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L’histoire des sciences n’est pas seulement celle de la constitution et de la prolifération des disciplines, mais en même temps celle de ruptures des frontières disciplinaires, d’empiètements d’un problème d’une discipline sur une autre, de circulation de concepts, de formation de disciplines hybrides qui vont finir par s’autonomiser ; enfin c’est aussi l’histoire de la formation de complexes où différentes disciplines vont s’agréger et s’agglutiner.

Edgar Morin[1]

En 1931, dans son discours inaugural à la tête de l’Institut de Recherche Sociale à Francfort, le philosophe Max Horkheimer faisait le constat d’une fragmentation de la production du savoir qui empêchait de saisir, et donc de transformer, la société dans sa totalité (Carré et Alvarenga 2008). Quatre-vingts ans plus tard, dans certains domaines, cette fragmentation, loin d’avoir disparue, s’est renforcée, et malgré les appels à l’inter-, la multi- ou la transdisciplinarité, de nombreux auteurs constatent que les cloisonnements entre disciplines n’ont jamais été aussi rigides. Abélès, par exemple, note que

[La] connaissance s’est […] territorialisée en espaces distincts et rigidifiés […] : divisions entre aires culturelles, spécialisation des champs (parenté, politique, religion médecine, etc.), tout implique une technicisation qui a, bien sûr, des côtés positifs, mais qui a, parfois, pour contrepartie de bloquer le mouvement global de la pensée.

Abélès 2007 : 101-102

À cette territorialisation de la connaissance s’ajoutent les contraintes des processus épistémologiques de production du savoir (Foucault 1969 ; Bourdieu 2001). Chaque discipline procède à l’étude du réel en opérant une réduction méthodologique qui lui est propre (Franck 1999). En saisissant, à travers le prisme d’une méthode spécifique, un objet symbolique et matériel tel qu’il se livre à l’expérience et/ou s’élabore à travers la réflexion théorique, elle construit son objet de recherche. Cependant, l’opération de réduction que suppose la construction de l’objet peut conduire à ne prendre en compte et à ne rendre compte que d’une facette particulière et limitée du réel. Cette opération de réduction et l’hyperspécialisation ont certes des vertus, mais aussi des effets pervers qui ne sont plus à démontrer[2].

Depuis l’époque où Horkheimer prononça son discours, d’importants changements ont eu lieu dans les modalités de production des sciences. D’abord, la globalisation du champ de la recherche, l’omniprésence de l’évaluation et des recours à des indicateurs quantifiés modifient les structures de production du savoir (Shore et Wright 1999 ; Hilgers et Dassetto 2012). Cela conduit parfois à une tension entre le renforcement de l’hyperspécialisation et l’obligation d’avoir une visibilité au-delà d’une niche spécifique. Ensuite malgré la rigidification de certaines frontières disciplinaires, on a vu se multiplier des équipes multidisciplinaires autour de projets thématiques liés à la ville, au développement durable, à la sexualité ou à la migration par exemple. Si ces projets ont parfois la réputation de mieux correspondre aux attentes sociales et de dépasser l’étroitesse des vues disciplinaires, ils sont souvent marqués par des pratiques, des méthodes, des objectifs et des critères d’évaluation qui s’émancipent des standards disciplinaires (Guggenheim 2006). Cette manière de faire ne constitue pas toujours un problème, mais elle peut conduire à un relâchement de la rigueur épistémologique ou de l’évaluation par les pairs au profit de logiques parascientifiques et, dans le cas qui nous concerne, à s’éloigner des objectifs d’une démarche anthropologique.

Autre changement important, les études postcoloniales s’imposent comme l’un des domaines majeurs des sciences humaines et sociales du XXIe siècle. Depuis la publication de l’ouvrage fondateur d’Edwar Saïd (1978) et le développement des subaltern studies en Inde (Guha 1983), les sciences sociales ont été contraintes d’interroger leur arrière-plan épistémologique. Les études postcoloniales sont parfois mal perçues dans le monde francophone sous prétexte qu’elles ne feraient que répéter et/ou prolonger des choses déjà dites au cours des années soixante par des penseurs tels que Fanon ou Césaire (Bayart 2010). En réalité, elles contribuent de façon radicale à bouleverser la géopolitique de la production de la connaissance (Mignolo 2000 ; De Sousa Santos 2011). Dans les études urbaines, elles ont, par exemple, conduit à engager la recherche vers une nouvelle manière de penser la ville dont les effets ne seront perçus que sur le long terme (Simone 2004 ; Robinson 2006). La provincialisation d’un savoir occidental qui cherche toujours à s’imposer comme l’unique point de vue universel nécessite de repenser les relations entre disciplines. Non pas pour réduire l’angle de vision en limitant le point de vue à celui des subalternes mais au contraire, comme le défend l’historien Chakrabarty (2000), pour tendre vers une vision plus large, plus complexe et épurée de nos préjugés.

Ces développements ne rendent pas caduques les questionnements évoqués par Horkeimer. Ils permettent au contraire d’explorer de nouvelles pistes. Comment dépasser ces tensions et procéder au remembrement d’un objet d’étude disloqué par les mécanismes disciplinaires de production du savoir ? Comment rendre compte de cet objet dans toute sa densité ? D’un côté, le niveau de spécialisation élevé contraint à un langage hermétique et technique ; de l’autre, l’ambition de saisir un groupe, une société ou un problème dans sa globalité impose un regard pluriel, un dialogue avec d’autres disciplines et une ouverture à des épistémologies alternatives. Pour réconcilier ces exigences a priori antithétiques, ce numéro défend une anthropologie radicalement interdisciplinaire, c’est-à-dire une anthropologie qui n’hésite pas à s’ouvrir à d’autres disciplines et à se servir d’elle pour accomplir ses objectifs. Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés interroge les conditions des possibilités et la pratique d’une telle anthropologie. Il ne constitue pas pour autant un manifeste. Il cherche plutôt à souligner la grande part d’interdisciplinaire déjà présente dans les pratiques des chercheurs, à décrire ce qui se joue dans ces négociations de frontières et à mettre en avant la richesse de la contribution anthropologique dans ce domaine.

Comment s’opèrent les rencontres avec les autres disciplines ? Quels rapports de domination, tensions, violences épistémologiques sous-tendent ces rencontres ? Quelles méthodes et stratégies sont développées pour faciliter le travail interdisciplinaire ? Comment l’anthropologie est-elle utilisée par les autres disciplines ? Comment les anthropologues pratiquent-t-ils l’interdisciplinarité ? Sans prétendre apporter une réponse exhaustive ou définitive, ce volume clarifie ces questions à travers des textes qui situent l’anthropologie au coeur des pratiques interdisciplinaires.

L’autre particularité de ce dossier est de considérer que les pratiques développées par les chercheurs confrontés aux terrains africains contribuent de manière originale au débat plus global de l’interdisciplinarité. Sans vouloir circonscrire le débat ou l’enliser dans les area studies (Ambler 2011), la plupart des textes réunis dans ce volume sont le fruit de spécialistes de l’Afrique. Les terrains africains ont joué un rôle central dans le développement de l’anthropologie (Moore 1994 ; Schumaker 2001 ; Terray 2010) et si le caractère éminemment multi et interdisciplinaire de l’anthropologie africaniste est connu (Bates et al. 1993), il mérite néanmoins qu’on en dise un mot pour les lecteurs moins familiers avec ce continent.

Interdisciplinarité, anthropologie et études africanistes

Trois raisons au moins expliquent le degré d’interdisciplinarité particulièrement élevé de l’anthropologie africaniste.

Tout d’abord, l’anthropologie a joué un rôle majeur dans l’invention de l’Afrique comme objet de recherche. Comme l’a montré le travail magistral de Valentin Mudimbé (1988, 1994) ou plus récemment celui d’Anthony Mangeon (2010), l’« idée de l’Afrique » est le fruit de la « bibliothèque coloniale » composée des récits et textes d’explorateurs, d’administrateurs, de colonisateurs, de prêtres mais aussi d’anthropologues. Ces derniers ont activement participé à la phase de création d’un imaginaire de l’Afrique en s’appuyant sur une série d’hypothèses binaires qui contrastaient les vertus des civilisations occidentales avec leur absence en Afrique ou en élaborant des architectures conceptuelles complexes (et parfois imaginaires) destinées à rendre compte des systèmes de pensée locaux et à battre en brèche les lectures primitivistes de l’Afrique (Mudimbé 1988 ; Hilgers 2010 ; Hilgers et Mudimbé dans ce numéro). Confrontée à des critiques politiques et épistémologiques auxquelles elle a participé et qui ont mis en lumière sa contribution à l’entreprise coloniale (Asad 1973 ; Comaroff et Comaroff 1991), l’anthropologie n’en a pas pour autant perdu son rôle central dans l’étude du continent.

Après ses premiers pas, posés à une époque où toute étude sur l’Afrique, ou presque, était considérée comme anthropologique, l’anthropologie africaniste a aisément maintenu sa centralité. Les dynamiques institutionnelles ont renforcé sa position et instauré dès l’origine une forte collaboration avec les autres disciplines. Le contexte de formation de l’Institut international des langues et des civilisations africaines, décrit par De L’Estoile (1997), illustre clairement sa fonction dans l’entrelacement disciplinaire qui présida à la création des études africaines (Piriou et Sibeud 1997). L’histoire des études africaines en France (Copans 1971 ; Coquery-Vidrovitch 2010), les lignes éditoriales des revues de l’Association française des africanistes, fondée en 1930 – Journal de la Société des africanistes[3] – ou de l’association américaine des études africaines fondée en 1957[4] – African Studies Review[5] – ou encore de la revue Africa (qui publia son premier numéro en 1928)[6] attestent d’une interdisciplinarité dans laquelle l’anthropologie a joué un rôle de catalyseur[7].

Enfin, l’anthropologie a joué un rôle essentiel dans le renouvellement de nombreux domaines de recherches au carrefour de plusieurs disciplines – politique, développement, santé, enfance, genre, ville, migration… – et dans la méthodologie de la recherche. Plus qu’ailleurs, depuis Balandier, la sociologie de l’Afrique a été marquée par la méthode anthropologique, au point de donner naissance à une socio-anthropologie dont l’impact dépasse de loin le cadre des études africanistes (Olivier de Sardan 1995, 2008). Les anthropologues africanistes ont aussi profondément contribué au renouvellement des méthodes sociologiques. C’est par exemple le cas de l’école de Manchester qui avec Barnes, Banton, Bott, Michtell, Cohen ou Colson, joua un rôle pionnier dans l’étude des réseaux, en développant une série de concepts (partial network, total network, network of networks, density of networks) pour saisir les réseaux dans la ville, les réseaux ethniques, les réseaux commerciaux ou familiaux. De la même manière, les études historiques ont mis en place des dispositifs de recherche intégrant les sources orales (Vansina 1961, 1985) qui ont profondément modifié les manières de pratiquer l’histoire (Coquery-Vidrovitch 2010). Les sciences politiques, avec dans le monde francophone la revue Politique Africaine, ont elles aussi su multiplier les méthodes en faisant droit à l’observation participante ou aux analyses par le bas (Bayart et al. 1992). Autant l’anthropologie africaniste est ouverte à l’interdisciplinarité, autant, plus que dans d’autres contextes, les travaux en sciences sociales qui ont un ancrage empirique en Afrique recourent largement à la littérature anthropologique et à sa méthode.

Les articles de ce dossier reflètent cet état de fait et donnent une bonne vision d’ensemble de la situation actuelle. Les contributions d’anthropologues reviennent sur le statut de l’interdisciplinarité dans leur pratique ; les textes de chercheurs issus d’autres disciplines (sociologie, philosophie, linguistique, droit) décrivent comment ils mobilisent directement l’anthropologie dans leur travail. Chacun à sa manière atteste de la diversité des pratiques en matière d’interdisciplinarité ainsi que des usages pluriels de l’anthropologie.

Les textes du numéro : pluralité des pratiques interdisciplinaires

Les textes réunis soulignent tous l’importance de dépasser les fermetures disciplinaires, mais n’en développent pas pour autant une vision naïve. Sont ainsi reconnus les efforts à consentir pour y parvenir, ainsi que les difficultés et fragilités auxquelles ces pratiques peuvent mener. Les relations, difficiles sur le terrain, et souvent empruntes de rapports de domination, sont amplement documentées.

Néanmoins, les pratiques interdisciplinaires s’avèrent souvent riches et stimulent les dynamiques de recherche, comme le montre par exemple l’article de Jean-Pierre Olivier de Sardan en analysant les relations entre anthropologie et santé publique. Sur les terrains africains, les problématiques liées à la santé publique semblent avoir libéré l’anthropologie de son obsession pour les objets d’études classiques (sorcellerie, rituels, etc.). Elles ont conduit à élargir les perspectives de recherche et à repenser ses liens avec l’action publique. Dans sa contribution au numéro, Oliver de Sardan pose le problème de manière originale : il ne s’agit pas tant de savoir ce que l’anthropologie a apporté à la santé publique que de voir comment l’anthropologie a pu se renouveler grâce à un dialogue sans soumission avec d’autres disciplines. Ce dialogue aboutit à un renouvellement thématique et contribue à éveiller l’intérêt d’autres disciplines qui n’ont pas de mal à reconnaître la richesse et la pertinence des matériaux produits au cours d’enquêtes de terrains prolongées. Le texte d’Olivier de Sardan montre comment les rencontres entre disciplines peuvent aider à produire des ruptures avec des lignes théoriques disciplinaires figées et faciliter l’engagement dans des problématiques ayant un impact social.

Les rencontres interdisciplinaires s’opèrent aussi par la médiation des paradigmes. L’inscription des interrogations initiales dans un nouveau cadre paradigmatique peut renouveler le questionnement. Elle transforme l’objet de recherche, conduit à remettre en cause ses premières interprétations et à en formuler de nouvelles parfois radicalement différentes. Dans son article, Jean-Pierre Warnier revient sur la manière dont un même objet de recherche a été inlassablement refaçonné au fil des paradigmes et des rencontres. Un paysage maintes fois parcouru, maintes fois étudié peut apparaître sous un jour nouveau lorsque le chercheur s’ouvre à de nouvelles connaissances. La collaboration avec des collègues aux origines disciplinaires très éloignés (histoire, archéologie, neurosciences, géomorphologie) a radicalement modifié l’analyse de terrain des Grassfields du Cameroun. Au départ, selon l’éclairage de l’anthropologie sociale mobilisée dans les années 1970, les Grassfields apparaissaient comme une localité circonscrite et périphérique. Il s’agissait de décrire son système social et symbolique. L’ouverture disciplinaire et la succession de cinq paradigmes analytiques au fil de quarante années de travail ont conduit à désormais les considérer comme « un centre autonome d’accumulation ».

Si l’interdisciplinarité passe par des emprunts mutuels, elle se réalise aussi de façon concrète lorsque des chercheurs de diverses disciplines collaborent au sein d’un même projet. Pourtant, on l’a dit, la co-construction constitue parfois un objectif de façade, un label d’appel facilitant l’obtention de financement. Diop rend compte de ces relations factices mais, en même temps, montre que l’interdisciplinarité s’avère indispensable pour analyser des domaines situés au carrefour de plusieurs disciplines, tels que, par exemple, celui de la question foncière. La nécessité des échanges interdisciplinaires pour étudier certaines thématiques dans toutes leur complexité conduit l’auteur à formuler cette affirmation provocatrice : « l’anthropologie n’appartient pas aux anthropologues » ; encore moins sans doute, si ces derniers sont principalement des Occidentaux de race blanche et de classe moyenne ayant une vision et une pratique de l’anthropologie potentiellement limitées par leur position sociale. Comme on le voit, la question plus largement soulevée par ce texte est celle de l’anthropologie dans un contexte postcolonial au sens politique et épistémologique. Qu’en est-il de l’anthropologie produite par les Africains ? Des épistémologies alternatives ? C’est également sous cet angle que se pose la question de l’interdisciplinarité, non pas pour africaniser l’anthropologie mais pour la sortir des préjugés sédimentés au fil de son histoire et qui constituent autant d’oeillères limitant son champ de vision et sa capacité à rendre compte des dynamiques sociales.

De la même manière que les anthropologues s’ouvrent à d’autres disciplines, des non anthropologues peuvent être conduits à mobiliser l’anthropologie pour éclairer une réalité sociale complexe. C’est, par exemple, le cas de Gaëlle Breton-Le Goff qui montre qu’en République démocratique du Congo (RDC) l’application des lois de répression des crimes sexuels s’avère incompréhensible si l’on ne se départit pas du droit positif. Dans le contexte qu’elle décrit, la primauté pratique du droit coutumier en matière de politique familiale et de mariage limite l’effectivité de la loi officielle, ainsi que son application par la population et par le corps judiciaire. Dans cet article, il ne s’agit pas « d’anthropologiser » la problématique mais plutôt de montrer de façon concrète la manière dont un non anthropologue s’approprie un objet en mobilisant le savoir anthropologique. Ce texte permet ainsi de voir comment un juriste « formé à l’école du positivisme volontariste » fait usage de la connaissance produite par l’anthropologie, quelles références il mobilise, vers quelle conclusion il s’achemine et, sans mauvais jeu de mots, comment il fait droit à la pluralité juridique. Les défis sont à la fois conceptuels et méthodologiques.

C’est une question similaire que prend à bras le corps le texte de Mathieu Hilgers, mais cette fois-ci du point de vue de l’anthropologue, et en mettant l’accent sur les méthodes. Comment faire bénéficier les non anthropologues des résultats des recherches anthropologiques ? Cela nécessite, selon lui, de pouvoir étendre les résultats de la recherche empirique et de sortir la discipline de l’hyper-particularisme auquel elle est parfois cantonnée. Comment les résultats de l’observation participante peuvent-ils être généralisés ? Au-delà de l’accessibilité à d’autres disciplines, la capacité d’élargir les résultats d’observation participante à des terrains où ils n’ont pas directement enquêté soulève des questions qui concernent la plupart des anthropologues. Après avoir rappelé que l’observation participante nécessite souvent des connaissances qui vont au-delà de l’anthropologie, Hilgers propose des outils méthodologiques pour « amplifier l’induction », généraliser les résultats de l’observation participante et faciliter l’appropriation interdisciplinaire des enquêtes anthropologiques.

Sylvie Capitant évoque pour sa part l’importance de sortir du disciplinaire et d’explorer des manières de faire différentes de celles habituellement pratiquées au sein de son registre disciplinaire. Cela implique parfois de se montrer indiscipliné vis-à-vis de sa discipline et de certains de ses implicites. Ces détours, ces vagabondages, ces chapardages, parfois chronophages, conduisent souvent dans des contre-allées depuis lesquelles le positionnement scientifique est fragile. Mais ils constituent en fin de compte d’utiles sources de renouvellement. L’auteure montre ainsi, à propos d’une étude sur les médias au Burkina Faso, comment cette progression par les contre-allées a permis tout d’abord de mettre en évidence la difficile prise en compte du public africain, ensuite de mobiliser une approche ethnosociologique, et enfin de recourir à la sociolinguistique. Au-delà de la démonstration de la place que l’anthropologie peut occuper dans le travail d’analyse de la production et de la réception médiatiques, cette contribution souligne la capacité de l’approche interdisciplinaire à mettre en lumière des éléments qu’une approche plus défensive en termes de frontières disciplinaires aurait probablement laissés dans l’ombre.

Tous ces textes soulignent l’importance et la richesse des rencontres entre disciplines mais témoignent également des frictions qu’elles engendrent. Les chercheurs s’insèrent dans un champ scientifique structuré et hiérarchisé dans lequel les différentes disciplines entretiennent des rapports de force, de domination voir de « sujétion » dont il est difficile de se départir dans l’élaboration scientifique. La violence épistémologique qui se déploie dans les rencontres entre disciplines, mais aussi dans le rapport entre l’Occident et l’Afrique est au coeur du dialogue entre Mathieu Hilgers et Valentin Mudimbé. En évoquant l’anthropologie, la philosophie, l’histoire, la littérature et en revenant sur la trajectoire de Valentin Mudimbé, la question qui se pose est celle de l’émancipation du savoir et de l’émancipation par un savoir qui porte toujours en lui-même les germes d’une violence. Quel bilan tirer du travail critique initié par les postcolonial studies ? Le subalterne serait-il condamné à être muet ou muselé ? Où en sommes-nous aujourd’hui ? Cette libre conversation clôture le dossier thématique et propose un cheminement pour réfléchir et pratiquer l’interdisciplinarité.

Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés constitue une invitation à réfléchir à la place de l’anthropologie dans le travail interdisciplinaire en partant de terrains africains. En revenant sur la pratique de l’anthropologie au quotidien, et dans la production de connaissance, il constitue une contribution à la réflexion sur le statut de l’interdisciplinarité en anthropologie et sur celui de l’anthropologie dans la pratique de l’interdisciplinarité. Les débats terminologiques – inter, multi- ou transdisciplinarité –, les tentatives pour établir des typologies, identifier le niveau « réel » d’interdisciplinarité – pseudo, linéaire, conceptuelle, auxiliaire, restrictive – sont nombreux (Klein 1990 : 64). Ils semblent interminables et souvent bien loin des pratiques quotidiennes et concrètes des chercheurs. Notre ambition était de partir de ces pratiques, de saisir les aspects pragmatiques des rencontres interdisciplinaires, de décrire et d’analyser comment s’opèrent l’usage d’autres disciplines par les anthropologues et celui de l’anthropologie par des chercheurs issus d’autres disciplines. Les textes donnent à voir de manière tangible la diversité des pratiques et l’importance de penser le statut de l’interdisciplinarité en anthropologie.

Pour autant, ce numéro ne s’appuie pas sur un cadre théorique que partageraient les différents contributeurs. Il n’est pas un manifeste, ni même un plaidoyer. Cependant, la lecture du dossier dans son ensemble permet de dégager cinq traits récurrents dans les différentes contributions.

D’abord, le fait que l’anthropologie se caractérise souvent comme une science des interstices. Les populations ou les zones négligées, situées à la marge du haut ou du bas des structures sociales, c’est-à-dire aux bords du monde, pour reprendre l’expression de Michel Agier (2002), sont souvent au coeur de l’anthropologie. Au moment où les sciences sociales sont accusées de développer un biais analytique directement lié à la position sociale de leurs producteurs (Skeggs 2004 ; Friedman 2007), l’anthropologie et ses investigations dans les zones grises sont un garde-fou utile. Les interstices où s’introduisent les anthropologues sont aussi des interstices disciplinaires. Malgré les effets performatifs des sciences, hors du champ académique les divisions du monde social ne correspondent pas aux divisions disciplinaires. Pour des raisons complexes, en partie liées à la production de la connaissance – la difficulté de maîtriser de façon égale plusieurs domaines et plusieurs traditions, la faible reconnaissance sociale des domaines liminaires –, les zones les plus négligées par la production du savoir finissent par constituer des angles morts entre disciplines. L’anthropologie contribue à les interroger de manière empirique.

Ensuite, quatre aspects du processus de recherche, identifiés par Duchastel et Laberge (1999) comme constituant le registre de la « médiation interdisciplinaire » et dont ce dossier s’inspire, se prêtent de façon récurrente à des médiations : l’épistémologie, la construction de l’objet, la méthode et l’interprétation.

L’arrière-plan épistémologique de la discipline, celui qui touche « aux postulats fondamentaux du chercheur concernant la nature du réel et le statut de la vérité » (Duchastel et Laberge 1999 : 65), même s’il peut sensiblement varier selon une approche ou l’autre, ne s’encombre pas de frontières disciplinaires. L’histoire de l’anthropologie est jalonnée d’une succession de paradigmes qu’elle a empruntés à d’autres disciplines et qu’elle a ensuite contribué à construire et à développer (évolutionnisme, culturalisme, diffusionnisme, fonctionnalisme, marxisme, structuralisme, etc.). Elle joue un rôle central dans l’émergence et le développement de courants transdisciplinaires. Comme l’indiquent plusieurs textes du numéro, la méditation épistémologique s’élabore aussi à travers des thématiques au carrefour de plusieurs disciplines et à travers la constitution d’équipes plurielles.

La construction de l’objet, en anthropologie, s’opère contre le sens commun profane et contre le sens commun académique, mais aussi en dialogue avec d’autres disciplines, d’une part, pour éviter les préjugés et le prêt-à-penser disciplinaire, et, d’autre part, pour enrichir la connaissance de l’objet. L’anthropologie a ses obsessions (la culture, la définition de l’humain, le don, l’échange, l’altérité, la parenté, etc.) mais son histoire, ses terrains, son travail empirique, descriptif et théorique ont été marqués par un dialogue permanent avec les autres disciplines qui a contribué à la redéfinition constante de ses objets de recherche. L’anthropologie des sciences suppose de maîtriser un minimum de connaissances scientifiques (Latour et Woolgar 1979 ; Rabinow 1999), ainsi que l’anthropologie de la finance, l’économie (Maurer 2002 ; Ho 2009), l’anthropologie de la ville, les études urbaines (Hilgers 2009), etc. Dans ce dossier, on voit que le renouvellement des objets passe régulièrement par le dialogue avec d’autres disciplines, voire par l’élaboration de projets communs.

La méthode constitue un autre niveau de médiation. Si l’observation participante joue un rôle central dans la discipline, tous les articles de ce dossier rappellent que les anthropologues se limitent rarement à une approche conventionnelle. De nombreuses recherches combinent l’observation participante avec des méthodes d’analyses historiques, un travail en archives, des analyses linguistiques, des données quantitatives ou encore des enquêtes par questionnaires. De la même manière, un nombre toujours plus important de disciplines utilisent des outils, des méthodes et des travaux produits par les anthropologues (André et Mattart 2005). Des équipes interdisciplinaires réalisent des recherches de terrains collectives.

Enfin, le niveau herméneutique de la médiation disciplinaire tient à l’ambition explicite du chercheur de pratiquer une analyse intensive – spécialisation disciplinaire – ou extensive – interprétation plus générale intégrant d’autres perspectives. Depuis son origine, et encore aujourd’hui, l’anthropologie se caractérise par l’ambition de produire un savoir global mobilisant plusieurs savoirs disciplinaires. Les monographies classiques sont empruntes de sociologie, d’économie, de géographie, d’agronomie, de psychologie, de politologie. L’ambition d’appréhender une société de manière globale demeure encore présente dans certaines tendances macro-anthropologiques (Friedman 1994 ; Hannerz 1992, 1996 ; Appadurai 1996). Plus généralement, comme le montrent les articles de ce dossier, les chercheurs puisent abondamment dans des disciplines connexes pour nourrir leurs interprétations.

La formulation de ces différents registres de médiations apparaît sans doute un peu formelle. En réalité, l’un des objectifs du dossier est de montrer que la démarche interdisciplinaire s’opère en large partie in situ de façon tout à fait pragmatique, sans fétichisme épistémologique ou méthodologique. Ce sont sur les aspects pragmatiques des pratiques interdisciplinaires que reviennent les textes. La question du rapport entre disciplines peut se poser en termes de « programme » mais elle semble plus concrète lorsqu’elle renvoie à un ensemble de pratiques qui relèvent plutôt du « fonctionnement banal et ordinaire du travail scientifique » (Berthelot 1999 : 9). C’est ce fonctionnement au quotidien que ce dossier éclaire. On y voit comment des chercheurs confrontés aux limites de leur objet, constatant des angles morts dans les analyses et faisant face à des réalités qui s’accommodent mal des frontières disciplinaires, cherchent à produire des savoirs pertinents et en phase avec les processus qu’ils souhaitent décrire.

La pratique de l’interdisciplinarité est loin d’être un « fleuve tranquille » (Warnier dans ce volume) ; la collaboration entre chercheurs de différentes disciplines s’avère souvent périlleuse ; « la confrontation des egos forts, la différence de pratiques, de cultures scientifiques et la volonté d’hégémonie implicite de chaque spécialité » (Diop dans ce dossier) l’emportent parfois sur le travail commun. Les appels internationaux à l’interdisciplinarité invitant des chercheurs en sciences exactes à présenter des projets de recherche incluant les sciences humaines et sociales s’opèrent parfois en instrumentalisant ces disciplines et les reléguant à la périphérie d’un cadre logique et expérimental largement élaboré par et pour d’autres. Certaines disciplines tentent d’imposer leurs méthodes, leurs objets et leurs constructions épistémologiques et théoriques à l’anthropologie (Olivier de Sardan dans ce dossier). Confrontée à des sciences disposant de réseaux plus efficaces, de davantage de moyens, d’institutions et de retombées pratiques, l’anthropologie est parfois intégrée comme une collaboratrice subalterne limitée au rôle de source complémentaire d’informations. Il arrive que l’interdisciplinarité ne soit qu’un mot aimable pour décrire de manière euphémistique des rapports de domination et de sujétion.

Cependant, les différentes contributions à ce numéro indiquent que l’anthropologie résiste généralement bien aux aspects négatifs des processus de médiation. Elles démontrent qu’elle peut s’ouvrir à une multitude de disciplines sans « se dissoudre » ou perdre sa rigueur scientifique. Les anthropologues sont bien placés pour savoir qu’ils n’ont rien à perdre dans la rencontre avec l’autre. L’ouverture de la discipline contribue à son renouvellement. Ainsi, les textes réunis dans ce dossier, au-delà de l’affirmation de la pertinence des pratiques interdisciplinaires, confirment la ductilité de l’anthropologie à la médiation disciplinaire et sa capacité à en sortir renforcée. Conçues non pas pour élever les murs des « citadelles disciplinaires », mais au contraire pour les confronter « aux vents du large » de l’interpellation scientifique (Olivier de Sardan dans ce numéro), les médiations disciplinaires sont porteuses de renouvellement scientifique, stimulent des découvertes heuristiques et des rencontres créatives. Si elles exposent au risque du rapport de force entre disciplines, elles s’avèrent nécessaires à la pratique scientifique quotidienne, notamment à la pratique de l’anthropologie.