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Cet article est le résultat de l’étude d’une intervention humanitaire médicale au Brésil. Elle adopte le point de vue de Saillant, Paumier et Richardson (2003) selon lequel l’intervention humanitaire prend des formes plurielles suivant les groupes en jeu, les contextes, les systèmes de santé et d’aide et les cultures locales[2]. C’est pourquoi il est important d’observer l’intervention humanitaire dans différents contextes, son articulation avec les politiques locales, ses réalisations principales, les représentations qui se tissent, et les écarts entre les principes et les pratiques. L’objectif de cette étude est donc de déceler comment des éléments de l’histoire politique et économique du pays et de la culture brésilienne, par exemple le rapport de la population aux politiques et institutions, ses représentations sur les soins et la santé, influencent l’intervention humanitaire locale.

L’article se divise en deux parties : la première fait un « détour » historique pour comprendre la place de l’humanitaire au Brésil ; en effet il faut montrer comment, dans un cadre politique en pleine évolution, et dans des conditions socio-économiques marquées par la pauvreté, s’inscrivent les pratiques de philanthropie liées à la santé et les principaux mouvements sociaux en accord avec les représentations locales, qui naviguent entre assistancialisme et militantisme. La deuxième partie est consacrée à l’implantation de Médecins Sans Frontières dans la ville de Rio de Janeiro et à l’analyse des possibilités d’accès aux soins, dans le cadre de la contribution de l’organisation à la mise en place du programme de santé national brésilien nommé Programme de Santé de la Famille. Pour cela on présente une ethnographie conduite dans une favela de la ville de Rio de Janeiro et au centre de santé local de MSF. Nos techniques de recherche furent l’observation et les entretiens avec les coordonateurs, le personnel de MSF et les habitants de la favela.

De la philanthropie au militantisme

Les associations philanthropiques médicales du Brésil ont été créées au XIXe siècle, mais leur histoire est peu connue, à l’exception de celle des Santas Casas deMisericordia[3]. Ces hôpitaux fondés par des jésuites ont été la traduction institutionnelle du principe de charité : ils avaient la vocation d’accueillir aussi bien les pauvres, les orphelins et les vieillards que les malades. Ils étaient à la charge des religieux et fonctionnaient grâce à leur travail bénévole. Plus tard, ils ont permis aussi de donner une formation pratique aux étudiants en médecine et le caractère charitable y a été de plus en plus remplacé par le professionnalisme.

En ce qui concerne l’action humanitaire, la première organisation de ce genre a été la Croix-Rouge. Fondée en 1908 dans la ville de São Paulo, elle bénéficie de l’appui du gouvernement et des élites, et elle doit beaucoup à l’intense participation de femmes bénévoles (Mott 2005). En 1914, à l’occasion de l’épidémie de grippe espagnole à São Paulo, elle met en pratique son principe qui est d’apporter de l’aide dans les cas de catastrophes et de calamités, et réalise alors l’une de ses actions principales à São Paulo. Ensuite, ses actions ont pour objectif de pallier les carences dans le domaine de la santé et de la professionnalisation des femmes, avec, notamment, la création des Écoles d’infirmières et la fondation d’un hôpital pour les enfants. La préoccupation quant à la santé des enfants, et plus précisément en matière de mortalité infantile, était une attitude humanitaire, qui s’accordait parfaitement avec l’esprit de l’époque selon lequel l’enfant avait une valeur de capital humain devant assurer le progrès de la nation. On était plongé dans le contexte de la « croisade de la médecine pour la patrie » grâce à laquelle des mesures hygiénistes contribuaient à la construction d’une identité nationale : il était indispensable que les enfants deviennent de « bons travailleurs » qui remplaceraient les « vagabonds » et les « paresseux », héritiers de la période esclavagiste et « responsables de la pauvreté et du retard du pays ».

Dans un premier temps, la population est restée indifférente à l’activité de la Croix-Rouge. Lorsque l’on a compris que l’organisation s’occupait aussi d’autres questions que des contextes de guerre (ce qui d’ailleurs ne concernait pas le Brésil), le nombre des adhésions augmenta considérablement (Mott 2005).

Ces entités à caractère humanitaire et philanthropique ont laissé une marque dans la vie publique au tournant du XIXe et du XXe siècle, étant donné la carence chronique de locaux adaptés aux soins médicaux aussi bien que d’institutions d’enseignement nécessaires à la construction du savoir scientifique.

Actuellement, les organisations humanitaires sont connues au Brésil, surtout pour leurs interventions dans des contextes de guerres et de catastrophes en d’autres points du globe. De plus, le prix Nobel de la Paix reçu par Médecins Sans Frontières en 1999 a eu des répercussions positives dans le pays. Leurs actions locales sont cependant peu connues. On ne voit pas non plus, au Brésil, la représentation médiatique de l’humanitaire telle qu’elle est développée par Luc Boltanski (1993). En outre, le contexte local, dans le domaine de l’assistance « désintéressée à l’Autre », est marqué par la sphère religieuse, surtout par l’Église catholique qui a construit sa visibilité et sa reconnaissance sociale grâce à l’assistance. L’expansion d’autres mouvements, comme les Églises pentecôtistes dans les années 1990, a apporté de notables transformations dans cette sphère religieuse, y compris dans la dimension de l’assistance[4]. Enfin il y a aussi toute une série de groupes religieux afro-brésiliens qui développent des « projets sociaux » tournant autour de la discrimination positive en faveur des noirs et des exclus.

Par ailleurs, les dernières décennies ont été marquées par des évènements nationaux et internationaux qui ont apporté d’importants changements dans l’organisation de la société civile brésilienne. Plusieurs mouvements sociaux[5] se sont organisés autour de la conquête des droits civils et politiques avec l’appui de l’Église catholique et des partis politiques (Steil 2001). Ils ont accumulé un certain capital politique et social et ont permis la formation de nouveaux sujets politiques. Le point culminant de cette évolution a été la proclamation de la Constitution de 1988, constitution progressiste qui annonce une re-démocratisation de l’État par laquelle les problèmes sociaux sont repensés en termes d’équité et d’inégalité sociale. En ce qui concerne la santé, par exemple, la Constitution de 1988 a instauré l’universalité de l’accès aux soins à travers le Système Unique de Santé, seul système public universel d’Amérique latine. Nous reviendrons sur ce point plus loin.

Par contre, les années 1990 sont celles où prévaut une politique néo-libérale qui diminue de plus en plus la responsabilité de l’État dans le traitement des problèmes sociaux. En conséquence, on assiste à une réduction des crédits, et le bien-être de la population est délégué à des organisations privées, le chômage s’aggrave et la pauvreté augmente. Des droits sociaux se perdent, l’État de droit s’affaiblit, les syndicats et les mouvements sociaux se démobilisent. Face à cette situation, se crée une nouvelle organisation de la société civile qui veut rompre avec les formes traditionnelles d’assistance et attribue de nouvelles significations à l’action caritative et au bénévolat. Des mouvements tels que la Campagne Contre la Faim, « Campagne de Betinho », fondée sur une collaboration avec les ONG, les universités et d’autres médiateurs, ont transformé le regard sur la pauvreté et annoncent que le traitement de la pauvreté par la philanthropie sera remplacé par la conquête de droits acquis, garantis par la Constitution de 1988[6]. C’est la première grande mobilisation à propos d’un problème social et c’est le principal mouvement du pays parmi ceux qui vont dégager le bénévolat de l’assistancialisme (Steil 2001).

Néanmoins, pendant cette période également, beaucoup de mouvements sociaux perdent leur place et sont remplacés par les ONG. Le lien avec les mouvements sociaux, les Églises et organisations internationales et gouvernementales font des ONG les héritières de la philanthropie traditionnelle, bien que le caractère bénévole des participants puisse aller de pair avec la professionnalisation. Des interrogations ont surgi à propos de leur rôle, de leurs initiatives et du compromis en vertu duquel le personnel engagé présente une double caractérisation : professionnel-militant (Steil 2001). Dès lors, ces dernières années au Brésil, plusieurs ONG ont joué un rôle nouveau, inscrit dans l’analyse et l’intervention des problèmes sociaux en partenariat avec l’État et les agences internationales auxquelles elles sont liées (Landin 1988). Ainsi, des thèmes comme les droits humains, l’environnement et la famine ont les ONG comme principaux porte-parole dans l’actualité du pays. Parmi ces ONG se trouve Médecins Sans Frontières (MSF). Bien que le caractère humanitaire soit le fondement de l’organisation, ses actions ne se distinguent pas de celles d’autres ONG.

Les ONG au Brésil ont surgi comme un nouveau moyen de revendication de droits sociaux dans la complexité sociale locale et représentent une nouvelle expérience, distincte de celle de l’État et de l’académie, où seul le militantisme peut avoir la parole[7].

Médecins Sans Frontières à Rio de Janeiro

Les interventions de l’organisation Médecins Sans Frontières à Rio de Janeiro débutent en 1995 lorsqu’une antenne de MSF-Belgique s’installe dans la ville. Les relations avec le siège européen sont décentralisées, et seules les activités de coordination générale et de collecte des fonds lui sont confiées. La responsabilité des projets sur le terrain est assurée par le bureau local. Lorsqu’un nouveau projet est implanté, on recrute des professionnels pour former l’équipe de travail qui va effectuer des missions ponctuelles ou de longue durée. Dès que le projet est terminé, ce personnel peut être sollicité par d’autres ONG liées à MSF, être affecté à la Mairie quand cette dernière prend le relais du projet, ou bien être licencié.

La « justification » des actions humanitaires au Brésil est sujette à controverses. Selon le coordonateur général de MSF à Rio de Janeiro : « Il est difficile de justifier une action humanitaire au Brésil, étant donné qu’il ne s’agit pas d’un pays pauvre ». L’observation est pertinente si l’on prend en considération le fait que le Produit Intérieur Brut du pays s’est multiplié par 110 au cours du XXe siècle, ce qui montre que le Brésil s’est particulièrement bien développé économiquement parlant. En revanche, la population passait dans la même période de 17,4 à 169,6 millions de personnes, le PIB per capita n’augmentant que d’environ 11,5 %. C’est dire si la distribution des richesses est inégale. Il ne s’agit pas, dans ces conditions, d’un pays pauvre, mais d’un pays ayant un nombre significatif de pauvres répartis sur le territoire[8]. Jusqu’à aujourd’hui, ces données ont empiré, en particulier au cours des années 1980, en raison de l’hyperinflation, des politiques concernant le salaire minimum, des choix politiques monétaires et des réformes institutionnelles de type néo-libéral.

Rio de Janeiro est l’une des principales villes du Brésil avec une population d’environ six millions d’habitants et elle illustre bien le fossé grandissant entre riches et pauvres dans le pays. Il s’agit d’une ville touristique et bien développée. Cependant, si l’on y trouve des quartiers aisés et des endroits qui font rêver par leurs beautés naturelles, on y trouve aussi des favelas où vivent environ un million de personnes. Ce sont des quartiers privés de toute infrastructure et de moyens d’assainissement. La population y est très hétérogène, mais on peut souligner la prépondérance d’une population de jeunes, métis ou noirs, peu scolarisés, qui gagnent moins et travaillent plus (en moyenne deux heures de plus chaque jour) que le reste de la population (Cardoso, Elias et Pero 2006). Ces quartiers connaissent l’intervention de diverses ONG liées à des projets de développement, assistance, éducation, par exemple, et constituent un ensemble hétérogène. Elles sont plus proches des « pauvres » que beaucoup d’autres organisations, en effet plusieurs d’entre elles se trouvent au coeur même des favelas, mais chacune a un public spécifique : femmes, enfants, jeunes, noirs. Pourtant, elles tiennent le même discours pour justifier leur existence : les carences des habitants. De telle sorte que les ONG font partie des acteurs sociaux qui reprennent et perpétuent l’image de carence de ces quartiers[9]. MSF se trouve parmi ces ONG et son champ d’action est orienté dans le développement des projets d’accès aux soins auprès de favelas de Rio de Janeiro[10]. Ainsi, selon le coordonnateur local de santé, bien que le Brésil soit un « pays riche », les actions MSF sont justifiées à cause du vide laissé par l’État et d’autres organisations en matière de santé. La description ci-dessous concerne l’un des projets développés par MSF. Il s’agit d’une intervention dans le cadre d’un partenariat stratégique avec la mairie de Rio de Janeiro pour l’implantation du Programme de Santé de la Famille du ministère de la Santé.

La contribution de l’humanitaire à la mise en place de politiques locales

Les relations entre les États et les ONG dans toute l’Amérique latine sont fréquemment ambiguës. D’une part, les projets des ONG exigent un partenariat avec les États qui administrent les populations bénéficiaires, car cela permet de mener ces projets à bien. D’autre part, les États ont besoin de médiateurs tels que les ONG pour la mise sur pied de projets de développement ou pour obtenir des financements. Cela signifie que les frontières entre l’État et la définition de ce qui est ou non gouvernemental peut être variable. La mise en place du Programme de Santé de la Famille (PSF) du gouvernement brésilien par MSF illustre bien ces aspects.

La constitution de 1988, avec l’élaboration du Système Unique de Santé, a garanti, en termes légaux, l’accès aux soins de manière universelle, égalitaire et globale dans les services et actions de santé. Pourtant, malgré l’avance politique et administrative d’un système de santé universel, on rencontre encore des difficultés pour apporter l’équité dans l’accès aux soins, surtout dans les zones rurales, dans les périphéries urbaines et les favelas. Des programmes stratégiques sont donc mis en oeuvre par le gouvernement brésilien pour pallier ces lacunes. C’est le cas du Programme de Santé de la Famille (PSF), programme basé sur la politique des Soins de Santé Primaires. Ce programme a été conçu par le gouvernement brésilien pour développer des actions de soins et la promotion de la santé au sein des quartiers pauvres et directement auprès de familles par l’intermédiaire des Agents Communautaires de Santé, acteurs principaux du programme. Il s’agit donc d’un programme destiné aux populations les plus vulnérables et ayant difficilement accès aux soins. Ce programme constitue une stratégie de discrimination positive au sein du Système Unique de Santé.

Il s’appuie sur une équipe multi-professionnelle composée de médecins, d’infirmières, d’aides-soignants et d’Agents Communautaires de Santé. Chaque équipe doit suivre 600 à 1 000 familles, ce qui représente de 2 400 à 4 500 personnes. En outre, le programme constitue un défi, car il propose une nouvelle lutte basée sur la promotion de la santé, contre les difficultés extrêmes d’accès aux soins et sur une distance quant à la clinique individuelle centrée sur le biologique.

Si à Rio de Janeiro, le PSF est implanté depuis 1998, la couverture des favelas assistées est encore très mince[11]. Le partenariat entre MSF et la Mairie a donc été stratégiquement destiné à favoriser l’élargissement du programme. Après quelques enquêtes réalisées par MSF et la Mairie, la favela de Marcílio Dias a été identifiée comme l’une des plus vulnérables en termes d’assainissement, de logement, d’accès aux soins. L’éloignement du centre urbain et des structures de soins faisait aussi de Marcílio Dias le contexte idéal pour l’implantation d’un centre de santé.

Le déroulement du travail en santé est organisé également selon le modèle du PSF : deux équipes de santé, chacune comportant un médecin généraliste, une infirmière, six agents communautaires de santé, un aide-soignant. L’organisation y a introduit un pédiatre, un gynécologue, deux psychologues et un assistant social. Plusieurs professionnels de MSF qui ont travaillé au centre ont été formés et ont eu une expérience auprès du PSF. Le recrutement même du personnel, opéré par le MSF, a privilégié ce genre d’expérience, surtout pour les médecins et les infirmières. Des agents communautaires de santé ont été sélectionnés et formés par MSF et la Mairie. MSF a implanté également des programmes du PSF sur l’hypertension et le diabète, maladies considérées comme prioritaires. La prise en charge consiste en soins médicaux, groupes d’éducation en matière de santé et distribution de médicaments par les agents, chez les habitants. Dans ce contexte, l’organisation a construit son identité en accord avec l’État. Cela signifie qu’elle a pris en charge non seulement les équipes, les activités d’intervention, mais aussi les idéologies et pratiques du Programme de Santé de la Famille. C’est-à-dire qu’il s’est agi pour elle d’assumer les valeurs aussi bien que les actions notamment culturelles de cette politique.

L’inclusion de la « famille » dans les politiques publiques brésiliennes, par exemple, fait partie des exigences de son idéologie néolibérale qui cherche à réduire les dépenses publiques dans les services de santé et à minimiser les conflits sociaux. D’autre part, l’approche de la famille reste indéfinie, étant donné que les situations de vulnérabilité et de risque en matière de santé, vécues par les familles ou dans divers contextes familiaux, ne sont pas claires. On n’envisage pas non plus la distinction entre les approches ou méthodologies nécessaires pour leur prise en charge. Si bien qu’on appelle « santé de la famille » des pratiques traditionnelles de prise en charge individuelle où figurent toutes les sortes d’interventions que l’on peut attendre d’une équipe de santé multiprofessionnelle[12]. L’exemple le plus clair est celui des représentations qui concernent le public visé par le programme : la femme et l’enfant. Il s’agit de représentations qui sont inscrites historiquement dans le développement de l’hygiénisme dans le pays où la biomédecine envisageant la construction d’une nouvelle identité nationale commence à s’intéresser aux comportements familiaux. Pour cela, les objectifs primordiaux sont la réduction de la mortalité infantile, le contrôle de la natalité et la construction de corps sains pour l’industrialisation croissante. Par rapport à la santé des femmes, ce sont les idéologies et pratiques de la biomédecine qui, en se limitant aux fonctions reproductrices, conduisent les interventions. Pourtant, les principes adoptés pour la santé des femmes obéissent aux principes du Programme de Santé des Femmes du ministère de la Santé qui incorpore tant les exigences des organismes internationaux que celles des mouvements féministes. Ces exigences visent à rendre compte des événements de la reproduction humaine tout en élargissant la notion de santé des femmes pour aller au-delà de l’accent mis sur la reproduction[13]. Ainsi, le programme est orienté sur un modèle de famille conçu comme « idéal » dans les représentations modernes et ne prend pas en compte les aspects socioculturels de familles en situation de vulnérabilité.

Par ailleurs, au sujet du PSF, quelques analyses montrent que son implantation dans des zones plus vulnérables, son émergence dans un contexte de crise et de rationalisation des dépenses publiques, sans oublier la priorité accordée aux actions de promotion de la santé basées sur une faible intégration de la technologie, tout cela l’amène à proposer une simplification du traitement accordé à la santé : en fait, un programme pauvre élaboré pour les pauvres (Senna 2002).

Les rapports entre le PSF et MSF ont conduit à la création d’une culture commune où les coordonateurs locaux et le personnel de terrain naviguent facilement d’une institution à l’autre. Ainsi, l’équipe de MSF s’est engagée dans le PSF sans remettre en question les actions qui visent à modeler des comportements ou à servir les intérêts d’une politique néo-libérale.

La favela de Marcílio Dias et les contraintes pour l’accès aux soins

Marcílio Dias appartient au plus grand ensemble de favelas de Rio de Janeiro appelé Complexo da Maré, situé à proximité de la Baie de Guanabara et des principales voies d’accès à la ville. Cette favela compte 12 000 habitants et 2 300 domiciles[14]. Font partie de son paysage beaucoup de petits commerces, de petits bars, de petites officines de réparation, une école primaire et un collège, plusieurs églises pentecôtistes et une église catholique. La plupart de ses habitants sont d’origine rurale. Ils sont venus de la région Nordeste, région la plus pauvre du Brésil, pour chercher de meilleures conditions de vie en milieu urbain. Beaucoup d’entre eux appartiennent à la même famille, formant ainsi une dense chaîne de sociabilité. Ils sont ouvriers de la construction civile, pêcheurs, ramasseurs de papier et d’ordures et constituent un marché du travail informel. La plupart d’entre eux ont un revenu mensuel inférieur au salaire minimum[15], ce qui rend la lutte pour la survie encore plus dure.

Au Brésil, les difficultés d’accès aux soins sont associées à l’infrastructure sanitaire et à l’organisation des services. En effet, le manque de stocks de médicaments dans les dispensaires publics et la mauvaise qualité des services contribuent à ce que le système de santé se révèle surchargé, onéreux et inefficace en matière d’accès aux soins. En outre, la distance, le transport, les obstacles économiques affrontés par la population pauvre habitant les favelas aggravent ces difficultés. Les situations des habitants de Marcílio Dias évoquées ci-dessous sont exemplaires :

Mario, travailleur du secteur informel, malgré sa fièvre et son mal de gorge va au service des urgences de l’hôpital le plus proche qui se trouve à cinq kilomètres. Après trois heures d’attente, il est reçu par le médecin qui ne l’examine pas mais qui lui fait une radio des poumons. Rien n’est diagnostiqué et Mario rentre chez lui. Il ne guérit pas et se rend au centre de santé situé à sept kilomètres de chez lui. Dans ce centre, le nombre des consultations médicales est limité. Pour être reçu, il doit arriver à 4 heures du matin. Il est reçu vers 9 heures du matin. Finalement, le médecin diagnostique une amygdalite bactérienne et lui prescrit des antibiotiques.

Rita vient du Nordeste et séjourne à Rio de Janeiro depuis deux mois. Elle a consulté le médecin du centre. Depuis un an elle a des maux de tête. Le médecin l’adresse au neurologue de l’hôpital. Celui-ci lui reproche de ne pas avoir consulté et l’envoie au centre-ville pour réaliser une tomographie. Ne sachant pas encore s’orienter dans la ville, elle n’y va pas ; de plus, « le médecin était très antipathique ». Elle reste sans diagnostic et sans traitement.

Helena est allée au centre de santé le plus proche pour voir un gynécologue. Après avoir attendu 4 heures, elle est reçue par le médecin qui l’envoie à l’hôpital pour réaliser une mammographie. Au bout d’un mois, elle réussit à prendre rendez-vous. Le jour dit, elle se rend à l’hôpital mais n’est pas reçue à cause d’une grève des professionnels de santé. Ayant déjà dépensé beaucoup de tickets de bus, elle n’y retourne pas.

Ces situations illustrent les obstacles économiques, géographiques et culturels qui entravent l’accès aux soins. Les indicateurs socio-économiques et ces difficultés d’accès aux soins font bien de Marcílio Dias une région à risque pour la santé en général.

Dans les favelas brésiliennes, il y a encore d’autres facteurs pour aggraver l’exclusion des habitants, ceux qui sont liés à la violence engendrée par le trafic de drogue. Effectivement, les favelas abritent les planques les plus importantes pour le trafic de la drogue qui représente un enjeu économique considérable. Cela contribue à la criminalisation[16] et, en conséquence, à l’augmentation de la ségrégation spatiale et sociale de ces quartiers. Il n’est pas rare que des organismes ou institutions, professionnels et bénévoles du secteur de la santé renoncent à y travailler en raison de la violence engendrée par les confrontations entre la police et les trafiquants de drogue. À Marcílio Dias la menace constante que ces heurts font peser sur les habitants leur fait éviter certains endroits dans leurs itinéraires quotidiens. Ainsi, Maria ne rend plus visite à son fils qui habite tout près de la boca de fumo[17]. Laura fait un détour tous les jours pour arriver chez elle afin de l’éviter. Cette peur n’est pas dénuée de fondement, étant donné qu’à l’arrivée de la police la scène va s’enflammer : des tirs croisés auront lieu et des personnes innocentes risquent d’être tuées. Généralement, cette arrivée est annoncée par des olheiros[18] avec des codes d’alerte : un pétard annonce l’arrivée de la police, deux pétards, des renforts policiers arrivent, plusieurs pétards, la police s’en va. J’ai connu l’une de ces situations un jour où la police est arrivée avec la Caveirão, voiture blindée qui a pour fonction de protéger les policiers des attaques des trafiquants de drogue. Mais le fait d’être cachés dans leur véhicule leur permet d’interpeller les hommes et les femmes qui passent, par haut-parleur : « Rentrez chez-vous si vous ne voulez pas être tués ! » « Vagabond, pourquoi tu ne vas pas travailler ? » « Bandes de salopes ! ». Des hélicoptères survolent très bas les alentours du centre de santé et on voit les policiers armés de fusils à l’intérieur. Les fonctionnaires de MSF me rappellent à l’ordre avec quelques autres, car nous sommes à la porte à regarder la scène : « Vous voulez mourir ? Vous ne voyez pas le danger ? Rentrez tout de suite ! ». Ce jour-là, la population et les professionnels du centre partagent la même terreur. Louise, une patiente du centre, explique qu’elle « souffre des nerfs »[19] et a « mal au coeur ». Cela arrive surtout quand elle voit la police. Le récit des habitants est paradoxal : « Ici ? Non, ce n’est pas dangereux, sauf quand arrive la police ».

MSF travaille avec des consignes de sécurité et c’est pourquoi l’équipe ne me laissait pas circuler seule pour mon travail sur le terrain. Malgré mes protestations, les membres de l’équipe m’escortaient, me laissaient chez les gens et venaient me reprendre après, pour me protéger[20]. Ce n’est que dans des situations exceptionnelles, reconnues comme présentant un risque pour les professionnels, que le centre est fermé et que l’on renonce aux visites à domicile.

Les visites à domicile relèvent d’une stratégie importante pour créer une relation de proximité avec les habitants. Elles sont réalisées surtout par les agents communautaires de santé qui ont sous leur responsabilité certaines parties de la favela pour assurer des activités de promotion de la santé. Elles servent à connaître la réalité des familles, à identifier leurs principaux problèmes et, ensuite, à développer des actions éducatives et intersectorielles. Pourtant, on observe des écarts importants entre les principes de promotion et la pratique de ces professionnels. À titre d’illustration de cette ethnographie, pour montrer ces écarts, il suffit de suivre la routine de travail des agents communautaires de santé.

Les Agents Communautaires de Santé (ACS) : les ambiguïtés entre l’assistancialisme et la promotion en santé

L’implantation du centre MSF a suivi les principes du PSF qui s’expriment suivant le vocabulaire de la promotion de la santé. Pour cela, l’engagement des ACS est fondamental : en effet, en tant qu’habitants du quartier où a lieu l’intervention, ils assurent une « médiation culturelle » entre l’équipe de santé et le public. Pourtant, pour la plupart de ces ACS, être engagé à MSF représente plutôt une sorte d’inclusion sociale dans un contexte où la plupart des habitants n’ont accès qu’au marché du travail informel. C’est le cas de Silvia qui, à l’âge de 40 ans, n’avait jamais travaillé dans un cadre formel :

Quand je me suis inscrite pour la sélection de MSF je ne savais pas du tout ce que faisaient les ACS. Des amis ont réussi à faire une liste des attributions des ACS et cela m’a aidée pour l’entrevue de sélection. Quand j’ai été admise, je n’ai pas pu y croire : jamais avant je n’avais eu une carte de travail !

Le caractère ponctuel de ces engagements et l’offre d’emploi précaire au Brésil permettent de comprendre que l’entrée dans l’organisation est plutôt considérée par la population locale comme la possibilité d’avoir un travail. Ainsi, il ne s’agit pas d’un personnel porté par un investissement basé sur un « esprit humanitaire », la possibilité de rencontrer des gens, l’occupation du temps libre ou le désir de valorisation sociale comme il arrive souvent dans des organisations humanitaires ailleurs[21].

Par ailleurs, si d’une part l’entrée à MSF représente une valorisation, d’autre part, le manque de reconnaissance des habitants, les conflits dans l’équipe et ses exigences constantes entraînent un sentiment de frustration et font que l’on n’envisage le travail d’ACS que de façon temporaire. Beaucoup de ces agents veulent acquérir une formation d’aide-soignant pour être reconnus comme professionnels de la santé. Parlons de ces situations de conflit.

Je les ai accompagnés pendant plusieurs des visites à domicile. Dans la rue, nous sommes arrêtés plusieurs fois par les habitants qui formulent diverses demandes : des rendez-vous médicaux, des médicaments, les résultats des examens. Les ACS répondent aux demandes comme ils peuvent. Ils fixent les rendez-vous, récoltent les ordonnances pour apporter les médicaments, renseignent sur les examens. Pour toutes les questions de santé qui leur sont posées, ils renvoient au personnel soignant qui, surchargé, le leur reproche.

En effet, on ne voit pas les ACS s’appliquer à la « promotion de la santé » si préconisée par le ministère de la Santé et MSF, bien au contraire ; il ne font qu’un travail répétitif et sans beaucoup d’efficacité :

— ACS : Vous êtes allé au rendez-vous médical ?

— Habitant : Non.

— ACS : Pourquoi ?

— Habitant : J’ai oublié…

Ces visites doivent être dispensées à toutes les familles. Cependant, on note une sorte de « sélection ». La priorité est plutôt accordée à certaines familles présentant des problèmes sociaux ou des problèmes de santé spécifiques. L’aspect relationnel joue aussi : Antonio ne rend pas visite à certaines familles où il y a des conflits. Elsa se rend toujours chez les mêmes personnes âgées alitées. Bruna visite tous les jours la famille d’Ana, handicapée mentale, pour lui « apprendre à s’occuper des enfants » et elle n’a pas de temps pour « certaines femmes qui sont à la rue à faire des commérages ». Sandra déclare qu’elle ne rend plus visite à la famille de Claudia « parce qu’ils sont difficiles ».

Si les plus visités éprouvent un sentiment de valorisation, en raison de la protection et du soutien apporté, ceux qui sont négligés sont outrés d’être exclus. Un ACS a même été menacé par les trafiquants de drogue en raison de son refus de leur rendre visite. La population va se plaindre de ces professionnels au centre de santé. Des conflits éclatent entre eux et le reste de l’équipe.

En effet, malgré l’importance attribuée aux ACS par le centre, on observe que pour lui leur rôle se limiterait plutôt à distribuer des médicaments aux gens et à fixer les rendez-vous médicaux. Et la crédibilité des ACS eux-mêmes auprès des habitants de Marcílio Dias provient de leur efficacité dans la réalisation de ces tâches. La demande des médicaments et de consultations médicales est assez fréquente chez les habitants de Marcílio Dias. Les mesures non médicamenteuses, comme les régimes, les bains, les compresses, ne sont pas bien acceptées comme le dit Julia, une patiente du centre : « Je n’ai pas besoin d’aller chez le médecin pour qu’il me dise de faire des compresses. Je veux une piqûre ». Cela ne veut pas dire que l’ordonnance sera observée. Dans plusieurs familles, au cours des visites, on peut retrouver les médicaments presque intacts, car, lorsque les symptômes disparaissent, on abandonne le traitement.

On remarque alors qu’il y a une diversité de conceptions et d’intérêts quant à l’accès aux soins parmi les acteurs sociaux. Pour ces habitants, par exemple, le centre de santé représente plutôt l’accès aux médicaments et à la figure la plus élevée dans la hiérarchie professionnelle de l’équipe de santé : le médecin. En fait, la présence du médecin dans le quotidien de la favela, auparavant dépourvue de services de santé, est perçue comme un privilège, alors que les ACS ne sont considérés que comme des facilitateurs de rendez-vous médicaux.

Étant donné le degré élevé des inégalités sociales et des difficultés socio-économiques de la population de Marcílio Dias, il n’est pas surprenant que les interventions effectuées par MSF, bien que compétentes et reconnues comme positives, n’aient pas réussi à réduire les pratiques assistancialistes. Il faut dire que les pratiques sociales à l’origine des inégalités sont largement réparties et observées dans tous les segments de la société brésilienne. De sorte qu’une grande partie des situations qui peuvent être identifiées comme telles sont suffisamment ambiguës pour donner une perception négative de leurs significations. Ainsi, les professionnels du centre n’interprètent pas leurs pratiques comme assistancialistes. Pour eux, porter les médicaments chez les gens, par exemple, « c’est absolument nécessaire, car s’ils n’ont pas de médicaments, ils s’en fichent ». Il s’agit là d’une posture identique à celle que l’on trouve dans les institutions de charité qui inscrivent leurs usagers dans la perspective du manque : matériel, émotionnel et spirituel.

Considérations finales 

L’étude de l’aide humanitaire au Brésil se révèle être une dimension importante dans une réflexion sur la question sociale locale où les interventions humanitaires ne se distinguent pas de celles de l’État ou d’autres ONG.

Dans le Brésil actuel, l’espace public de la santé est diversifié et passe par différents agents d’intervention, mais il est aussi traversé par différentes valeurs et idéologies. Cet élément acquiert un certain relief lorsque l’on sait qu’existe une tradition locale habituée à placer l’assistancialisme et le droit à l’accès aux soins dans les mêmes domaines. L’histoire récente liée à l’esclavage (jusqu’en 1888) et à la dictature militaire (1964-1988) est représentative des longues périodes d’élimination des droits civils et politiques dans le pays. Cet aspect traduit les rapports hiérarchiques propres à une société qui a été esclavagiste, et où l’appartenance sociale a longtemps dépendu de l’insertion dans les rapports de clientèle qui garantissaient certaines protections en contrepartie de l’allégeance à un patron. Dès lors, on observe une tradition culturelle de relations sociales qui s’ancre dans une politique d’assistance et de clientélisme par le biais des actions tutélaires de l’État et par la philanthropie.

En adoptant une politique néo-libérale, le Brésil a fini par rendre légitime le pouvoir d’une élite et le maintien d’une inégalité particulière. C’est ainsi que le discours sur les « droits », « droits humains », « citoyenneté », repris volontiers par les ONG comme MSF au Brésil, n’a pas eu une place significative au sein de la société brésilienne[22]. L’anthropologue Teresa Caldeira (1985) nous offre des pistes pour le comprendre en montrant comment la notion de « droit » est circonscrite au domaine du travail pour la population brésilienne. Selon l’auteure, l’ensemble des prestations garanties par le droit du travail tire son origine de la création de la législation professionnelle qui se met en place sous le gouvernement de Getúlio Vargas dans les années 1940, moment où les pauvres voient la reconnaissance de leur pleine appartenance sociale. C’est un moment marqué par la tentative de rompre avec une représentation négative du travail, héritière de l’époque esclavagiste. Cependant, inscrits et nés dans une politique paternaliste, les droits semblent résulter d’un don. Dans cette optique, l’incorporation des individus au monde des droits sociaux se fait à travers les actions tutélaires et l’activité organisatrice de l’État. Cela rejoint l’interprétation de l’anthropologue Roberto Da Matta (1987) qui définit le pays comme une société qui privilégie les liens interdépendants. Il souligne l’importance de la hiérarchie dans le contexte brésilien. La prépondérance de la logique hiérarchique entraîne une vision négative de la citoyenneté ; celle-ci y apparaît porteuse de devoirs et d’obligations des individus envers l’État. Dès lors, comme le souligne l’auteur, naît une tendance qui cherche à transformer des droits en privilèges et à représenter la loi et l’espace public comme menaçants. C’est-à-dire que, dans la notion même de citoyenneté, il y a certaines attributions morales. Dans ce sens, la notion de citoyenneté qui englobe celles de justice sociale et de solidarité est une construction sociale en constante mutation. Autrement dit, l’accès aux droits au Brésil n’est pas disponible pour la population pauvre, ce qui fait qu’elle cherche à supprimer ses carences au moyen de relations sociales de caractère hiérarchique. C’est ce qu’on observe dans l’expérience de MSF à Marcílio Dias. Il faut en conclure qu’il y a une ambivalence entre les propositions de promotion de la santé par l’organisation et les pratiques de soins effectivement apportées. Dans ce sens, les agents communautaires de santé non seulement renforcent les expectatives assistancialistes de la population, mais aussi les légitiment comme demandes de droits aux soins. La relation entre les professionnels du centre et les habitants révèle que, si on ne peut entrevoir une amélioration dans les conditions d’accès aux soins, les relations hiérarchiques se présentent comme une réelle possibilité d’inclusion sociale. Dès lors, dans le cadre d’une représentation de la société, l’idée d’égalité n’a pas sa place. C’est ce que nous observons quand les soins médicaux sont perçus comme émanant de la « bonne volonté » et du « bon coeur » des professionnels de santé.

Les principes du PSF soutenus par Médecins sans frontières mettent en lumière la façon dont les politiques locales peuvent s’articuler avec le contexte plus large de l’humanitaire où l’accès aux soins est primordial. L’ensemble des organisations humanitaires est unanime dans l’affirmation que c’est au droit commun de résoudre les problèmes de santé. En même temps, elles ouvrent de plus en plus de dispensaires pour faciliter l’accès aux soins des personnes démunies. Ainsi, il n’est pas rare que plusieurs organisations humanitaires prennent pied sur le terrain des États et assurent une sorte de privatisation de quelques fonctions politiques. D’autre part, le fait que parmi elles, certaines font la médiation entre l’État et la population bénéficiaire leur confère un espace de légitimité et pouvoir. Par le moyen de projets spécifiques, en apportant des compétences techniques, elles sont capables de contribuer avec l’État à l’implantation de politiques publiques. Leur indépendance financière liée à la non-appartenance aux partis politiques en font souvent des alliées des populations bénéficiaires. L’implantation d’un centre PSF par MSF en est un bon exemple.

Le PSF est une politique de discrimination positive qui cherche à réduire les inégalités en matière d’accès aux soins chez les populations défavorisées. La discussion sur le sens de ce genre de politique permet de remettre en question le rôle de l’État sur ces aspects. En conséquence, les inégalités sociales ne sont pas abordées d’un point de vue structurel, mais au moyen d’actions focalisées, segmentées, de politiques compensatoires, de programmes de réparation qui, en diminuant les tensions et les conflits, conservent sans les transformer, voire renforcent les représentations sociales des dépossédés et des nécessiteux. Il est donc impossible pour l’organisation d’assumer la responsabilité de l’État quant à la santé de la population. Bien que les soins apportés par MSF n’aient pas été négligeables et aient représenté une importante ressource, propre à pallier les besoins en santé des habitants de Marcílio Dias[23], lorsque MSF quitte le projet en janvier 2006, pour céder la place à la Mairie de Rio de Janeiro, la population se ressent de ce changement, surtout au niveau du manque d’une offre plus constante de médicaments et de médecins.

Les interventions humanitaires sont souvent critiquées de ne pas tenir compte du contexte local et des cultures des populations visées[24]. En fait, en dépit des principes humanitaires universels, les interventions s’inscrivent toujours dans un cadre social et culturel aussi bien que dans la relation avec des individus. Si l’on veut considérer une anthropologie de l’aide humanitaire, on doit inévitablement tenir compte de l’histoire, de la politique, de la culture et des connaissances locales. Néanmoins, il faut considérer que l’aide humanitaire aussi est éclairée par le contexte local. L’exemple de MSF à Rio de Janeiro montre que le domaine de l’humanitaire porte la marque d’une polysémie interreliant plusieurs acteurs, discours et pratiques.