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L’expérience de la douleur est au coeur de notre condition humaine. Espérer l’effacer absolument reviendrait à faire de nous des machines insensibles et sans doute privées de sollicitude vis-à-vis d’autrui. Car c’est souvent la connaissance intime de la douleur qui nous porte à vouloir en préserver l’autre et à prendre soin de lui.

Or, comme le disait Leriche, si la douleur est « de tous les jours dans le corps de l’homme […] nous ne savons d’elle que peu de choses » (Leriche 1949 : 10). La tâche de l’anthropologue et du phénoménologue sera de donner la parole à ce qui s’affirme souvent comme une impossibilité de partage, comme l’effraction d’une violence solitaire et innommable. Dans Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance, David Le Breton présente la variété du phénomène de la douleur, à la fois éminemment individuel, mais aussi porteur des représentations et des valeurs de la famille, de la société et de la culture à laquelle l’individu appartient.

Par l’envahissement de l’être, par la démolition des repères habituels dans le rapport à soi, la douleur ne saurait être réduite à des mécanismes nerveux et sensitifs. Elle n’est pas une donnée objective quantifiable mais une expérience singulière, affectant un corps vécu et bouleversant les structures premières de son rapport au monde. Le corps échappe soudainement au silence et à l’effacement qui le caractérise dans la santé, pour envahir tout le champ de conscience de l’individu. Souffrir, « c’est toujours souffrir de trop », disait à ce propos Paul Ricoeur (1994 : 68).

Brèche de sens, la douleur devient souffrance lorsqu’elle fait violence, lorsqu’elle dure trop, lorsqu’elle fait rupture dans la trame d’une existence. Toute la tâche d’un accompagnement sera, dans la mesure du possible, d’intégrer cet événement dans le fil de l’histoire individuelle, d’en faire un sujet dont on peut parler, qu’on arrache à son inquiétante étrangeté, sans pour autant le transformer en un événement acceptable.

Notre enracinement historique dans la chrétienté a longtemps fait de la douleur l’occasion d’un dépassement de soi, d’une épreuve métaphysique rejoignant le sacrifice du Christ. Depuis le développement de la médecine moderne et notamment celui des anesthésiques, la douleur est adressée à l’institution médicale, à qui on demande de la soulager. Or, le discours de la science ne rencontre pas toujours celui du sens. La douleur peut se révéler être un compromis inconscient, un barrage fait à une cause cachée plus douloureuse encore. Indice de notre historicité, la douleur s’apparente parfois à une loyauté à l’égard de notre histoire ou des gens qui nous ont éduqués. Malgré son prix chèrement payé, elle peut avoir des bénéfices secondaires pour celui qui l’endure ou même une fonction dans le système familial.

Si la douleur prend un sens différent selon les divers contextes de vie, elle est même parfois recherchée, revendiquée et mise en scène. Il ne s’agit plus ici d’une douleur subie mais d’une expérience placée sous le signe du contrôle, qui donne à l’individu la sensation paradoxale d’être pleinement vivant. Dans le sport extrême, dans un effort physique qui pousse l’individu au bout de ses ressources, la douleur peut faire accéder à un état de conscience particulier, proche de l’extase, qui fait toucher aux limites de la condition corporelle et renverse la souffrance en plaisir.

De même, la douleur qui fait l’objet d’un choix volontaire prend un sens symbolique fondateur de l’identité de la personne. Remplaçant possiblement les rites de passage des sociétés traditionnelles, la douleur du tatouage ou du piercing apparaît comme une manière déguisée de s’approprier son propre corps, de lui apposer une marque personnelle. « La douleur précipite la mutation ontologique, le passage d’un univers social à un autre, bouleversant d’un trait l’ancien rapport au monde » (p. 193). La douleur de l’accouchement sera également vécue, lorsqu’elle est assumée dans le refus conscient de la péridurale, comme un événement initiatique, révélant la force du féminin.

Reste la confrontation à une autre douleur volontairement exercée, non sur soi, mais sur l’autre. Celle de l’autorité du tortionnaire qui se donne le droit d’infliger les pires violences à la victime. L’indicible de cet acte fait voler en éclat toute représentation de l’être humain. Elle met face à face avec l’énigme de l’horreur. Et pourtant, là encore, seule la croyance dans la possibilité du langage, d’un accueil possible de l’irreprésentable, peut réintégrer le torturé parmi les humains.