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Je propose ici quelques observations et remarques sur plusieurs inflexions et orientations qui me paraissent marquer les travaux à caractère ethnologique appliqués au champ français, au cours de la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Seule une analyse bibliographique exhaustive en deçà et au cours de cette période permettrait de dater avec précision l’apparition et la progression de formes nouvelles.

Il est ici fait référence à l’objet des travaux de portée ethnologique plutôt qu’aux appartenances disciplinaires, académiques, de leurs auteurs – anthropologues sociaux et culturels, sociologues, psychologues sociaux, sociolinguistes, historiens, etc. – souvent réunis sous le terme « l’ethnologue ». Que ceux qui sont ainsi extensivement qualifiés veuillent bien pardonner cet enrôlement partiel s’ils l’estiment abusif. Ces lignes sont un hommage rendu non seulement aux auteurs évoqués pour illustrer mon propos, mais également à ceux qui pour ne pas être mentionnés ne sont pas pour autant mésestimés[1].

L’objet de l’ethnologie est ici défini, d’une manière opératoire, comme l’ensemble des états de culture, des institutions et des organisations propres à un ensemble social singulier. En l’occurrence il s’agit de l’ensemble social et culturel français, celui qui est enserré dans le territoire de la France et que par une convention du travail d’hypothèse ou de synthèse l’anthropologue désigne comme « société française ». On comprendra que les sociologues et les historiens occupent une place considérable autour d’un tel objet, mobilisés qu’ils sont par l’examen des états et formes de culture, ou par celui des institutions et des organisations sociales.

La borne chronologique adoptée n’est sûrement pas la plus historiquement pertinente. La seconde moitié des années trente serait probablement plus appropriée, période qui a connu le développement de grandes enquêtes ethnographiques, la naissance du Musée des arts et traditions populaires, et les premiers travaux de Van Gennep sur le domaine français. Les historiens de l’ethnologie de la France établissent les mouvements dans leur chronologie fine. Je tente modestement de repérer quelques éléments remarquables dans une composition complexe.

Durant la période antérieure à celle du flux retenu ici, une anthropologie française, fermement constituée, appliquée aux univers exotiques ignore l’ethnologie de la France comme objet et comme terrain. Nombre de sociétés africaines, a noté Jean Cuisenier (1971), étaient bien mieux connues que la société française. Sur le terrain français le contraste est fort entre cet effacement de l’ethnologie et son essor, concomitant à la création d’institutions qui suscitent ou accompagnent des recherches : le Musée national d’ethnologie de la France (Musée des arts et traditions populaires, dans sa forme achevée, 1970), la revue Ethnologie française (1971), la Mission du patrimoine ethnologique (1980), ses programmes de recherches et sa revue Terrain (1983), l’organisation de recherches collectives par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

L’expansion de l’anthropologie appliquée à la France est contemporaine de courants théoriques dont l’influence s’est diversement exercée, de manière souvent discrète mais effective, courants auxquels je tenterai de lier certaines des tendances que j’ai pu identifier.

La subjectivité : l’idéel, l’émotionnel, conscience de l’altérité

La pensée ethnologique appliquée au champ français me paraît réserver une place éminente à l’approche du sujet individuel, appréhendé dans sa subjectivité. L’installation, sinon le repli absolu au coeur de l’intimité individuelle, s’exprime par l’attention accordée à l’idéel et à l’émotionnel par rapport aux actes et aux oeuvres. L’évocation actuelle de l’individualisme, comme fait social, s’accorde avec cette tendance d’analyse.

L’idéel : représentations et productions expressives

La préférence pour l’idéel par rapport au réel extérieur au sujet se manifeste particulièrement dans la place consacrée à ce qui est englobé sous la notion générale de représentation et sous la notion plus resserrée d’image, qui est mentale – cette dernière notion étant réservée à des représentations aptes à se projeter dans des expressions collectives. Ainsi traite-t-on des représentations de la nature autour d’objets tels que la montagne, la neige, les climats, la forêt (le « paysage ») ; ainsi s’attache-t-on aux « images » du corps, du sang par exemple, de la femme, du paysan, de la campagne, objets concrets traduisibles ou effectivement traduits dans les formes matérialisées d’expression de la peinture ou du film. Le traitement ethnologique réservé à la mémoire s’accorde avec celui de la représentation (Ethnologie française 2007).

La notion de représentation évoquée ici est moins ouverte que celle que me paraissent souvent adopter les historiens français de « l’histoire culturelle »[2]. Pascal Ory (2004), par exemple, qui propose d’assigner les représentations comme objet à l’histoire culturelle, celles-ci embrassant un ensemble d’éléments – cognitifs, affectifs, comportementaux, etc., socialisés – qui suffiraient à une définition de la culture au sens anthropologique commun.

L’observation de l’activité et des productions symboliques est une voie privilégiée d’accès, par induction, à la représentation, au sens restreint, dans la mesure où celle-ci s’établit à l’intérieur d’un espace retiré de la machinerie subjective. L’active industrie du symbolique est appréhendée sous les formes aussi variées que celles des contes, des constructions langagières des enfants et des adolescents, des pratiques et productions musicales collectives, de la gestuelle, en maints domaines, de la sémiologie du costume, de l’emblématique identitaire, politique ou territoriale, etc. L’image du corps par exemple est explorée tant à travers les manifestations individualisées du tatouage, des automutilations, de la chirurgie plastique, qu’à travers les manifestations collectives des compétitions sportives.

Au-delà de l’exploration des signes, l’ethnologie de la France est engagée dans le mouvement anthropologique général de décryptage des productions symboliques qui s’est affirmé depuis plusieurs décennies. L’accent répété sur « le sens » et la « recherche du sens » traduit cette attention analytique portée sur l’univers du sujet, dont je crois pouvoir relever l’importance.

Le primat d’investigation réservé à l’idéel a pour corrélat un travail de mise en évidence du caractère d’artefact de nombre de représentations collectives. La découverte de la réalité de cette fabrication s’est particulièrement illustrée, dans la ligne d’analyse de Hobsbawm, par les travaux sur le thème de l’invention de la tradition comprise en ses multiples aspects symboliques (mythes, emblèmes, célébrations, rites festifs...) et sur celui de la description imaginative, voire factice, sur un mode emphatique, d’entités culturelles territoriales – les nations, les régions, telles la Provence et la Bretagne –, les patries de toutes dimensions, description à laquelle s’associent les autoconstructions collectives de l’identité[3], etc. L’étude du contrôle collectif des expressions de la tradition et de ses transformations illustre également cette approche de l’artifice.

L’analyse ethnologique, tout comme une certaine critique historique, vise ici en quelque sorte les excès de pouvoir de l’idéel sur le réel. Les ethnologues actuels, dans une atmosphère de pensée post-moderniste, ont participé à la critique des systématisations idéologiques qui décrètent la réalité et ils sont naturellement conduits d’une manière générale à enquêter sur le jeu social d’élaboration et de fonctionnement de représentations et de productions expressives.

Tournée vers l’extérieur, l’ethnologie, comme dans les exemples qui viennent d’être offerts, cerne des mécanismes d’emprise sur les représentations et les actions sociales qu’elles alimentent. L’importance accordée au discours, et à l’analyse du discours, s’inscrit dans ce mouvement de dévoilement, de déconstruction, lequel a d’ailleurs diffusé dans la pensée commune. Tournée vers elle-même, vers ses propres productions, l’ethnologie poursuit son procès de l’artificialité en mettant particulièrement en garde contre le fait de conférer dans l’analyse une réalité objective à des constructions idéelles des choses. D’où la recrudescence des termes : essentialisme, substantialisme, réification, naturalisation, nominalisme, « chosifier », dans une critique qui vise l’attribution d’une essence culturelle à une région, à une population, ou encore l’assignation du statut d’entité indivisible à des manifestations sociales telles que la violence urbaine, l’incivisme, la délinquance juvénile. Dans cette perspective les affirmations et questionnements de l’identité collective observées dans et autour des populations diverses qu’appréhende l’ethnologie sont pour une part importante analysées comme des constructions idéelles.

Dans le champ privilégié de l’investigation de la subjectivité, l’attention s’étend du cognitif à l’affectif. La liste des travaux qui traitent des données affectives et tout particulièrement des données émotionnelles[4] s’allonge : travaux de l’ethnographie du temps présent (Terrain 1994) et travaux d’histoire de la culture – de l’histoire des sensibilités (Corbin 1992).

L’émotion et, plus largement, l’affectivité sont inévitablement décrites à travers des manifestations, accordées avec des figures et des normes de la culture, qui pour une part variable sont des actes expressifs. Sous cette forme sont inventoriés les rapports au corps tels que les relations au sang, la pudeur, l’exercice sportif, la violence physique, la transe d’aujourd’hui, les conduites du risque, l’automutilation, etc. L’analyse culturelle des pleurs, sur un registre symbolique[5] en perspective historique notamment, illustre bien cette conjonction de l’émotion et de la communication.

La subjectivité : egocentration de l’ethnologue et conscience de l’altérité

L’ethnologie, dans le courant évoqué ici, vise en leur intériorité les individus, objets immédiats de son enquête. Mais la passion du subjectif s’étend à l’ethnologue lui-même, qui se perçoit comme partie intégrante de sa recherche. L’ethnologue, variablement narcissique, analyse son implication intime dans la recherche, ses relations avec les acteurs. En la matière, les écrits ethnologiques appliqués à la France ne s’écartent pas, semble-t-il, d’une tendance qui intéresse l’anthropologie dans son ensemble[6] de même que les historiens adeptes de l’ego-histoire.

La scrutation du moi ethnologisant ne sert toutefois pas uniquement un égotisme ordinaire. Elle autorise le questionnement par l’analyste de sa propre subjectivité, dans le mouvement général de défiance relativiste vis-à-vis des constructions de la pensée et des inventions du réel. L’importance accordée à l’autoanalyse va de pair avec l’intérêt accordé au texte et à l’écriture ethnologiques (Études rurales 1985 ; Communications 1994), lieu de croisement du sujet ethnologisant et de l’objet ethnologique. Cet intérêt n’est probablement pas sans lien avec la révérence particulière réservée à la belle écriture, dans la république des sciences sociales, en France.

Dans le contexte considéré ici la centration sur le moi de l’ethnologue est indissociable de la centration sur l’autre, sujet-objet d’enquête, avers et revers d’une même attention au sujet. Le thème de l’altérité, activé à son origine par le courant phénoménologique, a naturellement pénétré la pensée ethnologique (et, aujourd’hui la pensée commune), encouragé par l’individualisme ambiant. Les ethnologues qui travaillent, en France, sur leur propre territoire, dans leur propre société, ont été amenés à distinguer deux modalités d’une ethnologie de l’objet rapproché, d’une ethnologie en miroir au sens large (Chiva et Jeggle 1987 ; Segalen 1989).

La première, l’ethnologie du « proche différent », a retrouvé les conditions d’une appréhension de l’autre qui sont du même ordre, quoique différentes, que celles qu’affronte l’ethnologue en terrain exotique : il s’agit de comprendre un étranger voisin, en surmontant les risques de la projection de soi sur l’autre que peut renforcer la proximité matérielle. De cette catégorie relèvent les études sur les groupes « marginaux », les cultures de banlieue, les cultures d’immigrés. La seconde modalité est celle d’une ethnologie du soi, du semblable, une « ethnologie en miroir » stricto sensu, qui s’applique intimement à la culture de l’observateur lui-même. Ses difficultés sont celles de l’autoanalyse. Cependant cette ethnologie endotique s’efforce d’échapper à l’enfermement introspectif en opérant par une voie comparative où la figure de l’autre éloigné – exotique – donne sens à la figure de soi lorsque, par exemple, l’ethnologue appréhende et analyse dans son propre milieu un rite de passage nouveau – d’obsèques ou de mariage – ou une nouvelle norme de sociabilité, en les confrontant aux rites ou normes d’ailleurs ou du passé.

Si le péril des ethnologies de l’objet rapproché, prises dans la dialectique du soi et du semblable, peut se révéler paralysant dans le cas d’une ethnologie pratiquée en France par des Français, une autre voie s’est entrouverte qui consiste à associer et confronter les analyses d’ethnologues du dehors et d’ethnologues du dedans. Ce mode de confrontation est courant chez les historiens du domaine français[7].

La société en totalité : continuité, complexité, globalité, historicité

L’insistance sur l’emprise du sujet et du subjectif, de l’idéel et de l’émotionnel, de l’autoanalyse de l’ethnologue, dans les investigations couvrant le domaine français, ne doit pas laisser méconnaître l’importance des recherches qui, sans nier les réalités de la subjectivité et le bénéfice de la réflexivité chez l’analyste, s’appliquent à une société comprise dans tous ses aspects. Ces investigations connaissent des changements, dans le sens de l’approfondissement et de l’extension.

Je relève en premier lieu une tendance à une appréhension en continu des réalités anthropologiques. L’analyse est passée, me semble-t-il, d’une propension à traiter de dichotomies radicales à la considération de réalités formant continuum, ce qui implique un examen particulier de ce qui se situe à l’intersection des classes de faits pensées comme cardinales. L’appréhension en continu est perceptible (par exemple) dans la réduction d’oppositions tranchées entre le domaine des croyances et pratiques religieuses attachées aux principales religions instituées et les croyances et pratiques qui souvent ont été rejetées dans un champ du « magicoreligieux » assemblant les faits rapportés à l’ordre de la religiosité dite populaire, au monde des sectes, à l’univers « parareligieux »[8], etc.

Dans une même conception gradualiste, qui évoque des développements symétriques de l’anthropologie générale et de l’éthologie, sont abordées les relations entre l’homme et l’animal. Les ethnologues ont analysé les rapports de l’homme à l’animal dans le monde de l’élevage et de la chasse (le berger, le chasseur et le chien, l’homme et le cheval...) et dans les relations de compagnie (relations quotidiennes, traitement funéraire).

L’intérêt porté sur les formes de transition apparaît directement dans les approches diverses de l’organisation humaine dans l’espace et de l’espace : espaces de frontières, espaces interstitiels, espaces du seuil... Les études autour des territoires physiques d’entre-deux, le littoral et le marais notamment, connaissent un essor notable. Les recherches consacrées aux aires d’intersection culturelle et aux territoires politiques frontaliers ont des antécédents classiques ; nouvelle en revanche est la place occupée par l’étude des représentations de ces espaces, et leurs corrélats identitaires. En des espaces restreints le regard sur les formes de transition se porte sur les relations proxémiques (domestiques, publics, de travail, etc.).

Autre objet, d’intérêt apparenté : les acteurs et actions de médiation. La sociologie, qui s’intéresse aux rapports sociaux, a depuis longtemps décrit des instances intermédiaires, de médiation (de pouvoir, d’influence, de diffusion de l’information, etc.), et des agents médiateurs (le discours commun intègre les notions d’interface et de passeur). L’ethnologie, qui s’intéresse aux rôles, a développé plus récemment une attention aux médiateurs quotidiens : le « grand frère » comme transmetteur de règles vis-à-vis des plus jeunes, le « portier »[9], comme régulateur des relations de voisinage.

L’évolution des moeurs familiales oblige à introduire des catégories nouvelles, intermédiaires, dans le nuancier des statuts « maritaux », des rapports de conjugalité et de germanité, qui intéressent des combinaisons des familles dites « recomposées » qui déjouent les descriptions de la famille nucléaire[10] ordinaire. La diffusion dans le discours commun de certains concepts, tel celui de métissage, n’est probablement pas sans participer du mouvement théorique d’atténuation des dualités.

En second lieu je note que s’est affirmée une approche pluriangulaire des données de culture. Celle-ci n’était bien sûr pas absente dans le concert des sciences sociales diverses (on pense à l’entreprise des Annales). Un changement sensible me paraît être le développement d’approches différentes convergeant autour d’un même objet singulier, spontanées ou organiquement fédérées. Le foisonnement des colloques et publications collectives est, indépendamment de stratégies d’affichage des institutions académiques, une manifestation de cette union des regards. Pour illustration peuvent être évoquées la pluralité et la complémentarité des approches du thème du corps, déjà mentionné, sous ses différents aspects – représentations, discours et pratiques, relations, rites, relations et institutions, etc. – qui font leur place à des objets aussi différents que les dictons et les manifestations sportives de masse. Autre illustration : l’approche multiple des manifestations de violence en espace rural, visant les comportements individuels, les relations concrètes d’hostilité, les modes institutionnalisés de vengeance et d’arbitrage[11].

L’intégration de la notion de réseau, par opposition aux relations biunivoques, l’appel aux figures de causalités croisées, participent de la vision de complexité qui inspire l’approche anthropologique plurielle (la référence à la complexité ayant elle-même envahi le discours commun).

Cette approche en continuité et en complexité tend à embrasser la totalité des composantes de l’organisation sociale : les institutions juridiques, politiques, économiques et les divisions et articulations sociales lisibles en rapports de pouvoir, en hiérarchies, en relations d’interdépendance. Toutefois il faut admettre que, s’agissant du terrain français, l’examen en vision large des sociétés qui est celui d’une ethnologie totale a été généralement très retenu. Les ethnologues du champ français, ont, je pense, longtemps laissé l’examen de l’organisation sociale globale à l’expertise des analystes historiens, politologues, sociologues, lesquels ont livré des tableaux ou pour le moins des esquisses intéressants de la « société française » et de ses spécificités[12]. Des changements sont cependant perceptibles aujourd’hui, qui vont dans la direction d’une appréhension ethnologique plus globalisante de la société française. Une percée s’est opérée avec l’introduction de la référence à l’État, dans la perspective d’une anthropologie politique. Une première approche ethnologique des présences de l’État, et des présences à l’État, a certes réservé une attention justifiée aux fonctionnements politiques locaux ou aux rites qui sont associés aux institutions publiques en recourant à l’observation ethnographique de terrain, directe, mais elle s’est étendue aussi à la nature même des institutions étatiques (telles que le Parlement et le Conseil d’État) à l’intérieur de la société politique en son ensemble[13].

Il faut le souligner, l’appréhension globalisante de la société française par les « historiens sociaux de la culture » a été conforme aux exigences originales d’une perspective ethnologique (la connaissance des organisations sociales, des institutions et des cultures) si l’on considère la double ouverture d’une approche anthropologique du politique concentrée sur les symboles et les ritualisations[14], tels ceux du folklore républicain (Agulhon 1995) et d’une approche visant des fonctionnements sociaux à une échelle globale, telles les formes sociales et culturelles de la violence en France, observées sur des régions étendues[15].

Si les historiens ont de plus en plus abordé la société, et les sociétés françaises, dans une perspective anthropologique, les anthropologues ont en retour été gagnés par une approche compréhensive de l’historicité. Les ethnologues du domaine français ont longtemps pratiqué une anthropologie appliquée au passé rapproché, dans la mesure où, à la suite des folkloristes, ils ont étudié la culture de la société dite traditionnelle, dans ses formes rurales pour l’essentiel. Aujourd’hui l’ethnologie appliquée à un passé rapproché s’est étendue à d’autres domaines de la vie sociale et culturelle, par exemple celui des institutions consacrées à l’enfance. Dans leur rapport au temps ces études rejoignent les travaux des historiens qui, sur une période étroite et peu éloignée, analysent, en synchronie, un état ou un élément de culture (une sensibilité, un mode de sociabilité, etc.), dans la cohérence d’un passé présent.

La diachronie a été nécessairement prise en compte par les ethnologues avec l’essor des études de la parenté, de la transmission du patrimoine et des positions politiques. Mais il faut reconnaître qu’il s’agit fréquemment d’un temps monotone, répétitif. La véritable rencontre avec l’historicité s’accomplit lorsque le changement est pris en considération.

Par rapport au passé, l’ethnologue d’aujourd’hui met en évidence, selon les inclinations et les situations étudiées, des constantes, des constantes sous les transformations, des formes nouvelles. Parmi ces constantes : les rituels et pratiques de chasse[16] (Études rurales 1982), les modes de perpétuation d’une transmission patrimoniale par primogéniture mâle[17] ; constantes retravaillées : les courses de charrettes en Provence arlésienne[18] ; formes nouvelles inscrites sur le terrain de formes anciennes : le marché de Carpentras étudié par M. de la Pradelle comme la mise en scène du nouveau culte « écologique » ; émergence de nouvelles formes : telles que la ritualisation du « passage » du permis de conduire, la célébration des anniversaires[19], l’associationnisme des victimes, les relations dans les familles « pluricomposées ».

Dans l’analyse des constantes l’ethnologue, fidèle à l’une ses tâches premières, l’investigation des structures et des régularités de fonctionnement dans une formation sociale singulière – apporte un soin particulier à mettre en évidence, en France, les jeux locaux qui consistent à introduire ou accepter des transformations imposées par l’État, pour assurer la pérennité d’une organisation sociale (notamment celle de l’oustal, méridional).

Confrontée à un présent nouveau, l’ethnologie en France voisine dans la méthode avec la sociologie historique, elle-même explorant un passé nouveau quand elle se donne pour objet des formes d’organisation des institutions, des productions structurées et des formes intériorisées de la culture qui sont de courte durée, des « cultures brèves » : celle d’une conjoncture historique, concernant un groupe limité (la génération des baby-boomers étudiée par J. F. Sirinelli par exemple) ; une configuration de culture liée à une guerre (une forme obligée, passagère et intériorisée, de solidarité, de langage, de jeu, de vêture, etc.). L’ethnologue, à l’invite de l’historien, réinscrit ces courts moments de la culture en des ensembles et des suites plus étendus, et, à l’invite du sociologue, s’interroge sur les déterminations conjoncturelles qui font naître et disparaître ces cultures éphémères[20].

Totalité : groupes et espaces sociaux

L’esprit d’investigation totalisante est perceptible dans la manière d’aborder extensivement la société à travers la diversité de ses divisions et de ses espaces.

Exploration du champ social : strates et segments

Une double ouverture de l’angle de vision s’opère : dans le sens vertical où se superposent des classes, des ordres, des strates, etc., et dans le sens horizontal où se juxtaposent des segments, des communautés, des corps, des sociétés...

En dimension verticale, et en continu, l’ethnologie de la France ne se cantonne plus dans l’observation des classes qui occupent les positions les moins élevées des gradations sociales et culturelles. Au-delà des cultures qui ont été dénommées « populaires », et des cultures dites « communes », ou « ordinaires », elle regarde vers le haut. Ainsi s’attache-t-elle aux cultures de la bourgeoisie, des classes de pouvoir économique, des hautes corporations d’État, ou des milieux de l’excellence du savoir et de l’art. Et elle se saisit des classes aristocratiques, de leurs moeurs, de leurs règles et de leurs institutions[21]. Au pôle opposé sont apparues les recherches sur les « pauvres », les « marginaux », les « exclus » de la ville, mais aussi de la campagne[22]. L’application du programme ethnologique à la culture ouvrière[23] longtemps absente de ce programme au seul bénéfice du monde « paysan » marque également une volonté de mener une investigation distinctive des classes sociales. La prise en compte renouvelée de ces instances s’est imposée en opposition avec une certaine analyse refusant toute capacité d’autonomie aux catégories sociales subalternes, comprises dans le jeu de la dépendance[24].

Les ethnologues de la France ont progressivement entrepris l’exploration des classes d’âge, strates de la société négligées par les analystes habituellement concentrés sur l’ordre vertical des classes économiques comme dimension de domination. Les cultures de l’enfance sont ainsi abordées sous leurs multiples aspects. Les enquêtes anciennes sur le folklore enfantin n’ont pas été oubliées et inspirent de nouvelles investigations. L’enfance est observée dans l’espace scolaire et domestique, en ses jeux, ses rites, son imaginaire. Symétriquement, un intérêt anthropologique est réservé aux transformations culturelles liées au « grand âge »[25], intérêt amplement stimulé par les travaux sociologiques sur les données nouvelles du vieillissement, et de la coexistence des différentes générations âgées[26].

Une appréhension des rapports entre genres sexuels dans une dimension verticale de pouvoir unilatéral, d’inégalité, de domination, n’est pas absente, synchrone avec le débat public. Toutefois il paraît important de noter l’existence d’une tendance, active, à ne pas enclore l’étude culturelle des faits de classes sexuelles dans celle des seules positions de dépendance féminine et de domination virile, mais davantage dans celle des rapports complexes intra et inter genres sexués. Vont dans ce sens les analyses – déjà évoquées – des fonctionnements des familles de configuration plurinucléaire, de même que l’exploration des régimes de relations homosexuelles[27].

Dans la dimension sociale horizontale, l’ethnologie en miroir de l’ensemble français s’attache à cerner l’organisation et les fonctionnements culturels propres à des formations singulières.

Pour une part il s’agit de formations territoriales, une communauté pastorale par exemple, où s’exerce une capacité d’autonomie partielle qui entretient leur individualité et assure leur permanence, à travers leurs transformations. Pour une autre part l’ethnographie des « groupes inclus » porte sur des congrégations sociales non territoriales, de plus en plus variées, qui souvent avaient été ignorées. La communauté des sourds, par exemple, a été pénétrée dans ses fonctionnements originaux par Yves Delaporte, et la communauté tzigane par Patrick Williams. Des groupes plus étroits, liés par une communauté d’intérêt, d’épreuve, d’action, etc., (les joueurs d’échecs, les familles d’handicapés, par exemple) font l’objet d’études, dont la multiplication est favorisée par l’accroissement de la compagnie des ethnologues du chez soi dans le champ français. La connaissance des diasporas a suscité de nombreux travaux, mobilisant notamment des ethnologues initialement attachés à des terrains exotiques et des ethnologues originaires de nations d’émigration[28]. Face aux situations migratoires d’infériorisation sociale et de déstabilisation culturelle, anthropologie et sociologie unissent intimement leurs approches. Les sociologues débordent l’examen des oppositions sociales analysées autour de la seule notion de minorité, et les ethnologues ne transposent pas, limitativement, à ces situations de changement la notion d’isolat.

Exploration des espaces sociaux : du rural à l’urbain

Le choix des espaces appréhendés comme objet ou comme terrain de l’ethnologie en France s’est considérablement diversifié. Une ouverture décisive s’est opérée avec l’entrée des ethnologues dans le domaine urbain[29], rompant avec un exercice ethnologique qui s’appliquait quasi exclusivement à l’univers rural et plus spécialement au village[30].

Le village n’avait pas été auparavant traité simplement comme « terrain », c’est-à-dire comme espace opératoire de la recherche ; il était facilement considéré comme l’entité sociale à laquelle pouvait être réduite la réalité sociale et culturelle rurale. Il est aujourd’hui entendu que le village peut être, distinctement, objet ou instrument de recherche : objet étudié comme formation sociale et institution territoriales, et instrument, servant de lieu ou de point de départ d’observation, de terrain[31], dans un contexte contrôlable en raison de son étendue limitée et du bien nommé réseau d’interconnaissance qu’il offre (Maget 1955). Surtout, ce terrain peut fournir un appui pour appréhender des ensembles de faits dans les espaces plus larges dont il n’est qu’une fraction[32].

La focalisation sur la « communauté villageoise » comme unité autosuffisante, et élément multiplié pour former l’agrégat d’un monde paysan, a souvent détourné le regard des perspectives comparatives appréhendant des espaces sociaux contrastés. Cependant au cours des années 30 avaient déjà été entreprises de grandes enquêtes sur des formes et aires culturelles (d’alimentation, d’architecture vernaculaire, etc.) couvrant l’ensemble du territoire national (Barthélémy et Weber 1989). Au cours de l’après-Seconde Guerre mondiale une préoccupation comparative a inspiré des études opposant des communautés rurales inscrites dans des milieux différents[33] et des enquêtes pluridisciplinaires portant sur des territoires étendus (l’Aubrac, le Châtillonnais, les Baronnies pyrénéennes). Cette forme d’étude collective, embrassant une aire étendue, a été précédée par l’enquête à Plozévet, forme intermédiaire, pluridisciplinaire et centrée sur une commune rurale et ses réseaux extérieurs[34].

Tandis que la sociologie urbaine utilisait des instruments d’investigation extensive appliqués à des populations étendues, l’entrée ethnographique dans la ville s’est opérée principalement par le bidonville[35] et par le grand ensemble résidentiel. Le quartier d’habitation citadin a été plus tard objet d’exploration[36]. On verra dans cette transposition d’échelle la constance d’une inclination de l’anthropologue à opérer sur un ensemble complet mais compact, tout en aspirant à la compréhension d’un groupe social plus large.

La qualification d’« anthropologie urbaine », en France, appliquée à une pratique très localisée de l’ethnographie a pu entretenir une certaine confusion entre anthropologie dans la ville et anthropologie de la ville, anthropologie urbaine[37]stricto sensu, qui s’attache à repérer la spécificité du fait urbain et rejoint ainsi dans sa visée les analyses des sociologues et historiens qui s’interrogent sur le caractère original, la genèse et les métamorphoses des cités.

Corps sociaux compacts et fragments de culture

Si l’horizon social de l’ethnologue du domaine français s’est ouvert par le biais d’une prise en compte plus variée d’étages et de segments de la société, et avec l’entrée dans l’univers urbain, l’ethnologue demeure toutefois légitimement attaché à l’appréhension d’ensembles humains, concrets et complets.

Dans l’espace urbain l’ethnologue ne peut retrouver l’équivalent des objets ruraux qui s’offrent dans les formes du « petit-local-concret-complet » (et tendent d’ailleurs à disparaître avec les transformations de l’espace rural). On comprend alors que l’ethnologue ait porté ses regards sur de « petites sociétés » cohérentes et cernables, plus ou moins closes et non nécessairement territoriales, ni citadines, par nature : corps professionnels, étatiques, communautés de multiples ordres. Je citerai au hasard : des sectes, des sociétés de jeu de boules, des fanfares, les pompiers, les conscrits, les entomologistes et les amateurs d’art collectionneurs, les publics des matches de football et de rugby[38], pour ne pas évoquer de précieuses études historiques qui procèdent des mêmes interrogations socioanthropologiques.

Dans une propension à approcher des groupes spatialement cernables, l’ethnologie du domaine français est naturellement amenée à s’attacher à l’étude des groupements et corps sociaux « enclos » dans un espace de vie restreint – corps professionnels, étatiques, communautés et collectivités de multiples ordres, formations de forte cohérence qui réunissent les caractères de la « microterritorialité » sociale : les équipages de bateau, les membres d’établissements hospitaliers, scolaires, pénitenciers, des ateliers et des chantiers, des bureaux, celui des employés de la bourse, entre autres[39].

Les organisations – au sens de la sociologie – et leurs espaces ont depuis longtemps été investis au titre de celle-ci (ou d’une psychologie sociale apparentée). Aujourd’hui, elles sont aussi explorées par des anthropologues en France, et il est parfois malaisé de distinguer ce qui différencie les approches, sociologique et anthropologique, en raison de la place accordée par les sociologues aux éléments transmissibles de la culture et des formes institutionnelles (langage, normes, hiérarchies, etc.).

Indépendamment de son intérêt pour les formations compactes, territoriales ou non, l’ethnologie en terrain français accorde une place importante à l’examen de formes particulières des moeurs et des institutions qui sont diffuses dans la société ; elle assure en cela une fraction essentielle du programme anthropologique. Sont étudiés par exemple, à partir d’un nombre réduit de spécimens, des comportements d’entraide familiale, des modalités de gestion d’héritage, des formes d’obsèques, des modes de sociabilité tels le harcèlement, la déférence, des moeurs judiciaires, des pratiques jardinières, le labeur nocturne[40]. La démarche est celle d’une recherche, description et classement d’espèces culturelles. Le soin d’établir la distribution sociale de ces traits est laissé à la fraction des sociologues que ne rebutent pas les visions statistiques globales. En dépit de l’invocation, parfois convenue, du « fait social total » de Mauss, la sélection d’actions ou de relations particulières, à travers les fonctions d’ensemble de la culture induit une individualisation de l’enquête ethnologique : on cerne des sujets au plus près de leur univers concret, de leur intimité existentielle. Sont mises en faveur les analyses qui se concentrent sur un ou quelques acteurs exemplaires, réels, qui illustrent des statuts, des fonctions sociales, des activités et des situations remarquables[41], acteurs retenus comme sujets projections du monde. L’ouvrage d’Yvonne Verdier (1979) qui analyse trois rôles de femme au centre d’une société villageoise d’ancienne tradition est légitimement devenu un classique de la méthode. La publication commentée d’une autobiographie qui met en lumière un acteur ordinaire (une ouvrière, par exemple...) prend une place de choix dans cette approche compréhensive du sujet concret[42]. La promotion ethnographique du sujet individué – comme « point nodal » de la culture – s’accorde bien avec le mouvement qui inspire les sociologies de l’acteur, soucieuses d’inscrire, en dynamique, les sujets dans le système et ses transformations, dont on connaît les épanouissements en France.

Réhabilitation de l’acte : le nouveau rite, la pragmatique, les productions matérielles

Contrastant avec le mouvement qui accorde une place majeure aux représentations et aux affects s’affirme un courant, essentiel, qui réserve une attention renouvelée à l’acte, à l’action, et aux produits matériels de l’action, lesquels ont pu être dévalués pendant une certaine période.

La restauration de la dignité théorique des rites me semble procéder de cette tendance. Le rite, on le sait, a connu une certaine désaffection dans les cercles anthropologiques cultivant un structuralisme restrictif. Cet exil discret a pris fin chez les anthropologues du monde présent, en espace lointain de même que du monde passé, de la Grèce antique par exemple. Touchant le domaine français, une prise en compte nouvelle des rites a participé de ce retour de considération.

Le rite, compris comme une pratique qui établit des rapports entre un monde naturel et un monde surnaturel, est, dans la continuité d’une tradition ethnographique, étudié dans le champ des pratiques religieuses qui s’établissent aux marges des canons des confessions instituées (tel est le cas des cultes prophylactiques) et dans le domaine areligieux (tel le recours aux procédés de désenvoûtement par exemple). Plus remarquablement le rite, le sacrement chrétien par exemple, est appréhendé comme un objet anthropologique de plein droit dans l’univers cultuel des religions instituées[43], dont longtemps l’exploration était tenue comme non pertinente, ou dérangeante.

Hors des cultes religieux et des pratiques liées à un champ transnaturel, non divin, (« le magique ») l’ethnologie de la France, non oublieuse des enquêtes classiques de ses pionniers – Van Gennep, notamment – a développé son attention sur les rituels profanes, tels les rites d’enrôlement ou d’intronisation où un changement d’état est déterminé, ou au moins achevé, ou confirmé, au moyen d’opérations symboliques[44]. Le regard anthropologique se porte sur des formes rituelles de cette nature qui perdurent ou se créent dans des groupes occultes et des organisations fermées. Il se porte également à l’intérieur d’organisations publiques (l’armée, la magistrature, les grands corps de l’État) sur des cérémonies d’incorporation et, dans l’espace public, sur des actes cérémoniels de consécration et d’intronisation des autorités et des corps constitués, toutes opérations dont l’efficacité symbolique, pour partielle qu’elle soit est moins que négligeable, où, en particulier, la prestation de serment demeure un élément d’implication du sacré. L’interrogation, au présent, sur la nature de ces actes est indissociable du développement de l’anthropologie historique sur les rituels de consécration de pouvoir en particulier[45].

Avec l’effacement des rites en tant que techniques opératives par voie extranaturelle demeurent et se créent des actes collectifs aujourd’hui souvent désignés extensivement par le terme « rituel », qui renvoie à la forme plutôt qu’à l’action effective. Ces rituels empruntent aux rites – où l’action déterminante des signes est totale – des formes d’exécution réglées sur des modèles établis, et produisent des effets expressifs sur les registres de la gravité ou de la démonstration impressionnante. L’ethnographie pluridisciplinaire de ces ritualisations expressives s’est développée dans le champ de la vie publique civique et politique, locale, nationale, internationale : liturgies des campagnes électorales et des célébrations de fêtes civiques, des cérémonies de commémoration, d’inauguration, manifestations collectives d’expression politique, folklore républicain, installation d’autorités et de corps constitués[46]...

Parallèlement s’épanouit l’analyse de formes ritualisées (Cuisenier 1998) qui perdurent ou s’instaurent dans la vie privée des individus et dans les groupes, dans leurs assemblées, liées en particulier aux conditions nouvelles de vie qu’induisent les changements sociaux[47]. Sont ainsi traités, parmi d’autres, les nouveaux « rites » des anniversaires enfantins, du passage du permis de conduire chez les adolescents, de la célébration de la Sainte-Catherine dans les ateliers de haute couture, des départs à la retraite sur le lieu de travail et des cérémonies funéraires dans des contextes particuliers (crémation, obsèques de victimes de violences ou du sida)[48].

Le retour d’intérêt porté sur l’agir, à travers l’étude des rites et des ritualisations, réconcilie les regards sur le symbole, l’action et les relations. Ce mouvement est en phase avec le développement des concepts et acquis de la pragmatique. L’attention renouvelée à l’agir se retrouve dans le champ de ce qui est par convention qualifié de « culture matérielle », vocable contracté qui induit une confusion entre les produits matérialisés d’une culture (« le matériel dans la culture ») et l’agencement, social et culturel, qui les engendre et les entretient. La connaissance des outils, des techniques, des productions et des consommations de la vie pratique est aujourd’hui enrichie par un effort de compréhension de l’univers, social et culturel, dans lequel ils se créent et se transmettent, ainsi que des aspects multiples, tant techniques que symboliques, de leur fonctionnement (Ethnologie française 1996b). La culture technique, me semble-t-il, a offert un domaine où des ethnologues d’inspiration marxiste ont trouvé un terrain d’élection et de fécondité, à l’écart des tensions de la critique théorique. L’histoire du costume[49], de l’alimentation, de l’élevage, par exemple, est systématiquement abordée par les historiens des cultures et les ethnographes en cette d’appréhension élargie tandis que, fort heureusement, l’histoire des processus et procédés de production et des objets produits, considérés sous leur aspect strictement matériel, est conduite par des spécialistes des techniques de plus en plus nombreux et avertis, respectueux et réceptifs à l’endroit des travaux d’inspiration anthropologique. La synthèse ethnologique dans les musées et autres lieux scientifiques bénéficie de l’apport de ces spécialistes. L’agriculture, les productions et les techniques musicales, l’habitat sont, parmi d’autres, des domaines où se confirme cette ethnographie très concrète, et ouverte, d’une région incontournable de la culture.

Anthropologie en France ou ethnologie de la France?

Les développements ethnologiques, dans le sens d’une ouverture, dont je fais état sont, en tous leurs aspects et chez la plupart de leurs artisans, pour l’essentiel ceux d’une ethnologie en France, non ceux d’une ethnologie de la France. Les comparaisons intérieures au champ français, entre aires, régions, périodes font apparaître des traits différenciateurs d’espaces ou de groupes sociaux. Le caractère de variété même de ces traits est souvent évoqué avec complaisance comme une propriété qualifiante de la société française mais il est rarement rapporté avec précision à d’autres ensembles nationaux, souvent censés plus uniformes. Quoi qu’il en soit, indépendamment de ces différences internes les descriptions et les analyses d’ensemble sur la France font ressortir des arrangements remarquables de traits globaux – notamment ceux qui sont repérés dans le champ historique – mais elles n’autorisent pas en l’état, dans la plupart des cas, à les identifier comme caractères originaux, spécifiques, ou au contraire semblables, par référence aux sociétés et civilisations extérieures au pré hexagonal. Pourtant, les compositions d’éléments sociaux et culturels que révèlent de telles analyses sont susceptibles de suggérer des comparaisons en des termes nouveaux, en étendant l’examen à ces autres sociétés, et notamment, aux sociétés de l’espace européen. À l’évidence, une ethnologie de la France ne peut se concevoir aujourd’hui qu’inscrite, en attente ou en acte, dans une ethnologie comparée de sous-ensembles, et de l’ensemble, de la planète, en toute attention aux interrogations fondamentales et ambitieuses de l’anthropologie sociale et culturelle.