Corps de l’article

L’ouvrage de l’anthropologue québécoise Francine Saillant s’ouvre en 2008, lors du 120e anniversaire de l’abolition de l’esclavage au Brésil. Une date qui aurait dû marquer la fin d’une époque pour le pays, et le mener sur une voie unifiée, égalitaire, mais qui a en fait signé le début d’un long cheminement pour la population afrobrésilienne afin de faire entendre sa voix et faire reconnaître ses cultures.

Spécialiste de l’africanité et de ses représentations au sein de la culture brésilienne, ce n’est pas le premier ouvrage que F. Saillant consacre à ces questions, mais celui-ci offre au lecteur un véritable panorama de la situation dans laquelle se trouvent les populations noires brésiliennes à l’aube de notre siècle. L’auteure y couvre de nombreuses problématiques liées à leur reconnaissance mais aussi à leur quotidien dans la société brésilienne, en termes de droits humains, de cultures, d’arts, d’urbanisme, de religion… Cet état des lieux très exhaustif sur le sujet donne à découvrir et à comprendre la complexité des relations entre les différentes populations brésiliennes. Le premier chapitre, qui revient sur l’histoire de l’esclavage au Brésil, est bienvenu, puisqu’il permet au lecteur non initié de se familiariser avec cette histoire bien souvent laissée de côté par l’histoire « eurocentrique » pratiquée dans la majorité des établissements scolaires et universitaires.

L’ouvrage, en plus de proposer une étude à la fois solide et accessible, bénéficie de la plume très agréable de son auteure, qui emmène le lecteur à la rencontre d’une galerie de personnages bien vivants, de destins afrobrésiliens qui ont fait et continuent à faire valoir leur identité et leur culture par leurs propres moyens. Les pages sur la chorégraphe Carmen Luz sont tout particulièrement fascinantes. À travers le regard de l’auteure sur l’artiste afrobrésilienne, son regard sur la discipline de la danse comme une mise en mouvement, une projection de son corps, des racines auxquelles elle puise, F. Saillant fait un lien pertinent avec l’histoire du corps de la femme afrobrésilienne. Ce ne sont pas les textes ou les monuments qui ont fait l’histoire du peuple afrobrésilien, mais leur corps, un corps médium, témoin, étendard. La danse, comme l’auteure l’explique très finement au chapitre cinq, réagit alors avec le corps comme une sorte d’alchimie qui vient offrir un sens démultiplié à l’intention de la chorégraphe. Le corps, par la danse, vient trouver un moyen d’expression pour donner à lire son passé, surligner son histoire – en l’occurrence l’histoire du peuple noir, de l’esclavage et des violences qui lui sont liées. Mais il devient aussi et ainsi une injonction à l’action libre, puisqu’il peut représenter cette histoire, et la représenter comme il souhaite la transmettre.

De l’Afrique au Brésil, de la senzala à la favela, la mémoire sans cesse délocalisée et dépaysée des Afrobrésiliens est pourtant bien vive. Le présent ouvrage (mais aussi les projets de l’auteure menés avec les personnes rencontrées au fil de son étude) est également là pour nous le rappeler, et vient quelque part combler l’amnésie pratiquée par l’histoire écrite. L’histoire que l’auteure nous raconte ici est véritablement une histoire organique, en mouvement, un manuel à la frontière du journalisme de terrain, de l’étude sociologique et du biopic, par lequel on est transporté dans le monde-spectacle du Brésil, mais un monde sans masque, avec de vrais gens, et encore de nombreux pas à faire pour que les fameuses « actions affirmatives » se muent naturellement en actions culturelles.

F. Saillant, avec cette étude, invite les universitaires francophones du monde entier à sensibiliser leur regard à l’histoire des Afrobrésiliens. Si elle développe longuement les notions de réparation et de justice, que ce soit au niveau local ou à l’échelle des grandes instances de juridiction internationales, il est un regard qui reste quelque peu absent de l’ouvrage : celui des autres populations brésiliennes, minorités ou non. Ce qui est mis en évidence, c’est combien les Afrobrésiliens sont un peuple en mouvement, en action, qui se bat pour faire entendre et intégrer sa culture au sein de la nation brésilienne. Au contraire, les autres peuples habitant le Brésil semblent à l’arrêt. Nous les percevons comme en contre-jour, comme s’ils ne participaient plus vraiment à l’histoire. Leur absence quasi-constante de l’ouvrage paraît assez paradoxale, puisque pour qu’il y ait intégration, il faut qu’il y ait rencontre et échange à un certain moment. Que pensent les autres Brésiliens des actions menées par les Afrobrésiliens ? Comment voient-ils leur religion, leur culture, leur présence au quotidien ? Quel peut-être leur rôle dans la reconnaissance de la culture noire au Brésil quand ils n’en font pas partie ? Ont-ils le droit d’y tenir un rôle, ou devraient-ils plutôt laisser au peuple afrobrésilien le choix d’émerger seuls et par eux-mêmes ? Voici quelques-unes des questions qui émergent à la suite de la lecture de cet ouvrage.