Corps de l’article

Scattered broomsticks sweep no dirt[1]

Bhuchung 2002 : 8

Introduction : diasporas et médias

La diaspora tibétaine est bien connue en Occident pour son engagement politique (Santianni 2003 ; Bentz 2010). Les médias occidentaux font souvent état de la lutte non violente du Dalaï-lama pour arracher à la Chine une autonomie significative pour le Tibet, et ils se sont aussi largement tournés vers les Tibétains de l’exil pour interpréter les soulèvements qui embrasèrent les régions tibétophones de Chine à la veille des Jeux Olympiques de Pékin (Barnett 2009a). Dharamsala[2] peut être considérée comme le chef-lieu mondial de cette communauté diasporique, car c’est là que siègent son puissant symbole unificateur (le Dalaï-lama) et le gouvernement en exil. La vie quotidienne y est ponctuée de manifestations contre les divers abus du gouvernement chinois, et de commémorations collectives des souffrances vécues depuis l’annexion de 1950 (Diehl 2002 ; Chen 2009). Or, cette petite communauté himalayenne, si politisée, et apparemment si unie dans ses objectifs de préservation culturelle, connaît depuis 1998 environ un raz-de-marée médiatique. La bourgade était jusqu’alors très peu raccordée à la télévision, limitée dans un premier temps aux chaînes étatiques indiennes (Doordarshan). La libéralisation de la production télévisuelle, puis le passage à la technologie satellite, et enfin le captage du signal à peu de frais par des entrepreneurs locaux, se sont traduits par l’irruption subite[3] de plus de soixante chaînes dans une dizaine de langues et produites dans divers pays asiatiques et occidentaux.

Plus surprenant, peut-être : parmi les chaînes satellite captées localement figurent les programmes diffusés en continu depuis l’autre versant de l’Himalaya, en tibétain et en chinois. Les médias chinois – autant dire : la propagande de l’ennemi – ont donc pignon sur rue au coeur même de l’exil. Gardant à l’esprit la puissance des médias de masse, et en particulier la télévision, dans la reconfiguration des imaginaires nationaux (Mankekar 1999 ; Abu-Lughod 2005), on ne peut que s’interroger sur l’impact de cette exposition constante des Tibétains de Dharamsala aux médias chinois, même si elle est noyée dans une offre multilingue, multiculturelle et multinationale. Cet accès nouveau et direct à une certaine information en provenance du pays d’origine, contrôlée à tous les niveaux par le gouvernement chinois, a-t-il modifié la perception que les Tibétains de l’exil ont du sort de leurs compatriotes restés au pays, des politiques et intentions du gouvernement chinois, voire d’eux-mêmes et du sens de leur combat ?

La situation est en réalité plus complexe encore : les Tibétains de Dharamsala ont accès, dans leur propre langue, à la fois à ces médias transnationaux chinois et à des médias communautaires produits soit localement soit, pour le programme le plus important, à Washington. Quel est dès lors le rôle joué dans la communauté par ces deux types de médias diffusés dans la même langue, mais idéologiquement opposés ? Afin de saisir la place assignée à ces programmes en tibétain, il faut dans un premier temps les replacer dans le portrait local de cette foisonnante consommation télévisuelle, pour ensuite comprendre ce que révèle l’usage quotidien de la petite lucarne au sein de cette communauté.

Le contexte théorique de ces interrogations est constitué par le curieux paradoxe auquel se heurtent actuellement les chercheurs sur les diasporas[4]. Pendant des décennies, les groupes diasporiques ont été célébrés pour leur maintien remarquable, envers et contre la dispersion géographique, de traits culturels, linguistiques et identitaires. Mais depuis quelques années, c’est exactement le contraire : les diasporas sont devenues des emblèmes de l’ère postmoderne, de la capacité des individus à négocier des identités à trait d’union, multiples, ou flexibles, par-delà les frontières nationales (Bordes-Benayoun 2010). Les identités diasporiques sont dorénavant conceptualisées sous le signe de la fluidité et du mélange, plutôt que de la préservation et de la continuité (Mattelart 2009). Sans doute faut-il-voir dans ce retournement l’influence persistante, mais non exclusive (Tölölyan 2010), des idées d’Appadurai (1996) sur le rapport entre flux migratoires et flux médiatiques dans la construction des nouvelles identités au sein d’un monde globalisé. Selon lui, l’imaginaire (imagination) des migrants, nourri du constant aller-et-retour entre médias du pays d’accueil et médias du pays d’origine, s’affranchit des cadres de référence nationaux, et donne lieu à la formation de nouvelles subjectivités hybrides, dans un ordre du monde post-national (Appadurai 1996 : 10 et 21-23). Les diasporas seraient-elles donc devenues, dans cette littérature qui valorise le déplacement, l’innovation, la résistance et l’hybridité, les porte-drapeaux d’une mondialisation où les identités, pour survivre dans le ballottement des flux transnationaux, doivent être perpétuellement réinventées ?

Le paradigme dominant, en études de la communication, conçoit les médias comme instrumentaux dans le maintien et le renouvellement des diasporas (Dayan 1997 ; Mattelart 2009). La généralisation des médias électroniques a en effet changé l’expérience même de la migration (Brinkerhoff 2009 : 11) en permettant la juxtaposition immédiate de l’ici et du là-bas, autant de « coprésences absentes » (Georgiou 2006 : 12) qui font converger les divers espaces d’appartenance et de loyauté. Les diasporas dépendraient de cette connectivité transnationale pour leur vitalité symbolique et la viabilité de leurs identités à l’ère postmoderne (ibid. : 2). Ces études sont presque exclusivement consacrées à l’analyse d’Internet et des blogs : l’agenda identitaire (voire politique) des diasporas s’y lit explicitement, il est facile d’essentialiser les pratiques des consommateurs. Mais les très rares études sur la télévision (satellite) dans les diasporas (Naficy 1993, 2003 ; Gillespie 1995 ; Aksoy et Robbins 2003) viennent relativiser cet usage « ethnique » des médias : elles mettent au contraire en lumière la complexité des interactions culturelles en jeu et la diversité des usages de la parabole en fonction d’autres variables que l’appartenance ethnique : l’âge, le genre ou les hiérarchies socioéconomiques internes au groupe (Mattelart 2009 : 30). La présente étude de l’usage de la télévision à Dharamsala permet de faire ressortir l’hétérogénéité de cette communauté, contrairement aux perceptions endogènes (Diehl 2002) relayées de manière non critique dans la plupart des publications occidentales (Bentz 2010 : 210-223 ; Lau 2010). Elle lève aussi un coin de voile sur les ambivalences de la construction identitaire de l’exil tibétain, tout en tempérant la « surdétermination nationaliste » (Georgiou 2006 : 4) de l’étude de l’usage des médias par les diasporas.

Une communauté hétérogène

Avec l’avènement subit de la consommation télévisuelle à Dharamsala au tournant des années 2000, il était tentant d’envisager une étude « avant/après » pour en mesurer l’impact, à l’instar de celles menées par Wilk (1993), Salzman (1993) et Reis (1998) sur d’autres continents. Mais cette perspective comparative n’est pertinente que si l’on présume la stabilité d’une communauté dans le temps. Or, Dharamsala connaît un renouvellement démographique très important depuis le début des années 1990. D’une part, de nouveaux réfugiés affluent encore chaque année en provenance du Tibet[5], et, d’autre part, le programme américain de relocalisation de mille foyers de Tibétains d’Inde et du Népal aux États-Unis (Tibetan-U.S. Resettlement Project 1993) a provoqué par effet d’entraînement un exode massif, d’abord vers l’Amérique du Nord, puis vers l’Europe et l’Australie. Point fixe symbolique de la diaspora tibétaine, Dharamsala est paradoxalement devenue un lieu de transit.

C’est une communauté non seulement en mouvement, mais aussi hétérogène. Tout d’abord, elle est minoritaire dans son lieu de vie. Dharamsala compte au moins 20 000 Indiens[6], résidant pour la plupart dans le bas de la vallée (Lower Dharamsala) pour 10 000 Tibétains[7] habitant en amont dans Upper Dharamsala (McLeod Ganj, Gangkyi, Bhagsu, etc.). Il faut y ajouter quelques centaines de travailleurs népalais et bhoutanais, ainsi qu’un grand nombre de touristes et de hippies occidentaux animés, dit-on, d’une quête spirituelle (Lopez 1998 ; Klieger 2002), et dont le nombre fluctue selon la saison et les enseignements publics donnés par le Dalaï-lama. Enfin, le tourisme national a explosé récemment, les citadins indiens aisés projetant sur l’Himalaya, comme leurs homologues chinois, un idéal de pureté écologique et morale.

Comme toutes les diasporas (Clifford 1994 : 304 ; Cohen 2006 : 43), et donc à la différence d’autres groupes migratoires, les Tibétains sont soudés autour d’une mémoire collective forte : le traumatisme à l’origine de la dispersion, l’idéalisation du pays perdu, la préservation culturelle normative, et la volonté de retourner au pays pour rétablir la culture légitime. Ce front commun politique fait en réalité écran à une grande diversité interne. Celle-ci est limitée, dans le discours officiel, aux trois sous-régions culturelles (le Tibet central, le Kham et l’Amdo, aux dialectes distincts) et à l’affiliation religieuse (cinq lignées majeures, telles les gelugpa ou les nyingmapa, qui se déclinent pour la plupart en une multitude de sous-lignées).

Mais une autre ligne interne de démarcation, escamotée dans le discours officiel, organise de manière bien plus importante la vie quotidienne à Dharamsala : la domination (économique, politique) des « réfugiés établis » (shichag) – les premiers à avoir choisi l’exil en 1959 et leurs descendants –, sur les « nouveaux venus » (sanjor[wa]) – arrivés depuis le milieu des années 1980. La plupart de ces derniers sont en situation précaire sur le plan juridique, parfois même sans-papiers[8]. Cette seconde vague migratoire est elle-même très hétérogène. Renouvelée annuellement depuis 30 ans, elle est majoritairement composée de religieux et d’enfants, venus chercher en Inde (pour les activistes politiques parmi eux) la sécurité, des enseignements, ou tout simplement une vie meilleure. La majorité des laïcs sont peu éduqués et vivent des difficultés émotionnelles importantes, en raison des circonstances éprouvantes de leur fuite, ou de la solitude et de la marginalisation ressenties en Inde (Vahali 2009 : 140-161). Au quotidien[9], les relations entre les réfugiés établis et nouveaux venus (environ 40 % à Dharamsala[10]) sont souvent empreintes d’indifférence, voire de méfiance mutuelle. Ainsi, ces trajectoires migratoires différentes (« roots and routes of migration », Clifford 1997 : 3-4) ont creusé un fossé culturel, ressenti plus ou moins vivement selon l’ouverture d’esprit des individus en présence, entre des tibétanités qui se sont construites sous des régimes politiques différents, chacune prétendant être authentique et légitime (Shakya 2008).

Une offre télévisuelle hétéroclite

Les Tibétains de Dharamsala ne sont donc pas égaux devant l’offre télévisuelle foisonnante. Ce sont leurs trajectoires migratoires (à partir du Tibet, de l’Inde/Népal, ou même de l’Occident), leurs compétences linguistiques (divers dialectes du tibétain, du chinois, langues indiennes et/ou anglais), leur niveau d’éducation (aucune, monastique, de niveau primaire, secondaire ou universitaire), leur âge et leur genre, plutôt que des variables strictement socioéconomiques, qui orientent leurs choix de téléspectateurs.

La plupart des téléviseurs sont raccordés au réseau Bhagsu Cable TV[11], géré par un ingénieur punjabi qui capte de manière plus ou moins légale divers signaux satellites et les distribue par le câble à travers un système d’abonnement. Le réseau international de télécommunications STAR (Satellite Television Asia Region), acheté puis revendu par le magnat australien Rupert Murdoch, a profondément changé le paysage télévisuel indien depuis 1992 (Butcher 2003). D’autres bouquets de chaînes satellites tels que G et Sony se sont joints à STAR, et c’est à présent plus de soixante chaînes dans une diversité de langues régionales qui sont offertes à Dharamsala. Parmi les plus regardées par les Tibétains figurent, principalement en hindi et en punjabi et, pour ce que j’ai pu observer, par ordre décroissant de popularité : NDTV, India TV, Sony TV, Zoom, Aagtaak, Star Plus, Star Gold, Zee TV et Zee Cinema, SAB TV et les chaînes musicales telles MTV et V Channel. Ces bouquets comportent également des chaînes anglaises (BBC World News), américaines (CNN, Discovery et National Geographic) et chinoises (CCTV en chinois et en anglais, Xinkong et Fenghuang). Les autres chaînes distribuées par le câble local sont captées indépendamment de ces bouquets, à partir de signaux terrestres ou satellite : les chaînes népalaises (NTV), bhoutanaise (BBC) et bien sûr les chaînes tibétaines de Chine, à chaque fois en tibétain et en chinois : XZTV pour le Tibet central, QTV pour la province du Qinghai (correspondant, pour les Tibétains, à la région culturelle de l’Amdo) et STV pour le Sichuan (Kham). Enfin, les chaînes en langue tibétaine produites en exil sont Tibet Online TV (TOTV), produite par le Département de l’Information (DIIR) à Dharamsala et le programme tibétain du service de diffusion internationale du gouvernement américain, Voice of America (VOA), depuis Washington.

En nous limitant à présent à l’offre en tibétain, coeur de la discussion dans cet article, on voit donc que la diaspora tibétaine dispose, dans sa langue, de plusieurs types de médias. En reprenant la typologie de Naficy (2003 : 51-52), on y retrouve trois chaînes transnationales (produites en Chine) et une chaîne diasporique (produite localement)[12]. Mais il faudrait créer une nouvelle catégorie pour VOA, télévision produite par un gouvernement étranger, à destination, non pas de la diaspora tibétaine, mais, en intention du moins, des Tibétains du monde entier – lisons : ceux qui, en Chine, ne peuvent avoir accès à une information « libre ». Étant donné la sévérité des sanctions qui s’abattent sur les auditeurs de ce type de programmes étrangers en Chine (qu’ils soient radiophoniques ou télévisuels, ou encore accessibles sur le web), ce sont les Tibétains de la diaspora (mondiale) qui sont devenus les principaux bénéficiaires des programmes de VOA. Comme l’a formulé un répondant, « on ne peut pas comparer nos médias [de l’exil] avec ceux de la Chine : techniquement, nos efforts ont l’air ridicules, mais moralement, nous sommes les meilleurs ». En effet, comment faire le poids face à des médias de masse sophistiqués à la facture léchée, produits par l’un des États les plus puissants du globe, et diffusés 24h (XZTV), 12h (QTV) ou 18h (STV) par jour ? TOTV diffuse certes en boucle, mais en répétant des programmes de 3h : des enregistrements maison, de qualité variable et au son plus qu’aléatoire, d’activités politiques, culturelles et religieuses locales, dont les enseignements du Dalaï-lama – ce qui lui vaut le surnom local de « Dalai Lama Channel ». Mais, de toute l’offre télévisuelle, et ce, toutes langues confondues, le seul programme véritablement rassembleur de la communauté, attendu, regardé et commenté par tous malgré sa facture « bon marché » et ses journalistes non professionnels est le programme hebdomadaire de VOA (une heure, rediffusé une fois). C’est le seul pour lequel la télévision devient un « rituel public » (Naficy 1993 : 89) : les rues se vident le mercredi soir à 19h30, la vie familiale est suspendue, les moines et les nouveaux venus convergent dans les cafés.

Tous écoutent avec solennité les nouvelles du monde en tibétain, suivies du programme phare « Talk to VOA » (Kunleng), forum de discussion live où des Tibétains du monde « entier » (moins la Chine depuis l’intensification de la répression depuis 2008) interpellent par téléphone l’invité du jour (une figure tibétaine marquante) sur des questions d’ordre culturel, social ou politique.

Une ethnographie des pratiques de consommation télévisuelle

Lors de mes observations, Kunleng passionnait Dharamsala, car nous étions en pleine campagne électorale pour le poste de premier ministre à pourvoir quatre mois plus tard. Les candidats étaient ainsi mis sur la sellette l’un après l’autre, et devaient répondre à certaines révélations embarrassantes. La présente enquête a été menée durant deux mois, en été 2009 et en hiver 2010. C’est une période courte pour un projet de cette envergure, mais j’étais déjà bien ancrée sur place, après avoir séjourné plusieurs années dans cette communauté dans le cadre d’autres projets de recherche (Henrion-Dourcy 2012). La contribution spécifique de l’anthropologie aux études des médias réside dans son éclairage contextuel, à la fois culturel et social, des phénomènes macrosociaux. En rapportant la consommation médiatique au contexte historique (ici, hétérogène) de la communauté, aux micro-différenciations locales, et aux valeurs affectées par les contenus informationnels, l’ethnographie s’attarde à décrire la complexité des processus impliqués par la diffusion et la réception de la télévision. C’est pourquoi elle est rétive aux grands paradigmes théoriques des études de communication, qui se disputent l’attitude passive ou active d’audiences postulées comme uniformes. En d’autres termes, l’ethnographe va considérer que les ondes hertziennes qui atterrissent à Dharamsala ne frappent pas, au sol, un paysage social plat et homogène, mais au contraire une surface remplie de trous et d’aspérités. Dessiner le relief (social) révélé par ces faisceaux télévisuels : tel était le projet.

J’ai recouru à une méthodologie composite, afin de rendre compte de la complexité locale : observation, observation participante, questionnaires et entrevues. L’orientation initiale se situait dans le sillage des analyses discursives de la réception par Mankekar (1999) et Abu-Lughod (2005). Je voulais éliciter les processus de décodage et de reformulation de sens par les spectateurs dans le cadre d’émissions choisies – c’est-à-dire les plus regardées et commentées. Or, la consommation des flux transnationaux à l’ère du satellite s’est immédiatement révélée plus éclatée que celle, quasi-rituelle, des grandes fictions national(ist)es de l’ère des chaînes terrestres traitées dans ces deux ouvrages. De plus, les spectateurs tibétains, dont une grande partie étaient faiblement lettrés, semblaient n’avoir rien à dire sur des programmes qu’ils connaissaient mal, dont ils ne comprenaient pas tout, et qu’ils écoutaient d’une oreille plutôt distraite.

Afin de débroussailler le terrain, j’ai entrepris une large enquête par questionnaires. Méthodologie peu courante en anthropologie, et pratique considérée avec un évitement méfiant de la part des Tibétains, cette enquête a dû son succès relatif à l’appui du Département de l’information et des relations internationales (DIIR) du gouvernement en exil et à cinq assistants de recherche locaux qui ont sillonné les foyers munis de la lettre de soutien de cette institution[13]. Deux cents questionnaires de six pages ont été distribués, comportant dix-sept questions abordant tant les variables sociographiques (âge, genre, emploi, revenus, niveau d’éducation, trajectoire migratoire) que les patterns de consommation (les chaînes et programmes les plus regardés, le rapport éventuel avec l’utilisation d’autres moyens de communication électroniques) et les opinions personnelles (sur le contenu visionné, l’impact de la télévision sur la vie domestique et son incidence sur le combat politique collectif). À défaut de pouvoir viser une analyse quantitative, la finalité de l’opération était heuristique[14]. Elle m’a en effet permis d’identifier les pistes porteuses et de m’orienter vers l’observation des pratiques de consommation, plutôt que l’analyse discursive, et ce, dans deux lieux privilégiés : la famille et l’école.

Pour cette deuxième étape, qui m’a donné l’occasion de compléter (voire d’invalider) les propos recueillis, j’ai donc « expérimenté avec la flânerie » (Georgiou 2006 : 151), observant la consommation tant dans les familles qui voulaient bien m’accueillir que dans les lieux publics (cafés, restaurants, boutiques, écoles, monastères), pour ceux qui ne possèdent pas de postes (principalement, les nouveaux venus). Première constatation : alors que l’Inde est l’un des pays où le taux d’audience télévisuelle est le plus élevé du monde (Deprez 2010 : 56), et tandis que l’on présente souvent les diasporas comme « saturées de médias électroniques » (Georgiou 2006 : 10), les Tibétains regardent relativement peu la télévision : deux ou trois heures le soir en semaine, cinq à sept heures en fin de semaine. On est également loin de la fascination silencieuse des spectatrices indiennes ou égyptiennes (Mankekar 1999 ; Abu-Lughod 2005). Les répondants ne guettent pas des programmes spécifiques dont ils connaîtraient les heures de programmation. Ils se laissent porter d’un programme à l’autre au gré du zapping, sauf pour les jeunes, qui sont aussi les plus attentifs dans leur écoute. Le mode sonore est aussi celui de la sourdine, sauf pour quelques programmes privilégiés (dont Kunleng).

La cartographie de l’usage domestique est assez récurrente : les aînés regardent les enseignements du Dalaï-lama sur TOTV, parce qu’ils ne peuvent souvent plus se déplacer dans Dharamsala. Parmi les réfugiés établis, les pères de famille sont « sérieux » et prétendent préférer les bulletins d’information et les programmes de la BBC ; les mères apprécient les téléromans sur les chaînes indiennes ; les jeunes hommes aiment le sport (surtout le football) et les programmes sur la nature et les animaux ; les jeunes filles optent pour les films et l’entertainment indiens (du style India’s got talent) ; tandis que les enfants regardent les dessins animés en hindi (sur Pogo) et en anglais (Star). Ce sont les jeunes qui contrôlent la télécommande à la maison.

Sans surprise encore, les spectateurs réguliers des chaînes tibétaines de Chine sont les nouveaux venus, en raison de leur familiarité avec ces médias. Les réfugiés établis prétendent être allergiques à la propagande qui y est véhiculée, et accusent les précédents de lavage de cerveau, d’acculturation ou parfois même de bêtise. Toutefois, mes observations démentent en partie leurs propos : à plusieurs reprises, j’ai constaté que l’on changeait de chaîne lorsque j’entrais dans un foyer, zappant d’un téléroman chinois doublé en tibétain sur XZTV (chaîne la plus regardée des trois, en raison de la proximité dialectale avec le tibétain parlé à Dharamsala) vers TOTV, « la chaîne du Dalaï-lama ». Je ne sais si ce changement était effectué par politesse, pour se conformer à l’idée que les membres de cette famille se faisaient implicitement de mon projet de recherche, ou pour escamoter un choix de spectateur politiquement incorrect. Certains réfugiés établis n’évoquent ces chaînes qu’en termes d’horreur : « Des sourires exagérés, de la terreur et du chagrin : pauvres frères tibétains ! ») ; ou encore « Je n’ai jamais vu le Tibet. La beauté naturelle de mon pays est stupéfiante. Mais on sent une telle destruction derrière la caméra. C’est intense, cela me blesse, cela me dégoûte que la Chine retire tous les bénéfices de l’exploitation de mon pays ». Mais d’autres spectateurs (principalement, mais pas uniquement, les vieux, nés au Tibet et nostalgiques, ou alors limités dans leur consommation télévisuelle par leur seule connaissance du tibétain) apprécient certains programmes de divertissement, en particulier les spectacles de chants et danses, les téléromans doublés en tibétain, et les programmes culturels (pèlerinages à des lieux saints ou entrevues avec des personnes marquantes).

La dernière dimension mise au jour par cette enquête concerne le fossé générationnel particulier qui affecte la consommation télévisuelle. Les adultes, qui n’ont pas grandi avec la télévision, n’ont pas cultivé un goût spécifique pour ce passe-temps, alors que les enfants s’y sont socialisés… à l’école. Ce sont eux qui contrôlent la télécommande à la maison, et leur consommation n’est pas encadrée de réprimandes parentales. L’on me dit même : « Quand [mes enfants] regardent la TV, c’est comme s’ils accumulaient beaucoup d’expériences. Ils n’ont pas besoin de vivre beaucoup de vies pour comprendre le monde ». Les enfants de Dharamsala sont scolarisés dans deux écoles-internats (les Tibetan Children Villages) qui comprennent chacune près de 2 000 élèves (nombre d’entre eux sont confiés à ces écoles par des parents retournés au Tibet). La supervision de leur écoute, en termes de temps et de contenu, est laissée à la discrétion de la « mère » (ama-la) qui veille sur leur dortoir (un poste de télévision par dortoir d’environ 70 enfants). Ils sont autorisés à regarder la télévision entre une et deux heures par jour (trois à six la fin de semaine), sauf en période d’examens : principalement des programmes pour enfants en anglais et en hindi ou, pour les plus vieux, des films, du sport et MTV. La seule politique normative de ces écoles est la convocation pour l’écoute obligatoire de VOA le mercredi soir, de certaines allocutions du Dalaï-lama sur TOTV et de programmes particuliers de Chine (XZTV) : un programme pour enfants d’apprentissage du vocabulaire honorifique, et des fictions doublées en tibétain réputées pour la qualité de la langue employée.

Un monde catégorisé à travers la petite lucarne

Si l’on pouvait dire au milieu des années 1990 que « la vie à Dharamsala se déroule dans un bocal à poissons » (Diehl 2002 : 52)[15], l’horizon vu au travers de la vitre du bocal s’est singulièrement agrandi depuis l’arrivée de la télévision. Mais peut-on pour autant affirmer que ces flux médiatiques globaux (médiés en réalité par une Inde qui cherche elle aussi sa place dans la mondialisation) construisent, par leur seule existence, dans le vécu de ces Tibétains, l’expérience d’un « transnationalisme banal » (Aksoy et Robbins 2003), d’un monde post-national aux identités hybrides et fluctuantes ? Star TV, VOA et les chaînes chinoises auraient-elles transformé ces Tibétains en « cosmopolites », détachés de l’idée même de nation (Robbins 1998 : 3) ? Ou alors, pour reprendre l’idée de subjectivité fragmentée de Naficy (1993 : 121, split subjectivity), les membres de cette diaspora effectuent-ils des lectures multiples, toujours situées, de ces programmes télévisés, où ni le texte de la télévision diasporique, ni celui des médias de la société d’accueil n’a la primauté, et où l’un et l’autre résonnent avec ou contre les autres textes ? La télévision, contrairement à Internet, ne permet pas aux consommateurs de s’engager activement dans la production des contenus. Les Tibétains ne peuvent donc que recevoir ces produits médiatiques, mais leur regard n’est pas pour autant passif. Il leur reste la faculté d’ordonner ce qu’ils voient.

Ces programmes sont en fait compartimentés en diverses catégories étanches, renvoyant aux grands ensembles culturels d’où ils sont originaires : le monde indien, le monde chinois, le monde tibétain et le monde occidental. Les frontières sont à la fois claires, signalées par l’usage de la langue, et implicites, rarement commentées discursivement. On écoute un programme tibétain avec attention et solennité, voire recueillement parfois, alors que l’on accueille avec extraversion les contenus plus légers des programmes en hindi. Les réactions sont plus difficiles à isoler pour les programmes en anglais ou en chinois, mais leurs contenus renvoient à des valeurs spécifiques, avant tout morales. La télévision en chinois est le domaine du mensonge, du faux, du tape-à-l’oeil, d’une modernité séduisante qui fait peur. Les programmes occidentaux, dont la consommation se limite ici, il est vrai, au réalisme des bulletins de nouvelles et des documentaires sur la nature (plus quelques films hollywoodiens), renvoie au monde de la science, à une modernité solide qui est admirée. Les Tibétains de Dharamsala interagissent moins au quotidien avec ces deux derniers mondes, c’est pourquoi les frontières ne sont pas formulées avec autant de force que celle qui sépare le « nous » tibétain du « eux » indien. Notons que, du point de vue local, cette catégorisation est assez essentialiste et ne prend nullement en compte la réalité profondément polymorphe, multiculturelle et multilingue de la civilisation indienne. Ainsi donc, les programmes indiens sont ceux du divertissement et de la légèreté, des rires convulsifs et des torrents de larmes, et dont le caractère inoffensif attire une forme de bienveillance chaleureuse. C’est aussi l’univers du consumérisme, et des publicités télévisées sophistiquées qui font rêver.

Le paradigme culturel dominant de ces exilés, comme de toute diaspora, est celui de la préservation culturelle. Il implique dans la vie quotidienne une distinction marquée avec le monde environnant (indien) et une homogénéisation et une essentialisation de la culture tibétaine pour éviter sa corruption. Dès le début de l’exil, la stratégie du Dalaï-lama était claire : créer un sentiment nationaliste intense, soutenir et développer son propre charisme auprès de son peuple, et maintenir fermement des frontières culturelles, sociales, économiques et politiques contre toute forme d’assimilation locale pour permettre un redéploiement rapide au Tibet (Goldstein 1978 : 410). Les paramètres culturels étroitement surveillés étaient ainsi : la langue (notamment à travers un système scolaire en tibétain autorisé par le gouvernement indien, socialisation par ailleurs essentielle à la construction du sentiment nationaliste des exilés ; Tsepak 2004 : 267-268), l’endogamie (ostracisme des couples mixtes dans certains camps), l’habit et, dans une moindre mesure, l’alimentation (Chen 2011). Or, en, dépit de ces frontières, les Tibétains d’Inde ont toujours été d’avides consommateurs de la culture populaire indienne : ils écoutent à la journée longue divers types de musique populaire (Bollywood, bhangra, pop moderne…), et raffolent des films et mélodrames télévisés qui leur procurent un répertoire culturel distinct pour exprimer un spectre d’émotions et d’attentes romantiques qu’il serait mal venu d’exprimer en tibétain (Lau 2010 : 977-984). Si la consommation privée est un fait qui ne fait plus sourciller que les vieux Tibétains conservateurs, exprimer en public une passion pour la culture populaire indienne, comme lors d’un concert par exemple, serait en revanche totalement inapproprié (Diehl 1997 : 143).

Les vertus morales de la télévision en langue tibétaine

La télévision permet donc aux Tibétains de Dharamsala d’objectiver certains « autres » – en fait ceux avec lesquels ils redoutent le plus l’acculturation – avec une vision du monde très partielle, démodée peut-être, située depuis le point de vue local en tout cas, sans rapport avec une lecture géopolitique du monde contemporain. Elle polarise aussi, à l’interne, les rapports entre réfugiés établis et nouveaux venus. Les premiers méprisent le soi-disant « lavage de cerveau » des seconds, consommateurs de médias chinois saturés de louanges à la gloire de l’État. En retour, les derniers arrivants méprisent « l’abrutissement » de leurs prédécesseurs, consommant la tête vide des fictions indiennes à la trame narrative simpliste et à l’exubérance émotive embarrassante. Tous s’accordent cependant sur la foi indiscutable à accorder aux propos des médias occidentaux[16] et à TOTV ou à VOA en tibétain, lesquelles sont non seulement fiables, mais également des chevilles du combat collectif. L’offre télévisuelle locale est donc non seulement catégorisée, mais aussi hiérarchisée en fonction de critères avant tout moraux : le vrai contre le faux, le comportement approprié contre le débordement déplacé, le soutien à la lutte politique contre son opposition.

Mais la télévision en tibétain se trouve dans une position ambivalente, car elle comporte à la fois les médias de l’exil (de Dharamsala et de Washington) et ceux de la Chine (de Lhasa, Xining et Chengdu). Leur point commun est la langue – en fait déclinée en trois dialectes régionaux. Mais ce point commun est aussi la brèche qui fissure l’étanchéité des divisions morales (vérité/mensonge ; ennuyeux/divertissant) entre médias tibétains et médias chinois. La légitimité – aux yeux des institutions officielles aussi bien que de la communauté de l’exil – des productions culturelles contemporaines comme la musique rock (Diehl 1997 : 145) ou le cinéma repose à la fois sur le contenu (patriotique), sur l’usage exclusif de la langue tibétaine, et aussi sur le ton employé (grave, solennel) qui font que ces productions sont communément considérées comme « ennuyeuses mais authentiques ». Contrairement à d’autres diasporas, pour lesquelles le fait de consommer (en Occident) des médias de leur pays d’origine les ramène à un sentiment de familiarité (Aksoy et Robbins 2003 ; Gillespie 1995), les médias du pays d’origine des Tibétains leur sont au contraire totalement étrangers. Si textuellement ils les comprennent parfaitement (en fonction du dialecte natal), il y a peu de résonnance entre leur expérience quotidienne de la culture tibétaine et celle qui est montrée à l’écran.

Une seule résonnance cependant : la qualité de la langue :

Le tibétain qu’ils parlent sur XZTV est vraiment très plaisant à entendre. Il est pur, il n’y a aucun mélange[17]. Pas celui des bulletins d’information, dont l’accent sinisé est insoutenable. Mais celui des programmes culturels et des séries télévisées est vraiment extraordinaire. Je retrouve des mots et des proverbes que je n’emploie plus depuis 40 ans, et cela me fait chaud au coeur.

X, intellectuel, 60 ans

« Je regarde XZTV pour améliorer ma langue, surtout le vocabulaire, et augmenter ma culture sur mon pays », complète ce répondant de 22 ans. Étant donné le peu de moyens alloués par le gouvernement chinois à la production de séries proprement tibétaines, ce sont principalement des séries chinoises (plus rarement coréennes) qui sont projetées, dont le doublage est effectué par des équipes de traduction composées d’intellectuels reconnus (Rin-chen-skyid 2008). L’appréciation des programmes tibétains de Chine s’est donc développée en exil sur une base paradoxalement très morale, voire patriotique : l’utilisation de la télévision comme instrument pédagogique afin de se conformer à l’une des priorités les plus importantes du gouvernement en exil : la responsabilisation de chaque Tibétain dans la préservation de sa langue (Chen 2011). À ce titre, ce n’est donc pas surprenant que les écoles de Dharamsala aient rendu obligatoire le visionnement non seulement de VOA et de TOTV, mais aussi des programmes éducatifs (culturels et linguistiques) de XZTV.

Conclusion : un Himalaya séparant deux conceptions des médias

L’irruption de la télévision dans la diaspora tibétaine de Dharamsala a soulevé plusieurs interrogations. On a vu que ces nouveaux flux médiatiques globaux n’ont pas vraiment donné naissance à des formes fragmentées ou hybrides d’identité. Les images de la télévision ne se mélangent pas en une infinité de combinaisons comme dans un kaléidoscope, mais sont au contraire compartimentées dans des catégories (presque) étanches. De plus, alors que l’on présente les médias diasporiques comme renforçateurs de cohésion et d’identité, on a souligné qu’ici des médias dans une même langue ne produisent pas d’agrégation, mais au contraire polarisent une communauté en fonction de ses divisions internes (les trajectoires de migration et, dans une certaine mesure, le niveau d’éducation).

Le recul temporel est trop court pour pouvoir déterminer si l’exposition aux médias chinois exerce ou non un impact, et de quelle nature, sur les Tibétains de l’exil. Ces programmes télévisés constituent-ils un « cheval de Troie » (Salzman 1993) qui altèrera progressivement les mentalités, ou ces médias seront-ils laissés dans l’indifférence par une diaspora qui leur en préférera d’autres ? Ce qui est surprenant, c’est que dans cette communauté habituellement si prompte à dénoncer chaque manoeuvre hostile du gouvernement chinois (on dénombre plus de quarante journaux et magazines d’orientation séculière rien qu’au sein de l’exil indien, en tibétain, en hindi, en chinois et en anglais), l’arrivée de ces médias à Dharamsala, et même de la télévision satellite en général, n’a donné lieu à aucun commentaire dans la presse, ni à aucun débat dans la sphère publique[18] – alors que dans la plupart des régions où elle fait irruption brutalement, la télévision crée ou transforme les discours sociaux sur les fondements de la vie collective (Wilk 1993 : 229-231). A contrario, au Bhoutan, où la télévision est arrivée au même moment, elle a provoqué d’emblée de sérieuses remises en question de la part du gouvernement[19]. La présence continue de médias chinois n’a pas davantage fait l’objet de déclarations de la part des autorités tibétaines, ni même indiennes. Lorsque j’évoque ce silence avec les Tibétains, j’affronte un « choeur de dénis » (Salzman 1993 : 211) : « ces médias n’ont aucun effet sur nous, car nous avons la vérité de notre côté, donc nous sommes waterproof[20] contre la propagande ». Ou encore : « C’est la bénédiction (jinlab) du Dalaï-lama qui nous permet de ne pas être contaminés par la propagande ». Ou encore « Nous sommes une société démocratique ici, pourquoi voudrions-nous faire comme eux, bloquer l’information ? ». Le « désaveu de la transformation » (Naficy 1993 : 71) est somme toute fréquent dans les discours des téléspectateurs des diasporas, tant l’injonction de la préservation culturelle est forte. Il se double ici d’une confiance absolue : « La télévision n’a aucune influence sur nous, car nous sommes tous capables ici de faire la différence entre le monde de la télévision et la vraie vie ».

Pour expliquer le gouffre qui sépare ces réactions des déclarations officielles du gouvernement chinois en matière d’usage de la télévision, on pourrait proposer que les deux côtés de l’Himalaya conçoivent implicitement l’impact des médias selon des paradigmes théoriques radicalement opposés – paradigmes qui ont conceptualisé pour la première fois le rôle des médias dans la société et dont l’émergence a coïncidé avec l’avènement des médias de masse aux États-Unis dans les années 1930-1940. Ces deux positions théoriques apparaissent certes surannées, à tout le moins réductrices, dans la recherche académique actuelle en Occident. L’emploi que j’en fais ici est plutôt métaphorique, car je souhaite illustrer par deux images intellectuelles fortes et contrastées la compréhension officielle du rôle des médias de masse dans deux cultures qui les utilisent depuis moins longtemps que les États-Unis. Les Tibétains de l’exil semblent concevoir l’impact des médias en termes « d’effets limités » (Lazarsfeld et al. 1944) : les médias ne font pas véritablement changer les opinions, ils renforcent en réalité des convictions existantes, car les individus choisissent de ne s’exposer qu’aux messages qui s’accordent avec leur opinion déjà constituée en ignorant les autres. De l’autre côté, le gouvernement chinois, qui a par ailleurs construit sa légitimité par la propagande et la rééducation de la pensée, semble adhérer au paradigme de « la seringue hypodermique » (Tchakhotine 1952 [1939]), où les médias modèlent les foules selon l’idéologie dominante, en injectant régulièrement des idées et des attitudes à des individus atomisés, passifs et donc vulnérables. Il ne fait pas de mystère qu’à l’intérieur de ses frontières, la Chine conçoit officiellement la télévision comme une forme de management social. Ainsi, un article de China Tibetology de 2007 justifiait le raccordement systématique des régions rurales tibétaines à la télévision : « La télévision est un moyen de base pour les villageois de communiquer avec le monde extérieur, et elle est un moyen efficace de changer leurs vieilles idées et de réajuster leur comportement » (cité dans Barnett 2009b : 55)[21]. De même, afin de pacifier les moines toujours récalcitrants, les autorités installeront une télévision dans chaque monastère en 2012 « afin d’améliorer le service culturel public fourni par ces monastères, et d’enrichir la vie spirituelle des moines et nonnes »[22]. À l’extérieur de leurs frontières, à présent, les autorités chinoises conçoivent la diffusion de leur télévision à très grande échelle : elles espéraient, en 2007, pouvoir toucher avec XZTV « 300 000 spectateurs en Inde et au Népal »[23], ou encore, avec le lancement de la chaîne satellite CCTV en arabe en continu en 2009, « 300 millions de personnes dans 22 pays arabophones »[24].

Si les exilés tibétains s’estiment hors d’atteinte de la propagande chinoise, c’est en raison de leur conviction que « truth is on our side » (« La liberté est de notre côté », slogan fréquemment utilisé). Depuis les premières années de scolarisation, et à travers une vie entière ponctuée de discours politiques et de commémorations publiques, l’agenda nationaliste de l’exil s’est construit sur une base avant tout rhétorique. Lorsqu’il se retrouve confronté à son équivalent chinois, il ne peut bien sûr que le disqualifier. Mais la puissance du langage télévisuel excède les contenus discursifs. Abu-Lughod (2005 : 9) nous a mis en garde : « La télévision est peut-être l’une des technologies les plus riches et les plus intrigantes de construction nationale […] parce qu’elle travaille à la fois au niveau culturel et sociopolitique, et elle tisse sa magie à travers les plaisirs et les cadres subliminaux »[25]. En effet, alors que la télévision en langue tibétaine est appréhendée par la diaspora de Dharamsala comme un outil d’instruction, la télévision est aussi « une énorme machine à produire du désir » (Mankekar 1999 : 311)[26]. Les téléspectateurs « apprennent [aussi] de la vie à travers les émotions que la télévision éveille en eux » (ibid. : 312). Or, en consommant régulièrement des téléromans chinois doublés en tibétain, ils reçoivent plus que des leçons linguistiques : ils observent aussi les « cadres subliminaux » des façons d’être et de parler, des valeurs, du langage corporel, des relations amoureuses, des hiérarchies sociales, des façons d’aménager l’espace domestique, etc., qui leur sont étrangères, mais livrées dans leur langue (Zhu 2008). De plus, selon l’anthropologue Salzman (1993 : 203), l’hégémonie du langage est l’un des cinq effets majeurs des médias de masse sur les spectateurs[27]. Or, si le parler tibétain de Lhasa dans les téléromans de XZTV est « plaisant à entendre » et « pur », il n’en demeure pas moins légèrement différent du tibétain parlé à Dharamsala. Il reste à voir si « les désirs » produits chez les Tibétains par le tube cathodique s’aligneront dans le sens d’une construction nationale médiatique à laquelle aspire explicitement le gouvernement chinois ; ou si ces désirs seront plutôt canalisés dans des aspirations relevant du consumérisme global, indigénisé pour le moment par les chaînes satellite indiennes.

Translittération des termes tibétains selon le système conventionnel de Turrell Wylie :

gelugpa

dge-lugs-pa

jinlab

byin-rlabs

kunleng

kun-gleng

nyingmapa

rnying-ma-pa

shichag

gzhis-chags

sanjor[wa]

gsar-’byor [ba]