent les bombes… Il n’en est rien. Cette pratique ne désactive pas la notion de responsabilité, mais la repose au contraire en puissance en assumant un autre regard sur les conditions de production de la violence, dans la complexité et les contradictions de son historicité – dans son archéologie passionnelle. Sur le théâtre de la guerre, dans l’excès et le trop plein (de mots, de techniques et de gestes) qui constituent l’étoffe de l’indicible, s’entrecroisent ainsi les deux dimensions de la passion et de la pulsion. Dans le noeud de la violence et des passions politiques se joue en effet un passage à l’acte, une rationalisation historique, une socialisation et le partage collectif d’un niveau pulsionnel qui nous habite toujours et obéit à des logiques propres (Starobinski 1980 ; Kristeva 2000).

Cette complexité, qui habite à la fois les passions politiques et la désorientation ethnographique de celui qui cherche à les saisir, nous invite à une vigilance particulière devant l’urgence de la (ré)action humanitaire, cette nécessité de « faire quelque chose » qui, dans les faits, renvoie à un ensemble de techniques mises en oeuvre sur les terrains de violence pour rendre celle-ci moralement et psychologiquement acceptable – pour l’édulcorer (Rieff 2004). C’est pourquoi il importe de travailler sur la scène de l’obscénité en critiquant la technè des bureaucrates de la guerre, de la paix et de l’aide humanitaire (Pandolfi 2000b, 2002, 2006, 2007, 2008). Il s’agit d’analyser le langage standardisé que répercutent à l’infini les rapports des experts, l’emphase dans laquelle beaucoup sont tombés en prétendant exporter les droits humains, et la patine cynique derrière laquelle les acteurs se défendent des angoisses qui corrodent l’illusion humanitaire sous couvert de laquelle ils opèrent. En travaillant, par l’analyse de ces phénomènes, à une critique radicale des nouvelles modalités du politique (Agier 2008 ; Abélès 2006 ; Pandolfi 2002), il s’agit de refuser l’horizon de la dénonciation, où l’idéologie de l’indignation prédomine et dans un certain sens, protège ceux qui s’y drapent. Comment faire?

Le chemin que suggère Michel Foucault dans un cours au Collège de France, Le gouvernement de soi et des autres, est de creuser et de s’approprier la notion antique de « parole courageuse », la parrêsia (Foucault 2008). En assumant la nécessaire inclusivité de sa propre position, une ethnographie de la désorientation pourrait se nourrir de la façon suivante, à l’instar la parole courageuse introduite par de Foucault : « la faculté du parler vrai ou librement […] est l’acte politique dans lequel l’individu, et pas seulement le philosophe, prend position en face de sa propre communauté » – une « irréductible position critique face au gouvernement »[16] (Dal Lago 2008 : 12) ; c’est donc une position critique qui renvoie à une transformation de la façon de vivre des sujets avant de poser la question de la transformation du pouvoir, et de son bon gouvernement (Ciccarelli 2008). Dans le théâtre de la guerre, la voix ethnographique courageuse est celle d’une médiation qui cherche, contre les modalités narratives instituées, à activer plusieurs espaces de mémorisation et y créer des passerelles : la continuité d’une existence témoignante – la continuité du sujet –, se négocie dans la contradiction de ces différents espaces, où rien n’est effacé, pas même l’aporie de l’après. Elle se configure à travers les fragments qui émergent du théâtre des événements convulsifs et qui tendent à dévoiler, sans aucune procédure consolatrice, les dissonances continues que la dimension extrême impose.