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Manon Boulianne – Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés est bâti autour de la notion « d’altermondialisme ». Généralement parlant, l’idée d’altermondialisme peut faire référence aux mouvements qui non seulement dénoncent les conséquences négatives de la mondialisation économique, mais soutiennent aussi qu’il est possible d’imaginer, de développer ou de maintenir, dans un contexte global menant à l’homogénéisation économique, politique et culturelle, des modes de penser et d’agir différents des normes imposées ou ne profitant pas uniquement à une minorité fortunée. Dans vos publications sur le sujet, vous utilisez le terme « antimondialisme ». Comment définiriez-vous l’antimondialisme, et comment le mettriez-vous en relation avec l’altermondialisme?

Arturo Escobar – J’ai commencé à employer le terme « antimondialisme » presque instinctivement ; c’est-à-dire qu’il m’a semblé naturel, c’était le qualificatif le plus juste. Maintenant que j’y pense, cela était probablement dû au fait que je suis arrivé à ce sujet à partir du point du vue du « postdéveloppement », qui lui-même provenait d’une position « antidéveloppement ». À la fin des années 1980, je travaillais sur les fondements des luttes « antidéveloppement » en me basant sur l’expérience de quelques mouvements et sur les exposés d’écrivains principalement originaires d’Amérique latine et d’Asie – Ashis Nandy, Vandana Shiva, Orlando Fals Borda, Iván Illich, Gustavo Esteva, et d’autres, en Europe et en Amérique du Nord (il est possible d’ailleurs que ce sentiment ou cet élan antidéveloppement soit aujourd’hui chose du passé). Le postdéveloppement – défini en tant que situation dans laquelle le développement aurait cessé d’être le principe organisationnel central de la vie sociale en Asie, en Afrique, en Amérique latine et dans le Pacifique – était un terme plus modéré, qui a « pris » en quelque sorte, bien que non sans de vives critiques. Dans ce mouvement postdéveloppement, beaucoup rejetaient jusqu’à l’idée de « développement alternatif » qu’ils percevaient comme étant grosso modo la même chose ; après tout, l’expérience du développement durable, participatif, enraciné dans le local, centré sur les femmes, et ainsi de suite – toutes formes reconnues de « développement alternatif » – n’a jamais été particulièrement encourageante pour ce qui est de produire des résultats différents ou même d’autonomiser les groupes au niveau local. Ensuite, c’est à travers une certaine considération de la modernité que le lien entre développement et mondialisation a été formulé. Certains ont commencé à se demander : « quelle est la relation entre développement, mondialisation et modernité? ». À la fin des années 1990, j’en suis venu à penser que les théoriciens, les activistes et les praticiens du développement se trouvaient confrontés à trois projets distincts, qu’eux (et nous) devaient considérer simultanément : le développement alternatif, des projets qui différaient du développement au sens large, du style Banque mondiale, mais se maintenaient cependant dans le cadre des principes communément admis du développement ; les modernités alternatives, formes d’action et manières de penser l’économie, la nature, la personne, etc., déviantes par rapport à la modernité dominante – disons, telle qu’on la conçoit surtout aux États-Unis et en Europe – mais fonctionnant toujours selon les paramètres de l’expérience de la modernité d’origine européenne ; et les alternatives à la modernité, c’est-à-dire la possibilité de découvrir et d’alimenter d’autres visions du monde – des pratiques « créatrices du monde » – ne pouvant se réduire à la seule expérience de la modernité et opérant, au moins en partie, sur la base d’autres pensées, expériences historiques et logiques culturelles. Ce dernier ensemble se distinguerait par des différences non seulement au niveau épistémologique, mais aussi au niveau épistémique, et peut-être également par des présupposés ontologiques différents sur ce qu’est le monde et sur sa manière de fonctionner. L’exemple le plus clair en serait, dans le cas de l’Amérique latine, celui des communautés autochtones qui, bien qu’aux prises avec la modernité, lui sont irréductibles. C’est dans cette irréductibilité que l’on peut découvrir les semences d’alternatives à la modernité. On travaille activement, dans certaines sphères, à cette idée d’alternatives à la modernité.

Maintenant, appliquons cette discussion à la mondialisation. Tout d’abord, il me semble que le principal courant des analyses de la mondialisation – qu’elles soient de gauche ou de droite – présuppose que la mondialisation a pour conséquence inévitable l’universalisation en profondeur de la modernité. J’appelle cela « l’effet Giddens », puisque Giddens avait défini la mondialisation précisément de cette manière ; on pourrait dire que, pour lui, la mondialisation, « c’est la modernité de haut en bas ». On trouve le même présupposé dans les travaux les plus populaires à gauche ; ainsi l’idée de Hard et Negri selon laquelle il n’y aurait pas d’échappatoire à la modernité. Autant que je sache, aucun penseur nord-américain ou européen reconnu ne s’écarte de cette position, à l’exception peut-être de Boaventura de Sousa Santos. (D’ailleurs, je demanderais bien à ces auteurs ce qu’ils diraient dans cinquante ans si la Chine – ou la Chine et l’Inde – avaient si radicalement changé le monde que cela tournerait en dérision l’idée de mondialisation comme universalisation de la modernité.) Non seulement ce consensus me dérangeait vraiment, mais je pensais qu’il était important de garder vivante l’idée « d’alternatives à la modernité ». Et pour cela, il était nécessaire de parler des « mouvements altermondialistes », au moins pendant un moment. Je ne crois pas que cela relève seulement de mon idiosyncrasie. Ce que je constate dans beaucoup de mouvements contemporains, c’est un rejet du projet moderne de société, d’économie, et ainsi de suite. L’intellectuel aymara Félix Pazzi, de Bolivie, dit que les mouvements boliviens portent sur « la transformation totale de la société libérale », c’est-à-dire moderne. Si certains mouvements s’élèvent contre la modernité, au moins au sens où ils rejettent quelques-unes des constructions les plus chères à la société libérale, eh bien, c’est qu’ils s’opposent à toute vision de la mondialisation où la modernité n’a pas d’abord été remise en question. En premier lieu, parmi ces présupposés modernes qui n’ont pas encore été suffisamment scrutés, restent l’hégémonie du marché en tant que mécanisme social central (à la suite de Polanyi), mais aussi les notions culturelles, depuis longtemps communément admises, de l’individu, de la rationalité, de la connaissance, de la propriété, de la nature, de la démocratie, des droits, etc. Aussi, parler des positions altermondialistes suppose-t-il une critique de ces principes. Cela dit, aujourd’hui encore je dirais qu’il existe un certain nombre de projets parallèles qui peuvent se soutenir les uns les autres : l’altermondialisme, et la mondialisation d’en bas, ou une autre mondialisation, toutes étant équivalentes selon moi, ainsi que les principaux courants des mouvements de justice globale ; la mondialisation antihégémonique, l’expression préférée de Boaventura Santos, construite à partir de l’imaginaire du Forum social mondial, où un autre monde est possible ; et les alternatives à la modernité, lesquelles sont aussi des alternatives à la mondialisation, ce qui inclut l’altermondialisme proprement dit, et qui est l’expression qui semble émerger le plus clairement de quelques tendances sud-américaines qui doivent avoir pour slogan « monde et connaissances autrement ». Le choix de l’un ou de l’autre projet est stratégique, mais on met rarement tous ses oeufs dans le même panier – en fait, ces mouvements le font rarement, avançant plutôt le long des trois projets. Mais il est important de garder en mémoire le fait que ces projets sont distincts et abritent différentes notions politiques et différentes conséquences stratégiques.

M. B. – L’altermondialisme peut être envisagé comme un discours (et un processus) sociohistorique et socioculturel construit. En tant que tel, il se fonde certainement sur des paradigmes existants, tandis qu’en même temps, il rompt avec certains postulats hégémoniques sur la société, la nature, l’économie, etc. Dans cette perspective, devrions-nous établir un lien entre les mouvements et les discours alter- (et anti-) mondialistes et le paradigme du développement? Et également, ce que nous appelons les mouvements altermondialistes sont-ils quelque chose de réellement nouveau, ou bien l’altermondialisme n’est-il rien d’autre qu’un nouveau terme générique à la mode pour désigner les mêmes mouvements locaux, régionaux et transnationaux, qu’ils soient féministes, paysans, ethniques, environnementalistes, de droits de l’homme, et autres, qui existent depuis des décennies? Où devrions-nous, si tant est qu’il faille le faire, tracer la limite?

A. E. – Intéressante question. Je crois que vous avez raison de suggérer que l’altermondialisme, en tant qu’ensemble de discours et de pratiques activistes – et je suis bien conscient de prendre trop de libertés en évoquant en bloc un vaste déploiement de mouvements qui mériteraient certainement un traitement plus nuancé, mais je dois le faire pour le moment dans le but de répondre aux points principaux que vous soulevez – provient de paradigmes bien connus (de manière générale, ce que j’ai appelé plus tôt la modernité), tout en essayant de se dégager de ses formes les plus dominatrices et dommageables. De cette manière, comme vous le dites bien, il essaie d’atteindre à certaines significations et pratiques non hégémoniques de la nature, de l’économie, de la société, et ainsi de suite. C’est-à-dire que l’altermondialisme évolue à l’intérieur des domaines du développement alternatif et des modernités alternatives, pour poursuivre dans les termes introduits plus haut ; par exemple, il peut proposer des « sociétés autosuffisantes », « la citoyenneté globale », les « énergies alternatives », des systèmes alimentaires plus localisés, etc. Ce sont des buts importants et louables, ne vous méprenez pas sur ma pensée. Cependant, il ne semble pas vraiment passer à l’étape suivante, qui serait de bâtir des significations et des pratiques anti-hégémoniques au-delà de ses orientations non hégémoniques. L’altermondialisme vise la non-hégémonie, tout en se maintenant encore à l’intérieur d’une vision du monde dominante et « élitiste » (eurocentrique) ; c’est pourquoi il se cantonne à l’espace des « alternatives de (l’intérieur) » et pas des « alternatives à », si cela peut avoir un sens, formulé ainsi. Cela diffère de ce qui pourrait être conçu, au moins de certains points de vue, comme un projet plus radical et – on l’espère – plus visionnaire, celui d’alternatives aux définitions modernes de la mondialisation. Je crois que c’est à cela que Santos fait référence sous le nom « d’utopie critique » lorsqu’il évalue (trop généreusement pour beaucoup de gens) le processus du Forum social mondial ; je pense que certains anarchistes prennent également cette direction. Cependant, pour passer à l’étape supérieure, le mouvement-discours altermondialiste devrait se déplacer sur le terrain des « épistémologies du Sud » (pour rester avec Santos) ou bien s’embarquer dans les projets « décolonialistes » au niveau épistémique, ainsi que semblent y inciter, encore une fois, certains mouvements sociaux et certains intellectuels d’Amérique latine et des Caraïbes. En bref, il semble y avoir « trop d’Europe » et « pas assez du reste du monde » dans les conceptions altermondialistes. Et cela, j’en ai bien peur, est perceptible dans les types de textes et de pratiques qui tendent à devenir les plus populaires parmi les activistes altermondialistes ; la plupart d’entre eux sont produits dans le Nord (par exemple, We are Everywhere, une intervention vraiment merveilleuse, c’est certain, mais dont la popularité n’est pas tout à fait dissociable du fait qu’elle a été produite au Royaume-Uni et écrite en anglais, la lingua franca de ces mouvements). Mais il y a tant de bons textes produits dans le Sud qui restent complètement invisibles sur la scène de l’altermondialisme! Laissez-moi ajouter qu’il y a aussi beaucoup de mouvements très intéressants, bien que moins connus, à travers tout le Sud, en dehors des piqueteros et des situacionistas zapatistes et argentins, les deux grandes stars des mouvements altermondialistes dans l’hémisphère Nord ; aujourd’hui nous y ajouterions le mouvement des Fermiers coréens, comme dans le passé nous y aurions inclus les mouvements anti-Narmada ou Chipko. Je crois qu’il est important pour nous, dans le Nord, de porter davantage d’attention à la diversité des tendances dans le Sud, au-delà des mouvements les plus prisés du moment – là encore, sans minimiser l’énorme importance de ces derniers. J’ajouterais, en passant, que je sais que je devrais m’appliquer la même injonction en ce qui concerne les mouvements, disons, des régions arabes ou de l’Afrique sub-saharienne, dont je suis totalement ignorant!

À présent, pour la seconde partie de votre question : certains de ces mouvements d’aujourd’hui sont-ils nouveaux ou pas? Je dirais : les deux, dans le sens où de nombreux mouvements des dernières décennies ont vraiment, et de manière fondamentale, remis la modernité en question ; mais nos cadres d’analyse du moment, en particulier pour ce qui était de l’économie politique, ne nous prédisposaient pas à les considérer de cette manière. L’économie politique et les mouvements qui s’inspiraient de ce paradigme étaient très importants. Aujourd’hui, bien que nombre de ces mêmes mouvements poursuivent dans la voie des revendications économiques et politiques, ils y incluent également des préoccupations culturelles et épistémologiques. C’est la raison pour laquelle certains d’entre nous ont suggéré que les mouvements sociaux d’Amérique latine devraient être considérés simultanément comme des luttes culturelles et politiques – cherchant en même temps à redéfinir la dimension culturelle du politique (ainsi que de l’économie et de l’écologie) et la dimension politique du culturel (ainsi que de l’économie et de l’écologie).

M. B. – L’altermondialisme (en tant que discours) est-il seulement une autre manière pour les intellectuels du Premier monde de promouvoir leur point de vue, ou bien peut-il mener au développement de manières de voir et d’être dans le monde « pluriverselles » (par opposition à « universelles »)? En d’autres termes, les mouvements altermondialistes peuvent-ils réellement avoir un impact sur les relations de pouvoir entre les idées et les peuples hégémoniques et subalternes?

A. E. – L’un de mes amis à l’UNC (Mark Driscoll), a écrit, dans un courriel à la listserv de notre Social Movements Working Group (SMWG) situé à Chapel Hill[*] : « La Nouvelle-Orléans ne doit pas servir de nouvel “exemple” pour prouver l’exactitude de la théorie eurocentrique ». C’était en réponse à un article appliquant quelques élégants concepts européens (« État d’exception », « crise généralisée », etc.) à la tragédie de Katrina. Il se trouve que c’était une théorie européenne, mais cela aurait pu être une théorie eurocentrique d’Amérique latine ou de n’importe où ailleurs dans le monde ; les théories d’avant-garde de la gauche européenne ont toujours eu beaucoup d’attirance pour l’Amérique latine, en grande partie pour de bonnes raisons, sauf qu’aujourd’hui elles ne sont pas seulement insuffisantes : elles ne font pas nécessairement partie non plus des efforts intellectuels les plus intéressants qui s’y font jour. Maintenant, le fait que vous mentionniez la « pluriversalité » me laisse penser que vous avez lu quelques-uns de ces travaux d’Amérique latine auxquels j’ai fait référence implicitement. Cette notion particulière a été articulée surtout par Walter Mignolo, pour signifier la possibilité d’aller au-delà de tout projet prétendument universel issu de l’expérience européenne, depuis « l’émancipation » et « les droits », jusqu’à « la modernité » elle-même. On peut trouver la version populaire de cette même idée dans la remarque souvent citée du sous-commandant Marcos au sujet « d’un monde dans lequel plusieurs mondes pourraient entrer » – un mundo donde quepan muchos mundos. Ajoutons que si nous prenons cette maxime au sérieux, nous entrons inévitablement dans le royaume des alternatives à la modernité, ainsi qu’à la mondialisation et au développement – la modernité étant comprise comme l’immense Géante Unique vers laquelle toutes les autres trajectoires culturelles devraient forcément converger ; c’est-à-dire que nous entrons dans l’espace de la mundialización, pour faire une nouvelle référence à Mignolo, qui définit précisément ce terme comme un espace mondial dans lequel les modèles universels se trouvent transformés par tant d’histoires locales qu’ils finissent par former la pluriversalité ; nous pourrions aussi le définir comme un espace mondial dans lequel le potentiel épistémique des histoires et des pratiques locales s’élargit jusqu’à inspirer et animer d’autres desseins sociaux, économiques et écologiques. En ce qui concerne le Programme de recherche Modernité-Colonialité en Amérique latine, je renvoie les lecteurs à Escobar 2004.

M. B. – Vous considérez que les mouvements altermondialistes sont fondamentalement de deux types : ceux qui affrontent directement la mondialisation et ceux qui sont engagés dans des luttes apparemment localisées, mais relatives aux « antagonismes sociaux créés par la mondialisation » (Escobar 2000 : 8). Quelle est l’importance du local pour l’antimondialisme, qu’il s’agisse de discours ou d’action? Comment les mouvements antimondialistes peuvent-ils aider les anthropologues et les autres spécialistes des sciences sociales à reconceptualiser des notions telles que le local et le global?

A. E. – C’est une grande question, à laquelle je ne peux pas vraiment répondre de manière satisfaisante en quelques mots. Je ne suis pas sûr que je ferais la même distinction aujourd’hui. Je renverrai les lecteurs à quelques travaux récents. Tout d’abord, pendant un certain nombre d’années, j’ai été amené à aborder la notion de « lieu » comme manière de parler du « local ». Toujours est-il que c’est de cette manière que j’ai commencé à m’intéresser au lieu, vers le milieu des années 1990. À ce moment-là, je travaillais sur la notion de défense du lieu, ou de politiques du lieu, qui avaient pour complément la notion d’échelle – ainsi par exemple, beaucoup de mouvements contemporains, tel que celui des communautés afro-colombiennes du Pacifique, avec lesquelles j’ai travaillé depuis le début des années 1990, peuvent être considérés comme étant basés en un lieu et cependant transnationaux, c’est-à-dire ayant une stratégie de changement d’échelle – du local au global. De cette manière, j’ai parlé des « stratégies de localisation » des mouvements sociaux, qui avaient une dimension scalaire évidente. J’ai trouvé que ces notions étaient utiles sur un plan anthropologique, et je le pense encore aujourd’hui ; les anthropologues savent produire des études ethnographiques localisées et, depuis quelques années, des études ethnographiques incorporant des sites différents à échelles multiples. Je crois que cela est encore utile. Cependant, depuis ces dernières années, je me suis davantage intéressé aux notions de lieu qui permettent de questionner la notion d’échelle. Il subsiste encore une verticalité et une hiérarchie dans toute notion d’échelle qui maintiennent le lieu dans une position subordonnée et, ainsi que certains géographes l’ont signalé, même les notions horizontales basées sur les réseaux ne sont pas tout à fait débarrassées des connotations ontologiques de ce genre. Aujourd’hui, je dirais que la notion de lieu est essentielle à la compréhension de plusieurs mouvements s’élevant contre la mondialisation. Avec un groupe d’activistes et d’universitaires-activistes, nous avons développé un cadre de « politiques du lieu » pour théoriser les lieux en tant que sites de la différence (Harcourt et Escobar 2005). Je dirais que notre intérêt pour ce travail résidait et réside toujours dans les articulations locales et régionales (basées en un lieu) de la différence, en relation avec la mondialisation. Le second développement intellectuel de ce travail, que je trouve passionnant, est l’articulation de ce que certains ont appelé « l’ontologie plate ». Bien que ce concept puise la plupart de ses racines dans la théorie occidentale (depuis Deleuze, Manuel de Landa, la complexité biologique, et quelques approches de l’action en réseau), on peut dire qu’il possède également quelques correspondances anthropologiques, comme par exemple, pour être plus précis, dans les mondes profondément relationnels de quelques peuples autochtones. Mario Blaser, qui était post-doctorant à Chapel Hill en 2003-2005 et se trouve maintenant à la Faculté des Development Studies à York University, a conclu par quelque chose de similaire son travail sur les groupes autochtones Yshiro du Paraguay, par exemple. Aussi mon sentiment est-il que le « langage » de l’échelle et de ses articulations va se poursuivre encore quelque temps, et à juste titre, mais également que d’autres langages, indépendants de cette notion d’échelle, vont aussi émerger, pour rendre compte de ce type de dynamiques pour lesquelles nous ne disposons encore que des notions de liens de cause à effet entre local et global. Pour un état des lieux de « l’ontologie plate » en géographie, voir Marston, Jones et Woorward, à paraître ; et également le travail le plus récent de J. K. Gibson-Graham, à paraître, qui développe la théorie systématique de la différence économique dans la perspective du lieu.

M. B. – Quel type de contribution pensez-vous que les anthropologues seraient plus aptes à apporter à cette question de la mondialisation et aux questions relatives aux mouvements antimondialistes et altermondialistes? Au niveau théorique, quels outils conceptuels seraient les plus adaptés pour les comprendre? Au niveau méthodologique, comment devrions-nous approcher l’altermondialisme?

A. E. – L’anthropologie est particulièrement apte à cette tâche que vous soulignez. C’est ce que nous avons découvert dans notre groupe de travail, Social Movements Working Group, à Chapel Hill, et cet achèvement a généré une bonne dose d’enthousiasme parmi nos étudiants au doctorat. D’une certaine manière, ce groupe s’est constitué en réponse au besoin d’un espace pour faire une anthropologie différente, de – et avec – les mouvements sociaux. Le groupe est bien ancré dans l’anthropologie, mais inclut tout aussi bien des universitaires et des étudiants en provenance de la géographie et de la sociologie[**]. Comme vous le savez, peu d’anthrolopologues à ce jour ont écrit sur l’anti- ou l’altermondialisme (la question n’est pas de mentionner des noms, mais certains figurent ici-même, dans ce numéro d’Anthropologie et Sociétés). La chose importante est que de plus en plus d’étudiants au doctorat travaillent sur ce sujet, font de la recherche, réinventent l’ethnographie et la théorie en cours de route, et bien sûr développent des pratiques activistes en tant qu’élément central de cet effort. Nous avons la chance d’avoir une bonne concentration de ces étudiants à l’UNC, mais il existe d’autres endroits où cette recherche est tout aussi nourrie. Par exemple, à l’Université du Texas à Austin, en quelques endroits au Royaume-Uni, en Scandinavie et en Hollande, et au Programme de doctorat en Études culturelles à l’Universidad Andina à Quito ; nous espérons aussi inclure quelques-unes de ces orientations dans le programme, récemment officialisé, de doctorat en anthropologie à l’Universidad del Cauca à Popayán, en Colombie. Ce qui est intéressant est que nombre de ces étudiants ressentent aussi le besoin de transformer l’anthropologie elle-même – c’est-à-dire d’engager politiquement la pratique de l’anthropologie comme discipline, y compris dans le lieu où ils se trouvent « étudier ». Ce phénomène est cohérent avec la philosophie qu’ils voient émerger des mouvements eux-mêmes et des cadres que quelques-uns d’entre eux utilisent ; par exemple, le cadre des géopolitiques de la connaissance (« modernité-colonialité »), ou le programme de recherche sur les économies alternatives inspiré par J. K. Gibson-Graham et d’autres, le dialogisme, les cartographies critiques utilisées par certains mouvements, ou la tendance aux « ethnographies en réseau » du groupe anthropologique Science and Technology Studies et d’autres sources, y compris les pratiques de recherche des mouvements activistes. D’après notre expérience dans ce groupe, je dirais que le plus important réside dans le besoin de reconnaissance de la légitimité de cette perspective, de pair avec d’autres manières de faire de l’anthropologie.

Comme le dit ma collègue Dorothy Holland, il est encore trop tôt pour être plus précis en ce qui concerne ces directions et ces identités émergentes. Le fait est que les tendances dont nous parlons incluent des anthropologues qui se font activistes, ou bien qui entreprennent explicitement des projets politiques au sein de l’université, mais il ne s’agit pas que de cela ; d’autres aspects importants se manifestent dans ces tendances, y compris des identités hybrides en construction, universitaire-activiste ou intellectuel-activiste, et un brouillage des frontières entre l’université et l’activisme. Tout cela, bien sûr, a déjà eu des précédents dans la discipline, en termes de changements d’interprétations quant aux possibilités de l’engagement universitaire, en relation avec des combats de longue date comme la décolonisation, les projets féministes et antiracistes, etc., et en termes de luttes à l’intérieur de l’anthropologie elle-même, qui remontaient aux années 1960, si ce n’est avant. Mais les aspects nouveaux de ces identités hybrides, intellectuels-activistes, résident dans le fait que ces dernières prennent forme, non seulement à partir du postulat de l’impossible impartialité en ces combats et dans un contexte de débats entre départements sur le caractère de l’anthropologie, mais aussi, de manière importante, dans le fait qu’elles assument leur rôle en se fondant sur les mouvements eux-mêmes. On a le sentiment que ce genre de recherche engagée fournira les bases d’excellents travaux universitaires, et je crois que cela sera démontré au fur et à mesure que les articles et les thèses (et d’autres écrits) commenceront à être publiés et seront plus visibles. Cela me semble être un heureux retour des choses.

Cependant, je vois l’anthropologie, pour sa plus grande part – en particulier aux États-Unis, mais aussi dans d’autres pays – encore largement ligotée dans des canons, des pratiques académiques établies et des routines disciplinaires. Aux États-Unis, il y a ce qu’on appelle les « top departments », groupement autoproclamé qui malheureusement se reproduit en grande partie lui-même, en maintenant toujours à l’identique les pratiques définissant ceux qui doivent obtenir le prestige – la plupart des facultés de ces endroits étant largement ignorantes de ce fait et peu soucieuses de remettre en question la profonde confiance qu’elles ont placée en un système qui leur confère de si grands privilèges. Dans la plupart de ces départements, comme je le disais, se produit par exemple une réification de la soi-disant « théorie », comme si la théorie était quelque outil magique permettant, du seul fait de son existence, de faire de la bonne anthropologie, et même de « l’ethnographie », comme si c’était la seule marque de distinction de l’anthropologie. Bien sûr que la théorie est merveilleuse et importante, mais pas lorsqu’elle se substitue à la formulation de projets intellectuels et politiques sains et intéressants ; et l’ethnographie demeure certainement un moyen exemplaire d’acquérir de la connaissance sur le monde, mais elle ne constitue qu’une partie seulement de l’outillage contemporain de ce genre de recherches. Ce qu’expriment les étudiants, à mon avis, est qu’ils ont besoin de conditions qui leur permettent de combiner leurs projets intellectuels-politiques avec leur cursus universitaire – que les deux soient amalgamés en quelque sorte. Dans les départements d’anthropologie, au moins aux États-Unis, le second a toujours eu la prééminence sur les premiers. À présent, nous nous trouvons dans une situation dans laquelle nous avons besoin de créer les conditions nécessaires pour que puissent coexister des pratiques anthropologiques – différentes – dans une plus grande diversité ; ceux qui désirent poursuivre dans la voie universitaire plus établie pourront, on l’espère, trouver que les nouvelles approches peuvent enrichir la discipline ; inversement, ceux qui pensent développer de nouvelles pratiques engagées pourront puiser dans la longue tradition de rigueur anthropologique une valeur universitaire et intellectuelle, sans que cela signifie pour autant qu’ils doivent d’emblée accepter le « canon », ni sur la forme, ni sur le fond, et tout en étant aussi conscients que l’on ne peut pas réinventer la discipline à volonté. Pour l’exprimer différemment, je pense que la plupart des anthropologues trouveront beaucoup d’intérêt théorique dans ce que les étudiants tentent d’accomplir ; cela en termes de nouvelles idées sur l’ethnographie en tant que méthode (en y incluant les notions d’autoethnographie, de performativité, d’ethnographie en réseau), de nouveaux enjeux sur la réflexivité (largement issus du fait que les activistes sont considérés de plein droit comme des producteurs de connaissance, avec même quelques mouvements produisant leurs propres pratiques de recherche activistes), et bien sûr d’innovations théoriques (concernant une foule de sujets, depuis l’idée de lieu jusqu’aux économies alternatives, la « subalternité », l’altermondialisme, etc.). Dans cette conjoncture, en d’autres mots, « une autre anthropologie est possible », dans laquelle beaucoup d’anthropologues et d’anthropologies peuvent entrer, avec une saine dose de débats, bien sûr.

M. B. – Les « réseaux » et les « maillages » sont représentatifs, selon vous, de la façon dont les acteurs et les mouvements de l’altermondialisme se rattachent les uns aux autres de manière horizontale et flexible (Escobar 2004, 2003, 2000). Vous êtes vous-même engagé dans la création d’un réseau, le World Anthropologies Network, qui a pour but de « constituer un espace dialogique pour discuter de l’anthropologie en relation avec une multiplicité de processus et d’évènements de création du monde » (2003 : 265). Comment reliez-vous cette initiative à l’altermondialisme?

A. E. – Il n’y a pas encore de connexion systématique entre le World Anthropologies Network[***] et les mouvements anti et altermondialistes. Eduardo Restrepo et moi-même avons proposé un angle particulier au World Anthropologies Network, sur le thème « autres anthropologies-anthropologie autrement » (Restrepo et Escobar 2005). Cela signifie que le World Anthropologies Network se positionne clairement en faveur d’une théorie et d’une pratique anthropologique plurielles. En ce sens, je vois le World Anthropologies Network embrasser cet élan vers la transformation de ceux qui travaillent sur l’anti- ou l’altermondialisme d’un point de vue anthropologique, au moins en partie. En fait, l’une de nos étudiantes au doctorat envisage de lier sa recherche sur les projets « décolonialistes » des mouvements sociaux aux anthropologies non hégémoniques que soutient le World Anthropologies Network – son projet procédant lui-même de ce type de relations. Autre développement récent, un anthropologue de Delhi vient de rédiger une recherche post-doctorale dans laquelle il propose de lier les anthropologies de l’Inde avec certaines de celles de l’Amérique latine, dans une perspective explicite de dialogue interépistémique Sud-Sud. Ces développements me donnent de l’espoir, bien qu’il soit encore trop tôt pour affirmer jusqu’à quel point l’imaginaire du World Anthropologies Network entre en résonance avec les étudiants, ou avec d’autres personnes. Jusqu’à ce jour, les actions que nous avons enclenchées visaient à conserver le caractère ouvert du projet. Par exemple, quelques-unes des tâches les plus récentes qu’ait entrepris le réseau lui ont été suggérées par des sessions de discussion avec des étudiants en anthropologie, la plupart au premier cycle, en Colombie et en Argentine, des tâches telles que le développement de plans de cours, de bibliographies, etc. Aujourd’hui, de petits sites de World Anthropologies Network poussent çà et là, la plupart en Amérique latine, quelques-uns en Europe et en Asie du Sud-Est.

M. B. – En fait, ce que vous nous suggérez, c’est qu’en tant qu’anthropologues, nous reconnaissions et prenions réellement la défense de la légitimité de la diversité et de la coexistence de formes multiples de pensée et d’action, y compris bien sûr celles de nature anti-hégémonique qui peuvent être considérées comme des « alternatives à la modernité », et que nous laissions aux voix subalternes la possibilité de se faire entendre partout dans le monde, mais également dans le « monde anthropologique ». De cette manière, la mondialisation, en tant qu’imposition de la modernité, serait aussi remise en cause dans le domaine des sciences sociales aussi.

Merci beaucoup d’avoir partagé votre analyse et vos convictions avec nous.

Entretien traduit par Anne-Hélène Kerbiriou.