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L’ouvrage de Glick Schiller et de Fouron traite d’un nationalisme vécu à distance par des Haïtiens qui ont immigré aux États-Unis. Les auteurs nous proposent de découvrir la manière dont ce nationalisme s’exprime chez ces immigrants qui ont gardé un lien avec leur pays d’origine, qui se définissent toujours comme haïtiens et qui s’engagent activement pour changer des réalités sociopolitiques et économiques haïtiennes qu’ils ont laissées à leur départ. En liant le sujet d’Haïti à celui du nationalisme, à ceux de la migration, de l’identité, de la nation et des effets de la globalisation sur les États, ce livre réussit à rendre compte d’expériences, de significations et de pratiques sur une toile de fond plus générale où l’histoire et le présent d’Haïti s’arriment à des phénomènes macrosociaux. Pour arriver à ficeler le tout, les auteurs ont choisi de mettre à profit la biographie de l’un d’eux, celle de Georges Fouron qui a quitté Haïti depuis plus de 30 ans. Fouron partage ainsi son expérience de migrant, ses liens avec Haïti, ses espoirs de voir changer son pays, son engagement et ses difficultés d’être un homme de couleur aux États-Unis.

Après avoir clarifié quelques notions théoriques qui structurent la réflexion des auteurs, ceux-ci nous mettent immédiatement en situation en suivant pas à pas Fouron qui se rend en Haïti pour y rencontrer sa famille. On quitte alors New York pour arriver à Port-au-Prince où l’on pénètre progressivement le réseau de relations de Georges Fouron. On visite quelques quartiers de la capitale haïtienne, on apprend les problèmes des uns et des autres, et on comprend à travers l’itinéraire des auteurs l’importance du rôle que jouent les Haïtiens de la diaspora pour la survie des Haïtiens d’Haïti. Finalement, les auteurs dressent un portrait des problèmes haïtiens à partir d’expériences et de vécus, et nous montrent que les Haïtiens des États-Unis sont inscrits dans une relation d’aide et de solidarité avec Haïti. À travers les discours et quelques tranches de vie qu’ils rapportent, on constate vite le désastre haïtien, les attentes locales et les devoirs de ceux qui sont mieux lotis à l’étranger. D’ailleurs, il semble que ces Haïtiens n’ont pas vraiment le choix de répondre aux attentes de leur famille s’ils veulent être accueillis convenablement en Haïti et pouvoir y retourner un jour. Globalement, nous constatons que la migration n’éloigne que physiquement, qu’elle n’empêche pas les Haïtiens qui sont devenus citoyens américains de se préoccuper d’Haïti, de s’engager dans une relation d’aide, dans des projets d’entraide ou d’agir activement et politiquement pour construire une autre Haïti.

Après avoir mis en évidence l’existence d’un vaste réseau international d’obligations et d’entraide dans lequel les membres de la diaspora haïtienne s’organisent pour apporter un mieux-être à leurs proches, les auteurs expliquent encore les raisons de leur engagement. Évidemment, les immigrés haïtiens sont sensibles à la problématique haïtienne et aux souffrances de la population. Ils les ont d’ailleurs observées de près ou les ont vécues. Mais en plus, les auteurs montrent que les petites actions et l’activisme de certains reposent aussi sur une construction identitaire haïtienne où s’imbrique une idéologie du sang avec la notion de race, l’histoire du pays, des références aux ancêtres et la constitution de la nation haïtienne. L’arrangement de ces éléments conduit tout Haïtien à faire partie d’une même famille, même quand il est déraciné. L’identification avec Haïti est toujours à l’oeuvre. Les auteurs la repèrent aussi chez les enfants des Haïtiens qui vivent depuis longtemps à l’étranger, qui partagent une préoccupation pour Haïti et qui veulent s’y rendre pour apporter leur contribution.

Plus loin dans l’ouvrage, on laisse le quotidien des Haïtiens, leurs vécus et les expériences des migrants pour comprendre comment tous en sont arrivés là. La situation haïtienne est alors expliquée dans le cadre de la globalisation. La souveraineté de l’État haïtien est remise en cause, ses faiblesses soulignées et les auteurs finissent même par le qualifier « d’État apparent » en rappelant l’ingérence historique des États-Unis dans les affaires haïtiennes. Il faut dire que la crise haïtienne n’est pas seulement imputable à ses dirigeants et aux soubresauts politiques de cette société, même s’ils sont suffisants pour qu’on pense qu’ils sont à l’origine du marasme haïtien. Mais les auteurs nous précisent encore qu’il est aussi question de rapports de forces qui se jouent sur la scène du global, de domination politique occidentale et de mondialisation économique. Les auteurs discutent cet aspect pour compléter leur analyse des significations locales et des témoignages.

Cela dit, la force de l’ouvrage ne réside pas tant dans ses rappels de phénomènes macrosociaux ou historiques que nous trouvons souvent dans les travaux des auteurs qui écrivent sur Haïti. Contrairement à ces derniers qui font rarement écho aux personnes situées aux premières loges et qui sont les premières concernées par les problèmes de cette société, l’ouvrage de Glick Schiller et Fouron met l’accent sur des expériences à l’aide de discours recueillis pendant plusieurs années. Dans les dix chapitres qui le composent, ils s’appuient continuellement sur ces discours pour les commenter et construisent une réflexion qui reste fidèle au sujet et aux thèmes qu’ils ont annoncés au début de leur rédaction. En cela, le contenu de l’ouvrage traduit fort bien la réalité des Haïtiens tout en donnant quelques réponses à des questionnements anthropologiques qui s’intéressent aux effets de la mondialisation sur les États et leurs citoyens, sur des expériences et des pratiques.