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Ce que nous voulons savoir c’est comment un point de vue, un objet technique, finissent par s’imposer.

Callon et Latour 1991 : 25

[L]es mots ont une fonction stratégique qu’il faut savoir déchiffrer.

Stengers 1993 : 18

Premiers contacts

Face aux « objets de recherche » que les anthropologues et leurs cousins sociologues nomment et donc identifient sans hésitation[1], on reste toujours un peu embarrassé. En effet, hors de la dénotation scientifique classique univoque (par exemple, l’hydrogène = H), les mots doivent toujours être déchiffrés, de leur dénotation à leurs connotations. S’agit-il,. en effet, de constatations habituelles comme le seraient celles d’un géographe identifiant une forêt de karités dans le paysage qu’il parcourt, celle d’un entomologiste trouvant tel moustique, voire celle d’un promeneur de telle région, quel qu’il soit, trouvant une rose des sables? S’agit-il de définitions déjà anthropologiques puisque souvent non discutées? Donc déjà entendues comme scientifiques? De prédéfinitions ou termes classificatoires du langage naturel? Quelle scientificité peuvent-elles – comme Maquet (1964 : 47, 51) – revendiquer? Comment sont-elles construites? Quelle scientificité peut réclamer l’anthropologie? En a-t-elle d’ailleurs besoin?[2]

Et finalement, quelle est cette scientificité pour qu’on y insiste tant et dont on ne doute même plus parfois[3]… puisque ces « objets », leurs dénominations passent immédiatement dans le langage (ordinaire et naturel parfois[4]) présenté, sans aucune analyse, et y opèrent comme concepts acceptés-reconnus-indiscutables (comme les mots-concepts scientifiques), dans le raisonnement[5], y provoquant la disparition quasi complète de toute autre notion.

Bien évidemment, l’anthropologie depuis ses débuts a fourni des quantités de renseignements (données? faits? constructs? enregistrements? inscriptions au sens de Latour [1995 : 155-169]? narrations? discours?) qu’on peut considérer comme valables (dans quelle mesure?) et intéressants sur les sociétés, à partir de sa propre position constitutionnelle[6].

Les sciences sociales furent et restent hantées (et possédées au point de ne même pas douter de leur position) par le modèle des sciences « dures » qui définissent un objet stable (une boîte noire). Pareillement, elles définiraient ainsi un objet stable par rapport à l’histoire des sociétés, ce qui autorise les social scientists (scientifique étant dès lors étendu aux sciences de l’homme) à poser a priori les questions qu’il convient de poser à toute société (Stengers 1993 : 71). Il semblait ne pas exister d’autre moyen d’analyser les autres sociétés. Ce fut en particulier pour nous : l’ethnologie traditionnelle fortement épaulée par la réussite techno-scientifique de la Constitutionmoderne et des mondes qui la portaient (l’expansion socio-économique et culturelle euro-américaine).

L’introduction à Holtedahl et al. (1999) par Jean Boutrais (1999), remarquable en elle-même, montre clairement cette position constitutionnelle du chercheur qu’une lecture attentive permet de décrypter : le savoir est d’un côté (sous ses multiples « théories ») : c’est l’anthropologie actuelle au sens large.

Le chercheur en est le porte-parole. L’autre savoir, celui des gens observés est absent puisque livré sous la forme où le chercheur les identifie, les analyse et les restitue. Malgré sa juste déclaration : « les savoirs locaux […] sont des produits historiques élaborés dans des contextes sociaux spécifiques » (Boutrais 1999 : 23)[7], on s’aperçoit combien son analyse et ses résultats, quant aux transferts de savoirs chez les Peuls du Nord-Cameroun, restent cantonnés dans une explication issue de l’anthropologie elle-même, et non pas des acteurs-récepteurs de ces transferts. Ils sont distribués entre ce qu’il nomme : la thèse culturaliste et la thèse développementaliste, portées par différents anthropologues, déve-loppeurs et autres (Marliac 2007)[8].

Telles écoles d’archéologie historique ou d’anthropologie historique actuelles (par exemple, Ucko 1989 ; Hassan 1995, 1999 ; Gilchrist 2005), fondent, de même d’ailleurs, l’essentiel de leur critique (autocritique?), plutôt moralisatrice, sur le rapport socio-économique et culturel inégal entre les peuples, suscité par le développement européen (caractérisé par les mots « colonialisme », « impérialisme »), sans s’interroger sur la Constitution fondant la modernité, les sciences (dont l’anthropologie et donc l’archéologie) et les développements qui s’ensuivirent.

C’est cette vision du monde qui a permis matériellement, intellectuellement, historiquement et anthropologiquement, à la fois cette expansion, qui a fait naître l’étude des Autres que l’on découvrait (anthropologie), puis ultérieurement, son auto-justification et son autocritique subséquente, moralisante, et partiellement réflexive. C’est la Constitution moderne des colonisateurs et l’expansion, liée au christianisme, de la notion de victime (Girard 2004 : 20).

Je ne dénie pas toute scientificité[9] à l’anthropologie au sens où seules certaines sciences seraient réellement scientifiques, puisque ayant réussi à créer des objets et à les reproduire (Latour 1995, chap. I). Cependant, il est certain que ce dont elle parle, ce qu’elle décrit et définit, aussi vrai que cela semble, vient d’une observation extérieure, la sienne[10] sans aucune contrepartie. Où est ce référent que les sciences « dures » savent isoler (Latour 1999d)? Comment s’organisent les perceptions, identifications et comment en découlent ensuite les définitions? Comment à partir des perceptions va-t-on accumuler les moyens supplémentaires de définition et lesquels? Quelle « théorie », plus ou moins claire, préside aux traitements aboutissant aux définitions et leur donne forme? Quelles sont-elles? Dans les sciences dites dures, l’objet « récalcitre » et résiste aux épreuves et finalement n’existe qu’après nombre d’objections répétées (Bachelard 1951), enregistrées, contrôlées et maîtrisées jusqu’à fournir une « boîte noire »[11]. De plus, une fois stabilisé, il est reproductible. Et en même temps que l’objet, le sujet se constitue (Constitutiona-moderne de Latour 1991).

« Les hommes » (objet de l’anthropologie) sont plus ou moins réticents en répondant, y compris hors langage, mais sans qu’on sache réellement ce qu’ils répondent : ce que l’anthropologie doit organiser, comprendre et expliquer selon ses postulats. Ce que disent les observés n’apparaît qu’à travers des questionnaires, des listes, des catalogues, des observations, une narration, fondées sur UN mode d’observation, le nôtre, ses caractéristiques, ses écoles, y compris les idiosyncrasies et ambitions des chercheurs[12]. Organiser, ordonner certes, expliquer éventuellement, de brillante façon parfois, mais par rapport à quoi? Sinon par rapport aux différentes théories de ce que j’ai appelé les Écoles, dans le cadre de la Constitution moderne, théories présentes dans l’esprit des chercheurs, puisqu’ils utilisent tels ou tels mots sans réflexivité (note 1), et sans préciser à quelle théorie, fût-elle ordinaire, ils doivent ces termes (Marliac 2005a).

Certes, il faut bien employer des mots pour s’orienter et déblayer le terrain. Ce sont, le plus souvent, des mots courants dont l’imprécision est à la fois très utile, très incommode et très risquée, comme ce fut souligné auparavant. Ils se coulent assez vite dans les discours ordinaires comme on l’a vu pour la psychanalyse, au service d’utilisations – parfois comiques – irresponsables, mais aussi intentionnelles des médias, des politiques et de leurs alliés. Ne parlons pas des socio-anthropologues connivents-engagés (voir Copans, note 2 ; Agier 1997 ; Journal des anthropologues 2006) dont le langage est lié à une théorie du social dépendante de la Constitution moderne!

Le traitement de cette imprécision, lors du passage difficile du langage naturel (plus ou moins garni de termes choisis) aux langages spécialisés ou inversement, est la situation habituelle de notre entrée en contact « scientifique »- anthropologique avec le monde[13].

La persistance de mêmes mots pour des contenus différents non stabilisés, comme leur maintien ultérieur dans différents registres vulgarisés, politiques, administratifs, polémiques, judiciaires, etc., comme dans différentes situations singulières, révèle la part « sociale » et donc politique du scientifique (Stengers 1993 : 25-26). Et plus encore en sciences sociales!

Matériaux et situations changent, évidemment, et nous changeons avec, sauf à rigidifier méthodes et connaissances selon les opportunités, ce qui semble bien être le cul-de-sac des modernes enfermés dans les mots et, de ce fait, déréalisés. Car si, « Plus la réalité échappe et plus on se venge sur les mots » (Muray 2005 : 208), en anthropologie comme en politique, plus on s’appuie sur les mots, plus la réalité échappe et plus la gouvernance devient difficile comme on le voit de nos jours dans les solutions purement verbales proposées par certains politiques pour résoudre les problèmes contemporains de plus en plus menaçants dans différents pays.

Notre tâche de scientifiques consiste donc à passer une partie de notre temps à cerner, purifier, et attribuer des mots du mieux possible (leur symbolisation mais surtout leur mathématisation étant l’objectif ultime à l’image des sciences les plus « dures », même si elle échoue)[14].

Au point qu’une partie de l’activité des chercheurs en sciences humaines gravitant autour de leurs « objets », est noyée dans des fabrications lexicales répétées, des découpages et redécoupages, charges et recharges, positionnements et repositionnements de mots ou de concepts (voir par exemple Mamdani 2005 ; Selim 2006 : 67 ; Hernandez 2006) ou formalisations diverses, que la réalité vient parfois brutalement disperser et anéantir… sans que ces écroulements répétés découragent d’ailleurs ces chercheurs. À tel point que certains publics, soit proprement sidérés, ou séduits par l’explication réitérée du monde où ils vivent, soit (ou en même temps) bâillonnés de fait par l’impossibilité de s’exprimer instaurée par ces spécialistes, ne savent plus que penser, sauf à se réfugier dans des valeurs, anciennes certes, mais particulièrement résistantes ou à se jeter éperdument dans toutes les nouveautés, passions et consommations possibles (panem et circenses) et à accepter l’inacceptable.

Si « la pensée d’une chose donnée est aussi le commencement de son changement et le début de sa perte » (Muray 2005 : 286), c’est qu’il y a des limites à cette entreprise fiévreuse nominaliste correspondante des sciences sociales ou de leurs substituts politico-médiatiques dans l’ordre du conceptuel et du lexical.

Sur ce point, procédant comme les autres scientifiques, je travaille à éclairer, préciser, modifier, modaliser, changer mes mots afin de les rendre plus précis, plus solides dans leur rapport à l’objet en question ou en gestation, quitte à échouer. Dans ma discipline et pour mon sujet d’étude, je n’ai pas, à chaque fois, réussi cette « montée en généralité » consubstantielle aux sciences (Callon et al. 2001). J’ai discuté ailleurs pourquoi et comment on passait des objets repérés-collectés (Marliac 2006a et b) à des objets archéologiques (c’est-à-dire scientifiques) puis à d’autres dans les champs de l’histoire, de l’anthropologie et de la politique (Marliac 2000, 2005a et b, 2006a).

J’ai aussi souligné en même temps que cette montée en généralité transforme le lien avec le concerné-observé, et le durcit (Marliac 2006b). Elle ferme, en même temps, tout accès aux particularités (Marliac 2006a), comme aux généralités spontanées ou reformées à différents niveaux, qui sont pourtant les problèmes réellement et quotidiennement posés, sans égards – au grand regret des politiques – pour les solutions issues des travaux des sciences humaines, devenus des ersatz anthropo-politiques.

Constructions

L’énoncé expérimental ne dispose d’aucune preuve positive permettant d’établir et de faire accepter sa signification en dehors du laboratoire.

Stengers 1993 : 104

Les réponses des hommes aux enquêtes des sciences humaines (l’anthropologie en général) ressemblent à ce que répondent les objets physico-chimiques aux interventions des scientifiques : c’est-à-dire à rien quand on ne peut les « faire parler » au travers de montages, d’instruments, de théories (très simples parfois) et par la bouche des socio-anthropologues (Latour 1995, chap. I) ou, chez les non-modernes, les concernés, au travers de leurs propres cosmogonies.

C’est bien ce qu’entend Agier (1997 : 27) quand il déclare : « que la trop grande proximité de l’événement rend très vite l’analyse caduque, au contraire le chercheur reconstruit le sens des événements observés à partir d’une problématique dont la portée est beaucoup plus large ». Cette définition d’une problématique – proche de celle des sciences « dures » – apparaît à travers les grilles, codes, tableaux, termes, narrations et discours-publications que l’anthropologie reconnaît comme son langage donc sa problématique (au sein de saConstitution) qui fournissent ses interprétations (Fabian 1983).

Or, tout langage possède le pouvoir général de plier les faits, de négocier les significations (Stengers 1993 : 62).

En conséquence, on peut dire que l’anthropologie n’éprouvant pas de réticence de la part des hommes, l’ignorant ou la rejetant (y compris manu militari en Europe), comme individuelle, circonstancielle, ethnique, culturelle (et pour finir irrationnelle) quand elle se manifeste, tire d’elle-même, de sa propre théorisation-modélisation des rapports sociaux, de quelques méthodes statistiques ou de narrations, ses propres résultats. Ce qui correspond en même temps à la multitude des interprétations qui se suivent, se mêlent, se combattent dans le champ de l’anthropologie théorique et qui ne réussissent jamais à rencontrer le paradigme (de type kuhnien) qui les rassemblerait au moins momentanément, même si elles peuvent s’accorder – pour d’autres raisons – sur des généralités sans consistance mais étayées par leur omniprésence exclusive très protégée, dans les moyens de communication et les institutions enseignantes[15].

L’utilisateur, consommateur non scientifique, n’a rien à dire comme le fit remarquer indirectement le Pr. Ogobara Doumbo lors du colloque du Comité consultatif de déontologie et d’éthique de l’IRD (mai 2005), soi-disant ouvert sur l’éthique de la recherche, mais évitant les conséquences épistémologiques d’une réflexion éthique quant à nos pratiques dans la recherche en coopération ou partenariale[16]. Il est remarquable que certaines sciences s’acharnent à « faire parler » quelque chose (artefact) qui deviendra, en cas de réussite, leur objet tandis que d’autres sciences s’acharnent à ne pas entendre les sujets dont elles cherchent à faire leurs objets, à les faire taire en quelque sorte pour les « faire parler » comme elle l’entend (Agier 1997 ; Latour 1999b : 10-17). Cet éloignement des hommes vis-à-vis des anthropologues rappelle d’ailleurs le rejet par les scientifiques de tout jugement autre que le leur quant à leurs produits (leurs objets) et leurs utilisations (Stengers 2006 : 108).

La réflexivité, telle qu’elle est parfois sollicitée, bien tardivement, me semble à la fois trop courte et peu heuristique. Car son appel ne se place le plus souvent que selon le point de vue de chaque chercheur[17]. Elle fonctionne comme prise de recul, certes salutaire, sur chaque approche personnelle (one’s own standpoint), mais ne va pas jusqu’à proposer l’analyse critique historique des postulats de base généraux de notre « culture » moderne, réglée par notre Constitution moderne depuis quelques siècles. Car elle devrait alors remonter le fil historique des différentes conceptualisations, dénominations philosophiques, et applications qui ont fabriqué cette Constitution, depuis la bifurcation cartésienne puis kantienne au XVIIIe (Latour 1999a, 1999c : 22 ; Jean-Paul II 2005 : 20-21), c’est-à-dire l’abandon de l’Être (esse) et des étants (ens non subsistens, ens participatum) pour l’ens cogitans, et le baptême de la Raison.

Dès lors, comment doit-on comprendre les mots désignant des événements, des situations, des faits, des objets et des contextes nouveaux tels que les avancent les organisations et personnes citées, par exemple en note 1? Par qui et comment sont-ils ici définis? Sont-ils classables comme termes communs, ordinaires, populaires, raffinés, littéraires, vulgarisés ou scientifiques et comment? Puisqu’ils apparaissent dans des textes écrits d’anthropologues, sont-ils déjà définis? Dès lors, le champ d’interrogations est-il clos? Avec exclusion des Autres[18]? La pensée moderne contemporaine a une nette propension à prédéfinir, en fait à bannir, exclure, bâillonner et condamner sans répit! C’est la quadrature des modernes et postmodernes confrontés aux demandes d’une démocratie réelle (Callon et al. 2001)!

Le même type de question que posent les sciences studies à propos des pratiques scientifiques classiques et l’image que ces pratiques donnent d’elles-mêmes, doit donc être aussi posé quant aux pratiques de l’anthropologie et à l’image d’elles-mêmes qu’elles produisent : ce qui se fait appeler « scientifique » est-il indiscutable? Pourquoi? Et s’il ne l’est pas, pourquoi et comment?

Comment comprendre?

Je n’ai jamais cru à l’anthropologie comme conceptualisation adéquate du rapport aux autres, comme discipline établissant une telle connexion […].

Latour 2003 : 7

Une question telle que : « L’anthropologie face à ses objets : nouveaux contextes ethnographiques » (titre du colloque de janvier 2007 à l’Université de Provence, Marseille) signifie-t-elle que le rapport anthropologie-monde reste le même et donc que l’anthropologie ne changeant pas, seuls les contextes changeraient? Mais alors, que sont les contextes? Sinon des non-objets? De possibles objets encore flous? Où sont donc les « objets »? Qu’est-ce qu’un [objet]? Comment se découpe-t-il dans l’univers dont il est extrait (Brown et Capdevila 2004 : 36-37)? Comment va-t-on décrire cet univers?

En l’espèce, l’anthropologie serait un spectateur-descripteur-analyseur qui observe ce qui se passe sur la scène du monde (comme il observerait une scène de théâtre, un écran de télévision ou de cinéma où apparaîtraient toujours les mêmes objets, lui-même restant ce qu’il est (mais il est quoi et procède comment? Latour 1999c)[19]. Il partage ainsi la vision classique du scientifique telle que la plupart la voient : l’objet est dans un monde extérieur (outthere) et les chercheurs le découvrent, l’extraient du monde où il était de toute éternité. Il perpétue l’omission d’autres formes de visions du monde (constitutions pré ou non modernes (Latour 1991 ; Descola 2005). Il maintient une opposition diversité culturelle-universalité naturelle dont les peuples que l’anthropologie étudie ont fait l’économie et que les peuples « modernes » et « modernisés » n’utilisent pas dans une grande partie de leurs vies, au grand dam de ceux qui tentent toujours de penser pour eux. Dans cette optique, rappelons-le, le socioanthro-pologue ne dispose pas des moyens habituels des scientifiques et aucun objet anthropologique n’existe comme existe tel objet des sciences physiques ou biologiques, devenu un fait (Latour 2000).

Cette optique est la vision, aujourd’hui toujours régnante, de la façon dont nombre de chercheurs comprennent le monde. Elle structure le « fonds commun » le plus répandu dans nos sociétés (écoles, universités, recherche, médias). Plutôt que le déplorer comme destin inéluctable ou comme vision du monde (mâle ou techniciste) qui confirment La Science dans sa propre autodétermination, il conviendrait de reprendre cette Constitutionmoderne qui nous dirige, puisque c’est toujours notre point de vue qui prévaut :

  1. d’en analyser les postulats constitutionnels fondateurs et les différentes versions qui s’ensuivirent (Latour 1999c) ;

  2. de ne pas oublier qu’elle s’appliqua d’abord intra muros avant de s’exercer extra muros, c’est-à-dire d’abord en Europe puis hors d’Europe ; elle continue par ailleurs de le faire à travers sa classe politique élue, nommée ou installée (législateurs, assemblées, dictateurs), ses groupes de pouvoir, visibles ou invisibles (institutions, lobbies, clubs, partis, loges, médias, cercles, communautés, syndicats, cellules, associations, sectes, métiers, mafias, réseaux, ONG, académies, sociétés savantes… et leurs intellectuels, permanents ou momentanés, visibles ou invisibles). Tous forment avec les non-humains qui leur sont nécessaires, des collectifs (Latour 1991 : 144) qu’elle cache, ne désigne ni ne nomme sauf étiquetage « infamant », que le collectif au pouvoir décerne parfois publiquement aux collectifs concurrents, comme il est de règle dans ce monde moderne.

Il a fallu s’apercevoir en même temps :

  1. que la science des hommes ne peut précéder ce à quoi elle s’attaque en définissant d’avance les variables à prendre en compte et ce qui serait anecdotique, puisque elle a affaire à des êtres hybrides qui sont une des réponses réelles aux situations variées et changeantes du problème dans la réalité (définitions des variables et invention de sa solution par les observés-concernés) (Stengers 1993 : 195, note 4) ;

  2. que d’autres constitutions – répondant à ces situations – existaient et avaient existé, qui n’utilisaient pas la dichotomie de base de cette Constitution moderne : le clivage Nature-Culture (Descola 2005), ce qui est clair au regard des échecs de plus en plus nombreux de cette Constitution, échecs liés aux valeurs de certaines cultures, de certaines situations aussi nombreuses que changeantes et cela désormais au niveau planétaire.

Une réflexion nouvelle (les sciences studies) s’est toutefois instaurée (en Grande-Bretagne d’abord puis en France et aux États-Unis), fortement combattue d’ailleurs, surtout en France, par l’establishment scientifique actuel et ses alliés formant un collectif, aussi bien dans le domaine des sciences de l’Homme que dans celui des « sciences dures », non sans raisons.

S’il semble en effet que l’anthropologie a pu décrire des groupes humains leurs techniques, leurs institutions jusqu’à leurs propres connaissances (ethnosciences) et leurs cosmogonies, elle l’a fait à partir d’une vision du monde moderne où la Nature est ontologiquement séparée de la culture-le social. Si les connaissances du monde que ces groupes possèdent (ethnosciences) sont étudiables (par nous, par l’anthropologie), notre propre connaissance (les sciences, appuyées sur la Constitution moderne) persiste à ne pas l’être. La Nature telle que la définit cette vision n’est accessible que par les sciences, elle est la même pour tout le monde. Son pendant, la Culture… « est un artefact créé par notre mise entre parenthèses de la nature » (Latour 1991 : 140), et apparaissant sous forme de différentes « cultures ».

Cependant, si les sciences définissent, construisent et étudient ainsi leurs objets, distinguant absolument « social-culturel » et « naturel », l’anthropologie va définir, étudier et construire les siens de même façon, au point qu’aujourd’hui nombre de socioanthropologues ne parlent que du social devenu (comme le naturel pour les sciences) leur domaine réservé s’auto-reproduisant et, grâce à eux (leurs théories), s’auto-expliquant. « Formée par les modernes pour comprendre ceux qui ne l’étaient pas […] » (Latour 1991 : 125), l’anthropologie manque dès lors son but général : comprendre tel ou tel corps anthropologique tel qu’il est et vit réellement chaque jour (ou selon telle étendue temporelle), sous ses différentes formes en tant que corps politique selon sa constitution-cosmogonie. C’est, adossés à cette Constitution, que les modernes ont eu le courage de décrire les Autres, les approcher pédagogiquement, fût-ce à coups de canons, ailleurs sous les tropiques ou les cercles polaires ou chez eux-mêmes, donc chez nous (Van Gennep 1909 ; Favret-Saada 1977 ; Augé 1986).

De cette copie partielle d’une entreprise mesurante universalisée, il s’ensuivit que : « L’anthropologie s’était faite sur fonds de science, ou sur fonds de société, ou sur fonds de langage, elle alternait toujours entre l’universalisme et le relativisme culturel et nous en apprenait finalement bien peu sur “Eux” comme sur “Nous” » (Latour 1991 : 177). Dans l’optique d’un abandon de la dichotomie Nature-Culture, fondement des sciences modernes, l’objet devient un hybride des deux. La Constitution moderne pratiquait la dichotomie ontologisée en question là ou d’autres Constitutions (Descola 2005) procèdent autrement. En conséquence, le couple Sujet-Objet peut être vu différemment : le sujet change en même temps que l’objet émerge.

Le chercheur « moderne » lui-même ne se voit pas changer lorsqu’il utilise, modifie, développe, abandonne, découpe tel ou tel modèle théorique (avec tel ou tel vocabulaire), pour saisir son objet, le faire émerger. S’il fait apparaître tel ou tel « fait » nouveau c’est que lui-même s’est renouvelé[20]. Il oublie tout cela la plupart du temps, demeurant toujours dans la conception moderne de l’objet des sciences humaines compris comme l’objet des sciences « dures » bâti sur la dichotomie Nature-Culture et l’invention des sciences modernes. Or, si les scientifiques « durs » bâtissent leur objet à partir des objections dudit objet (Bachelard 1951), les socioanthropologues ne peuvent faire de même sauf à basculer dans ce qu’ils appellent le « social » et le réifier, sans expérimentation. Or, « […] là où n’a pas eu lieu l’invention expérimentale […] règne le pouvoir de la fiction» (Stengers 1993 : 103). Cela devrait donc les conduire à prendre en compte les réticences changeantes et variées des humains et de leurs organisations qu’il va falloir alors identifier et solidifier en boîtes noires… Comment procéder sinon à partir de quelques méthodes empruntées aux sciences « dures » (statistiques, cartographies..)? Le plus généralement, l’anthropologue (souvent moderne) se contente, à partir de questionnaires, enquêtes, etc. d’interpréter les réponses comme reflets de telle ou telle infrastructure socioéconomique. Belle image, mais réponse vide.

Il ne s’agit pas de rejeter en bloc ce que l’anthropologie a produit et produit toujours, mais de lui donner de nouvelles bases, en envisageant l’objet comme une émergence humains-non-humains donnant un sujet-objet, de s’inquiéter du retour-transfert de ses produits, ses « objets » vers le vécu. Ayant sacrifié « la savoureuse imprévisibilité et les proliférations inventives du quotidien au profit d’une intelligibilité plus haute des ressorts du comportement humain » (Descola 2005 : 167), les produits de cette intelligibilité sont-ils intégrables dans le macrocosme? Le retour dans ce macrocosme fait de particularités, peut s’avérer parfois douloureux sinon catastrophique si l’on songe aux conséquences des produits intellectuels – certains utopiques – que les hommes ont inventés entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle (par exemple, le contrat social de Rousseau, la lutte des classes). Il ne s’agit pas non plus d’instituer une autre anthropologie au sens étroit où l’entendent les appels à communications du Journal des Anthropologues même si l’effort qu’ils proposent peut contribuer à ce que je recommande d’une « anthropologie faite par d’autres », y compris non-professionnels, mais de prendre en compte les « objets » que ces autres prennent en compte[21].

L’anthropologique et l’humain

Aucun énoncé, fût-il tenu au nom de la vérité, du bon sens ou de la volonté de ne pas s’en laisser conter, ne peut faire l’impasse sur les conséquences de son énonciation.

Stengers 1993 : 24

Il s’agit simplement – après le passage du macrocosme au microcosme (Latour 1999d ; Callon et al. 2001), de réfléchir au retour du microcosme (le laboratoire avec ou sans murs) au macrocosme : le retour des « objets » (l’identité, l’électricité, tel virus, telle théorie, tel médicament, telle notion, etc., définis au laboratoire) vers le vécu, le réel, compte tenu de la conception du monde qui a présidé à ces passages (Latour 1999c) et a donc défini ces objets d’une certaine façon ; ainsi que de réfléchir aux conceptions du monde réceptrices.

Dans le cadre anthropologique, c’est le devenir et le sens commun qui priment ici, c’est-à-dire le traitement que les gens – non-anthropologues – que nous observons et décrivons et qui, normalement, nous importent en premier, vont faire quotidiennement, pas du tout, ou exceptionnellement parfois, des définitions, explications, démonstrations, notions, que d’autres, dont les scientifiques (ici les anthropologues mais aussi les « développeurs », les « politiques »), donnent de leurs comportements, décisions, actions, fabrications, jugements, classifications (voir note 1).

Il s’agit donc aussi des explications, notions que les gens vont proposer pour leur quotidien, des solutions générales ou pas, momentanées ou durables qu’ils vont choisir selon tel ou tel problème : tracé du TGV Méditerranée dans le Sud-est de la France (Lolive 1999), extension du sida, accueil des immigrants, histoire de la deuxième Guerre mondiale, matières d’enseignements des écoles publiques, adoption de nouvelles sources d’énergie, maladie infantile grave (Rabeharisoa et Callon 1999)… Finalement quel objet va s’imposer? Durablement, momentanément, peut-être parfois frauduleusement, sous telle apparence ou en vertu de quelle éthique[22]?

Il importe donc, comme le rappelle Isabelle Stengers (2006) en reprenant Bruno Latour, de ne pas traiter nos problèmes uniquement d’après des faits tels que les scientifiques modernes les définissent (matter of fact, Latour 1991, 2004 chap. 5) et les fixent, mais aussi selon les valeurs que les hommes utilisent et pour lesquelles ils se prononcent (matter of concern) discutent et parfois même combattent. Ce serait un élargissement en compréhension du concept de contrainte leibnizienne, dirigé à l’origine vers la philosophie, de ne pas heurter les sentiments établis (Stengers 1993 : 24,70). En effet, il est évident que ces deux points de vue ne sauraient correspondre, s’échanger, se modifier ensemble sur la seule base de la recherche scientifique ou scientifico-technique (Meyer 1997 ; Latour 2004). Cette dernière, sous sa forme habituelle et répétée (de l’école aux médias et revues de vulgarisation), définit le « public » comme incompétent et impuissant. Notre attitude au contraire, rejoint le souci « de ne pas entraver le devenir, de ne pas heurter les sentiments établis afin de pouvoir les ouvrir à ce que leur identité établie leur impose de refuser » (Stengers 1993 : 25), la reconnaissance du processus d’hétérogenèse défini par Stengers (ibid. : 183) déjà visible dans les controverses scientifiques et dans les mille essais, réussites, produits et échecs des programmes de développement ou de modernisation (Meyer 1997). Ainsi par exemple, comment Nicholas (2001) gère-t-il la formation à l’archéologie de jeunes Amérindiens de Colombie-Britannique, plus ou moins dotés d’un savoir traditionnel?

La nature non professionnelle du savoir des « gens » sur eux-mêmes (son éventuelle intraduisibilité en termes anthropologiques), qui rend l’ensemble – tel ou tel corps politique : village, métier, administrations, etc., en Europe comme ailleurs, jadis comme aujourd’hui – suffisamment ordonné pour lui permettre de fonctionner plus ou moins bien selon les mêmes « gens », est perturbée par l’intrusion de savoirs experts, sinon parfois niée surtout si son expression est incompréhensible[23], son application impossible. La politique consistant à traiter avec les gens (non experts) ne peut être la même chose que celle où les experts traitent avec des experts selon les conditions internes de leur savoir et de leurs institutions. « Les structures d’expertise […] sont mal adaptées à la double exploration des mondes possibles et des identités » (Callon et al. 2001 : 299).

À partir des innombrables situations auxquelles il a affaire, l’anthropologue qui procède aussi par narrations démonstratives, pouvant être à la fois tout à fait séduisantes, pertinentes, parfaitement arbitraires ou scientifiquement nulles, montre des régularités, des complémentarités, des associations, des liaisons (spatiales, temporelles ou situationnelles) sur la base de matériaux recueillis selon diverses théories (Descola 2005), méthodes et techniques, y compris empa-thiques ou compassionnelles (par exemple, Collection Terre Humaine). Il traite cependant l’humain comme le scientifique traite le naturel. Il convient donc de se demander si c’est le bon moyen et si les socio-anthropologues savent ce qu’ils disent quand ils proclament « faire de la science», ou « faire de la recherche fondamentale »[24].

Ce travail de l’anthropologue s’appuie sur l’acquis (positif ou négatif) de la discipline et sur une méthodologie isolant l’observateur de l’observé.

Et c’est parce que l’observateur est sûr (absolument, puisqu’il n’y pense même pas) des postulats de sa vision du monde qu’il peut d’ailleurs envisager d’observer, analyser puis plus tard juger les Autres et décider pour eux… Les premiers explorateurs et ethnologues avaient ainsi peu ou prou depuis les Lumières une démarche pédagogique envers ces Autres, puisqu’ils possédaient la connaissance (épistèmè), attitude assez comparable au « style instituteur » relevé par M. Callon (Callon et al. 2001 : 202). Les Autres étaient ces « sauvages » qui ne savaient pas, ne savaient rien et pourtant frères des peuples que nous étions et demeurons[25], poussés chaque jour vers le nivellement européo-mondialiste[26].

Si nous envisageons une autre définition où l’objet est construit à égalité entre Constitutions-Peuples (moderne, a- ou non moderne [Latour 1991]) à partir des humains et des non-humains, How anthropology makes its object?, serait une réponse partielle possible au thème du colloque évoqué (plus haut), en l’équilibrant par How the objects make anthropology?How men made Anthropology?

Réponse spontanée et immédiate tirée de la littérature théorique anthropologique elle-même (ici Fabian 1983) que nous pourrions choisir comme sous-titre de ce texte, considérant les anthropologues (dont je suis aussi partiellement et si incorrectement!) comme fabricants d’objets et fabriqués eux-mêmes par ces derniers, bien que dépendants, verbalement, toujours de la Constitution moderne[27].

Les Autres sont désormais apparemment plus ou moins autorisés à penser différemment (et parfois même idéalisés, une erreur remplaçant l’autre), à condition de n’être pas logés – de nos jours – dans les cases classificatoires des « réactionnaires », des « dissidents », des « superstitieux » ou des « irrationnels »[28]. Il s’agit désormais inversement de savoir ce que l’on va faire de tous ces savoirs (y compris les anciens savoirs européens devenus du folklore ou du savoir quotidien, commun) et comment sera utilisé le savoir dit scientifique (ici anthropologique) dans la vie courante des gens concernés. Il va donc falloir dialoguer, car « La construction tâtonnante de vérités indiscutables par la discussion des humains m’a toujours paru plus intéressante, plus durable et plus digne » Latour (2004 : 206).