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Dans le cadre des relations actuelles des Premières nations autochtones et des gouvernements du Canada et du Québec, force est de constater que le discours sur la question autochtone souffre d’une méconnaissance profonde des cultures autochtones alors que notre histoire nationale, trop simpliste, tend à exclure les autochtones des véritables enjeux sociaux, économiques et culturels contemporains. C’est dans ce contexte global de déconstruction et de reconstruction des rapports aux cultures marginales que se situe cette monographie sur le suicide chez les Innuat (montagnais) de la Côte-Nord du Québec.

L’auteure se place d’emblée dans une perspective où elle cherche à déconstruire le discours sur la question pour tenter de saisir la place du suicide et de la mort dans la culture innue, car c’est véritablement le rapport à la mort qu’il s’agit d’étudier ici. En amorçant la réflexion sur le changement culturel, l’auteure montre que l’autochtone se retrouverait dans une inadéquation où il est écartelé entre les vestiges d’une culture d’origine et l’intégration au bas de l’échelle des sociétés modernes (p. 32-33). Dans ce contexte, nous pourrions parler d’une vision qui tend à surinvestir les problèmes (écart entre la réalité et le discours), ce qui tend à renforcer les stéréotypes. Ainsi, la déstructuration de la famille en milieu autochtone, les problèmes de violence, d’alcoolisme, de drogue font l’objet d’études nombreuses qui envahissent presque tout l’univers de la recherche et par conséquent du discours.

L’auteure divise sa recherche en cinq chapitres. Le premier porte sur le cadre d’analyse et sur la méthodologie. Le second trace un survol des communautés étudiées. Le troisième traite de la mort et des rites funéraires. Les deux derniers chapitres font état du suicide à travers les données recueillies sur les facteurs de risque ou de protection et sur la construction narrative du suicide chez les Innuat.

Au-delà des explications qui se rattachent à l’impact des problèmes sociaux sur les conduites suicidaires, l’auteure cherche à étudier la position de la culture innue eu égard à la mort ; elle veut comprendre les valeurs que cette culture accorde à cette forme de décès que l’on identifie au suicide. Pour les fins de son étude, l’auteur tente de dépasser le discours ambiant et les statistiques. Son enquête se déroule dans deux communautés innues du Québec et porte sur 35 personnes (20 femmes, 15 hommes) qui ont été touchées de près par la question du suicide. À partir d’entretiens ouverts, d’entrevues thématiques et d’histoires de vie, l’auteure se propose d’observer le suicide chez diverses personnes touchées, soit directement (tentative) soit par le départ d’un proche. Premier constat, il y aurait un certain décalage entre le discours sur le suicide et la réalité étudiée.

Eveno retrace l’histoire de la situation historique et actuelle des communautés étudiées dans le deuxième chapitre de son ouvrage. Elle se limite ici à une réflexion sur la mise en place des réserves et des problèmes qui ont suivi. Elle fait le choix judicieux de chercher à mieux comprendre la dynamique actuelle en questionnant les acteurs et en étudiant le rapport à la mort dans la culture innue.

Le chapitre troisième qui porte sur la mort et les rites funéraires chez les Innuat nous semble le plus novateur puisqu’il permet de saisir les rapports entretenus par les Innuat avec l’au-delà. S’il est question d’échange ici, c’est surtout d’échange entre les âmes des vivants et des morts qu’il faut assurer et maintenir. C’est dans ce contexte que se comprend le suicide sacrificiel qui, dans la tradition innue, correspond à la survie du groupe et s’appuie sur des valeurs fondamentales de partage, d’entraide et de réciprocité (p. 160). L’auteure montre que, aujourd’hui encore, les Innuat ont un rapport particulier à la mort qui emprunte à cet univers ancestral. Signes divers en forêts, rêves, pratiques de deuil apparaissent comme des appels des âmes des morts qui tentent de maintenir une filiation avec les vivants.

Dans les chapitres quatre et cinq qui portent sur l’analyse du corpus, l’auteure montre que les valeurs innues comme la famille, la non-ingérence dans la vie d’autrui et la vision même de la mort constituent des marqueurs culturels. C’est ici selon nous que les pistes de recherches nous semblent les plus fructueuses même si ce volet reste peu approfondi. Le fait de parler du rôle ou du non-rôle des familles dans les cultures (la famille est en crise dans toutes les sociétés), dont la culture innue, appelle à s’interroger sur les structures familiales dans toutes les cultures. Les rapports aux grands-parents et aux parents immédiats, les rapports aux frères et soeurs, aux oncles et aux tantes, la place des amis, les réseaux autour de la parenté élargie ou dans une famille nucléaire éclatée et reconstruite, voilà qui fonde la nature des rapports à soi et aux autres dans les cultures contemporaines.

En conclusion, l’auteur montre que les formes de suicide qui ont précédé la sédenta-risation n’étaient pas des actes individuels (p. 191) puisqu’ils nécessitaient l’accord implicite du groupe pour se réaliser. Aujourd’hui, le suicide heurte ces valeurs culturelles puisqu’il s’inscrit dans une certaine forme d’isolement du groupe d’origine. Chose certaine, la culture innue n’est pas suicidogène comme le rappelle l’auteur : « Dans cette question de l’autodestruction, la reconnaissance qu’ont les Innuat de l’individu et la valeur qu’ils lui accordent se manifestent pleinement » (p. 293).

Si le suicide des jeunes interpelle au plus haut point les adultes innus (comme cela touche tous les individus et les sociétés qui vivent les mêmes souffrances), c’est qu’il y a un mal à l’âme, une cassure, qui s’exprime dans cette reprise de parole totale, absolue d’un acteur qui se suicide. Plusieurs informateurs qui ont participé à l’enquête ont répété à Eveno que cette coupure s’exprimait par l’image voulant que « Les jeunes n’aimaient plus la viande de bois ». Symbole de rupture entre générations, rupture de transmission des valeurs, nous dit l’auteure. Nous pourrions tout autant parler de rupture avec ses origines, de perte d’appartenance, de perte de son âme, de perte de sens. C’est à ce niveau que le choc des cultures se situe véritablement.

Il faut reconnaître la contribution de L’Harmattan à la publication et à la diffusion de recherches spécialisées qui peuvent ainsi atteindre des lecteurs sur la scène internationale. La qualité de l’édition reste modeste et le montage aurait mérité une plus grande attention. La diffusion de tels ouvrages reste trop limitée au cercle de spécialistes. Il est malheureux que les résultats de telles recherches ne puissent pas être transmis aux communautés qui ont participé aux travaux. C’est là un défi pour les chercheurs et pour le monde de l’édition. Sous ce rapport, la publication en ligne nous semble indispensable pour commencer à toucher les communautés qui ont le plus à retirer de telles recherches.

Cet ouvrage est important pour comprendre le rapport à soi et aux autres dans la cultu-re innue. À lire pour tout intervenant qui cherche à comprendre le suicide d’un point de vue « autre ».