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L’agriculture biologique a connu au Japon un certain essor depuis les années 1970 (Ishida et Hatano 2003 ; Honjo 2004 ; Sawanobori 2006). Malgré les limites de cet essor, il s’agit là d’un tournant marquant dans ce pays, puisqu’auparavant, et même par la suite, les agriculteurs japonais avaient fait une utilisation effrénée de produits chimiques (Hoshino 1975 : chap. 2 ; Berque 1976 : 242 ; Bernier 1980 ; Moore 1990 ; Moen 1999). Le développement de l’agriculture biologique, qui avait débuté de façon exceptionnelle dès les années 1930 (Kubota 2008), a progressé assez lentement. On estimait à environ 3000 en 2003 le nombre de fermes entièrement biologiques et reconnues comme telles par des organismes de certification, le nombre d’exploitations ayant adopté partiellement ce mode de production agricole se chiffrant pour sa part à 7000 (Nagamatsu et Matsuki 2003 : 137). En 2006, le nombre de fermes certifiées biologiques avait augmenté à 4 539, mais cela reste peu comparé aux 3 millions de fermes que compte le Japon, et même aux 400 000 fermes spécialisées, soit celles dont les revenus dépendent entièrement de l’agriculture pour leurs revenus (FAO 2006 : 1). Une autre estimation chiffre cependant à 1 %, soit environ 30 000, le nombre de fermes qui font de l’agriculture « verte » ou « durable » (sustainable agriculture).

La différence entre agriculture biologique et agriculture durable ou verte tient à l’abandon complet de l’utilisation des produits chimiques dans la première, alors que la seconde est fondée sur la diminution importante de cette utilisation (voir la troisième partie de cet article). Plusieurs produits biologiques d’importation doivent porter l’étiquette « verte » plutôt que « biologique » du fait que les règlements japonais sur la sécurité alimentaire forcent les importateurs à la fumigation des produits végétaux, ce qui du coup n’obéit plus aux critères des produits biologiques certifiés, la fumigation étant considérée comme un traitement chimique (FAO 2001 : 12). La superficie totale en culture biologique, définie strictement, s’élevait en 2006 à 29 150 hectares sur une superficie totale en culture de 4,7 millions d’ha, soit 0,6 %. Aussi peu que cela puisse paraître, cela représente une augmentation de quelque 500 % par rapport à 2000. Du point de vue du volume de la production agricole, les produits biologiques homologués ne représentent par contre que 0,1 % du total (Sawanobori 2006 : 44).

Le mouvement pour l’agriculture biologique se développe plus rapidement depuis 2002, après qu’il ait connu une diminution en 2001-2002 (Moen 1995, 1997 ; FAO 2006). Malgré la faiblesse relative de son poids, il s’agit d’un mouvement social reconnu mondialement (Henderson et Van En 2007) qui a donné lieu à des formes de circulation inédites qu’il importe d’étudier. En effet, le mouvement dit teikei, plus précisément sanshôteikei, mot qui signifie, « lien » ou « entente entre producteurs et consommateurs », a été mis en place dans les années 1960 ou 1970 (la date exacte est difficile à établir ; voir plus bas). Il est même possible que le Japon ait été le premier dans le monde à établir un système d’approvisionnement direct des producteurs aux consommateurs organisé collectivement, dont on verra l’établissement et le développement en deuxième partie de cet article. Avant cela on fera un examen rapide du contexte socioéconomique des années 1965-1973, qui ont vu la naissance de ce mouvement. Puis on analysera la mise en place d’un de ces réseaux dans la région de Tokyo. En quatrième lieu, on examinera le processus d’accréditation de l’agriculture biologique au Japon, un processus qui, depuis 2001, est en conformité avec les méthodes internationales dans ce domaine. Enfin, on traitera de la standardisation gouvernementale et des nouveaux canaux de distribution hors des réseaux, avant de revenir en conclusion sur la signification sociale du mouvement teikei dans le Japon contemporain et sur son lien avec les mouvements de quartier des années 1968 à 1973.

Les années 1965-1975 et l’agriculture

La période dite de haute croissance a commencé au Japon en 1955. La première crise du pétrole y a brusquement mis fin en 1973. Cette période a été marquée par une forte croissance des secteurs de l’industrie lourde, favorisés par le gouvernement du fait de leur effet d’entraînement. En effet, il s’agissait à l’époque des secteurs technologiquement les plus avancés. Or, le gouvernement japonais visait une croissance rapide afin d’éliminer une fois pour toutes les séquelles des destructions de la Seconde Guerre mondiale et d’assurer au pays une place de choix parmi les grandes puissances économiques. Cette politique, mise en place dès les années 1940, était appuyée par des mesures protectionnistes vis-à-vis des capitaux et produits étrangers, et par une politique de facilitation du crédit bancaire aux entreprises des secteurs choisis. Après une période d’ajustement difficile (1946-1950), et à la suite de la récession consécutive à la Guerre de Corée en 1953 (le Japon avait beaucoup profité économiquement de l’intervention « alliée », surtout américaine, en Corée), le Japon renoue dès 1955 avec la croissance insufflée par le progrès rapide de secteurs comme la métallurgie, la machinerie lourde, la construction navale et automobile ainsi que la pétrochimie. Cette croissance, de l’ordre d’environ 8 % annuellement sur dix-huit ans, était inédite à l’époque ; c’est elle qui a permis au Japon de devenir rapidement un des grands de l’économie mondiale.

La croissance rapide et soutenue a bien sûr affecté l’agriculture. Il faut d’abord préciser que le paysage rural et agraire japonais avait été profondément modifié par la réforme agraire imposée par l’occupant américain en 1946-1947. Fondée sur l’expropriation des propriétaires terriens et la vente de la terre à prix bas aux anciens tenanciers, qui auparavant louaient la terre appartenant aux propriétaires en échange d’une rente foncière, cette réforme avait été conçue comme une mesure pour éradiquer le fascisme. Chambardant entièrement la hiérarchie sociale à la campagne, elle a eu pour conséquence de créer une agriculture de petits propriétaires, avec un pourcentage très faible de terres louées. Du coup, la classe des propriétaires terriens a été presque complètement éliminée. La réforme a abouti à la création de plus de 6 millions de fermes, pour une superficie totale en culture d’environ 5,5 millions d’hectares, soit en moyenne moins d’un hectare par ferme. Plus de 60 % des fermes possédaient moins d’un hectare de terres jusqu’en 1965 (Bernier 1980).

La nouvelle structure agraire a donc donné naissance à des fermes dont la superficie, dans la majorité des cas, ne pouvait suffire à nourrir la famille. La haute croissance entraînant un fort développement de la demande de main-d’oeuvre dans les secteurs de l’industrie lourde, elle a dès lors drainé les effectifs en surplus dans l’agriculture vers les villes pour occuper les nouveaux emplois disponibles. Au départ, ce sont les fils et filles cadets des maisonnées agricoles qui devenaient ouvriers. Mais rapidement, l’impossibilité de vivre de l’agriculture sur des terres de moins de 0,5 ha a forcé nombre d’exploitants à se trouver un emploi salarié – emploi saisonnier pendant la saison morte de l’agriculture, à temps partiel, ou même à temps plein. L’alternance entre agriculture et travail salarié, surtout en ville, a ainsi connu son apogée entre 1965 et 1970.

À cette époque également, le gouvernement a encouragé l’utilisation de moyens industriels afin d’augmenter le rendement des terres. Parmi ces moyens, le plus favorisé a été l’utilisation de produits chimiques – engrais, herbicides et pesticides provenant de l’industrie pétrochimique dont le gouvernement encourageait par ailleurs le développement. L’utilisation de produits chimiques dans l’agriculture a été encore plus fortement favorisée par la mise au point, dans des laboratoires d’agronomie, d’espèces de riz à fort rendement qui dépendaient de l’emploi de tous ces produits, et d’autant plus que le système était fondé sur la monoculture du riz. Pour nombre d’agriculteurs dont la production agricole devenait plutôt une source de revenus d’appoint, en sus du salaire, le recours aux produits chimiques est rapidement venu compenser le manque de temps qu’ils pouvaient consacrer à l’agriculture du fait des exigences du travail salarié. Ainsi, de 1955 à 1967, chaque hectare de terre au Japon a incorporé 30 fois plus de mercure qu’aux États-Unis, pays le plus pollué sur ce point après le Japon (Berque 1976 : 232). Et ce, sans compter la masse énorme de pesticides, insecticides et engrais chimiques de toutes sortes incorporés à la terre, qui ont eu pour effet de polluer non seulement la terre, mais aussi certains produits agricoles. La pollution a également touché la mer, contaminant poissons et fruits de mer, dont les Japonais font une grande consommation, ce qui les expose encore plus au danger de contamination. Par ailleurs, certaines pratiques dans la transformation des produits laitiers ont aussi entraîné des problèmes de contamination (Kim 1989 : 65). Tout cela explique pourquoi il n’est pas surprenant que les cas fortement médiatisés de maladies causées par la pollution soient apparus au Japon.

Cette utilisation abusive des produits chimiques dans l’agriculture ainsi que la pollution en provenance des industries ont causé de graves problèmes de contamination des aliments. Ce n’est cependant pas la seule raison qui explique que les résidents des zones urbaines aient essayé de se procurer des produits agricoles de meilleure qualité : la pollution sous toutes ses formes avait par ailleurs atteint à cette époque des niveaux inégalés au Japon. La découverte de la cause de la maladie de Minamata – la pollution de la mer par le mercure organique provenant d’une industrie de produits chimiques qui déversait ses déchets dans une rivière dont les eaux se rendaient à la mer, contaminant ainsi la faune marine qui formait la base de l’alimentation des habitants – a permis de faire clairement le lien entre pollution et alimentation (Miyamoto 1977). Ainsi en est-il également de la maladie dite itai-itai (« aïe aïe ») à Fukui, causée par le cadmium radioactif provenant des déchets d’une mine. La pollution a dépassé ces cadres et touché à peu près tout le monde, surtout en milieu urbain industriel, avec l’asthme de Yokkaichi et de Kawasaki, causés par l’industrie pétrochimique, ou le smog à Tokyo durant l’été 1970, par exemple. Mais ce sont les cas d’intoxication alimentaire qui ont de toute évidence entraîné un mouvement en faveur de l’amélioration de la qualité des aliments.

Le premier cas d’intoxication alimentaire largement médiatisé date de 1955 : c’est l’incident dit du lait de Morinaga, dont les formules pour bébé contaminées à l’arsenic ont causé la mort de plusieurs nourrissons. Puis, dans les années 1960, c’est au tour de l’intoxication au BPC et aux insecticides (DDT, Chlrodane, Heptachlor, etc. ; voir Kim 1989 : 64-65) utilisés dans l’agriculture de soulever encore une fois l’indignation. Ces différents incidents ont mis en évidence au Japon la nécessité de prendre des mesures. Parmi celles-ci figurent des pressions sur les gouvernements afin qu’ils mettent en place de meilleurs contrôles, avec succès dans certains cas, comme dans celui des émissions des automobiles en 1978. Parmi les autres formes de recherche de solution, on note la création dès 1963 de mouvements de citoyens protestant contre la pollution de toute sorte, tout comme, plus tardivement, la mise sur pied d’ententes entre consommateurs et producteurs agricoles en faveur de l’approvisionnement direct en produits agricoles exempts de produits chimiques, connues sous le nom de teikei. Ce sont donc les nombreux problèmes d’intoxication alimentaire qui ont poussé les urbains à trouver d’autres solutions afin de s’approvisionner en produits alimentaires sécuritaires.

Le mouvement teikei

L’origine des teikei est encore assez obscure, du moins chronologiquement. En effet, pour certains, le mouvement dit teikei a débuté dans les années 1960 – Wikipedia avançant la date de 1965, mais sans références. D’autres soutiennent que le mouvement est apparu dans les années 1970 – Sawanobori (2006 : 31) mentionnant par exemple la date de 1971, moment de la création de l’Association pour l’agriculture biologique (Yûki nôgyô kenkyûkai), devenue plus tard l’Association japonaise pour l’agriculture biologique. Si l’on suppose que la mise sur pied de cette association est consécutive aux premiers réseaux et est venue les consolider, on peut alors avancer l’hypothèse que les teikei soient antérieurs à 1971.

La plupart des écrits indiquent que ce sont des consommateurs urbains, déçus des produits agricoles disponibles, de plus en plus préoccupés par la pollution – plusieurs cas d’empoisonnement causés par l’utilisation excessive des produits chimiques en agriculture avaient déjà été recensés à l’époque – et disposés à payer plus pour des produits plus sains, qui ont mis sur pied ces réseaux (Nagamatsu 1992 ; Moen 1995, 2000 ; Masugata 1995 ; Maclachlan 1997 ; Hatano 1998 ; Kishida 2003). Les premiers produits concernés sont apparemment le lait et les oeufs. Quelques familles urbaines de Tokyo ou de Kôbe se seraient regroupées et auraient contacté des fermiers pour leur proposer une sorte de contrat (teikei) : ces derniers devraient produire des denrées sans produits chimiques que les consommateurs achèteraient à un prix négocié entre les deux parties ; les produits seraient vendus directement aux consommateurs, sans intermédiaire ; les consommateurs s’engageaient en contrepartie à aider les agriculteurs, y compris en participant de façon occasionnelle aux travaux agricoles. Les réseaux ont donc été créés à l’initiative des consommateurs urbains et on les nomme, sauf exception, d’après le lieu d’habitation des consommateurs. Un des premiers groupes de ce genre développé à Tokyo dans les années 1970 a cependant pris le nom du village d’où proviennent les produits agricoles, soit celui de Miyoshi (Kavanagh 1999 : 6-7). L’initiative dans ce cas est cependant bien venue des ménagères urbaines, qui ont contacté les producteurs du village pour leur demander s’ils étaient prêts à leur fournir des aliments biologiques. Ceux-ci ont accepté à la condition que cela ne nuise pas à leurs revenus. Après de longues discussions, les deux parties se sont alors entendues pour déterminer un niveau de prix équitable.

Plusieurs de ces réseaux localisés sont apparus à travers le pays dans les années 1970 et 1980. Ils existent encore maintenant, les estimations de leur nombre se situant entre 800 et 1 000. Selon le système teikei, dans certains cas, les producteurs de diverses denrées dans une région donnée mettent ensemble leurs produits, précédemment commandés par un groupe donné de consommateurs, qui sont alors acheminés immédiatement. Les consommateurs, à travers ces réseaux qui, peuvent acheter les denrées directement des producteurs, sans passer par des intermédiaires. Ce type de lien a plusieurs avantages : maintenir les coûts de distribution au plus bas niveau, assurer un approvisionnement rapide en produits frais pour les consommateurs, et en garantir la qualité biologique, avec sanction par l’Association de l’agriculture biologique du Japon, créée en 1971 (JOAA ; Nippon Yûki Nôgyô Kenkyûkai ; voir Moen 1995). Il existe plusieurs formes d’approvisionnement et plusieurs circuits pour les produits agricoles biologiques au Japon, que l’on examinera plus loin dans cette section. Le Japon contribue à la circulation internationale des produits biologiques à la fois par ses exportations et (surtout) par ses importations. Les produits importés et exportés doivent alors être certifiés par le gouvernement japonais, par le biais du Japan Agricultural Standards (une division du Ministère de l’agriculture, de la forêt et des pêcheries), ainsi que par des organisations internationales, comme on le verra par la suite. Le Japon importe nombre de fruits et légumes certifiés de pays comme (en ordre d’importance) les États-Unis, la Chine, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Les teikei regroupent donc un nombre restreint de familles urbaines et de producteurs agricoles. Les relations entre les deux parties sont régies par une charte qui définit les obligations de chacune. Au départ, comme les producteurs avaient utilisé pendant de nombreuses années une grande quantité de produits chimiques, l’élimination de la concentration de produits chimiques dans la production n’a pu s’effectuer que graduellement. En effet, plusieurs années sont nécessaires pour éliminer ces produits de la terre. Comme il n’y avait pas à cette époque de contrôle gouvernemental sur la définition d’une ferme biologique (le processus de certification a été établi pour les produits végétaux en 1999, et pour les produits de l’élevage en 2001 seulement ; voir Nagamatsu et Matsuki 2003 : 137), le degré d’élimination des produits chimiques était dans les faits variable ; ce qui n’a pas empêché que les contrats entre producteurs et consommateurs ont eu pour effet de réduire quand même de façon remarquable les risques d’empoisonnement par ces produits. Malgré la mise en place de la Loi sur la certification biologique en 2001, il reste une majorité de produits définis comme « verts » qui ne respectent pas les critères de certification biologique. La FAO estimait à seulement 12 % les produits définis comme verts ou biologiques qui parvenaient à respecter ces critères (FAO 2001 : 5).

Les ententes directes entre producteurs et consommateurs avaient aussi pour objectif d’éliminer la dépendance envers les longs trajets de transport pour les produits agricoles en concentrant la demande localement. Dans la plupart des cas, la distance entre le lieu de production et les consommateurs était assez restreinte, ce qui assurait la fraîcheur des produits. Comme on l’a mentionné, le mode de distribution pouvait varier. Souvent, les producteurs d’un village ou d’une région concentraient les produits destinés aux consommateurs. Ces produits étaient alors transportés par camion, en général propriétés des coopératives, vers un point de distribution au sein du quartier de destination, où les consommateurs venaient chercher ce qui leur était dû. Dans d’autres cas, les denrées étaient envoyées par la poste – la poste japonaise étant très rapide et efficace, ce qui garantissait la fraîcheur des produits. Enfin, dans d’autres cas, les consommateurs venaient chercher eux-mêmes les produits à la coopérative d’un village. Quel que soit le mode de distribution, ce qui caractérisait et caractérise encore les teikei, c’est cette proximité entre producteurs et consommateurs, sans intermédiaire. Certains y voyaient une sorte d’alternative non seulement à l’agriculture productiviste, mais aussi à une économie fondée sur le marché et sur la recherche du profit, ou à une société ayant éliminé les rapports personnels entre les habitants de la ville et ceux de la campagne. Les partisans des réseaux d’agriculture biologique désiraient, et plusieurs désirent encore, maintenir des liens étroits entre producteurs et consommateurs, ce qui représente pour eux une façon de créer une nouvelle sorte de société.

Quelques-uns de ces réseaux ont une affiliation religieuse. En effet, leurs participants, autant à la ville qu’à la campagne, font parfois partie de mouvements shintos ou bouddhistes, voués au respect de la nature. Si certains de ces mouvements ont vu le jour dans les années d’avant-guerre, leur participation à des réseaux de type teikei date des années 1960 ou 1970.

Les ententes de ce type ont eu pour conséquence de modifier les techniques de production et de distribution. Nonobstant le faible nombre de participants à ces réseaux par rapport à la population totale au Japon, ce mouvement a rendu beaucoup de gens conscients de l’importance de la qualité des aliments, ce qui a forcé certains producteurs à changer d’eux-mêmes leurs méthodes de production. Les pressions populaires ont de plus amené le gouvernement à légiférer dans ce domaine, ainsi qu’on va le voir ci-après.

La mise sur pied des réseaux teikei autour de 1970 s’insère dans une vague de mouvements populaires divers qui ont vu le jour à cette époque. Les mouvements contre les cas les plus visibles de pollution ont déjà été mentionnés. Mais les mouvements populaires se sont intéressés à toutes sortes d’aspects liés à la qualité de vie, comme l’accès à l’ensoleillement, limité par la construction de tours d’habitation (manshon) ou d’édifices à bureau, ou bien la diminution de la pollution de l’air, extrêmement dommageable pour la santé. Le mouvement contre les expropriations pour la construction du nouvel aéroport de Tokyo à Narita doit aussi être inclus ici. Tous ces mouvements ont coïncidé avec une nouvelle vague du mouvement étudiant en 1968, et avec la mobilisation contre le renouvellement du traité de sécurité avec les États-Unis en 1970. On était en effet à l’époque en pleine vague d’effervescence sociale, une vague qui n’a été ralentie que par la récession consécutive à la première crise du pétrole en 1973-1974.

Un exemple de teikei

Au début des années 1980, un groupe de militants qui avaient appuyé les agriculteurs de Narita dans leur lutte contre la construction du nouvel aéroport de Tokyo a commencé à s’interroger sur la qualité de la nourriture. Ces personnes, qui militaient en dehors des groupes organisés comme Chûkaku et Kakumaru, deux fractions trotskistes préconisant la violence contre la police, avaient de bonnes relations avec des agriculteurs qui tentaient tant bien que mal de poursuivre la production agricole malgré les expropriations. Lors des échanges entre militants et agriculteurs a été mentionnée la nécessité de modifier les pratiques agricoles pour éviter les problèmes d’empoisonnement que le pays avait connus. À la suite de ces discussions, une douzaine d’activistes se sont entendus avec quatre agriculteurs pour qu’ils abandonnent l’utilisation de produits chimiques et s’engagent dans l’agriculture biologique. Ils ont de leur côté accepté d’acheter une quantité donnée de produits (riz, légumes, fruits), à des prix qui assureraient la survie des maisonnées agricoles et qui leur seraient envoyés par la poste régulièrement. Un petit réseau s’est ainsi créé. Les membres initiaux, qui s’engageaient à participer aux travaux agricoles, ont contacté des amis afin qu’ils se joignent au groupe de consommateurs urbains. Dès 1982, le réseau était fonctionnel, bien que le passage au biologique n’ait pas été terminé, trois ans au minimum étant nécessaires pour débarrasser la terre des produits chimiques.

Au début des années 1990, cinq de ces consommateurs ont décidé de cultiver eux-mêmes leur riz, qu’ils voulaient manger entier, non décortiqué. Ils ont loué une petite rizière, de sorte que sa production puisse les fournir en riz pour une année. Si le travail est partagé selon les disponibilités, tous doivent participer au moment du repiquage et de la moisson.

Ce réseau-là constitue une sorte d’exception par rapport à la plupart des regroupements de producteurs agricoles et de consommateurs. En effet, dans la plupart des cas, les teikei ont été mis sur pied par des ménagères, traditionnellement en charge de l’achat et de la préparation de la nourriture. Il faut donc noter ici le rôle des femmes au foyer, en banlieue et en ville, dans la mise en place de plusieurs mouvements populaires, et pas seulement dans le domaine agro-alimentaire. En effet, liées au lieu, à la localité, passant la majeure partie de leur temps dans le quartier, elles ont subi le plus directement les conséquences des politiques de croissance du gouvernement. Ce sont elles, souvent en accord avec les commerçants du coin, eux aussi limités à leur quartier, qui ont protesté contre la pollution ou le manque d’ensoleillement. Ce sont elles seules qui ont pris l’initiative de créer la majorité des teikei, en contactant directement des agriculteurs situés à proximité. Notons que ce développement a assuré la survie de nombreuses fermes dans les banlieues des grandes villes, même près Tokyo.

Le réseau présenté ci-haut, qui a été mis sur pied par des hommes (et une seule femme), représente donc une exception. Mais il est aussi à part du fait que les consommateurs qui en font partie ne vivent pas tous dans le même quartier, contrairement à ce qui se passe ailleurs. Leur regroupement est issu d’une extension de leur militantisme politique, ce qui n’est habituellement pas le cas des teikei, qui n’ont pas de finalité politique comme telle. Les caractéristiques partagées par la majorité des mouvements populaires qui ont surgi entre 1965 et 1973 sont en effet d’être liés au lieu et de ne pas avoir de composante politique, à moins que des groupes extérieurs, en général extrémistes et issus du mouvement étudiant, se soient joints au mouvement. Le caractère local des groupes a ainsi empêché que se mette en place un organe politique commun qui puisse unifier l’ensemble des luttes, qui dès lors sont demeurées fragmentées. Malgré tout, dans ces années, un vote de protestation contre le parti au pouvoir au plan national, le Parti libéral-démocrate, a permis de porter au pouvoir dans les villes des administrations de gauche qui défendaient une plateforme de défense de la qualité de vie. Ce vote a finalement forcé le gouvernement national à prendre des mesures pour éliminer les problèmes ou, dans le cas des maladies incurables causées par la pollution, à mettre sur pied des programmes de compensation monétaire.

Les teikei ont donc participé à un mouvement plus général, mais la plupart du temps localisé, d’organisation populaire pour la défense de la qualité de vie des citoyens. Le réseau présenté plus en détail ci-dessus a donc des caractéristiques particulières qui l’éloignent des mouvements les plus typiques. Mais il s’insère tout de même dans la vague des mouvements populaires de protestation qui ont vu le jour autour de 1970.

Le processus d’accréditation

Avant 1971, il n’y avait pas de processus formels de vérification des produits dits biologiques. Il faut dire que, dans le cadre des teikei, les consommateurs urbains qui faisaient partie de ces ententes s’engageaient à participer aux travaux agricoles, ce qui leur permettait d’observer directement les méthodes de culture des produits qu’ils achetaient (Murayama 1996). En outre, l’entente prévoyait le type de méthode à utiliser. Malgré tout, le développement se faisait sans contrôle extérieur, jusqu’à ce que soit créée en 1971 l’Association japonaise d’agriculture biologique (Nippon Yûki Nôgyô Kenkyûkai, connue sous l’acronyme JOAA, suivant le nom anglais de cet organisme, Japan Organic Agriculture Association). Cette association, dont la création a été suscitée par des agriculteurs pratiquant l’agriculture biologique, en collaboration avec certaines coopératives locales afin d’assurer une meilleure qualité des produits, a regroupé la plupart des participants à des ententes de type teikei au Japon. Si la JOAA s’est donné comme objectif de promouvoir l’agriculture biologique, il n’y avait pas de certification par un organisme extérieur avant que soit mise en place en 2000 la Loi sur les standards de l’agriculture japonaise pour les produits organiques, qui a été révisée en 2001. La loi de 2000-2001 a donc défini des processus et des critères en conformité avec les standards internationaux en matière d’agriculture organique.

L’application de ces critères a permis de diviser les fermes faisant de l’agriculture biologique ou de l’agriculture « durable » en plusieurs groupes : les fermes vraiment biologiques (ayant abandonné toute utilisation de produits chimiques depuis trois ans ou plus) ; les fermes en transition (qui n’ont pas utilisé de produits chimiques pour une période variant de six mois à trois ans) ; les fermes sans pesticides (mais utilisant néanmoins une bonne quantité d’engrais chimiques) ; les fermes ayant recours à une quantité limitée de pesticides et d’engrais ; celles n’employant pas d’engrais chimiques (mais utilisant des pesticides en petite quantité) ; et enfin, celles ayant réduit considérablement l’utilisation des engrais, sans l’abandonner complètement (FAO 2001 : 1). Cette diversité des pratiques a causé beaucoup de problèmes de choix pour les consommateurs avant l’adoption de la loi de 2000, étant donné qu’étaient considérés biologiques des produits qui pouvaient aussi bien l’être complètement que pas du tout. La loi de 2000-2001 incluait par ailleurs des clauses sur l’étiquetage des produits biologiques ; le label « biologique » est maintenant limité aux produits qui respectent les standards définis par les organismes internationaux. Notons que la loi force par ailleurs les producteurs à indiquer si les produits sont génétiquement modifiés.

La loi sur les standards de l’agriculture organique a été complétée en 2003 par une autre loi, la Loi fondamentale sur la sécurité alimentaire, qui impose ce qu’on appelle maintenant la traçabilité des produits agricoles (Otsuka 2004), notamment celle du boeuf, qui faisait l’objet de beaucoup d’attention à cause des cas de maladie de la vache folle dans plusieurs pays. La traçabilité fait référence à la capacité de retracer le trajet des denrées de la ferme aux consommateurs, en tenant compte de la provenance des produits utilisés dans les fermes (par exemple, la nourriture pour les animaux). La Fédération des coopératives agricoles (Zennô) a mis en place un système semblable pour ses magasins vendant des produits des coopérants (Nagamatsu et Matsuki 2003 : 138-139). Ce système impose des critères de qualité ainsi que la traçabilité de tous les produits. Plusieurs autres lois visant des aspects spécifiques de la production de nourriture (par exemple, sur les aliments pour les animaux) ont aussi été mises en place afin d’assurer la qualité des aliments et de forcer les producteurs et distributeurs à fournir au public l’information nécessaire à un choix judicieux.

La détermination de ce qui est biologique ou non dépend maintenant du ministère de l’Agriculture, des forêts et des pêcheries. Ce processus, garanti par des organismes indépendants agréés par ce ministère (comme le JONA : Japan Organic and Natural Foods Association), suit les normes internationales définies par la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique (IFOAM). Bien qu’elle respecte plus qu’auparavant les critères internationaux quant aux produits biologiques et qu’elle assure une meilleure information sur la provenance des aliments, cette centralisation de la certification a néanmoins mis fin à l’autonomie des ententes directes entre producteurs et consommateurs et a donné lieu à de nouvelles formes de distribution des produits biologiques – on le verra dans la prochaine section. Si cela représente un inconvénient, notons par ailleurs que la formalisation de l’accréditation a fait augmenter le nombre de fermes entièrement biologiques, ce qui peut sans aucun doute être considéré comme un effet bénéfique.

Nouvelles formes de distribution des produits organiques

Bien avant la mise en place des mécanismes prévus par les différentes lois mentionnées, des distributeurs hors des ententes directes de type teikei ont commencé à s’intéresser aux produits biologiques, dont la demande, surtout dans les années 1980, avait augmenté de pair avec la prospérité de cette décennie. Les coopératives ont été parmi les premiers grossistes à assurer la distribution des produits biologiques, qu’elles vendaient par la suite dans les magasins coopératifs. Mais des entrepreneurs privés ont aussi commencé à s’y intéresser (FAO 2001 : 6-8). Des grands magasins, mais surtout des transformateurs de produits agricoles ont intégré ce marché. On peut donner l’exemple de Nichirei, un grossiste privé fabriquant aussi des produits congelés, qui a développé ses propres marques de produits biologiques, sur la provenance desquels la compagnie est en mesure de fournir des renseignements précis. Il y a aussi Oisix, une entreprise de commerce par Internet, qui met en marché des produits qui ne sont pas entièrement biologiques, mais faits avec une quantité de pesticides et d’engrais chimiques considérée comme faible, et dont la provenance est clairement établie et expliquée (Nagamatsu et Matsuki 2003 : 138-139). D’autres grossistes privés ont suivi cette voie. Notons enfin l’existence depuis plus de vingt ans, surtout dans les grandes villes, de magasins spécialisés, sortes de boutiques d’alimentation, qui s’avèrent plus efficaces pour la distribution des produits biologiques que les grands magasins.

D’autres formes de distribution se sont aussi mises en place. Un exemple est le POLAN Hiroba Kansai, une entreprise regroupant des grossistes, des agriculteurs et des magasins locaux distribuant des légumes biologiques à près de 10 000 consommateurs dans la région de Wakayama. Les producteurs vendent aux distributeurs qui transportent les produits aux magasins, en général le jour même de la récolte, et ces magasins les vendent aux consommateurs membres. Un autre mode de distribution, que l’on retrouve dans la région de Kôbe, fait appel à des marchés mensuels en plein air où les distributeurs et aussi des producteurs viennent vendre directement leurs produits au public. Il existe même des machines distributrices dans certaines villes où l’on peut acheter des oeufs biologiques. Enfin, les grands magasins, qui ont tous des rayons d’alimentation, certains même extrêmement luxueux, ont également rejoint le mouvement et mettent en vente des produits bio qu’ils achètent de grossistes ou, parfois, directement de certains producteurs.

Ces développements, tant au plan de la mise en marché que des contrôles gouvernementaux, ont entraîné un affaiblissement des ententes directes entre producteurs et consommateurs. Le nombre de teikei membres de JOAA a ainsi baissé, passant de 6 000 environ en 1983, à quelque 3 300 en 1997. De plus, le nombre de participants urbains à ces ententes ne cesse de décroître (Kanagawa 2004 : 37). Malgré tout, selon un rapport de la FAO de 2001, 55 % des produits biologiques passaient encore par les teikei comme canal de distribution. Pour le reste, 25 % circulaient à travers des maisons de distribution (y compris les coopératives) se spécialisant dans les produits biologiques. Les courtiers en produits alimentaires comptaient pour 5 % du marché, tout comme les grossistes non spécialisés en produits biologiques, alors que 10 % passaient par les entreprises de transformation des produits alimentaires (FAO 2001 : 6-7).

Si la quantité de produits biologiques ou d’aliments dont la provenance est claire augmente sur le marché japonais, simultanément, la distance entre les lieux de production et de consommation, ainsi qu’entre producteurs et consommateurs vient à augmenter. Ce qui faisait des teikei une expérience sur le plan de l’agriculture biologique, mais aussi sur le plan social – en créant des liens directs entre producteurs et consommateurs et en rapprochant la ville de la campagne – est ainsi en train de s’atténuer. En fait, plus le processus se bureaucratise et la quantité de produits touchés augmente, et plus l’aspect social des ententes entre producteurs et consommateurs s’estompe. Malgré tout, il demeure de ces teikei qui continuent de fonctionner, quelquefois en dehors des normes d’accréditation officielles, et opèrent comme auparavant, sans se préoccuper des organes gouvernementaux.

Conclusion

Les teikei représentent une forme inédite de mouvement populaire et ont inspiré la création de mouvements « d’agriculture communautaire » biologique à travers le monde. Leur impact sur la qualité des aliments au Japon est crucial. Mais leur importance est aussi sociale. En effet, ces réseaux ont créé au Japon une nouvelle sorte de mouvements populaires mettant en relation la ville et la campagne. D’un côté, ces mouvements, avec cette relation ville-campagne, rompaient avec le caractère local de la plupart des regroupements sociaux de l’époque (bien que cet aspect local se soit en général maintenu aux deux pôles, le quartier en ville et le village à la campagne) ; d’un autre côté, il rétablissait ce lien plus ancien, mais très affaibli avec l’industrialisation, entre le milieu urbain et le milieu rural. La participation des urbains aux travaux agricoles avait aussi pour but de les familiariser avec cette forme d’activité dont ils étaient jusque-là fort éloignés. Il s’agissait donc d’une forme originale de rapports sociaux, associée à l’approvisionnement de produits alimentaires de meilleure qualité.

Le processus de certification, mis en place par l’État, a bureaucratisé tout le processus et, du même coup, affaibli les réseaux, dont plusieurs ont disparu, au profit d’autres formes plus organisées de distribution, mais moins contrôlées par les participants (Kanagawa 2004 : 41-43). Autrement dit, si la qualité des produits est maintenant mieux assurée, le caractère d’expérience sociale des teikei s’est affaibli, tout comme le lien direct entre consommateurs et producteurs. On peut dire en fait que l’agriculture biologique au Japon est de plus en plus accaparée par des intérêts de type capitaliste (grossistes en dehors des coopératives, grands magasins, transformateurs), bien que plusieurs réseaux de contact direct entre producteurs et consommateurs se soient maintenus. En réalité, ce mouvement de bureaucratisation et de contrôle par l’entreprise privée est inévitable dès que les standards de certification sont définis internationalement. Si la définition de ces standards assure sans aucun doute une qualité accrue des produits, elle contribue cependant à la disparition d’une expérience inédite du rapport direct entre producteurs agricoles et consommateurs urbains.