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Introduction

Les possibilités d’échange résultant des communications numériques ont contribué à transformer l’expérience que font les individus de certaines formes de marginalité ou de déviance. En permettant à des personnes isolées d’entrer en contact et d’échanger à l’abri des regards, c’est la possibilité même de faire sens collectivement de leur histoire singulière, mais aussi de se doter d’un langage propre pour décrire leur réalité et donc se la réapproprier, que le numérique a rendue possible. En regard de certaines formes de marginalité, notamment celles qui font l’objet d’un discours médical et qui ont couramment été envisagées comme des pathologies, les changements qui en découlent s’avèrent d’une importance considérable. On pense ici notamment aux espaces d’échange qui regroupent des anorexiques (Richardson et Cherry 2011 ; Crowe et Watts 2014), des autistes (Chamak 2008), des schizophrènes (Haker et al. 2005 ; Bell et al. 2006) ou des personnes qui s’automutilent (Powell 2011 ; Lewis et al. 2012), pour ne nommer que ces exemples. En cherchant à faire sens de leur expérience, les personnes qui fréquentent ces espaces sont amenées à porter un regard critique sur le caractère souvent réducteur des balises et des interprétations médicales, à identifier leurs faiblesses et à pointer leurs incohérences. Ce faisant, si on n’arrive pas toujours à s’entendre sur une autre interprétation des pratiques ou des expériences qu’on partage avec les autres, on a en revanche vite fait de tomber d’accord sur une critique de la perspective médicale et plus largement des normes sociales qu’on subit au quotidien.

Par exemple, les personnes qui s’automutilent s’appuient sur leur expérience pour questionner le caractère censément compulsif de leurs pratiques et s’entendent plutôt pour envisager l’automutilation comme une pratique choisie et contrôlée de réappropriation de leur corps qui leur permet d’apaiser des tensions psychiques (Adler et Adler 2007, 2008). Elles comparent l’automutilation à d’autres pratiques, comme les sports extrêmes ou la consommation de calmants, qui reposent également sur une recherche de sensations ou d’apaisement et soulignent que l’automutilation s’avère souvent moins dangereuse et moins dommageable que ces autres pratiques, pourtant socialement acceptables. De même, des personnes atteintes du syndrome d’asperger s’auto-désignent comme des Aspies et décrivent leur condition comme une manière, parmi plusieurs possibles, d’être au monde et de vivre en société, laquelle ne devrait pas être envisagée comme une version imparfaite de la manière d’être des « non-Aspies », dans la mesure où les Aspies possèdent des capacités différentes qui ne sont pas moins valables que les aptitudes des autres (Clarke et van Amerom 2007 ; Chamak 2008).

Les significations ainsi produites et partagées permettent à ces personnes d’extirper leur condition du registre de la pathologie pour la reconnaître comme saine et intelligible. En amont d’une lutte sociale pour la reconnaissance, ce qui est en jeu, c’est d’abord la possibilité de se reconnaître dans l’expérience des autres et de produire un récit de soi qui redonne sens et valeur à son identité et à ses actions. En effet, la reconnaissance comme « confirmation sociale d’un rapport positif des sujets à eux-mêmes » (Voirol 2005) suppose nécessairement que ceux qui font l’objet du mépris se reconnaissent au préalable une capacité à se raconter dans un autre cadre que celui qui leur est imposé par une majorité (Courtel 2008). Comme le rappelle Alessandrin en reprenant une idée développée par Butler, « la capacité narrative est une pré-condition pour rendre compte de soi » (Alessandrin 2012 : 144). Nous nous intéressons donc à ces personnes qui se retrouvent dans ce genre d’espaces numériques non pas tant du fait qu’elles s’organisent pour devenir visibles et se faire entendre dans une lutte pour la reconnaissance, mais plutôt du fait qu’elles cherchent à se reconnaître comme elles-mêmes en trouvant des vis-à-vis qui partagent leur expérience et adoptent ou construisent avec elles un point de vue dans lequel elles peuvent se reconnaître.

On aurait tort d’assimiler ces espaces numériques au phénomène des « groupes de parole » qui existaient déjà avant l’avènement d’Internet. Ce serait ignorer que l’anonymat et la délocalisation de l’échange ont permis la multiplication de groupes autour d’expériences marginales[1] qui, comme l’anorexie ou l’automutilation, ne pouvaient autrefois donner lieu à des groupes de parole que sous le contrôle d’un pouvoir médical susceptible de baliser les discours (Bell 2007 ; Adler et Adler 2008). En regard de quantité de pratiques ou de conditions stigmatisantes, cette possibilité d’échanger et de se lier directement avec d’autres débouche sur des possibilités inédites. Plusieurs leaders du mouvement trans n’hésitent d’ailleurs pas à attribuer à Internet le développement et l’organisation de leur mouvement de même que l’amélioration, au cours de la dernière décennie, des conditions dans lesquelles vivent les personnes trans, plus encore qu’ils n’attribuent ces changements aux progrès de la médecine ou à la transformation des normes relatives à la diversité sexuelle (Shapiro 2004, 2010). Internet a permis aux personnes trans[2] de se lancer en quête d’information dans un autre cadre que celui du discours médical et de s’organiser entre elles sans pour cela être contraintes de s’afficher au préalable comme personne trans (Espineira 2008).

Enquête sur la normativité dans une communauté marginale

C’est dans le cadre d’une démarche[3] visant plus largement à mieux comprendre comment les échanges anonymes de la sociabilité très spécialisée qui prend place dans les forums de discussion peuvent contribuer à transformer l’expérience sociale, l’image qu’on a de soi et son rapport aux autres au quotidien que nous avons entrepris de nous intéresser à un forum réunissant des personnes trans. Nous nous interrogeons ici plus particulièrement sur les formes de normativité qui prennent place dans ces espaces et sur la façon dont la remise en cause de la norme sociale ou médicale débouche sur l’élaboration, explicite ou implicite, d’une norme alternative, afin d’éclairer la manière par laquelle se forme le consensus autour de celle-ci.

Avant toute chose, et considérant la multiplicité des perspectives théoriques dans lesquelles le concept de norme a été abordé, il faut ici clarifier la posture que nous adoptons. Il convient d’abord de rappeler, à la suite d’Ogien (1995) et de Ramognino (2007), que le concept de normes pose un certain nombre de difficultés, qui tiennent notamment à la manière dont on rend compte du rapport entre le caractère prescriptif de la norme (qui orienterait les actions) et son caractère descriptif (lorsqu’il s’agit de rendre compte de régularités décrites a posteriori). L’idée que des normes guideraient ou orienteraient l’action suppose de croire qu’il y aurait, chez celui qui agit, une interprétation et une mise en acte de la norme, alors qu’il semble plutôt que l’on puisse couramment agir de manière normée sans réfléchir à ce que l’on fait et tout en étant parfaitement incapable de formuler correctement les règles auxquelles son action semble être conforme pour qui cherche à les décrire après coup (Bazin 1998). Dans la perspective de la sociologie de l’action comme la développent Ogien et Quéré (2005), il convient en outre de reconnaître que les conduites ordinaires ne supposent pas l’application d’une norme au sens où celui qui agit n’a nul besoin de se référer à un code, mais qu’elles sont plutôt guidées par un sens de ce qui convient dans le contexte[4]. Dans ce cadre, l’action est conforme à une norme quand on agit correctement, c’est-à-dire dans le respect d’un standard de conduite reconnu publiquement dans un contexte donné. Nous envisageons donc la normativité de l’action dans une posture où il n’est pas tant question d’appliquer des règles ou de se référer à des modèles plutôt que d’agir en s’appuyant sur un répertoire d’habitudes culturellement partagées et qui sont mobilisées à partir d’une perception directe du contexte. Une telle posture n’exclut évidemment pas de l’analyse les actes de langage de ceux qui essayent de dire et de baliser ce que seraient des actions appropriées ou inappropriées, c’est-à-dire de mettre des mots et de produire des discours sur ce qu’est ou devrait être la norme. Abordant l’action dans son caractère pratique ou direct, nous considérons ces actes de langage comme étant aussi des actions, sans postuler que ceux-ci consistent effectivement à énoncer des règles auxquelles on se référerait effectivement en pratique pour agir. Comme le disait si bien Jean Bazin (1998), énoncer le sens d’une action, c’est une autre action, qui a elle aussi ses propres règles. Cela suppose que l’on puisse en outre distinguer le consensus qui se forme dans le discours autour de ce que serait la norme, d’une part, et ce que sont les normes qu’un observateur peut déduire de l’action, d’autre part.

Pour mener à bien la démarche, nous avons procédé à une analyse de contenus publiés dans ce forum, mais également à un travail d’observation, pour un total d’environ 350 heures également réparties entre la lecture de contenu archivé et le travail d’observation des publications et interventions des modérateurs en temps réel[5]. L’enquête a été menée en plusieurs séquences de quelques semaines sur une période de deux ans. Nous avons réalisé une analyse par noeuds thématiques à l’aide du logiciel de traitement de données QDA Miner. Notre démarche de thématisation en continu (Paillé et Mucchielli 2012) s’est déroulée de manière itérative. À partir des énoncés des intervenants, nous avons établi une liste de rubriques en demeurant d’abord près du contenu des échanges analysés, pour ensuite effectuer des regroupements par thèmes plus généraux, ceux-ci ayant été précisés ou redéfinis consécutivement à plusieurs lectures et reformulations des catégories d’analyse. Ce faisant, nous avons relevé les expressions employées par les usagers du forum qui apparaissaient propres à cet espace de discussion, ou plus largement à la culture trans, de façon à circonscrire les manières de s’exprimer des usagers. En lien avec l’orientation de la recherche, des axes thématiques ont été précisés pour circonscrire plus étroitement les contenus relatifs à sept questions, soit la façon de concevoir les rapports entre corps, genre, identité et sexualité ; le rôle qu’on attribue au forum et aux autres du forum dans sa trajectoire et son expérience ; l’histoire du forum comme communauté ; le discours qu’on tient sur l’expérience et les points de vue énoncés par les autres ; la manière dont interviennent les nouveaux participants ; la modération des échanges, la façon dont on balise l’acceptable/l’inacceptable ; et, enfin, tout ce qui s’apparente à des processus d’inclusion ou d’exclusion des intervenants dans le forum.

Pour éclairer le cadre normatif qui prévaut dans ce contexte, nous souhaitions voir comment les administrateurs interviennent pour modérer les échanges et comment les usagers réagissent à ces interventions. Comme une analyse a posteriori des discussions du forum ne permet pas de saisir ces interventions, en plus de l’analyse des contenus archivés, nous avons procédé à une observation en temps réel[6] des échanges de manière à voir les modérateurs à l’oeuvre. Il s’agissait de pouvoir lire les interventions qui font l’objet de la modération avant que les modérateurs n’interviennent. La démarche que nous avons adoptée s’en tient à une analyse des contenus publiés et des échanges observables en ligne. Sur ce plan, il faut souligner que l’entreprise s’inscrit dans le cadre d’un projet plus vaste qui n’a pas pour objectif premier l’expérience ou les parcours des personnes trans, mais bien plutôt la normativité dans les communautés en ligne[7]. Rappelons que la démarche d’anthropologie du numérique n’est évidemment pas la même selon qu’il s’agit de s’intéresser aux usages qui sont faits d’Internet par une communauté locale (Miller et Slater 2000 ; Traoré 2012), de se pencher sur un phénomène qui n’existe qu’en ligne, ou de s’interroger plus largement sur une dimension particulière de la médiation numérique (voir notamment Wilson et Peterson 2002 ; Garcia et al. 2009). Si les questions qui nous animent nous mènent assez naturellement à nous concentrer sur ce qui se joue en ligne, il faut par ailleurs bien dire que le genre d’espace qui nous intéresse ici se prête mieux que d’autres à une telle démarche. En effet, si en regard d’une multitude de contextes, on ne saurait trop souligner la porosité des relations et des échanges qui ont lieu en ligne et hors ligne (ou par le biais d’autres types de médiation ou d’une pluralité d’espaces numériques[8]) et donc l’importance d’étudier les liens en question dans l’ensemble des contextes où ils se vivent, il faut souligner que ce ne sont pas tous les liens noués en ligne qui trouvent à se prolonger ailleurs, certaines communautés n’ayant d’existence que dans le contexte numérique et uniquement sur une plateforme donnée. Comme l’ont bien souligné Garcia et al. (2009) en recensant de nombreux exemples, c’est le cas de certaines communautés de pratiques, et le plus souvent de celles qui prennent la forme de groupes de soutien, comme celui qui nous a intéressées. Notre analyse corrobore ainsi les observations faites par d’autres, car nous n’avons pas relevé les indices habituels suggérant que les intervenants échangeraient également dans d’autres contextes.

Il va sans dire que les communautés en ligne diffèrent à bien des égards des communautés locales et qu’on ne saurait les aborder en ignorant ce qui les caractérise et les distingue, notamment des communautés qui ont classiquement intéressé les anthropologues dans des sociétés où la plupart des gens vivaient l’essentiel de leur vie dans une seule communauté locale (Wilson et Peterson 2002). L’expression « communauté en ligne » serait tout à fait abusive s’il s’agissait d’assimiler les habitués d’un forum de discussion à une communauté villageoise. Or, comme plusieurs l’ont proposé il y a déjà plus de 15 ans, on peut envisager qu’un espace numérique est le lieu d’une « communauté en ligne », dans la mesure où il est doté d’une histoire, que ceux qui y échangent y reviennent et s’y reconnaissent dans la durée, qu’ils partagent un ensemble de références communes, de même qu’un langage ou des règles d’interaction spécifiques qui sont susceptibles de donner lieu à des processus d’inclusion et d’exclusion (Baym 1995 ; Smith et Kollocks 1999 ; Wellman et Giulia 1999). Dans la mesure où nous nous intéressons ici au consensus négocié et partagé à l’intérieur d’un forum de discussion, il nous semble raisonnable de considérer qu’on a affaire à une communauté en ligne, d’autant plus que cet espace est fréquenté par un groupe d’habitués plus ou moins important (qu’on peut évaluer à environ une cinquantaine de personnes), qui reviennent périodiquement, et parfois de façon très régulière, pour prendre part aux échanges et se reconnaissent donc entre eux.

Ce forum réunit des personnes qui sont engagées ou aspirent à s’engager dans une transition pour se vivre dans un autre genre que celui qui leur a été assigné à la naissance, que ce soit avec ou sans le recours à la chirurgie et à l’hormonothérapie. À l’occasion, quelques proches de personnes trans interviennent également. Les profils et les expériences sont dans l’ensemble fort variés : la seule chose que tous aient en commun est de s’être vu assigner un genre féminin à la naissance. La plupart se définissent comme « FTM »[9] et aspirent à se masculiniser, mais une certaine proportion d’entre eux se définissent plutôt comme « FTX »[10], bigenre ou polygenre et aspirent plutôt à se déféminiser pour adopter un genre neutre ou avoir la liberté de passer d’un genre à l’autre. Les aspirations comme les trajectoires s’avèrent singulières, même si la prise en charge médicale, qui est une condition sine qua non de l’accès à certains traitements médicaux et du changement d’identité à l’état civil pour ceux qui vivent en France (et qui constituent de loin le plus grand nombre dans cet espace), contraint les parcours à une certaine uniformité. Quelques-uns[11] des participants et administrateurs ont complété leur transition depuis longtemps, mais la majorité de ceux qui participent régulièrement au forum sont plutôt en train de la vivre ou se situent en amont du processus, se disant en réflexion. Enfin, précisons que la majorité des habitués du forum vivent en France, les autres étant des francophones d’un peu partout. Sur le plan de l’âge et du profil socioéconomique[12], on observe également une diversité relativement grande, les plus jeunes étant des adolescents et les plus âgés étant plutôt dans la quarantaine.

Quête d’informations et reconnaissance de soi

Pour certains, l’exploration du forum coïncide dans un premier temps avec une recherche d’information en lien avec des questions très précises, voire très pratiques, mais pour d’autres, c’est plutôt l’occasion de découvrir plus fondamentalement l’existence même de la transition FTM :

C’est seulement il y a 3 ans quand j’ai découvert ce site que j’ai appris qu’on pouvait transitionner (hormones, opération, changement de nom et de sexe à l’état civil). Il n’y avait apparemment personne autour de moi qui savait ou qui voulait m’expliquer… [13]

Cette découverte est de toute évidence pour plusieurs, ce qui leur permet de nommer leur expérience et de faire sens de celle-ci, c’est-à-dire de l’extirper du registre du monstrueux ou de l’impensable dans lequel ils l’avaient reléguée :

Quand j’ai commencé la fac, j’étais vraiment déprimé. Je me voyais comme une sous-merde depuis toujours, mais là ça prenait des proportions incroyables et j’allais vraiment me foutre en l’air. […] Et puis je ne sais plus comment, j’ai entendu parler d’un type qui était FTM. Le jour même j’ai passé des heures sur le net pour trouver de l’info et j’étais là, complètement béat, avec un immense sourire à planer dans mon imaginaire.

La découverte du forum et plus largement des sites consacrés à la transition constitue un point tournant. Pour une première fois en lisant les récits des autres, certains reconnaissent leur expérience, ce qui leur permet de se définir autrement :

En me gavant de témoignages d’abord français puis nord-américains puis mondiaux (vive YouTube !) j’ai pu grappiller là et là des expériences de vie dans lesquelles je me reconnaissais partiellement, ce qui m’a aidé à reprendre confiance en moi et à m’outer auprès de mes proches.

L’arrivée de nouveaux participants dans le forum engage ceux-ci dans un processus de socialisation à cet univers, qui commence par l’apprentissage d’un langage commun, lequel est manifestement plus caractéristique de l’expérience des personnes trans qu’il ne le serait de cet espace singulier. D’ailleurs, ce langage contient quantité d’emprunts à l’anglais ou des termes qui sont d’usage courant dans l’univers des trans FTM anglophones (passing, packing, binder, dicklit, bio…). Ces termes donnent à penser que ce langage appartient pour l’essentiel à une culture globalisée, comme l’ont d’ailleurs bien montré Leap et Boellstorff (2004) plus largement de l’ensemble de la culture LGBT[14]. Nombreux sont ceux qui découvrent en même temps à la fois le monde commun des trans FTM et les mots et expressions permettant de désigner les réalités qui le constitue. Il est ainsi courant de voir des nouveaux questionner les autres sur la signification des termes qu’ils utilisent. Les discussions qui s’ensuivent sont rarement affaire de « traduction » (comme s’il s’agissait d’apprendre un nouveau mot pour désigner une réalité déjà connue) et concernent plutôt l’ensemble des expériences en cause. Ainsi, la question de l’un qui demande ce que signifie « FTX » débouche rapidement sur une longue discussion autour des expériences dans lesquelles on peut douter, alterner ou se sentir plus à l’aise dans l’entre-deux d’un genre neutre. De même, la question d’un autre sur le « packing » mène les participants à expliquer au nouveau comment on peut masculiniser sa silhouette et à l’instruire de l’existence de différents types de prothèses péniennes, de leur coût, des sites où on peut se les procurer, etc.

Une diversité de perspectives

Ce langage, comme les expériences qu’il permet de nommer, offre régulièrement matière à débat, alors que se confrontent des conceptions divergentes, voire incompatibles. Par exemple, certains critiquent l’usage fait par d’autres du qualificatif « bio » employé pour désigner les hommes cisgenres, c’est-à-dire ceux qui ont été identifiés comme garçons à la naissance[15]. Ces derniers se montrent agacés par la distinction entre « trans » et « bio », dans la mesure où elle suppose de considérer que l’assignation d’un genre à la naissance n’implique aucun arbitraire et de croire qu’il y aurait certaines personnes dont le genre serait plus naturel que pour d’autres.

Il y a beaucoup d’hommes trans qui n’ont pas ressenti ce que tu appelles une « expérience féminine », pour certains ça ne veut rien dire du tout… Et pas mal d’entre eux ne sont pas/ne se considèrent pas différents des hommes bios – ni sur le plan des traits physiques, ni sur le plan mental. Établir une distinction trans/bios est extrêmement blessant et infondé aux yeux de pas mal de personnes. En tout cas, ça l’est pour moi. Déjà, qu’un homme « bio » ? Un trans n’est pas un OGM, ni une contrefaçon. […] Il n’y a tout simplement pas de critère infaillible pour déterminer le sexe des individus. À partir de là, à quoi se compare-t-on ? Probablement à une norme sociale. En tout cas pas à une « vérité biologique » objective.

Au coeur de ces questions, c’est toujours la conception des liens entre corps, genre et identité qui est en cause. L’identité de genre éprouvée par une personne est-elle une affaire d’expérience et de parcours, donc susceptible de changer dans le temps ? Ou est-elle à l’inverse un attribut biologique, génétique, naturel, faisant d’elle un donné permanent ? Alors que les uns s’opposent à ce qu’ils disent être le discours dominant (« On ne devient pas trans, on naît trans »), d’autres se reconnaissent dans l’énoncé : « J’ai l’esprit d’un homme dans un corps biologiquement femelle ». Certains interrogent les fondements de la masculinité, se demandant si l’expérience masculine d’hommes cisgenres est différente de celles des hommes trans :

Malgré que je sois trans et volontaire pour entamer toutes les procédures de transition, j’ai un complexe par rapport aux hommes bios. Je me dis qu’au final, même si je vais jusqu’au bout de la transition, je ne serai jamais réellement un « vrai ».

Aussi, alors que les uns se considèrent « bigenre » ou « polygenre », d’autres se considèrent « sans genre », ou « a-genre ». D’autres encore se demandent si on peut se vivre durablement comme dépourvu de genre ou comme polygenre, ou si on ne devrait pas plutôt y voir un état temporaire menant à l’adoption de l’autre genre. Les réponses sont loin d’être unanimes, à l’instar de ce que sont manifestement les parcours et expériences de chacun.

Si les récits ont beaucoup en commun quant à la souffrance éprouvée, les façons de penser l’identité de genre et de se situer par rapport aux normes de genre sont nombreuses. Dans ce sens, ce forum rappelle la métaphore proposée par Davidson (2007) selon laquelle la catégorie trans est un parapluie sous lequel des personnes dont les expériences diffèrent en tout point trouvent refuge. Certains ont une conception plutôt essentialiste de l’identité de genre, croyant celle-ci inscrite dans le cerveau, dans un gène qui reste à découvrir, ou quelque part ailleurs dans le psychisme de l’individu dès sa naissance : « Je pense qu’il y a effectivement une “essence masculine ou féminine” car biologiquement même nos cerveaux diffèrent et ne sont pas anatomiquement câblés pareils ». Pour d’autres, le genre n’est jamais qu’une construction sociale et le fruit d’un parcours :

J’ai tendance à croire que la transition fait partie d’une histoire propre à notre identité, que la norme s’amuse à confiner dans l’explication « une ex fille, une ex lesbienne/butch » alors qu’en fait ça fait partie de nos parcours trans. […] Je trouve qu’il n’y a pas d’obligation de renier ce que l’on était avant, ou de trouver notre identité vraie et absolue. C’est possible d’avoir un ressenti plus fluide et de dire « à ce moment-là, j’étais comme ça et j’étais vrai, maintenant je suis différent et je suis tout aussi vrai ».

Certains vivent et pensent leur expérience de la transition dans ses dimensions sociales et politiques :

Je suis vaguement militant, je pense que la première action est la visibilité. Dans cette optique rester dans un entre-deux me convient parce qu’il me positionne en dehors de la masse. Je me réclame de cette appartenance aux milieux queer et je crois que nos vies et nos corps sont politiques. Pour le moment il n’est pas question pour moi de m’hormoner, parce que du coup j’aurais l’impression d’enrayer la particularité et l’expression de mon genre.

D’autres y voient une affaire strictement privée, ne souhaitent pas s’engager dans une lutte, et parfois ne comprennent pas pourquoi d’autres considèrent qu’ils devraient vouloir transformer le monde[16].

L’objectif de cette chirurgie, pour moi, n’est pas d’être réassigné en quoi que ce soit, mais uniquement de me sentir bien dans ma peau. […] Pourquoi ne pourrait-on pas avoir un ressenti purement sincère et profond qui serait un témoignage tout simplement ? Pourquoi faut-il toujours que tout soit politisé ?

De même alors que certains cherchent à déconstruire la dichotomie masculin/féminin, à en finir avec la binarité des genres, d’autres sont fortement préoccupés par leur « passing »[17] et s’inquiètent d’arriver à performer une masculinité qui soit immédiatement reconnaissable. On échange ainsi parfois des idées et des avis sur les performances les plus efficaces :

Avoir des gestes plus « agressifs » aide aussi […] parler beaucoup avec les mains. Éviter les gestes maniérés […]
La très classique pose « qui aère les parties », se tenir les jambes écartées et pas les jambes serrées.
Porter des chemises à carreaux ou chemises ouvertes sur un T-shirt.
Ne pas trop parler et éviter de sourire, les garçons sourient moins que les filles.

Ces discussions sur ce que seraient les comportements typiquement masculins sont vues par certains comme sexistes ou comme contribuant à renforcer la binarité des genres, ce qui ne va pas sans les agacer. Ceux qui aspirent à être reconnus comme des hommes en adoptant les codes typiques de la masculinité semblent pour leur part trouver parfois étrange que des personnes s’identifiant comme bi-genre ou sans genre entreprennent une transition. Alors qu’un intervenant explique avoir « rejeté le féminin » sans toutefois être « bien convaincu de [s]’identifier aux mâles », un autre usager du forum lui répond : « je ne vois pas l’intérêt de faire la transition si tu te sens pas vraiment dans le sexe opposé à ton sexe de naissance… ». Dans le même ordre d’idées, en réaction aux propos d’un usager disant « chercher à être androgyne » sans toutefois « supporter les madames », un autre lui dit :

Il faut arrêter de se plaindre qu’on ne se fait pas appeler Monsieur même en prenant de la testo[stérone] si l’on revendique être androgyne tout en cherchant à l’être... C’est contradictoire tout ça : on ne va pas se maquiller et s’habiller en femme si l’on souhaite que la population nous considère comme un homme...

Le voisinage de perspectives ainsi opposées, voire clairement irréconciliables, ne peut que rendre difficile la négociation d’une vision commune des rapports entre corps, genre et identité dans laquelle tous pourraient se reconnaître. Dans ce sens, l’espace qui nous a intéressées s’avère assez différent des espaces queers sur lesquels s’est penchée Siebler (2012) et où on se préoccupe fortement du passing, adoptant le plus souvent des perspectives qui tendent à réaffirmer ou à renforcer la binarité des genres, dans un cadre où l’idée que l’on puisse souhaiter performer un genre flou ou mixte n’est que rarement mise en avant. Au contraire, plusieurs des participants de ce forum se définissent comme FTX, d’un genre neutre (« a-genre », « entre les deux » « sans genre ») ou comme alternant les genres (« bi-genre », « 50-50 bien mixé ») selon les jours et les contextes.

Il m’arrive de me sentir « femme » et de m’habiller de façon très féminine, voire de me maquiller. D’autres fois, je me sens très « homme », je m’habille avec des vêtements masculins et dissimule ma poitrine [...] D’autres fois encore, je ne me sens ni l’un ni l’autre (la plupart du temps) ce qui est un vrai casse-tête vestimentaire.

La régulation des échanges

Cette diversité pourrait être un problème si on cherchait à s’entendre sur une vision commune. Or, la stratégie adoptée par les modérateurs consiste plutôt à restreindre et baliser étroitement le débat, de sorte que chacun puisse trouver sa place dans le forum quelles que soient sa conception et son expérience. Les modérateurs veillent scrupuleusement au respect des règles du forum, lesquelles rendent le débat à peu près impossible. En effet, la première des règles interdit explicitement les « débats à polémique » et précise que les débats sur des sujets comme les identités, les façons de se sentir transsexuel ou les parcours ne sont pas permis. Une autre règle précise que : « Les jugements de valeur concernant le style de vie des membres, que ce soit par rapport à la sexualité, leur façon de se vivre, leur façon de vivre leur transidentité, ou autre, ne sont pas admis ».

De même sont également proscrits « Les propos sexistes et homophobes », et ce, dans un contexte où on discute et questionne continuellement les différences et leur caractère naturel ou non et où donc une part importante de ce qui est dit est susceptible d’être considérée comme sexiste. Non seulement ces règles sont particulièrement contraignantes, mais celles-ci sont appliquées de façon stricte par les modérateurs, qui interviennent régulièrement et très rapidement, le plus souvent en quelques minutes. Ils font des rappels à l’ordre, informent les nouveaux de l’existence de ces règles, suppriment parfois les interventions, voire bannissent les fautifs. Il est bien sûr courant que les forums de discussion comme celui-ci fassent l’objet de l’intervention et du contrôle de modérateurs. Le plus souvent, les règles appliquées visent à assurer le caractère convivial des échanges et proscrivent les discours haineux ou injurieux. Ce qui étonne dans ce forum, c’est, d’une part, le caractère contraignant des règles qui précisent de quelle manière on peut ou non aborder certains sujets et, d’autre part, le zèle dont font preuve les modérateurs qui exercent un contrôle constant sur les discours.

Ce contrôle limite les possibilités de comparer son expérience à celle des autres et de débattre avec eux. On peut exposer ses vues sur le genre, son histoire, ses aspirations ou ses émotions du moment, mais il apparaît beaucoup plus difficile d’engager le dialogue avec les autres en commentant leur récit ou en le comparant avec sa propre expérience, sauf lorsqu’il s’agit d’abonder dans le même sens que l’autre, de lui dire qu’on le comprend. C’est en fin de compte toujours le désaccord qui pose problème et que l’on cherche à éviter, de sorte que puissent cohabiter dans ce même espace des personnes qui se reconnaissent dans des perspectives contradictoires ou incompatibles entre elles. Les habitués du forum se montrent d’ailleurs très disciplinés et s’autocontrôlent d’une manière qui est souvent manifeste :

J’émettrais bien un commentaire de manière plus claire, mais je ne veux pas provoquer les modérateurs, alors disons simplement que si leur sexualité ne peut s’épanouir qu’autour d’une bite, je les plains sincèrement.
Maintenant une précision essentielle avant que certains hurlent au scandale : Ce qui suit est seulement une réflexion sur ma propre transsexualité et ma manière de la gérer, ce n’est en aucun cas une critique de ce que font les autres.

Entre eux, ils n’hésitent pas à se rappeler à l’ordre et à se mettre en garde, de même qu’ils avertissent en général les nouveaux venus, leur indiquant les limites à ne pas franchir.

Un consensus autour du refus de la normativité

En fin de compte, il semble que le principe sur lequel on s’entend est le refus de toute normativité relative au corps, au genre et à la manière de vivre et de concevoir la transition. On refuse la binarité des genres comme norme autant qu’on refuse que la non-binarité devienne une norme[18]. Certains, qui s’interrogent sur la cohérence d’ensemble de leur propre perspective, se demandent dans quelle mesure il faut considérer comme contradictoire le fait de voir la binarité des genres comme un construit social à dépasser alors qu’on performe au quotidien une masculinité à la limite de la caricature.

Mon style vestimentaire ne revendique habituellement ni le masculin ni le féminin. Mais aujourd’hui, en voulant transgresser cette binarité normative, je n’ai fait que la renforcer et la cautionner en en reproduisant les codes. Je ne sais pas ce qui est le plus déprimant : que j’aie délaissé ce en quoi j’ai toujours cru […] ou que, pour me travestir, je me sois moi-même enfoncée dans de tels clichés de la masculinité.

Cette réflexion en mène plusieurs à affirmer que le refus de la binarité ou le choix du militantisme qui déconstruit le genre n’a pas à s’imposer à tous ni à être érigé en principe auquel il faudrait se conformer en tout temps. Plusieurs se reconnaissent dans une posture qui se veut en principe non essentialiste et non binariste, même si en pratique ils optent pour des performances de genre qui reprennent en partie le binarisme masculin/féminin :

Je suis opéré, j’ai fait mon changement d’état civil. Je suis aussi un activiste et j’emmerde complètement le système binaire. Et certains pourraient dire : « Bien alors, ne change pas ton état civil ! » Je suis un militant mais je ne suis pas un martyr. Je vis dans une société où il y a encore le sexe qui est écrit sur les papiers et pour ma vie quotidienne concrètement, c’était absolument invivable tout simplement.

Cette multiplicité de perspectives a couramment été relevée et décrite par des chercheurs qui se sont intéressés à des espaces fréquentés par des personnes queer ou trans, ou plus largement aux discours qu’on trouve dans l’espace public sur le phénomène trans (voir Davidson 2007 ; Espineira 2008 ; Kuper et al. 2012 ; Siebler 2012). Or, dans le forum qui nous a intéressées, à la différence de ce qui prévaut dans ces autres contextes où dominent l’essentialisme et la valorisation de la chirurgie comme seule avenue vers le bonheur (Siebler 2012), ou encore le binarisme et la possibilité du passage d’un genre à l’autre mais jamais la confusion des genres ou leur mélange (Espineira 2008), aucune de ces perspectives ne s’impose comme une norme qui contribuerait à marginaliser ou à exclure les autres perspectives adoptées par certains des participants. On ne cherche pas à s’entendre sur certaines questions et on considère manifestement qu’il vaut mieux éviter de débattre et se contenter de juxtaposer des voix et des expériences qui s’expriment à la première personne du singulier, trouvant dans la souffrance communément partagée de quoi fonder le désir d’échanger et la volonté d’accepter des différences autrement irréconciliables. Plus exactement, il semble qu’on s’entende pour reconnaître l’expérience du genre et le rapport au corps comme un phénomène irréductiblement individuel qui, à ce titre, ne saurait être pensé, normé ou balisé d’une manière valable pour tous. On se rejoint autour de l’idée que chacun fait ce qu’il peut avec sa vie, son corps, ses désirs et sa souffrance, faisant de la relativité et de la recevabilité de toutes les perspectives possibles un principe qui a préséance sur la possibilité d’échanger :

La seule chose c’est que je suis le seul à savoir ce qui est bon pour moi et c’est pareil pour tout le monde. Avec un vrai travail de questionnement, on peut tous savoir ce qui est bon pour nous sans vouloir pour autant l’imposer à qui que ce soit d’autre.
Chacun son ressenti, ils sont tous valables.
Chacun fait ce qui est le mieux pour lui et choisit le moyen qui lui permettra d’être au maximum en harmonie avec lui-même.

L’individualisation du genre

De prime abord, on pourrait se dire que ne pas débattre de questions aussi fondamentales que sa conception de la transidentité ou la manière dont on la vit, c’est aussi s’interdire la possibilité d’élaborer un monde commun dans lequel on pourrait se reconnaître. Or, ce qui se dégage des récits des uns et des autres quant à ce qu’ils trouvent dans cet espace et dans leurs échanges, c’est que le sens et la cohérence de l’expérience trans ne peuvent se formuler qu’à l’échelle de l’individu, que seul ego peut pour lui-même donner un sens à son expérience du corps et du genre. Si on peut trouver auprès des autres des éléments dans lesquels se reconnaître, chacun porte le fardeau de sa propre singularité, qui ne saurait être conforme à un modèle unique. En somme, dans le partage d’expériences toujours singulières, chacun peut puiser des morceaux de sens plus ou moins disparates à réutiliser dans un agencement sur mesure pour lui, jusqu’à se constituer une vision des choses dans laquelle il se reconnaîtra :

Après un peu plus de 3 ans et demi à farfouiller dans la bulle trans, je pourrais avoir l’impression d’avoir fait le tour des témoignages sans réussir à combler totalement certains de mes nids-de-poule identitaires ici et là, mais ton « pavé » […] m’a aidé à rajouter un peu de gravier ici et là pour éviter de m’accrocher les pieds.

C’est, en dernière analyse, cette conception, si bien circonscrite par Dominic Dubois (2013), selon laquelle le genre ne peut reposer que sur ce qu’éprouve l’individu en propre et à quoi lui seul peut donner un sens qui tient lieu de règle commune permettant l’échange. Si on s’interdit de se prononcer sur l’expérience des autres, c’est bien parce qu’on considère que nul autre qu’ego ne devrait intervenir pour identifier, orienter ou baliser le genre, le corps et la performance qui convient à chacun. On s’entend en outre sur le fait que ni le psychologue, ni le médecin, ni les parents, ni le ou les partenaire(s) amoureux ni bien sûr les autres trans avec lesquels on discute dans Internet ne peuvent savoir ce qui convient à chacun quant à son corps et à son genre. C’est d’abord en tant qu’individus irréductiblement singuliers et sommés de se définir par eux-mêmes, de se « tenir de l’intérieur » selon la formule de Martuccelli (2002), que les uns et les autres se reconnaissent. Éviter le débat, qui est toujours susceptible de déboucher sur un consensus et donc une norme quant à ce que serait la nature du genre ou quant à ce que devrait être l’expérience trans, apparaît en définitive comme une façon de permettre à cette multitude d’individualités singulières de se reconnaître comme elles-mêmes.