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Pourquoi le mythe?

Depuis le début de la modernité, les penseurs occidentaux découvrent chez tous les peuples des récits jugés importants, récits fondateurs ou exemplaires, qui sont préservés à travers les générations, qui se démarquent par leur élaboration poétique ou par leur mise en scène rituelle, qui sont composés de situations, êtres, événements en dehors des règles réelles et de l’expérience quotidienne de la société en question. De tels récits, qui semblent correspondre à un type déjà connu chez les Grecs et les Romains, s’appellent « fable » (tiré du latin) ou « mythe » (tiré du grec) – un système de mythes ou une doctrine sur eux constituant une mythologie. En fait, c’est ce dernier mot qui est le premier emprunté par les langues modernes, apparaissant en français dès 1403 et en anglais dès 1462, tandis que le mot mythe n’est attesté en français qu’en 1803 et en anglais en 1838, dans une forme écrite d’abord « mythe » et qui semble un emprunt du français. Avant le XIXe siècle, la mythologie était composée de fables, mot emprunté au latin par le français (dès 1158) et au français par l’anglais.

De tels récits, fables ou mythes, qui présentent une invention du monde différente de celle de leurs lecteurs occidentaux, étaient considérés comme faux, une multitude de faussetés fabuleuses ou mythiques face à une unique histoire véridique, soit biblique, soit scientifique (Detienne 1981 : 15-16). Voilà le paradoxe au coeur du mot mythe dans son acception moderne : dire d’une histoire qu’elle est un mythe équivaut à l’appeler mensonge, mais un mensonge que l’autre prend pour vrai ; le mythe est donc la vérité crue de l’autre (Pouillon 1993 [1980]).

Insistons sur la spécificité et la complexité du concept : la notion moderne de mythe est précisément une notion occidentale moderne et fait partie de ses modes de pensée. C’est aussi une notion fort complexe : un récit que les gens croient – mais pas le locuteur lui-même ; un mensonge donc important, fondateur, mystique, un grand mensonge, qui peut mériter le respect et certainement l’étude. À des époques moins rigides quant à l’importance d’une seule vérité vraie, telles le Romantisme du début du XIXe siècle ou bien notre postmodernité et ses courants Nouvel-Âge, le mythe, déclaré comme tel, devient objet d’admiration, d’adhésion pour certains sous-groupes sociaux. Cette notion complexe ne se trouve pas dans toutes les sociétés, loin de là. Il ne correspond qu’en partie aux usages changeants du terme grec muthos (Detienne 1981 : 93-115, Lincoln 1999 : 3-43) et ne recouvre que très partiellement les termes que donnent les locuteurs de langues non occidentales à leurs propres récits que nous appelons des mythes. Tout le domaine de l’ethnopoétique comparée des genres (voir, par exemple, Gossen 1977) témoigne du caractère local du concept de mythe, comme de ceux de conte ou d’anecdote.

Paradoxalement, une des facettes importantes du concept moderne du mythe est précisément l’impression que c’est quelque chose qui existe partout : partout il y a des histoires importantes qui mettent en place des personnages et des événements que nous dirions miraculeux ou impossibles. Distinguer ou ne pas distinguer de telles histoires des autres, s’interroger sur leurs traits, surtout leurs traits choquants ou insolites, ainsi que sur les parallèles qui semblent exister entre de telles histoires dans différentes parties du monde, à différentes périodes historiques, voilà les questions que se sont posées les mythographes modernes, en anthropologie, en philosophie, en philologie classique ou autre, en psychologie, en histoire des religions, depuis au moins le XVIIIe siècle (voir, par exemple, Starobinski 1977), les réponses comme leurs présupposés changeant avec les obsessions des différentes périodes historiques, comme dans n’importe quelle histoire intellectuelle. Et comme dans l’histoire des autres disciplines, on voit ici une alternance entre des périodes de domination d’un seul paradigme (l’évolutionnisme à la fin du XIXe, le structuralisme pendant les années 1970) et des périodes de dispersion théorique. C’est l’impression que nous nous trouvons au coeur d’une telle période qui a suscité la proposition de ce thème pour un numéro d’Anthropologie et Sociétés.

Le titre du numéro, peut-être présomptueux, rend hommage à deux textes-bilan essentiels du XXe siècle. Pendant les années 1950, le théoricien littéraire Roland Barthes a publié une série de petites analyses d’images et d’événements de la culture ambiante – le steak frites, le visage de Greta Garbo, le détergent, le Strip-Tease – cherchant dans chaque cas à en dégager la portée au-delà de la signification évidente, de surface. Il qualifie cette portée de mythique en conservant les implications d’importance sociale et de fausseté ultime – fausseté dans ce sens que, derrière le sens patent, se cache un sens non critiqué qui renforce l’idéologie dominante. Le mythe est donc nécessairement conservateur. En 1957, Barthes rassemble ces faits divers analytiques dans le livre Mythologies et ajoute un long essai sur le mythe comme « système sémiologique » et sa place dans nos sociétés comme dans d’autres : c’est « Le mythe, aujourd’hui ».

À travers les années 1960, l’helléniste Jean-Pierre Vernant publie une série de nouvelles analyses des mythes grecs, cherchant à en dégager une signification en deçà des significations attribuées par des générations de mythologues modernes. Il s’agit de remettre le mythe dans le contexte d’une pensée et d’une société grecques, lesquelles, même si elles sont préoccupées par des problèmes qui nous concernent toujours (guerre, lutte de classes), les construisaient de façon bien spécifique, surprenante pour nous. En 1974, Vernant collige certaines de ces études sous le titre Mythe et société en Grèce ancienne, et il ajoute à la fin un long chapitre rétrospectif, une mini-histoire des différentes approches sur les mythes depuis les Grecs jusqu’au structuralisme : c’est « Raisons du mythe », et sa dernière partie, sur l’interprétation des mythes depuis les années 1950, s’appelle « Le mythe aujourd’hui ».

Entre le Barthes de 1957 et le Vernant de 1974 s’est produit un événement capital dans la conception du mythe : le structuralisme de Lévi-Strauss a pris les sciences humaines d’assaut, en se centrant en grande partie sur l’analyse des mythes. Les méthodes structurales semblaient, à la différence des précédentes, donner une clé analytique aux mythes sans y projeter nos propres phantasmes, en reconnaissant la spécificité non seulement des peuples de l’Amérique du Sud et de l’Afrique, mais également des Grecs ; elles semblaient aussi justifier analytiquement l’extension de la notion de mythe à toutes les sociétés, les nôtres incluses, en reconnaissant notre propre spécificité.

Avec le retrait de la marée structuraliste, et sans doute avec une série de transformations sociales et idéologiques en Occident, on voit aujourd’hui un étrange double mouvement : d’une part, dans les sciences humaines, la notion même de mythe semble relativement peu utilisée ; d’autre part, dans les sociétés occidentales la recherche de nouvelles idéologies en réponse aux idéologies dominantes insatisfaisantes, mène à la création d’innombrables sous-cultures et de quêtes personnelles qui valorisent massivement la notion de mythe. Les livres sur les mythes sont plus nombreux sur les rayons Spiritualité et Nouvel Âge que sur le rayon Anthropologie.

Ici, avant de présenter les contributions à ce numéro, je vais proposer une brève histoire des approches sur le mythe en Occident pour voir comment on est arrivé à conférer une telle place au mythe aujourd’hui[1].

Petite histoire du mythe

Avec le retour de la civilisation classique à la Renaissance, il devenait important de connaître les mythes classiques comme matière de référence, si bien que beaucoup d’ouvrages portent sur ce matériel. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la tendance rationaliste découvre le caractère bizarre de ces mythes, et le philosophe Fontenelle (son Origine des fables est publié en 1724 mais était probablement composé dans les années 1680) trouve leur origine dans le manque d’esprit critique commun à la plupart des hommes. Plus tard au XVIIIe, une série de révérends anglais, commençant avec Jacob Bryant, dont le New System, or Analysis of Ancient Mythologies date de 1776, ont essayé de trouver une seule vérité historique derrière la profusion d’histoires mythiques des nations : cette histoire vraie est, naturellement, celle de la Bible. L’arrêt de mort de ces efforts est signé par la romancière George Eliot : dans son roman Middlemarch, publié en 1871 mais dont l’intrigue se déroule pendant les années 1830, un personnage central est le Révérend Casaubon, qui, pitoyable et ridicule, consacre sa vie à des recherches interminables pour un livre qui ne verra jamais le jour, The Key to All Mythologies.

Casaubon est présenté comme connaissant le grec, le latin et l’hébreu ; son grand défaut est d’ignorer l’allemand. En effet, tôt dans le XIXe siècle, des chercheurs allemands, inspirés par le romantisme, essayaient de créer une nouvelle lecture des mythes basée sur tous les documents disponibles, dont l’archéologie et l’étude comparée des religions : les incontournables étaient les Prolégomènes à une mythologie scientifique (1825) de Karl Otfried Müller et la Vie de Jésus de David Friedrich Strauss (1835 ; la traduction anglaise, de 1846, est due à George Eliot elle-même). Pour ces auteurs, le mythe n’est ni erreur enfantine ni histoire mal remémorée, mais un aspect normal de la vie en société, l’expression d’une « faculté mythopoétique » (Detienne 1981 : 228) associée aux rites et dont les produits risquent d’être considérés plus tard, comme dans le cas d’une bonne part des Évangiles, comme des événements historiques.

Mais c’est l’autre révolution allemande du début du XIXe, la création d’une linguistique comparée, qui a le plus profondément marqué l’étude des mythes. C’est souvent avec Friedrich Max Müller et son essai Mythologie comparée (1856) que l’on date le début de l’étude moderne des mythes (voir Vernant 1974 ; Durand 1996 ; Doty 2000). Pour Max Müller et l’école de mythologie comparée (frais de sa traduction du Veda, le plus ancien texte indien et cousin linguistique des textes grecs et latins), c’est dans l’étymologie des noms divins qu’il faut chercher le sens originel des mythes. Ce sens authentique se résume toujours à une expression au sujet des merveilles de la nature, expression défigurée plus tard, les noms communs étant pris comme des noms propres. Malgré la force potentielle d’une mythologie comparée qui se base sur les découvertes réelles de la linguistique, cette tendance à réduire tous les mythes à une « maladie du langage », pour reprendre les mots de Max Müller, en a fait une cible facile, dès les années 1870, pour la nouvelle école d’anthropologie évolutionniste.

Un double problème se pose pendant toute cette période : les mythes sont bizarres et choquants, et les mythes se ressemblent.

Comme Max Müller l’avait écrit dans une phrase célèbre, et à laquelle ses ennemis les évolutionnistes vont totalement adhérer, le problème du mythologue est d’expliquer pourquoi « les Grecs » – et on peut ajouter d’autres peuples cultivés, comme, évidemment, ceux qui ont composé le Veda – « attribuent à leurs dieux des choses qui feraient frissonner le plus sauvage des Peaux-Rouges… Dans les tribus les plus arriérées de l’Afrique et de l’Amérique, nous avons peine à trouver rien de plus hideux ni de plus révoltant » (Müller 1876 : II, 115). On est loin en effet d’une « faculté mythopoétique » normale ou valorisable. On a vu l’explication que propose la mythologie comparée pour ce scandale : c’est que les Grecs et les autres ne comprenaient pas le sens originel de leurs mythes. Les évolutionnistes avaient une explication bien plus simple : c’est que toute l’humanité passe à travers les mêmes stades d’évolution culturelle et que les horreurs décrites dans les mythes correspondent normalement à un stade inférieur de cette évolution ; si les Grecs continuent à raconter ces histoires, ce sont comme des survivances d’une étape antérieure. Le mythe avec toutes ses bizarreries n’est donc que l’expression de la vie sauvage, d’un état primitif d’esprit soit incapable de raisonner, soit raisonnant sur des données insuffisantes. Si les mythes se ressemblent, c’est parce qu’ils viennent du même stade culturel, comme les têtes de flèches attribuables à un stade donné se ressemblent, même si elles viennent d’époques et de lieux fort différents.

L’évolutionnisme triomphe à la fin du XIXe siècle, mais se trouve remplacé au XXe par une multiplicité d’approches du mythe. On peut regrouper ces approches par discipline : philologie et histoire classique et générale, psychologie, philosophie et théologie, folklore, anthropologie.

Pour la plupart, les philologues et les historiens de civilisations « à mythes » sont intéressés surtout par la civilisation en tant que telle et abordent les mythes comme faisant partie de ce tout. La méthode d’analyse le plus souvent retenue est de découper un mythe ou les aspects d’un dieu en éléments et de retracer la source historique possible de chaque élément : ces combinaisons arbitraires d’éléments tirés d’ici et là sont remises dans le contexte d’une religion primitive souvent vague et généralisée.

Là où il y a eu élaboration théorique, c’était surtout le travail de ce qu’on appelle la Myth and Ritual School ou École de Cambridge, dans la prolongation de l’oeuvre de l’évolutionniste J. G. Frazer. Son Rameau d’or, dont la première édition date de 1890, propose un rapport étroit entre mythe et rite, la bizarrerie des mythes étant compréhensible non tellement comme survivance d’un état de sauvagerie généralisé, mais comme réminiscence confuse de rituels disparus, quant à eux parfaitement compréhensibles. L’approche est reprise et développée par la contemporaine de Frazer, l’helléniste Jane Ellen Harrison, et ses collègues. Globalement, la position de cette école est que les actes sont compréhensibles et constants, tandis que les histoires associées avec ces rites peuvent varier de conteur à conteur et de situation à situation. Dans les mots de Harrison elle-même (1912 : 16, cité in Csapo 2005 : 156), il faut distinguer entre « the comparatively permanent element of the ritual and the shifting manifold character of the myth ». Pour interpréter ces récits bizarres, il faut identifier le rite qui s’y trouve associé.

Cette approche restera importante, notamment en Angleterre, surtout chez les hellénistes et chez d’autres étudiants de civilisations anciennes. Une variante biologisante continue de figurer aujourd’hui dans les interprétations de l’helléniste allemand Walter Burkert, pour qui le rite représente un héritage évolutionniste.

Une tout autre approche philologique est représentée par l’oeuvre de l’indo-européaniste Georges Dumézil, qui essaye d’étendre les méthodes de la linguistique comparée à d’autres matériaux, dont, principalement, les mythes. À la différence de l’ancienne mythologie comparée solaire, Dumézil cherche des correspondances spécifiques, proposant dès la fin des années 1930 ce qu’il appelle une idéologie sociale proprement indo-européenne qui explique la structuration de plusieurs traditions mythologiques et pseudo-historiques. En insistant sur les anciennes traditions comme totalités intellectuelles spécifiques plutôt que des amas informes et primitifs, Dumézil représente une première forme de structuralisme, un structuralisme diachronique. Comme un des aspects du structuralisme et comme approche en religion comparée, la doctrine de Dumézil reste tout à fait actuelle aujourd’hui.

Un autre type d’interprétation relève des philosophes de tendance herméneutique, en continuité avec la grande tradition allemande depuis David Strauss. Au début des années vingt, le philosophe allemand Ernst Cassirer propose une lecture sympathique du mythe comme message à teneur religieuse qui demande interprétation plutôt qu’explication, et qui représente une mentalité particulière, archaïque. Dans le même esprit, le théologien Rudolf Bultmann essaie d’identifier les éléments mythiques dans les histoires saintes, mais précisément pour démythologiser le texte et le rendre pertinent pour le croyant non mythologique, non archaïque. Aujourd’hui de telles approches herméneutiques, souvent à teneur religieuse, ont la faveur des théologiens et des philosophes, notamment Kurt Hübner et son livre Vérité du mythe, qui a eu une influence importante sur des anthropologues d’expression allemande.

Puisant dans cette tradition de l’intérieur de la pensée religieuse moderne, le religiologue roumain Mircea Eliade a développé, à l’intérieur de la discipline nouvelle que constitue l’histoire des religions, une lecture morphologique des grands types religieux. Eliade, qui a fini par s’établir à Paris et aux États-Unis et qui puisait à des sources structuralistes aussi bien qu’anthropologiques, a formulé tout une doctrine sur le mythe comme fait universel qui permet d’échapper au temps historique et qui caractériserait la pensée moderne autant que toute autre.

Pour Freud et la psychanalyse, le mythe est parallèle au rêve : dans sa bizarrerie, il représente l’expression d’un refoulé collectif là où le rêve exprime un désir individuel également refoulé et donc transmis de façon non reconnaissable. Mais l’approche du mythe à la fois la plus originale et la plus hardie au XXe siècle est peut-être celle du psychologue suisse C. G. Jung, d’abord disciple de Freud, puis fondateur de sa propre psychologie des profondeurs. Jung voyait les mythes, ainsi que les rêves, comme des manifestations de l’inconscient collectif de l’humanité : les similarités apparentes entre les images, personnages et situations qui apparaissent dans les mythes dérivent du fait qu’ils expriment des archétypes qui constituent le contenu de cet inconscient. Le but de l’analyse est donc de retrouver ce nombre limité d’archétypes dans n’importe quel mythe, venant de n’importe où. La notion d’archétype a eu beaucoup d’influence en dehors de la psychologie jungienne. Une variante importante est celle du théoricien littéraire canadien Northrop Frye, qui postule une analyse archétypale et mythique des oeuvres littéraires. Une autre variante, plus proche de l’inspiration jungienne, est celle du critique américain Joseph Campbell, qui propose que tous les mythes du monde se résument à un « monomythe » (c’est son terme) qui raconte le développement de l’âme individuelle. Jung, Campbell et jusqu’à un certain point Eliade sont devenus dans les années récentes des pierres angulaires de tout un retour du mythe dans les mouvements de Nouvel Âge, où on essaie de retrouver et de revivre son propre mythe, expression personnelle du mythe universel.

Plus modeste, peut-être, était la discipline baptisée folklore, dont l’école théorique la plus importante fut fondée au début du XXe et longtemps dominée par des chercheurs finnois, puis scandinaves. En présumant que les contes et les motifs se sont diffusés à travers l’Ancien Monde, l’école scandinave entreprend un énorme travail d’identification et de catalogage, donnant des étiquettes à chaque conte-type et chaque motif. Les catalogues et index produits par cette école sont toujours valables et permettent jusqu’à un certain point une reconstruction de l’histoire du mouvement des motifs et des histoires.

L’évolutionnisme subsiste chez les philologues et les historiens dans la Myth and Ritual School, mais les grands courants anthropologiques sont, au XXe siècle, basés sur des pratiques de terrain et voient chaque société ou chaque culture comme une totalité. Pour ces courants, dans leurs incarnations américaines et britanniques, le mythe constitue un élément parmi d’autres pour comprendre une telle totalité. Pour Boas et l’anthropologie nord-américaine, le mythe est pris d’abord comme source explicite de données sur la vie sociale et la conception du monde. Là où le mythe contredit clairement les valeurs ou les pratiques de ses raconteurs, la tendance consistera à se tourner vers la psychanalyse et à parler d’expression de contenus refoulés. De l’autre côté de l’océan, l’anthropologie sociale britannique et Malinowski en particulier vont approcher l’utilisation du mythe dans une société – sa fonction – comme charte fondatrice d’institutions. Dans les deux écoles, l’essentiel pour l’interprétation est de replacer le mythe dans son contexte d’énonciation, souvent un contexte rituel.

Voilà les grandes écoles qui étaient en place au moment du lancement du programme structuraliste dans les années 1950 et 1960. Comme l’écrivait le mythologue littéraire Herbert Weisinger en 1959 :

Myth study has not so much the purity and integrity of an homogeneous regional cooking as it has the syncretistic flavor of international cuisine : a dash of Cassirer, a dollop of Freud, a gram of Frazer, a minim of Graves [poète et mythopoète inspiré par la Myth and Ritual School], a pinch of Harrison, a smidgen of Jung, a taste of Thompson [représentant américain de l’école scandinave], all intriguing flavors in themselves, excellently cooked, but, still and all, not really a style.

Weisinger 1959 [1964] : 212, cité dans Doty 2000 : 4

Cette pluralité est soulignée dans ce qui est probablement le volume représentatif de la période, Myth : A Symposium (Sebeok 1955), publié à la suite, comme l’indique son titre, d’un symposium multidisciplinaire en 1953. On y trouve un chapitre philosophique et un chapitre littéraire, les deux tirant surtout sur Cassirer ; une histoire du conflit entre évolutionnisme et mythologie comparée ; deux chapitres sur la Myth and Ritual school ; un chapitre anthropologique descriptif ; deux qui s’inspirent du comparatisme scandinave ; et un chapitre vraiment inattendu, qui propose une méthode nouvelle. C’est le lancement de l’analyse structurale de Lévi-Strauss, qui considère le mythe comme un niveau linguistique et cherche à l’analyser dans son déroulement syntagmatique et dans son codage paradigmatique pour en déceler le message caché. Avec une sorte de précurseur en Barthes, qui insiste sur le double codage du message mythique et qui importe des méthodes sémiotiques, l’analyse de Lévi-Strauss prend au sérieux la spécificité du mythe tout en le décorticant. Il critique Boas de ne pas prendre en considération la liberté des mythes de renverser ou transformer les valeurs et croyances explicites de la société qui les raconte ; et il reproche à Jung de présumer qu’un contenu mythologique a un sens inné, toujours le même, là où il aura plutôt un sens positionnel, par rapport et par opposition aux autres éléments du mythe et du système culturel qui les produit.

La méthode est fructueuse : dans les oeuvres ultérieures de Lévi-Strauss, ainsi que dans de nombreuses analyses par des anthropologues, des classicistes, des théologiens et des littéraires, une méthode formelle révèle des façons d’interpréter surprenantes et parfois lumineuses. L’influence structuraliste va de pair avec deux développements parallèles. D’une part, on voit l’explosion de différentes écoles de sémiotique plus ou moins formalisantes : pour l’étude des mythes, les plus importantes sont l’école parisienne autour de A. J. Greimas et la grande école de sémiotique russe. D’autre part, en Amérique une collaboration entre anthropologues, linguistes et poètes mène au développement d’un mouvement divers d’ethnopoétique centré en grande partie sur les mythes et qui essaie, dans ses manifestations plus formalistes, d’inclure la forme poétique du texte dans l’analyse (voir Leavitt, ce numéro).

La nouvelle méthode traverse la Manche et l’Atlantique et demande à être considérée. En 1967, l’anthropologue anglais Edmund Leach publie un recueil sur The Structural Study of Myth and Totemism. Un volume de lectures représentatif des courants anthropologiques américains et britanniques (Georges 1968) inclut une longue traduction d’un texte de Lévi-Strauss, « whose ideas do not fit readily into either of these mainstreams of anthropological thinking ». Le Reader in Comparative Religion, oeuvre standard, consacre une bonne part de sa troisième édition (Lessa et Vogt 1972) à ce qu’il appelle cette « new tradition of myth analysis ». Également en 1972, Pierre Maranda publie en anglais le recueil Mythology, surtout d’inspiration structuraliste, dans les Penguin Modern Sociology Readings. Le structuralisme devenait hégémonique en mythographie.

Vernant en témoigne en 1980 : « Le fait décisif, c’est qu’en dépit de certaines divergences, de personnes ou d’écoles, un consensus s’est établi, après les travaux exemplaires de G. Dumézil et de Cl. Lévi-Strauss, sur l’orientation générale des procédures de déchiffrement et sur les règles auxquelles doit satisfaire, pour être pertinente, une lecture des mythes » (Vernant 1980 : 21). En 1981 paraît un ouvrage qui couronne ce qu’on peut appeler la période structuraliste. Le Dictionnaire des mythologies, publié en deux immenses volumes sous la direction du poète Yves Bonnefoy, regroupe les chercheurs surtout francophones sur les mythes anciens et modernes. Pour la plupart, les différents articles présument et se réjouissent d’une fondation structurale. Dans son article du Dictionnaire, le médiéviste Jean-Claude Schmidt écrit que « l’analyse des mythes constitue depuis une trentaine d’années l’un des secteurs les plus dynamiques de la recherche en sciences humaines » (Schmidt 1981 : 183, cité dans Doty 2000 : xi).

Où nous en sommes

Dirait-on la même chose aujourd’hui? Ou ferait-on plutôt écho à Lévi-Strauss lui-même quand, il y a cinquante ans, en lançant son programme d’analyse destiné à transformer nos notions sur les mythes, il écrivait : « Depuis une vingtaine d’années, et malgré quelques tentatives dispersées, l’anthropologie semble s’être progressivement détachée de l’étude des faits religieux. Des amateurs de provenances diverses en ont profité pour envahir le domaine de l’anthropologie religieuse » (1958 [1955] : 227). En fait, il est surprenant de constater à quel point, depuis les années 1980, les anthropologues parlent peu des mythes et à quel point les « amateurs de provenances diverses » en parlent.

On peut en énumérer trois aspects dans la situation mythographique actuelle.

  1. À l’intérieur de l’anthropologie internationale, surtout celle d’expression anglaise, après une explosion d’intérêt pour l’analyse structurale, dont celle des mythes, la fin de la période qu’on a appelée d’« optimisme structuraliste » (Bridget O’Laughlin, communication personnelle) semble avoir entraîné un embrouillement des contours de cet objet privilégié du structuralisme. Des récits que nous appellerions mythiques continuent à avoir une place importante dans les ethnographies, mais le plus souvent comme matière à l’appui de thèses dont le centre se situe ailleurs.

    Les débuts se trouvent dans la théorie elle-même. Juste après l’appréciation du structuralisme (voir Vernant), on a beau assister à un consensus sur les méthodes, l’objet même commence à se dissoudre. Poussant plus loin, dit-il, d’une part les hellénistes ne trouvent aucun objet mythe chez les Grecs, d’autre part les anthropologues ne trouvent pas d’objet mythe chez les autres. Mais cette critique de l’intérieur va dans le même sens qu’une critique beaucoup plus générale des sciences humaines. La notion de mythe est ciblée avec le reste : elle présume des totalités sociales, là où on ne veut voir que des différences de classe, de sexe, de race ; elle semble trop profondément tachée soit de supériorité occidentale, soit d’une admiration pour l’autre qui est taxée d’orientalisme ou d’exotisme. Dans sa contribution au volume récent Myth : A New Symposium (Schrempp et Hansen 2002), qui fait explicitement pendant au livre de Lévi-Strauss de 1955, l’helléniste Gregory Nagy propose un chapitre qui s’appelle « Can Myth Be Saved? ».

  2. Comme le dit Eric Csapo (2005 : 290), « it is questionable whether the past thirty-five years have brought any new methods for analyzing texts : since structuralism the trend has been to shy away from grand theories, unifying visions, or universal claims ». Dans une telle situation, le structuralisme et des sémiotiques proches de lui restent les méthodes de choix pour ceux qui voudraient analyser des mythes, mais il s’agit de méthodes qui ont montré leur utilité, pas nécessairement des explications du monde. La sémiotique continue à être extrêmement productive sur tout et n’importe quoi, les mythes inclus. À l’intérieur du paradigme structuraliste d’inspiration lévi-straussienne, on voit une nouvelle discussion intercontinentale autour du statut et des applications de la formule canonique du mythe, discussion qui implique anthropologues, mathématiciens, philosophes, philologues (Maranda 2001). À côté du paradigme strict, une variante intéressante, qui présume les apports de Barthes et de Lévi-Strauss, se trouve dans la définition du mythe comme « idéologie en récit » proposée par Bruce Lincoln (1999) et mise en exemple par Csapo (2005 : 301-315). Pour ces auteurs, le mythe comme « grand récit » doit faire appel à toutes les sections d’une société nécessairement divisée, d’où ses médiations de contradictions et jusqu’à un certain point son caractère fantastique. Mais ici, comme dans une bonne part de l’ethnopoétique, les méthodes utilisées sont des variations structuralistes.

    Aujourd’hui, certaines écoles d’analyse des mythes continuent à fleurir. On peut nommer l’analyse génétique des mythes lancée par Georges Dumézil, qui inspire aujourd’hui des chercheurs de plusieurs continents ; le travail de collecte et de classification par des folkloristes qui s’inspirent de l’école scandinave, travail qui continue doucement dans de nombreux pays ; l’analyse des styles de composition orale, qui traite de toutes sortes de narratifs traditionnels, inspirée d’abord par l’oeuvre de Milman Parry et représentant aujourd’hui une approche bien ancrée. L’ethnopoétique, finalement, reste un champ en développement et implique souvent des collaborations entre anthropologues ou linguistes d’une part, poètes et conteurs de différentes traditions de l’autre. Toutes ces approches ont une vie active, comportant des chercheurs sur plusieurs continents, des colloques, des publications importantes et parfois des centres de recherche spécialisés. Freudiens, Jungiens, Campbelliens, philosophes, théologiens continuent à parler mythes. Mais toutes ces façons de faire existent en quelque sorte à la marge de l’anthropologie comme discipline – on peut très bien faire une formation en anthropologie sociale et culturelle sans les rencontrer – ce qui n’était pas le cas de l’étude des mythes pendant, disons, les années 1960 et 1970 ; et on a l’impression que ces différentes écoles évoluent de façon peut-être trop indépendante, chacune confortable dans son espace virtuel, avec peu d’échanges ou d’apports l’une envers l’autre. Peut-être l’apport le plus important à long terme est le simple fait qu’en faisant leur travail quotidien, les anthropologues et les philologues professionnels, ainsi que des intellectuels et des littéraires d’une pluralité de traditions, continuent à retrouver et à essayer de comprendre des façons non occidentales de penser ce que nous appelons le mythe.

    De toute façon, à juger par les recueils et les bilans récents – il y a eu toute une série de recueils (Edmunds 1995 ; Patton et Doniger 1996 ; Schrempp et Hansen 2002) et d’histoires des théories sur le mythe (Belmont 1986 ; Doty 1986, 2000 ; Dubuisson 1993 ; Lincoln 1999 ; Segal 2004 ; Csapo 2005) – nous revivons une période de dispersion. Le structuralisme reste la méthode la plus récente et il est habituellement présenté comme la plus efficace, mais on insiste sur la pluralité de méthodes légitimes.

  3. Et simultanément à ces développements, la notion de mythe, avec tout ce qu’il comporte de mystique, de spirituel, d’exotique, a été récupérée par d’innombrables courants quasi spirituels du « Nouvel Âge ». Le mythe se propage sur le Web ; la « Mythopoeic Society » existe bien, mais se centre sur les mythologies et les mondes inventés de J. R. R. Tolkien et C. S. Lewis, pas sur la mythopoésis « naturelle ». Et voilà ce qui est certainement un fait central de la civilisation occidentale contemporaine : l’explosion de sous-cultures qui cherchent une identité ou une inspiration ou des directions dans ce qu’elles appellent le mythe.

Ce numéro

C’est dans ce contexte assez particulier que nous proposons un très modeste échantillon de quelques formes de réflexion sur le mythe qui circulent aujourd’hui en anthropologie.

Cela commence avec un représentant de la nouvelle mythologie comparée. Au cours d’une carrière comme anthropologue de terrain ayant fait des recherches chez des peuple tibéto-birmans du Népal et comme penseur des classifications sociales et en particulier lecteur et commentateur de Marcel Mauss, Nicholas J. Allen s’est passionné pour la mythologie comparée de Dumézil et de son école. Devenu un des contributeurs majeurs de ce domaine, Allen a en particulier proposé l’ajout d’une quatrième fonction, celle du roi et de l’étranger, aux trois fonctions duméziliennes. Dans son chapitre « Romulus et Bhishma : structures qui s’entrecroisent », Allen considère deux « rois-étrangers » appartenant à deux traditions de source indo-européenne et qui montrent des parallèles étonnement spécifiques : Romulus, le fondateur légendaire de Rome ; et Bhishma, un des héros de l’épopée sanskrite, le Mahabharata.

Dans mon chapitre sur « Le structuralisme et les mythes », je propose un bilan des approches structuralistes qui ont été importantes dans la conception du mythe. Ces approches se sont définies en partie en refusant certains aspects du mythe, dont sa forme poétique et sa contextualisation rituelle. J’appuie ici l’élargissement de l’analyse dans ces deux sens et je puise dans mes propres expériences de recherche dans la région himalayenne de l’Inde du Nord pour proposer des pistes d’analyse d’un mythe important de cette région.

Dans sa contribution à un recueil de 1996 (Patton et Doniger 1996), Robert A. Segal a pose la question : « Does myth have a future? ». La question dans son cas n’était pas sur le mythe comme concept dans les sciences humaines, mais sur le mythe comme mythe, face à ce qu’on pensait être l’hégémonie de la pensée scientifique. Dans le dernier chapitre de ce numéro, « La procréation dans les mythes contemporains : une histoire de science-fiction », Marika Moisseeff, anthropologue et psychiatre, spécialiste des peuples australiens ainsi que des adolescents occidentaux, montre à quel point la pensée dite scientifique produit des récits proprement mythiques. À la différence de la mythologie des faits divers de Barthes, il s’agit ici d’un genre de fabulation, la science-fiction, comme « mythologie moderne » dans le strict sens de récits abordant les plus grandes questions qu’une collectivité se pose.

Anthropologue, linguiste et poète, une des forces motrices du mouvement d’ethnopoétique, Paul Friedrich est maître de plusieurs domaines – rapports langue et culture ainsi que musique et culture, la poétique implicite dans les structures linguistiques, la politique à plusieurs échelles – et de plusieurs terrains, dont la langue et civilisations tarascanes du Mexique, le grec ancien, la culture russe, les études comparées indo-européennes. Il nous propose ici une réflexion sur les rapports entre mythe, poésie et musique, dans un effort pour clarifier nos catégories et les rendre plus adéquates pour penser la complexité de leurs manifestations. C’est peut-être un chapitre déroutant pour le lecteur qui s’attend à un bilan historique ou à une analyse ponctuelle : Friedrich joue lui-même jusqu’à un certain point le rôle de poète-prophète, et ce texte représente un manifeste autant qu’un texte savant.