Corps de l’article

Introduction

En élaborant une approche anthropologique de l’objet « citoyenneté », Neveu (2005) propose de révéler les contours, ainsi que la fabrication de l’activité politique par les « gens eux-mêmes » et par ceux qui en font leur objet de recherche. Selon Neveu (2005), faire de la « citoyenneté » le point focal de nos recherches permet d’aborder autrement les formes du politique, de poursuivre notre réflexion sur le politique dans les sociétés contemporaines et d’enrichir certaines théories convenues par un regard critique. Cet article s’inscrit dans le prolongement d’une telle proposition.

Mon objectif est de présenter un cadre dans lequel l’activité politique et cognitive de sujets/acteurs de nations minorisées (ce que j’appelle ici l’exercice d’une citoyenneté hétérogène) peut être saisie, examinée et débattue. Ce faisant je prendrai appui sur des travaux de Schwimmer (2000 et 2003), Negt (2007) et Breaugh (2007), qui permettent de montrer les contours d’une telle citoyenneté et d’établir une relation avec le processus de décolonisation de nations minorisées.

Dans le but de mettre en relief les éléments anthropologiques d’une citoyenneté hétérogène, le cas de Grande-Vallée au Québec a été retenu. Ce cas est en effet considéré par certains chercheurs (Laplante 1995 ; Blais 1999 ; Foisy-Geoffrion 2004) comme emblématique de pratiques oppositionnelles instituées au Québec entre 1840 et 1970.

Dans la première partie de l’article sont définis les contours de la citoyenneté hétérogène, notion utilisée ici pour conduire une analyse critique du cas. Quelques précisions méthodologiques étant apportées, on s’intéressera ensuite au matériel recueilli au cours du terrain en archives. Enfin, on discutera des possibilités et limites d’une telle citoyenneté au sein du processus de décolonisation[1].

Une citoyenneté hétérogène

Considérant que la décolonisation est un processus complexe, plusieurs chercheurs accordent de l’importance à ses dimensions culturelles et politiques. Tel que le soulignent Nederveen Pieterse et Parekh (1995), la décolonisation ne peut être réduite à certaines dimensions politiques, soit la libération nationale et le problème de l’indépendance. Les visées de la décolonisation sont multiples, éclatées, et les divers facteurs qui y contribuent ne se présentent pas toujours de la même façon. Pour étudier un tel processus, les chercheurs doivent donc tenir compte de la colonisation du monde vécu et repérer tant les limites au-delà desquelles le sujet postcolonial s’installe que les critiques qu’il formule. Smith (1999) abonde dans ce sens. Elle postule en effet que, plus encore que le transfert des instruments de gouvernement, un indice du processus de décolonisation peut être décelé quand il y a destitution du pouvoir colonial (notamment sur les plans bureaucratique et psychologique), de même que réappropriation du territoire et du savoir par le sujet local.

Dans le but de mettre en scène l’action politique et cognitive au sein d’un tel processus, Schwimmer (2000, 2003) souligne que la « citoyenneté » d’un État où une nation a fait l’objet d’une conquête (autochtone du Canada, basque, maorie, québécoise) se définit selon des paramètres différents de ceux qui caractérisent la majorité des États-nations en Occident. De son point de vue, la « citoyenneté » mise de l’avant par un tel État repose sur une position politique et linguistique qui peut confiner le sujet à jouer le rôle de l’Autre au sein d’institutions dont les assises sont hétérogènes. Schwimmer situe l’exercice de cette « citoyenneté » dans la médiation entre l’État, siège des politiques qui minorisent, et la nation préfigurée par le sujet local. En faisant référence à Foucault dans le cadre de communications personnelles (Gagné et Campeau 2008), Schwimmer souligne qu’il s’inscrit dans le prolongement de recherches qui se placent du point de vue du sujet. Ainsi donc la médiation à laquelle il fait référence serait caractérisée par des luttes qui, en se déployant autour d’une question[2] particulière, « combattent diverses formes de subjectivité et de soumission » (Foucault 1994 : 227). Elle renverrait aussi à un sujet « attaché à sa propre identité par la connaissance de soi » (ibid.).

Dans cet article, je souhaite enrichir cette perspective. En effet, les travaux de Negt (2007) et Breaugh (2007) permettent d’envisager un espace public « oppositionnel » au sein duquel l’action politique se dissocierait du régime (l’État qui minorise) par le moyen d’une subjectivation qui serait créative sur le plan politique. Selon Negt (2007 : 59), le sujet « fait ses expériences » au sein d’un mode de production dont les horizons sont tracés par une relation entre le privé et l’espace public bourgeois. Ces expériences comprennent « la socialisation primaire, la construction psychique de la personnalité, l’école, l’apprentissage de connaissances professionnelles, le temps libre, les mass médias » (ibid.). Elles concourent par leur force suggestive à la formation d’une « connexion aveuglante » qui amène le sujet à s’identifier au régime (industriel, bourgeois). Pourtant, dans un contexte où un sujet collectif et pensant adviendrait en devenant « oppositionnel », l’espace public qu’il mettrait en place à cette occasion lui permettrait de vivre une expérience nouvelle.

Breaugh (2007) étaye ce propos par une recherche historique portant sur des sujets locaux en Europe. Les cas étudiés illustrent la façon dont une expérience non-identique de personnes exclues de la chose publique entre en lutte contre l’État et installe un autre mode de politique. Sur la base de leur désir d’expérimenter un nouveau vivre-ensemble, ces personnes créent un sujet politique en agissant de manière concertée. Il ressort des cas présentés par le chercheur qu’une expérience nouvelle émerge du passage au politique. Les cas relevés montrent que la visée est de transformer un rapport de pouvoir, celui de gouvernant/gouverné, en accentuant le principe d’isonomie (qui renvoie à l’égalité et l’autorégulation démocratiques d’une société). L’expérience nouvelle naît dans des espaces créés à partir de liens politiques inédits tels que la fraternité (des pratiques visant l’égalité dans les rapports sociaux et l’unité du collectif), la pluralité (des pratiques de prise de parole et d’action commune de personnes se considérant comme distinctes et égales) et l’association (des pratiques de discussion et de délibération au sein de l’espace créé). Il découle de telles expériences qu’un mode de la politique peut être créé par le sujet local en vue de transformer un rapport de pouvoir.

En définitive, diverses pratiques (telles que la prise de parole, l’action commune, la délibération) peuvent susciter la décolonisation, c’est-à-dire la destitution du pouvoir colonial et la mise en oeuvre de l’indépendance politique et culturelle. La question est de savoir si une citoyenneté hétérogène est susceptible de rompre la « connexion aveuglante » au régime (à l’État et au marché) et créer un espace public oppositionnel en vue de transformer le rapport colonial. Logée dans une dynamique d’exclusion/inclusion, une telle citoyenneté peut être révélée à travers les ressources symboliques[3] qui la soutiennent et les visées transformatives dont elle est porteuse – nous reviendrons sur ces points en dernière partie.

Précisions méthodologiques

Le cas de Grande-Vallée est exemplaire d’une opposition ayant marqué le Québec entre 1840 et 1970. Au cours des années 1930, les familles de pêcheurs de ce village de Gaspésie (accessible par la mer seulement avant 1955) ne peuvent plus ni exporter le poisson pêché ni avoir accès aux terres forestières adjacentes au village. Esdras Minville[4], figure proéminente du nationalisme canadien-français au Québec et directeur d’une école dont la mission est de former l’élite économique, entreprend de libérer les terres de la vallée en vue de les rendre aux habitants.

Quelques chercheurs se sont penchés sur ce cas. Laplante (1995) s’interroge sur le lien entre la création d’un syndicat forestier dans ce village et une autre expérimentation coopérative au Québec. Blais évoque dans un article de 1999 ce cas de développement durable avant la lettre où les coopérants ont été préoccupés du renouvellement de la ressource forestière. Enfin, Foisy-Geoffrion (2004) établit un lien entre l’élaboration de la doctrine de développement socioéconomique de Minville (dont les assises sont le catholicisme social et le nationalisme économique) et le lieu de son expérimentation sociale, Grande-Vallée.

Tout en soulignant l’importance du cas, ces chercheurs fournissent peu de détails sur les dimensions historiques, politiques et culturelles de la création, de la forme et de la dissolution du Syndicat forestier, et peu également sur le rôle joué par Minville dans la reproduction du sujet local. L’objectif de cet article est d’illustrer les possibilités d’une citoyenneté hétérogène au sein de la (dé)colonisation. Il ne s’agit pas de montrer que Minville ait visé la (dé)colonisation mais plutôt de mettre en évidence dans une perspective critique en quoi son activité politique et cognitive s’inscrit dans un tel processus.

Le travail de terrain a consisté à excaver divers documents et pièces de correspondance autour de la figure de Minville et à propos de Grande-Vallée (village considéré par celui-ci comme le microcosme de la nation)[5]. En anthropologie, nous savons que des cas périphériques ont le potentiel de révéler certains fondements de la société étudiée. Il ne s’agit pas d’utiliser de tels cas pour porter un jugement à posteriori, mais plutôt pour proposer une interprétation et donc susciter une discussion. La présentation des dimensions politico-symboliques de ce cas permet d’éclairer les composantes d’une citoyenneté hétérogène et le sens qu’elle a pu prendre au sein d’un processus de (dé)colonisation. Une partie des données ainsi que l’interprétation proposée sont inédites[6].

Le matériel est présenté en deux sites[7] : la médiation, la forme de l’espace public et l’expérience du sujet sur la Côte-de-Gaspé (site 1), la généalogie de ressources symboliques internes (site 2). J’ai pris le parti de présenter la conception minvillienne de la « citoyenneté » en lien avec son activité politique. Cette présentation est suivie d’une discussion sur les conditions de possibilité d’une citoyenneté hétérogène.

Sites et contexte

La Côte-de-Gaspé

Voyons la forme de médiation qui caractérise l’activité politique de l’élite du village de Grande-Vallée. On abordera ensuite la forme que prend l’espace public, et ce qui a trait à l’expérience du sujet.

La médiation et son sens face au régime

La correspondance entre Alexis Bujold, curé de la paroisse à Grande-Vallée, et Esdras Minville débute au moment des incorporations de la paroisse et du village (en 1926). Entre 1926 et 1938, leurs lettres témoignent d’une lutte en vue d’installer les habitants du village sur des terres de la vallée. Ils demandent à l’État d’échanger les terres locales détenues en concession par une compagnie privée pour des terres situées ailleurs au Québec. Or, initialement, l’État bloque l’initiative : « Le ministre m’a répondu à peu près en ces termes […] : “Le gouvernement ne préconise pas ces échanges, car les seigneurs sont trop exigeants” »[8]. Les protagonistes font de la « colonisation »[9] des terres une voie d’inclusion en vue de contrer l’émigration vers les États-Unis et l’effet d’exclusion consécutif à la fermeture de cette option[10].

Ce n’est qu’en février 1934, après des dizaines de lettres de Minville et Bujold aux agents du ministère et à la Brown Corporation qui détient les terres ciblées, que le sous-ministre du ministère des Terres et Forêts recommande l’étude d’un projet de loi portant sur l’échange de terres. En avril de la même année, un avis en ce sens est donné à l’Assemblée législative du Québec. En 1935, un contrat d’échange est négocié entre la compagnie, le gouvernement et les gens de Grande-Vallée[11]. Une autre année passe et, pendant ce temps, les habitants vivent dans la misère, comme en témoignent plusieurs lettres de Minville : « la pêche, […] pour ainsi dire l’unique source de revenus de notre population n’a cessé de décliner. Résultat : notre population […] est réduite à un état de pauvreté plus général »[12].

En octobre 1936, le gouvernement décide d’échanger toutes les terres de la vallée contre des terres en Abitibi[13]. En juillet 1937, un arrêté ministériel ratifie l’échange. En novembre, elles passent du ministère des Terres et Forêts au ministère de la Colonisation pour ensuite être distribuées aux habitants par la Société de colonisation du diocèse de Gaspé. Entre 1938 et 1942, trente-neuf familles s’établissent sur des lots de 100 acres. Après douze années de lutte, la médiation a changé la situation des habitants de Grande-Vallée. Vingt ans plus tard, les lettres patentes accordant la propriété des terres aux habitants sont émises.

Du point de vue de Minville, le sujet local « vit dans une sorte de désaccord chronique avec ses cadres institutionnels les plus larges et, par suite, court sans cesse le risque de voir anéantir […] ses efforts pour renforcer sa cohésion interne » (Minville 1946 : 8). Or, la citoyenneté qu’il préconise ne produit ni lutte des classes, ni démocratie directe, ni affrontement avec l’État : le citoyen a certains « moyens d’influencer » l’État (Minville 1946 : 63) en prenant appui sur une connaissance des choses publiques. Ces moyens sont disponibles en régime britannique : différentes modalités de consultation populaire (tels le plébiscite et le référendum) ; procédure de pétition ; et « adhésion [et participation] à des groupements […] qui […] s’occupent des questions d’intérêt public » et sont susceptibles d’« exercer sur les autorités civiles une action constante et efficace » (Minville 1946 : 64). À Grande-Vallée, la pression exercée n’a pas été collective. Elle a été le fait de membres de l’élite locale dénonçant la situation auprès des agents de l’État.

Voyons maintenant la forme que prend l’espace public local, ainsi que ce qui masque l’expérience nouvelle et lui fait obstacle.

La forme de l’espace public

À première vue, la visée transformative mise de l’avant par Minville est d’accorder à chaque père de famille un établissement productif en vue d’assurer la reproduction du sujet local[14]. Mais il y a plus. Cette vision a deux dimensions. Minville vise la réduction des inégalités socioéconomiques : il favorise la « propriété familiale [qui demeure] interdite à l’immense majorité des citoyens » (Minville 1946 : 61). Dans cette optique, il veut faire de Grande-Vallée un exemple d’entreprise collective agro-forestière pour ensuite diffuser ce modèle au Québec. Pourquoi? Il entend dissocier le sujet des crises provoquées par le capitalisme, le doter d’assises dont les référents sont le catholicisme social et le nationalisme économique. La deuxième dimension peut être formulée par la négative : la visée est aussi de ne pas « souffrir de l’assujettissement à un État hostile d’avance à toutes nos aspirations » (1946 : 10). Cet assujettissement vient de ce que l’État est dominé par les « Anglo-Canadiens », dont il écrit qu’« ils ont le grand avantage de dominer la vie économique du pays et de pouvoir ainsi jouer sur le plan politique de multiples atouts » (1946 : 147). Dans le but de favoriser cette opposition au régime tout en valorisant une redistribution, la coopération est la ressource symbolique externe qu’il introduit dans la localité en proposant aux habitants la participation aux décisions et une nouvelle structure administrative pour l’activité productive.

En 1938, le Syndicat forestier de Grande-Vallée compte 125 membres. Sa mise en marche est confrontée à un problème de participation (aux décisions relatives à la répartition du travail et des revenus). Certes, des délibérations portant sur les questions organisationnelles et contractuelles ont pu donner lieu à une participation des membres à la conduite de l’organisation. Mais la direction est exercée par l’élite. Minville fait appel à son frère Ludger pour obtenir l’adhésion des membres. Le 2 juillet 1940, il lui écrit que « la Société agricole-forestière devrait mettre à l’étude […] la liste […] des membres du Syndicat qui se proposent de signer un contrat », leur faire signer un contrat tout en attribuant les tâches liées à l’exploitation forestière et décider du salaire des autres employés. L’optique est de « lier les membres à l’exécution de leur contrat ».

Au cours de la décennie 1940, le versant administratif du Syndicat est développé par la structure coopérative, ce qui requiert l’éducation des membres et leur participation au cours d’assemblées. Durant les années 1950[15], le versant agricole de la colonie forestière (la sylviculture) s’organise et l’éducation coopérative se poursuit[16]. Localement, les habitants prennent en charge leur Syndicat qui s’autonomise progressivement par rapport aux directives émises par Minville aux curés Valère Roy et Gérard Guité qui succèdent à Alexis Bujold.

En plus des dimensions internes de cet espace mis en place à Grande-Vallée, il faut en étudier les dimensions externes. Les interactions du Syndicat avec les agents de l’État et ceux du marché sont caractérisées par des problèmes de mise en marché : difficultés à trouver un acheteur ; compagnies (notamment l’Anglo Pulp et la Consolidated Paper) qui se désistent[17]. Certains problèmes se résolvent en vendant au préalable le produit de l’exploitation annuelle. Cela limite les marges de manoeuvre de la coopérative qui assume les risques financiers. En dépit de telles circonstances, les opérations se poursuivent sans heurt. De 1959 à 1968, plus de 3 millions de dollars sont versés aux membres. En 1968 le Syndicat ne détient toujours pas le capital requis pour financer ses opérations. Depuis la première année d’opération jusqu’à la dissolution du Syndicat, ce point a fait l’objet de nombreuses lettres et rapports, témoignant de l’action continue de Minville.

En 1968, le gouvernement du Canada restreint l’accès au crédit, ce qui a pour effet d’empêcher le Syndicat de contracter les emprunts nécessaires en vue de se doter d’une marge de manoeuvre. En 1969, l’Office de Développement de l’Est du Québec (ODEQ)[18] propose deux options : la mise en tutelle du Syndicat ou son remplacement[19]. Puis, le ministère des Institutions financières et l’ODEQ refusent d’octroyer une subvention pouvant soutenir le Syndicat, dont les dettes s’élèvent à 161 171,46 $[20]. Le Syndicat est liquidé. Or, en 1971, les gouvernements du Canada et du Québec octroient à la Compagnie James Richardson le tiers des coûts de leur installation à Grande-Vallée, soit 3 000 000 $. Cette compagnie fait faillite en septembre 1975.

En somme, un espace public local est mis en place puis dissout. Durant plus de vingt ans, l’association coopérative et l’espace qu’elle crée permettent la participation des habitants aux assemblées et aux décisions. Le sens de la médiation minvillienne a été d’inclure les habitants de Grande-Vallée dans le mode de production capitaliste tout en cherchant à les en protéger. Or, l’espace local qu’il met en place ne résiste pas aux pressions de l’État. Différents éléments contribuent à la mise en « faillite » du Syndicat : règles d’accès au crédit, agents de l’État intentionnés, décisions prises dans des organismes et ministères où la structure coopérative n’est pas reconnue. À la suite de cette faillite, le modèle corporatif dominant est réintroduit au village pour encadrer l’activité productive.

L’expérience du sujet

Tout en ayant pour but de construire une opposition au régime, Minville (1946 : 8) prend appui sur une ressource symbolique interne, soit « l’exercice de l’autorité au sein de cette société ». Cela le conduit à maintenir une division interne qui sépare gouvernants (prêtres, politiciens, fonctionnaires) et gouvernés (pêcheurs, agriculteurs) tout en souhaitant mettre en place un autre « ordre social », soit un État dit « Providence » (il insiste sur cette notion) caractérisé par la redistribution associée à la prospérité commune. Que dire alors de l’expérience du sujet dans ce contexte? Deux fragments[21] recueillis dans les archives indiquent que certains y opposent leur refus, et que d’autres s’y soumettent.

Certaines conditions imposées par le dispositif de colonisation intérieure ne font pas l’affaire de candidats potentiels[22]. Le 8 novembre 1937, Étienne Minville[23] écrit à l’abbé Camille Lebel de la Société de colonisation de l’évêché de Gaspé :

Je dois vous dire que je ne peux prendre un engagement pour vivre sur un lot sans avoir le droit de gagner quelque chose par ailleurs car je ne vois pas Monsieur l’abbé qui va pouvoir vivre sur un lot avec une famille sans s’occuper un peu d’autre chose.

Minville, lettre à C. Lebel, 8 novembre 1937

Étienne Minville ne s’installe pas dans la colonie parce qu’il en refuse les contraintes et que le dispositif de colonisation a le visage de l’État. Selon le témoignage de Jacinthe Fournier[24], Minville joint les compagnies forestières de la Côte-Nord comme travailleur saisonnier tout en habitant au village (plutôt que dans la vallée) avec sa famille.

D’autres vont y entraîner leur famille. En 1975, au cours d’une entrevue télévisée[25], Thomas Gagné dit : « on s’est donné de la misère, connaître ce qu’on connaît là, on ferait autrement ». Il a ce geste : la main passe devant son front, comme pour se sortir quelque chose de la tête. Il affirme : « sais pas comment on a passé à travers ». La pêche était difficile et la colonie était une alternative pour gagner sa vie et celle de sa famille (ils ont deux jeunes fils au moment de l’installation en 1938). La femme de Thomas est présente à l’entrevue. Durant la première année le jardin est emporté par une inondation. Elle soupire en le regardant. Elle affirme : « on connaissait rien », pour résumer ce qu’ils ont vécu. Le témoignage complémentaire de Jacinthe Fournier confirme les difficultés vécues jusqu’à la fin par cette famille.

L’espace associatif mis sur pied à Grande-Vallée demeurerait invisible sur la seule base de tels témoignages tirés des archives. De fait, la participation aux assemblées du Syndicat ressort davantage dans le discours minvillien que dans celui des témoins. Il importe toutefois de souligner qu’au cours des années 1950, le coopératisme forestier est diffusé dans d’autres villages de la Côte-de-Gaspé[26]. Soulignons aussi que certains habitants veulent poursuivre les activités du Syndicat en dépit des difficultés. En 1964, un comité local recommande au BAEQ diverses mesures pour favoriser la continuité et la rentabilité du Syndicat[27]. Cette tentative échoue. Le 8 janvier 1970, à une réunion du conseil municipal, un représentant du ministère de l’Industrie et du Commerce recommande la formation d’un Comité dont le rôle est de promouvoir l’installation d’une nouvelle compagnie pour remplacer le Syndicat. Ce Comité se double d’un Comité local de secours en vue de faire un inventaire des emplois disponibles pour les nouveaux chômeurs[28].

Généalogie de la division nous/eux et de la production de nouvelles connaissances

Au moment où j’ai fait mon terrain, certains habitants connaissaient l’histoire de la collectivité de Grande-Vallée. Jacinthe Fournier m’en a révélé les grandes lignes dès mon arrivée et Jean-Claude Côté[29] l’a située alors qu’il racontait les événements qui, en 1984, amenèrent les habitants à fermer la seule route qui contourne la Gaspésie pour protester contre l’État qui leur imposait une nouvelle compagnie hétérogène.

L’installation de pêcheurs sur la Côte-de-Gaspé au cours du XIXe siècle est d’abord saisonnière :

Avant 1840, [… ils] s’installaient […] pour l’été. [… Au mois] d’octobre, ces pêcheurs mettaient à la voile leurs grandes barges chargées de morue séchée et gagnaient les marchés de Québec ou le bassin de Gaspé.

Père Deschênes, non daté[30]

En 1841, dès l’ouverture du registre des terres de la Gaspésie sous le gouvernement de l’Union implanté par le Colonial Office britannique, Alexis Caron, pêcheur indépendant de St-Thomas-de-Montmagny dans le Bas-Saint-Laurent, obtient la concession de Grande-Vallée. La petite société (les familles Caron, Fournier et Minville) s’installe à l’embouchure de la rivière et partage le travail. Un événement vient perturber cette installation : un testament enregistré à Gaspé le 12 août 1851[31].

Le testament de John McComming (du Comté de Surrey en Angleterre) lègue Grande-Vallée-des-Monts à son fils Beaumont. Aucun acte de concession ou de propriété n’est produit par l’héritier pour faire valoir son droit. Et pourtant, ce testament a préséance sur la concession accordée à Alexis Caron. Toutefois, McComming n’entreprend de vendre des terres et d’accorder des lots en concession qu’après la mort d’Alexis Caron et de sa femme (Marceline Fournier meurt en 1867).

Au cours du XIXe siècle, le régime britannique a transformé l’administration rurale au Québec sur plusieurs plans : gestion domaniale, justice of peace, bureaucratie étatique, modes de taxation, régime matrimonial. En ont découlé toutes sortes de préséances avantageant les immigrants britanniques qui s’installaient sur un territoire déjà occupé. Ces initiatives coloniales ont exclu le sujet local en le laissant dans un vide juridique. Puis, de nouvelles initiatives hétérogènes ont mis en place la capacité d’extraire des ressources locales (agricole, forestière) au profit d’une production industrielle externe au territoire et à la population. Certains dispositifs mis en place après 1840 sont l’encadrement du pouvoir local dans des corporations (la municipalité et la paroisse), une nouvelle forme de propriété des entreprises (la compagnie) et des modalités inédites de financement. Ces dispositifs ont contribué à encadrer le sujet local et, politiquement, à le bloquer en extériorité de l’État canadien.

En 1900, les industries Lowell édifient une scierie à Grande-Vallée et, en 1901, quelques travaux d’infrastructure sont réalisés (un quai, un pont). D’autres scieries sont construites. En 1907, la Dominion Lumber emploie 250 hommes au village. Quand l’église brûle, les habitants demandent la permission de couper du bois sur les terres concédées à la compagnie. La direction refuse. En 1908, la compagnie vend ses équipements à cause de difficultés financières et cesse ses opérations.

En 1925, les terres de la vallée « appartiennent pour partie à la succession de feu William Power et à d’autres personnes demeurant en Angleterre et en dehors de la province de Québec »[32]. En 1926-1927, les corporations paroissiales (St-François-Xavier) et municipales (Grande-Vallée) sont constituées. Au cours des années 1930, la concession des terres forestières est détenue par la Brown Corporation qui en bloque l’accès. Quant à la pêche, les Italiens achètent une partie de la morue de Grande-Vallée jusqu’à la rupture des relations diplomatiques entre l’Angleterre et l’Italie[33].

Au-delà de l’exploitation du sujet économique dont il rend compte dans sa réécriture de l’histoire[34], Minville (1946 : 146 et sq. ; 1959) expose ce avec quoi il doit composer : la société anglo-canadienne, majoritaire, oriente l’État en ne cédant rien de ses positions et en le rattachant à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, « qui sont pour eux des foyers ». Il souligne que, sous un tel régime, les gains ne sont pas donnés par l’Autre mais doivent être pris. Or, en concevant que « la politique, c’est l’art du possible », il énonce qu’une éducation solide (« bien se connaître ») est nécessaire en vue de se doter d’une pensée, de normes et de politiques propres (collectives et individuelles). Dans ce sens, l’éducation et de nouveaux savoirs sont nécessaires afin de légitimer l’action politique du sujet à la fois à ses propres yeux et « aux yeux du monde ».

Dans cette perspective, Minville met sur pied une double entreprise de construction de savoir : les inventaires régionaux et les études sur le milieu[35]. Après 1929, il entreprend de calculer la valeur des ressources du Québec et ainsi de « connaître les avantages qu’elles peuvent offrir à l’activité de notre population »[36]. L’inventaire[37] des éléments patrimoniaux (incluant les ressources humaines) est conduit en vue d’en planifier l’exploitation. Le rapport conclut que, les réserves forestières étant détenues par des compagnies, les habitants et les petits industriels n’y ont pas accès. Les enquêteurs évaluent le déficit d’exploitation à 35 millions de dollars[38]. Ces inventaires sont le point de départ des Études sur notre Milieu qui, réalisées depuis l’École des hautes études commerciales[39], présentent les institutions du Québec. Sur la base de ces connaissances et de son expérimentation, Minville demande au gouvernement du Québec de concevoir et mettre en oeuvre une politique encadrant le coopératisme. Celle-ci ne sera pas élaborée.

Limites et possibilités d’une citoyenneté hétérogène

Revenons sur le cas présenté ci-dessus dans le but d’examiner la citoyenneté hétérogène, la place qu’elle prend dans la (dé)colonisation et les limites qu’elle impose. Commençons par l’enjeu principal d’une telle citoyenneté pour une nation minorisée, à savoir s’il y a transformation effective du rapport colonial. Nous allons donc considérer divers aspects du processus de décolonisation, puis examiner dans quelles limites la médiation citoyenne est définie.

À trois niveaux, la médiation minvillienne est caractéristique d’une décolonisation : l’appropriation territoriale, la production de nouvelles connaissances et la reconstruction institutionnelle. Commençons par la question territoriale. Les agents de l’État et du marché résistent pendant douze années avant de céder à la médiation en ce qui a trait au territoire. Pourquoi tant de difficultés à obtenir l’échange de terres pour y installer les gens du village alors que, durant la même période, un grand nombre de terres sont concédées et échangées en Abitibi? Si le dispositif de colonisation intérieure du Québec réintroduit sur le territoire (tout en la déplaçant) une population qui autrement serait exclue, Grande-Vallée pose problème parce qu’il ne s’agit pas de déplacer des populations exclues mais plutôt de les installer là où elles habitent. L’objectif premier de Minville et des habitants de Grande-Vallée est de s’approprier le territoire (qu’ils considèrent historiquement comme leur) en vue de se construire. La médiation réussit : les terres concédées par le gouvernement à une compagnie privée sont libérées. Les habitants les exploitent sous billet de location.

Au-delà de la question territoriale, la production de connaissances préoccupe Minville. Il élabore des savoirs portant sur le Québec. À première vue, nous pouvons penser que le propos de Minville dans les Études et les Inventaires est de présenter les institutions et ressources de sa société. Certes, la part descriptive de ces documents est importante mais les motifs qui soutiennent cette production sont significatifs. Ce sont l’élaboration de politiques propres au sein du régime et l’éducation en vue d’assurer la reproduction du sujet local. Et il y a plus. Minville conçoit que ces connaissances sont une assise sur laquelle une transformation à partir du sujet (qui les acquiert ou les construit) serait envisageable.

La reconstruction de Minville ne s’arrête pas à une production livresque puisqu’il introduit dans le village l’association coopérative qui y ouvre un espace public : la reconstruction institutionnelle vise à contrer l’hétérogénéité du mode de production et à assurer une nouvelle cohésion interne. Est-ce qu’un nouveau lien politique a été créé à Grande-Vallée? Pour répondre à cette question, penchons-nous sur les formes de lien politique relevées par Breaugh (2007). Sur la base des matériaux recueillis et présentés ci-dessus, l’unité collective (la fraternité) n’avait pas à être construite puisque les liens de parenté en tenaient lieu. En ce qui a trait à la pluralité (en tant que lien politique), il semble que la prise de parole et l’agir-en-commun se soient déployés au sein de la coopérative. Par contre, pas d’évidence de rupture ou de dégagement de liens sociaux au sein des familles et de la paroisse : les hiérarchies traditionnelles sont maintenues et rien ne permet de penser que l’expérience ait été celle de citoyens qui, oeuvrant dans un espace public, se dotent de marges de liberté.

Il ressort donc que le lien d’association est institué par les efforts conjoints des habitants du village et de leur élite. Pendant quelque vingt-cinq ans, la structure coopérative (le Syndicat forestier) a contribué à maintenir ce lien dans l’espace public local et, ce faisant, a rendu possible une gestion collective de l’activité productive. Toutefois, ce lien et l’espace de son affirmation ont été supprimés par les agents du régime. Ceux-ci n’ont pas soutenu l’association coopérative. Il en a découlé la dissolution du Syndicat forestier et le retour subséquent des membres à la condition d’employés dans une entreprise hétérogène. La reconstruction institutionnelle a donc été limitée par la structure corporative au sein de laquelle le pouvoir local (la municipalité, la paroisse) et le pouvoir économique (la compagnie) ont été constitués après 1840.

Considérant ces éléments, la médiation de Minville a-t-elle pu comporter un risque pour le régime en place? Premièrement, son effort suscite l’avènement d’une figure d’entrepreneur qui prend appui sur sa famille. Minville favorise la conversion au sujet économique : il pose la cellule familiale comme unité sociale de base dans un système économique qui profite de coûts de reproduction minimes. Deuxièmement, la « colonie » fournit à la métropole la ressource forestière qui y sera transformée. La structure coopérative (le Syndicat forestier) mise en place pour encadrer les familles productives favorise l’exportation de la matière brute et non la construction d’une usine de transformation qui rendrait les habitants autonomes par rapport au système industriel. De toute évidence, le régime n’est pas touché par les initiatives mises en oeuvre à Grande-Vallée.

Que dire alors de l’action de Minville au sein du processus de décolonisation? Est-elle susceptible de mettre en oeuvre un autre mode de la politique? Deux ressources symboliques internes sont indicatrices de modalités particulières. Premièrement, il est notable que la position de Minville dans son rapport aux agents de l’État canadien est ancrée dans l’histoire de son village : la séparation eux/nous, qu’il décrit souvent et dans laquelle il s’inscrit, traverse son action et sa pensée. Cette séparation marque aussi un décentrement dont le sens est donné par la tension que Minville maintient avec l’Autre (et son produit, l’État) en s’engageant sur la voie de la citoyenneté. Deuxièmement, une énonciation est déployée à l’écart de l’État. L’énonciation rend possible de nouveaux discours, tant pour soi que pour les autres : elle est le cadre de leur production. Minville met en scène la langue et l’agir de manière indépendante, notamment par l’écriture, en se dotant d’un mode de production de nouvelles connaissances. Il faut y voir un effort pour définir sa société par l’intérieur plutôt que de se laisser définir par l’extérieur.

Mais si ces deux modalités d’une ontologie de la liberté ressortent, son activité cognitive et politique bute sur une impasse. Celle-ci tient d’une autre ressource interne. Minville problématise le politique en termes d’autorité plutôt que de création. Initialement, j’ai pensé que l’assujettissement aux pratiques politiques hétérogènes enfermait Minville dans le rapport colonial et l’espace public bourgeois qui peut déterminer en bonne partie ce rapport. Même si une recension de ses écrits met en évidence des pratiques de vigilance et de dénonciation, il n’en demeure pas moins que Minville ajuste sa conception du politique sur celle du régime : il prend appui sur des formes traditionnelles d’autorité et de croyances qu’il contribue à reproduire. Si la subjectivation dont il fait preuve est attentive à la conquête et à l’affirmation d’une autonomie cognitive, elle n’envisage pas l’invention politique en vue de contrer les dispositifs de nature coloniale et capitaliste.

Voyons pour conclure ce qu’il en est de l’option prise par Minville, soit la voie d’une citoyenneté hétérogène, et de l’utilisation de cette notion afin de pouvoir conduire une analyse de cas analogues.

Conclusion

Des analystes contemporains ont vu dans Grande-Vallée un cas précurseur de développement durable, fondateur de rapports sociaux permettant la participation citoyenne, une tentative d’appropriation territoriale visant à stopper l’émigration, voire même un projet de réforme du modèle socioéconomique en vigueur. En d’autres termes, ils en ont fait un cas apparenté à ce qui se serait passé dans des contextes de décolonisation.

À la lumière des analyses de cas de décolonisation tout comme d’auteurs qui se sont penchés sur une citoyenneté dont le sujet devient l’acteur et dont les assises lui sont hétérogènes, il ressort plutôt que, s’il y eut des pratiques favorisant une décolonisation, la situation coloniale n’est pas d’emblée rejetée. La citoyenneté introduite à Grande-Vallée se caractérise par une nouvelle cohésion interne et par une connaissance limitée que le sujet développe à propos de lui-même et de sa société. De fait, cette citoyenneté n’arrive pas à déborder l’élite locale : elle ne se collectivise pas et le lien politique généré est dissout. De plus, si l’énonciation citoyenne dont Minville fait montre est déclenchée par une déconnexion du régime, aucun transfert de souveraineté ou de production n’est effectué : le rapport colonial n’est pas transformé. Il ressort de l’étude de ce cas que le politique n’est pas « agi » depuis le sujet local en vue d’inventer un autre mode de la politique.

Même si les contextes historiques ont aujourd’hui des assises différentes et que les promoteurs ont des visées autres que celles de Minville, il existe des cas analogues à Grande-Vallée. Comment en cerner les contours et, surtout, quelle est la mesure de telles conversions à l’économique, souvent présentées comme des innovations? En recourant à la notion de citoyenneté hétérogène, il a été possible de proposer une lecture critique du cas de Grande-Vallée. Cela permet d’avancer que cette lecture serait utile pour explorer, à partir d’autres cas, les limites et possibilités de transformations de l’expérience et de l’espace public.