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S’initier au mystère[1]

« Quelque chose de mystérieux se produit présentement au sein du Département de la Défense des États-Unis », nous apprenait Montgomery McFate (2005) dans un article de la revue Military Review consacré à « l’étrange récit d’une curieuse relation », entre anthropologie et tactiques contre-insurrectionnelles de l’armée américaine. La formule rappelle vaguement un énoncé majeur, celui du spectre du communisme qui hantait jadis l’Europe, mais cette fois-ci les spectres sont laissés de côté au profit d’un mystère qui ne se laisse déchiffrer que par des initiés.

Le nom de la revue ne devrait laisser planer aucun doute quant à l’identité de ceux-ci, et l’expression du désir de se joindre aux illuminés est proférée avec vigueur par cette diplômée en anthropologie de Yale, spécialiste de la contre-insurrection britannique en Irlande du Nord. Elle le souligne d’emblée : son texte se veut à la fois un soutien et un prolongement d’un article du général retraité Robert H. Scales datant de 2004. Scales remettait alors en question une doctrine répandue dans le milieu militaire qui tablait surtout sur les avantages technologiques et la puissance des effectifs de l’armée américaine afin d’assurer le succès de toute opération militaire de grande envergure. Ces deux facettes, si l’on se fie à l’orthodoxie militaire dominante d’il y a quelques années[2], devaient suffire, au mieux, à convaincre tout contrevenant de l’avantage considérable de l’« American way of life » ou, au pire, à pilonner à tout jamais ses préceptes dans l’esprit des récalcitrants. Or, les résultats préliminaires d’Operation Iraqi Freedom, entamée depuis mars 2003, tendaient déjà à infirmer ces prémisses pour le moins optimistes, alors que l’enlisement se décelait dès la fin de l’été de la même année. Le général Scales prônait donc, dès 2004, la nécessité d’avoir « l’habileté exceptionnelle de comprendre la population, leur culture et leurs motivations »[3] (McFate 2005 : 1), afin d’assurer que la « guerre longue »[4] ne devienne pas un bourbier infini replongeant l’Amérique dans un marasme similaire à celui du Vietnam. L’argumentaire n’échappa pas à McFate, qui, déjà connue des milieux concernés par la sécurité nationale[5], s’obstinait justement à défendre l’importance de la dimension culturelle dans les situations conflictuelles, convaincue du rôle clé que la « culture » est susceptible de jouer dans les règlements de conflits, l’assainissement de la violence et le maintien de la paix.

Pour l’incrédule, il n’y a pas de mystère. L’annonce d’un énième rapprochement « étonnant » entre l’anthropologie, les diverses agences de renseignements et les militaires peut légitimement provoquer l’ire des témoins, mais ne devrait guère les surprendre. Si l’anthropologie a bel et bien une longue histoire de fréquentations douteuses[6], le cas dont il s’agit ici ne devrait pas nous faire perdre de vue qu’elle n’est pas la seule discipline à s’adonner ponctuellement à des activités contestables.

Pister le rôle qu’a détenu et que détient l’anthropologie dans de telles circonstances ne servira donc pas, ici, à se demander si le recours à la discipline est justifié ou non, selon des critères déontologiques déjà établis, à identifier ou même à fixer. Nous sommes plutôt perplexes devant le brouillage des catégories impliquées dans les nouvelles formes de guerre. La récente participation des anthropologues à ce brouillage ne constitue qu’un exemple de ce qui peut advenir dans cette relation trouble[7].

« What have you done for the Iraqi people today ? »[8]

La « curieuse » relation relevée par la consultante/anthropologue McFate s’incarna d’abord sous la forme d’une vague influence révélée à la suite du scandale provoqué par la circulation, dès janvier 2004, de photos témoignant des abus de nature sexuelle perpétrés sur des détenus de la prison d’Abou Ghraib. Le journaliste Seymour Hersh (2004) y fit allusion dans un article pour le New Yorker consacré à la mise en oeuvre logistique ayant ouvert la porte à de tels excès, et donc à la part de responsabilité revenant aux hauts fonctionnaires et militaires américains. Hersh mentionnait au passage le livre The Arab Mind de l’anthropologue Raphael Patai (1973), vraisemblablement une source d’inspiration privilégiée pour les milieux néoconservateurs américains en quête de méthodes appropriées pour assurer une collecte de renseignements fructueuse au Moyen-Orient.

La stratégie s’avéra inefficace pour contrer l’insurrection vigoureuse qui se déployait déjà et l’armée de collaborateurs dociles au service de l’armée américaine ne vit jamais le jour. La voie privilégiée par ces partisans de la ligne dure se révéla toute aussi erronée que la doctrine du « choc et de la stupeur » qui surestimait la facilité d’une intervention ponctuelle suivie d’un retrait rapide. L’idée d’un changement doctrinaire, telle qu’illustrée par les perspectives de Scales et McFate entrevues jusqu’ici, s’inscrivait donc dans une tentative de légitimer à nouveau une intervention militaire de plus en plus difficile à défendre.

C’est dans ces circonstances qu’on fit de nouveau appel à l’anthropologie et aux sciences sociales afin de peaufiner les dispositifs de gestion des populations et de minimiser les malentendus interculturels. Depuis, l’intelligentsia participante s’est vue attribuer un rôle spécifique, et non le moindre : celui d’humaniser le dispositif militaire par le biais de sa capacité à appréhender avec finesse et détails les us et coutumes locaux. Il ne s’agit donc pas, diront les plus ardents défenseurs de ce « tournant culturel » (McCleary 2008) – notamment les consultants Montgomery McFate et David Kilcullen[9] – de militariser l’anthropologie, mais bien d’anthropologiser le dispositif militaire[10].

McFate, lors d’un entretien accordé au San Francisco Chronicle (voir Stannard 2007), précisait davantage la noble mission qui lui incombait en soulignant l’importance de comprendre comment frustrer ou satisfaire les intérêts de la population locale afin que celle-ci adhère plus facilement aux intérêts d’un gouvernement hôte, étrangement bien aligné sur la position de ses invités. L’avantage non négligeable d’une telle stratégie, selon l’explication peu subtile qu’offrait McFate, était de réduire considérablement le nombre d’irritants à éliminer.

Si cette intervention de McFate précise peu le rôle que l’anthropologie ou les sciences sociales sont appelées à jouer dans le réalignement doctrinaire en cours, elle nous permet tout de même d’entrevoir où McFate puise pour légitimer sa posture. « Anthropologiser » le dispositif militaire, c’est évidemment supposer qu’une « humanisation » de ce dernier est souhaitable dans l’optique ultime de sauver des vies et que la discipline est apte à participer à de tels efforts (notamment, du fait de son penchant pour la minutie culturelle).

Cette rhétorique, plusieurs le reconnaîtront, est également fort prisée au sein des interventions militaro-humanitaires qui se sont multipliées au gré des diverses crises ayant secoué l’ordre mondial depuis la fin de la Guerre froide. Fondé sur la sécurité humaine, le droit d’ingérence et l’urgence d’agir, le paradigme humanitaire s’est constitué autour d’un profond réaménagement des rapports entre le dispositif militaire et les divers acteurs du champ humanitaire[11]. Or, aujourd’hui, c’est l’anthropologie qui est directement appelée à se mobiliser pour la cause, notamment à travers le programme Human Terrain System.

Human Terrain System : l’anthropologie mobilisée

Conceptualisé dès 2003, le Human Terrain System (HTS) fut d’abord élaboré en fonction de certains griefs provenant d’officiers américains qui ne tardèrent pas à relever le manque d’informations accessibles sur les populations locales. Une base de données fut alors développée et complétée en 2005 sous la supervision de McFate, qui était devenue Senior Social Science Advisor du programme[12].

Le programme se développa ensuite afin d’assurer une intégration plus soutenue des sciences sociales pour répondre aux besoins des militaires. Il se concrétisa par l’insertion d’équipes d’environ cinq individus comprenant civils et militaires à même les escadrilles. Depuis, les « experts » participant au programme proviennent majoritairement des rangs militaires auxquels se greffent quelques « spécialistes »[13] biens rémunérés pour leurs efforts (autour de 100 000 dollars américains par année). Dès 2008 (McCleary 2008), vingt-cinq équipes HTS étaient déployées en Irak et en Afghanistan dans les diverses régions occupées par l’armée américaine. Celles-ci avaient pour objectif de faciliter la cueillette de données sur le terrain et de mieux éclairer les militaires au sujet des problèmes sociaux, économiques et politiques affectant les régions concernées.

D’après certains hauts gradés militaires, cette expertise offre des moyens diversifiés afin de faire pencher le soutien des populations locales du côté des forces américaines plutôt que vers celui des insurgés. Elle permet de trouver les meilleures avenues afin de minimiser les effusions de sang. Dès septembre 2007, le Secrétaire de la Défense Robert M. Gates, convaincu des bienfaits du programme, en autorisa une expansion de l’ordre de 40 millions de dollars.

Selon le Colonel Martin Schweitzer (commandant de la 82e division), le HTS serait notamment à l’origine d’une réduction considérable des opérations de combat (de l’ordre de 60 % dans l’escadrille qu’il mène, et ce, après seulement quelques mois de mise en application)[14]. Un chiffre évidemment impossible à confirmer ou à infirmer afin de mesurer l’apport réel du HTS, mais qui mérite toutefois d’être contrasté avec des points de vue plus pondérés.

Un article récent de Newsweek (Ephron et Spring 2008, voir note 13) révélait justement les carences décelées par les participants du HTS interviewés pour les besoins de la cause, suggérant par le fait même que la belle unanimité n’était peut-être pas aussi généralisée qu’on le laissait entendre. L’impossibilité d’une réelle immersion dans un contexte de guerre, une formation peu adaptée et un recrutement déficient (peu de réels spécialistes disponibles), furent relevés par des participants prêts à discuter des défaillances qu’ils avaient eu l’occasion d’observer. Pour les plus ardents défenseurs du programme, ces « défaillances » relevaient simplement de difficultés de croissance prévisibles.

L’anthropologue/consultante McFate ne perd aucune occasion de participer à l’éloge de son programme favori, ainsi que le montre sa réplique à l’article de Newsweek :

Dans l’article, l’importance des méthodes de recherche était minimisée en faveur des connaissances concernant la langue et la culture. Certains champs nécessitent une formation en termes d’aires culturelles, mais, dans l’ensemble, les praticiens des sciences sociales sont formés pour appliquer leur savoir, leurs cadres analytiques et leurs méthodes de recherche dans divers contextes, celles-ci étant basées sur la prémisse que le comportement humain exhibe certaines caractéristiques universelles. Ceci ne veut pas dire que ces praticiens ne peuvent pas être des experts d’une aire quelconque, plusieurs le sont par l’entremise de leurs recherches précédentes. Par contre, ce que les sciences sociales amènent est une manière d’appréhender le monde social, l’étudiant et l’analysant d’une manière distincte de celle des militaires.

McFate 2008[15]

Peu contrediraient le fait que les militaires et les praticiens des sciences sociales ne partagent pas nécessairement ni les mêmes cadres analytiques, ni les mêmes méthodes, comme le suggère avec raison McFate (qui omet par contre d’ajouter que les objectifs divergent fréquemment). Ce qui frappe davantage lors de la lecture de ce passage, c’est qu’au moment même où elle s’applique à nous convaincre d’une différence fondamentale entre militaires et sciences sociales – qui justifierait justement une réunion subséquente des perspectives – celle-ci demeure toujours suggérée, jamais précisée.

S’étendant un peu plus loin sur l’importance de tenir compte des expériences et des connaissances des combattants, McFate s’évertue pourtant à préciser sa pensée concernant ces deux manières différentes de voir le monde :

Dès lors, le travail des HTTs [Human Terrain Teams] consiste à interpréter cette information en termes d’enjeux plus larges et d’une perspective différente, question d’aider le commandant de la brigade à appréhender les divers facteurs sociaux, économiques, politiques, culturels et psychologiques opérant dans l’environnement en question.

McFate 2008[16]

Ce passage nous apprend qu’appréhender différemment, à la manière des sciences sociales, revient donc à une prise de conscience des facteurs sociaux, économiques, politiques, culturels et psychologiques en jeu dans une situation quelconque.

McFate s’appuie ici sur des présupposés aussi généraux que peu convaincants. S’il va de soi que les cadres et méthodes des sciences sociales sont certainement exportables, refuser de donner la moindre précision concernant les approches privilégiées dans le cadre du HTS laisse totalement en suspens la question de la spécificité de l’apport de celles-ci. La rhétorique évasive, qui ressemble à une tentative d’attirer la sympathie de ceux qui préfèrent se complaire dans les bons sentiments, ressemble en ce sens à une stratégie d’évitement. Est-il vraiment nécessaire de rappeler que si certaines approches utilisées en sciences sociales élargissent bel et bien nos horizons et tiennent compte de la complexité du social, d’autres tendent plutôt, comme plusieurs perspectives militaires par ailleurs, à réduire considérablement la portée du regard ?

Si McFate se satisfait d’un tel lieu commun – les sciences sociales élargissent nos horizons – cela aurait-il plus à voir avec des efforts de persuasion qu’avec l’apport réel des sciences sociales dans le contexte militarisé ? Que McFate se serve d’une telle rhétorique, également prisée et répandue dans les milieux académiques, témoigne davantage des dangers de récupération, elle-même issue d’une forte idéalisation du rôle des sciences sociales et transformée en signifiant flottant. Or, chez McFate, cette idéalisation sert davantage à masquer son incapacité à bien marquer la distinction entre sciences sociales et dispositif militaire ; incapacité qui tend d’ailleurs à confirmer le fait que certaines perspectives en sciences sociales s’insèrent plutôt sans anicroche dans un cadre militaire, gouvernemental ou colonial.

Commentant la publication récente du manuel contre-insurrectionnel, qui sert désormais de fondement doctrinaire aux opérations militaires au Moyen-Orient, Wendy Brown résumait bien le portrait fantasmatique du dispositif militaire qui s’y dessine :

Bref, cela requiert –  de la part de l’armée américaine, pas moins – un degré d’intelligence politique et de prévoyance digne du législateur de Rousseau, un degré de satisfaction des besoins humains dignes de l’extrême portée des régimes communistes, un degré de stabilisation politique propre à une gouvernance digne de Thomas Hobbes ou peut-être Immanuel Kant, une habilité à « déchiffrer les narrations culturelles » (les mots du manuel) digne de l’ethnographe formé et une habileté à manipuler ces récits digne de Platon.

Brown 2008 : 354[17]

Or, cette idéalisation, où la figure du polymathe-guerrier devient prééminente, laisse supposer que la petite place accordée aux sciences sociales dans un des programmes militaires les plus médiatisés sert davantage à essayer de légitimer le dispositif militaire qu’à véritablement l’informer ou même le transformer. Cela ne signifie certainement pas que rien ne se passe au sein du Département de la Défense[18], mais simplement que McFate n’est peut-être pas la guide la plus compétente pour nous indiquer les véritables enjeux.

L’art de bien se renseigner

La conceptualisation du Human Terrain System s’élabora en parallèle avec une ré-articulation doctrinaire du rôle des forces armées américaines à la suite de la débâcle irakienne. Le manifeste de cette reconfiguration prit la forme d’un manuel militaire auxquels certains des protagonistes précédemment croisés participèrent activement[19]. Le U.S. Army/Marine Corps Counterinsurgency Field Manual (FM 3-24) vit donc le jour en 2006, et fut mis en ligne sur le site Web du complexe militaire Forth Leavenworth au Kansas, dans lequel s’élaborèrent les bases du renouveau doctrinaire[20].

Produit à l’aide d’une collaboration « sans précédent » entre experts militaires, milieu académique, le Carr Center for Human Rights et des représentants de l’armée américaine, le manuel est depuis présenté comme une tentative révolutionnaire de combler les lacunes doctrinaires de l’armée américaine en ce qui a trait aux opérations contre-insurrectionnelles. La caractérisation des conflits en cours et à venir en ces termes se veut l’objectif général à partir duquel s’énumèrent une série de prescriptions stratégiques relatives à ce type de conflit ainsi que les exigences nécessaires à la pacification des insurgés. Le manuel fait donc figure d’exercice de science politique appliquée (Isaac 2008 : 347), où théorie et pratique sont imbriquées afin d’entamer une réforme stratégique au sein même des forces armées américaines traditionnellement peu enclines aux méthodes de la contre-insurrection, notamment depuis le traumatisme vietnamien (Ollivant 2008)[21].

Or, la contre-insurrection nécessite une certaine flexibilité du dispositif militaire alors que la séparation des tâches entre militaires et politiques est beaucoup moins tranchée que dans la perspective traditionnelle, où l’objectif de domination complète de l’ennemi, de son territoire et de sa volonté de se battre passe d’abord et avant tout par la force de frappe. D’où l’importance accordée, dans le FM 3-24, aux institutions et acteurs non militaires et le rôle crucial qui leur revient dans la refonte politique générale nécessaire à la victoire : méthodes de contrôle de la population (recensements), création des structures étatiques, implantation de l’état de droit, développement économique et violence sélective (Kalyvas 2008 : 351). La focalisation sur la population et sa protection (population-centric approach) est un des aspects clés de ce manuel qui, par le fait même, sous-tend que les militaires n’étaient pas suffisamment habilités à s’impliquer dans des types d’actions extramilitaires allant de la (re)construction des institutions locales, jusqu’à la réduction de la pauvreté, en passant par divers recrutements, etc.

Nous reconnaissons ici les lacunes que déplorait justement McFate, ainsi que l’ouverture dans laquelle elle insérait, de façon évasive, le rôle des sciences sociales en tant que perspective élargie à l’ensemble des dimensions sociales. Elle le faisait – il importe de le mentionner – sans trop tenir compte des autres acteurs également appelés à élargir les perspectives du dispositif militaire. En effet, la mobilisation minutieuse et érudite de toutes les sphères sociales, particulièrement accentuée dans le cadre contre-insurrectionnel, nécessite la participation des diplomates, de la société civile, des milieux académiques tout autant que celle des militaires. Par le fait même, elle décentralise quelque peu l’autorité militaire qui doit également gérer ses multiples relations avec les divers acteurs politiques en présence. L’objectif ultime d’une telle démarche est de gagner l’appui de la population en la mobilisant envers les intérêts américains tout en déplaçant légèrement les méthodes pour le faire, et surtout, isoler la population des insurgés.

Le FM 3-24 fait donc la part belle à la cueillette de renseignements. Le chapitre 3, « Intelligence in Counterinsurgency », nous intéressera particulièrement ici, puisqu’on y retrouve une série de concepts sociologiques définis et articulés ensemble afin d’offrir au lecteur un mode d’appréhension de l’« environnement opératoire » approprié pour les fins de la contre-insurrection. Le titre du chapitre laisse peu de place à l’imagination : l’objectif est bel et bien d’offrir un cadre conceptuel pour améliorer la collecte de renseignements.

Le lecteur apprend donc, à l’aide d’un exemple probant, qu’une société est constituée à la fois de structures sociales et de culture(s), et que celles-ci se renforcent mutuellement. Or, aucune mention n’est faite des impacts découlant d’un bombardement intensif et d’une présence militaire continue sur ce renforcement mutuel. On comprend par contre mieux comment la pacification et la stabilisation qui sont au coeur de la stratégie contre-insurrectionnelle s’orchestrent à travers le soutien logistique et économique de certaines institutions et la mise en valeur de la ou des « culture(s) » pour faire passer une pilule parfois difficile à avaler dans des contextes tutélaires pour le moins ambigus. On constate également à quel point ces concepts peuvent avoir une certaine utilité pour les militaires sans qu’un élargissement des horizons miraculeux soit pour autant advenu, et ce, contrairement à ce qu’affirmait McFate.

L’importance des réseaux est également prise en considération afin que les militaires s’assurent d’explorer toute forme de supports (affectifs, logistiques, idéologiques et économiques) débordant parfois du cadre des frontières nationales. Cerner le rôle important des divers flux contemporains peut s’avérer crucial pour l’élaboration d’un quadrillage soucieux de l’espace social capable de capter les multiples jeux d’influences. En ce sens, que le capital social – et les moyens de l’obtenir et le maintenir – soit un concept à privilégier par les militaires afin d’identifier les pôles décisionnels et mieux les manipuler n’étonnera personne. Les positions sociales et la distribution hiérarchisée des statuts sont évidemment des indicateurs précieux pour quiconque a les moyens et le pouvoir de se faire entendre de ceux-ci.

En somme, voilà une approche peu nuancée, parce qu’elle n’a pas à l’être, et qui se contente surtout d’identifier les centres d’influences et les manières appropriées pour en tirer profit. Une posture qui fait d’autant moins entrevoir la nouvelle influence des sciences sociales sur le dispositif militaire qu’elle nous rappelle la minceur des bases sociologiques nécessaires au travail des agences de renseignements. En d’autres termes, cela démontre avec éloquence la facilité avec laquelle ce dispositif récupère certains concepts des sciences sociales afin d’atteindre ses propres objectifs.

Le 10 janvier 2007[22], le Président américain George W. Bush s’adressait à la nation pour expliquer son nouveau plan d’attaque pour l’Irak, désormais plongé en pleine guerre civile (ou sectaire, c’est selon)[23]. Six éléments centraux caractérisaient la nouvelle stratégie : les Irakiens devaient en premier lieu mener les opérations avec l’aide d’un renfort considérable des forces américaines (plus de 20 000 soldats supplémentaires seraient surtout déployés dans les pourtours de Baghdad) ; ensuite, la protection de la population devenait prioritaire ; en troisième lieu, isoler les extrémistes de la population en général devenait le moyen privilégié de protéger celle-ci ; quatrièmement, il fallait faciliter les progrès politiques ; et, cinquièmement, diversifier les efforts de développements politiques et économiques ; et, pour finir, adopter une approche régionaliste[24].

L’importance accordée à la protection de la population et aux dimensions socioéconomiques démontre que la « surge » de 2007 en Irak se présentait comme une mise en application des préceptes du FM 3-24, appuyée par un influx massif de forces fraîches. Si le taux de violence semble avoir été réduit de façon substantielle par rapport aux années 2006-2007, qui furent sanglantes, le rôle qu’a joué dans cette réduction la stratégie contre-insurrectionnelle demeure sujet à débat, alors que le renforcement des troupes et le repositionnement de certains insurgés semblent aussi être des facteurs dont on doit tenir compte (Biddle 2008 : 349-350).

Il s’avère encore difficile aujourd’hui d’identifier à quel point la perspective contre-insurrectionnelle prônée dans le FM 3-24 transforme la culture militaire. La réaction de certains militaires rejetant avec véhémence une telle approche au nom des doctrines d’antan (Ollivant 2008) tend à nous convaincre que quelque chose semble effectivement en jeu. Mais la rapidité même de l’élaboration et de la publication de ce « patchwork » (Price 2007) suppose qu’un recadrage publicitaire par les spin doctors du Pentagone ait été un impératif.

Poudre aux yeux ou véritable remaniement institutionnel ? Cela reste à voir, mais une chose est sûre : les anthropologues se sont particulièrement fait entendre lorsqu’il a été temps de décrier l’usage de leur discipline à des fins militaires.

La réponse des anthropologues mécontents : entre déontologie et légitimité

Le FM 3-24 et le HTS ont tous deux la particularité de vanter les mérites de l’anthropologie, et il n’est pas imprudent de présumer que les consultants Montgomery McFate et David Kilcullen ont eu chacun leur mot à dire à ce sujet. Même si la portée réelle de l’anthropologie dans de tels contextes demeure pour le moins floue, l’importance de certains de ses représentants au coeur des interventions au Moyen-Orient a manifestement joué un rôle primordial dans la réaction épidermique des anthropologues. Celle-ci se manifesta d’ailleurs sous des formes variées.

Une commission, l’Ad Hoc Commission on the Engagement of Anthropology with U.S. Security and Intelligence Communities[25] a été mise sur pied dès 2005 afin d’éclairer certains faits concernant l’établissement de la « curieuse relation » dont nous faisait part McFate en 2004. Elle émit son rapport final en novembre 2007 à la suite d’un an et demi de recherches, rapport dans lequel les participants tentaient de préciser le rôle détenu par les anthropologues embedded, mais également certaines des implications liées à ce type d’engagement disciplinaire dans les agences de renseignements et les rangs militaires. Visant à relever « les opportunités et les périls » rattachés à un tel emploi du temps, l’optique d’une réévaluation des directives déontologiques fut privilégiée et mena à une mise en garde contre ce type d’engagement (CEAUSSIC 2007).

La réponse de l’American Anthropological Association (AAA) tabla donc sur la mesure équilibrée des pour et des contre afin de convaincre ses membres de l’importance de tenir compte des difficultés liées à une insertion dans le dispositif militaire, tout en les invitant à considérer la possibilité d’emprunter des voies moins compromettantes du fait de l’ampleur des problématiques impliquées. La Commission opta donc pour l’élaboration d’un code de conduite déontologique axé sur la prudence, la vigilance et la responsabilité individuelle, dont les mantras éthiques se déclinent comme suit : considérez d’abord et avant tout le bien de vos informateurs ; dites qui vous êtes, ce que vous faites et dans quelles circonstances ; pensez aux autres anthropologues qui seront sur le terrain après vous ; tenez compte des dangers pour votre vie dans un contexte de guerre ; etc.

Dans une lettre ouverte publiée dans le New York Times[26], Marshall Sahlins (2007) a commenté avec justesse à la fois l’ambiguïté de cette posture concentrée sur ses intérêts disciplinaires et le comportement des disciplinés : elle ressemble à s’y méprendre à une réponse de lobbyistes. Ce refuge dans la bienséance déontologique – principalement concernée par les intérêts de la discipline et la sécurité de ses membres – frôle effectivement la litote dans des circonstances aussi extrêmes qu’une guerre. Ce carcan déontologique qui vise essentiellement à éviter le pire tombe malheureusement à plat devant l’impératif éthique qu’une participation à une guerre apporte avec elle (un choix de participation qui relève par ailleurs rarement de l’identité disciplinaire)[27].

S’il est évident qu’on peut difficilement attendre autre chose d’une organisation professionnelle qu’une attention bienveillante pour ses membres et la discipline qu’elle représente, il est tout aussi clair que cette façon de cibler le problème en termes d’application de l’anthropologie réduit considérablement la portée critique du message. En d’autres termes, la guerre n’était pas un problème pour l’AAA avant que l’anthropologie elle-même ne s’y engage d’une façon ou d’une autre.

Évidemment, la grande majorité des mécontents n’allait pas se satisfaire d’une réponse aussi tiède face à un dossier aussi brûlant. Si l’AAA facilita la mise en place d’un mécanisme de discussion sur la question en créant un forum à même le site Web de l’organisation, le débat déborda évidemment du cadre associatif en s’étendant comme une traînée de poudre aux revues spécialisées, aux journaux, à des débats télévisés et aux divers forums et blogues sur le Web qui se multiplièrent à vive allure. Roberto Gonzalez, Hugh Gusterson et David Price, notamment, se sont régulièrement manifestés à travers ces diverses instances dans l’espoir de sensibiliser l’ensemble de la communauté anthropologique et le public en général au sujet du phénomène de la participation active des anthropologues aux efforts de guerre[28].

La plupart d’entre eux firent part de leurs inquiétudes concernant les dérapages potentiels liés à la récupération de leurs concepts et méthodes en vue d’une association peu recommandable avec l’armée américaine et les agences de renseignement. Mais la critique la plus importante revient certainement à Price (2007) qui s’attaqua directement à l’intégrité même du FM 3-24. Dans ce texte minutieux, Price releva près d’une vingtaine d’extraits dans lesquels le comité de rédaction avait reproduit quasiment mot à mot des passages d’auteurs aussi célèbres que Max Weber, Anthony Giddens ou Victor Turner sans jamais présenter aucune indication de leur provenance ni même souligner qu’il s’agissait de citations ou de paraphrases. Comme le remarque avec justesse Christophe Wasinski (2008), cette piste est particulièrement intéressante et subversive parce qu’elle s’attaque non seulement à la légitimité du travail lui-même (qui s’avère bâclé), mais qu’elle souligne également avec force la manière qu’ont les militaires de se situer : au-delà des normes sociales les plus élémentaires (comme citer ses sources). La stratégie adoptée par Price vise donc à pousser le dispositif militaire dans ses retranchements et à le (re)soumettre aux normes partagées par l’ensemble de la société.

La réplique des coopérants n’a évidemment pas tardé, alors que McFate et ses consorts utilisaient toutes les tribunes pour réitérer, sous une forme ou sous une autre, l’importance d’élargir l’horizon des militaires et la nécessité d’une anthropologisation, voire d’une humanisation du dispositif militaire pour sauver des vies.

Si les réponses des anthropologues consternés par un usage de leur discipline à des fins militaires se sont parfois avérées timides (la déontologie de l’AAA) ou subversives (la stratégie de « délégitimation » de Price), elles ont toutefois tendance à se focaliser sur la discipline alors que celle-ci joue un rôle pour le moins mineur et, somme toute, très peu défini. Quoiqu’en disent les chantres de l’anthropologie militarisée ou de l’anthropologisation des militaires, nous avons vu à travers la présentation du HTS et du FM 3-24 que l’influence des sciences sociales, loin d’être un simple vernis légitimant, n’en mène cependant pas large devant les impératifs de la collecte des renseignements nécessaires aux opérations militaires. Ce type de collecte a évidemment toujours nécessité un certain recours à des méthodes et cadres analytiques similaires à ceux qu’on retrouve dans les sciences humaines, d’où la difficulté de les distinguer. Opérer une telle distinction est cependant essentiel pour l’entreprise de McFate qui s’acharne justement à nous convaincre que le rapprochement des deux solitudes mène à une transformation inédite de l’appareillage militaire. Or, une fois la distinction brouillée, la fiabilité de ce type de témoignage est rudement mise à l’épreuve et l’on se doit de regarder ailleurs afin de saisir ce qui est véritablement en jeu.

La zone grise[29]

Une réplique du consultant à l’armée américain David Kilcullen à un texte de l’anthropologue Roberto Gonzalez dans Anthropology Today (Gonzalez 2007) présente une ouverture vers une étendue du débat hors de la seule chaumière disciplinaire. Dans ce texte, Gonzalez s’intéresse lui aussi aux lacunes du FM 3-24 et aux ambiguïtés morales de la participation aux efforts de guerre par certains anthropologues. Or, Kilcullen (2007 : 20), en guise de réponse, opte pour un recours à la problématique de la guerre juste pour attaquer la position de Gonzalez qui, selon lui, brouille une autre distinction nécessaire : celle entre le droit de décider si oui ou non il faut aller en guerre (jus ad bellum), et le comportement à adopter une fois la guerre lancée (jus in bello). Accentuer la première dimension à l’instar de Gonzalez, dit Kilcullen, empêche justement de tenir compte des bienfaits de la seconde : la nécessité de bien se comporter en temps de guerre.

Une fois la guerre commencée, affirme en somme Kilcullen, il s’agit de savoir comment se comporter afin de minimiser les impacts négatifs sur l’armée et la population non belligérante ; c’est justement ce que permettrait le recours aux sciences sociales, l’anthropologie en première ligne. Quant à savoir si la décision d’aller en guerre est juste ou non, les mécontents peuvent faire entendre leurs voix par le biais du scrutin lors des élections suivantes (trahissant du même coup la vision pour le moins procédurale qu’a Kilcullen de la démocratie). Bref, quelle que soit l’opinion d’un spectateur par rapport à la légitimité d’une guerre en cours, celle-ci ne devrait pas empêcher celui-ci d’y exercer le bien au meilleur de ses capacités.

La facilité avec laquelle Kilcullen balaie du revers de la main la problématique de la « guerre juste » pour accentuer la conduite en temps de guerre est très révélatrice. Elle laisse sous-entendre que la guerre juste n’est pas elle-même sujette à débat, puisqu’elle est déjà, du moins potentiellement, en cours.

Nous avons vu dans le passage cité précédemment que Kilcullen définit l’éthique comme étant ce qui vise le plus grand bien pour le plus grand nombre – c’est-à-dire, comme il le suggère, pour la population, et pas les insurgés ni les gouvernements. Bien qu’il s’abstienne dans ce texte de commenter la guerre elle-même, on voit mal pourquoi il s’y engagerait si ce n’est qu’on cherche à y défendre – ou à saisir l’occasion d’y défendre – le plus grand bien pour le plus grand nombre ; d’où l’importance de s’en remettre à la distinction entre jus in bello et jus ad bellum, et d’accentuer l’importance de la première dimension, alors que Kilcullen tente encore de nous convaincre qu’un comportement éthique en temps de guerre finira par légitimer le droit d’aller en guerre. Comme si, désormais, le comportement de chacun en temps de guerre pesait davantage dans la balance que la décision même d’aller en guerre. Une optique d’autant plus plausible pour certains puisque, désormais, tout se passe comme si nous étions déjà perpétuellement en guerre.

Ellen Meiksins Wood s’attardait en 2003 sur les ambitions démesurées des deux hommes politiques les plus fermement engagés dans la guerre en Afghanistan à la suite des attentats de 2001 à New York. Le Président Bush affirmait qu’il souhaitait se débarrasser des evildoers, alors que le Premier Ministre Blair se donnait pour objectif tout aussi ambitieux de réordonner le monde. Dans ses grands desseins, comme le remarque Wood, c’est l’idée selon laquelle toute intervention militaire s’établit sur des objectifs clairs et limités qui semble s’évanouir[30] :

La nouvelle doctrine, alors qu’elle évoque la tradition de la « guerre juste », suppose, pour la première fois depuis des siècles, que ces principes ne sont pas suffisamment flexibles et les a ainsi rejetés.

Wood 2003 : 151[31]

Cette affirmation est certainement contre-intuitive si l’on se remémore la réapparition ponctuelle des débats entourant la notion de « guerre juste »[32] consécutive aux interventions militaires de 2001 et 2003. La remarque de Wood cible tout de même un aspect fondamental de cette guerre, nouveau genre : elle n’a plus de finalité spécifique, c’est-à-dire ni but ni fin. Elle n’est pas territoriale puisqu’elle est globale ; elle n’est pas limitée dans le temps étant donné la série infinie d’interventions ponctuelles qu’elle nécessite ; et elle n’est certainement pas limitée par des objectifs précis, puisqu’elle est basée sur un processus d’humanisation qui reste vague. Kilcullen, près des faucons néoconservateurs, s’inscrit d’ailleurs totalement dans cette nouvelle doctrine militaire[33] et peut ainsi mettre de côté la question de la légitimité d’aller en guerre puisque celle-ci n’aura, à proprement parler, pas de fin. Dans de telles circonstances, on peut comprendre pourquoi il ne reste plus que l’option de se comporter adéquatement. L’anthropologie, les sciences sociales, tout comme une bonne part de la société civile, des diplomates et des militaires s’attaquent désormais à cette tâche infinie d’humanisation d’un état de fait irréversible. Or, cette transformation n’a rien à voir avec le réalignement stratégique militaire américain consécutif à la débâcle irakienne, et encore moins avec la participation des anthropologues. Elle s’insère dans une tendance lourde qui s’impose dès les derniers moments de la Guerre froide[34] ; notamment dans sa manifestation la plus spectaculaire, c’est-à-dire la mise en pratique répétée de guerres humanitaires qui demandent une mobilisation totale.

Il n’est pas surprenant que les assises d’une telle élaboration se dessinent sous les traits de la « population », cet amalgame dépolitisé[35] (le plus grand nombre, c’est-à-dire ni État, ni insurgés), qui prend les traits déterminants du corps victimaire promu et soutenu comme norme – « l’animal pitoyable », comme le suggérait récemment Alain Badiou (2005 : 247). Ce corps, au-delà des rapports de forces en jeu, sanctifié par sa souffrance infinie, devient l’incarnation d’une humanité retrouvée à travers chaque catastrophe ou massacre et qui en appelle à l’intervention. Or, c’est davantage cette machine anthropologique axée sur la reconnaissance de l’homme comme victime – qui a d’ailleurs peu à voir avec la minutie culturelle que s’évertuent à nous vendre McFate et Kilcullen –, qui doit maintenant ralentir son hyperactivité.