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Notre propos[1] est ici d’étudier l’articulation entre chamanisme et politique dans la Terre indigène Uaçá (Bas-Oyapock, Amapá, Brésil), en nous appuyant sur la manière dont les habitants du village galibi-marworno de Kumarumã ont interprété un épisode de crises convulsives touchant principalement des adolescents.

L’ensemble territorial de l’Uaçá, situé à l’extrême nord de l’Amapá (canton d’Oiapoque), recouvre 5 500 km2. Il est bordé à l’est par le Parc national du Cap orange, à l’ouest par le fleuve Oyapock et la Guyane française, et est traversé, au sud, par la route BR 156. Cet ensemble comprend trois territoires amérindiens (Uaçá 1 et 2, Juminã et Galibi Kaliña) que se partagent quatre ethnies : Palikur, Galibi Marworno, Karipuna et Galibi Kaliña. La terre indigène (TI) Uaçá 1 et 2 sur laquelle porte notre étude a été homologuée par le décret 298 du 30/10/1991. Sa superficie est de 470 164 hectares, pour une population de 4913 habitants en 2005 (Funai 2005).

Figure 1

État de l'Amapá et Terre Indigène Uaçá

État de l'Amapá et Terre Indigène Uaçá

(Carte élaborée par LAGEO-IEPA)

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Nombre d’études pointent la dimension politique sous-jacente au complexe chamanique, mettant en évidence tantôt un système de cure/agression, où la guérison implique la remise en circulation d’agents pathogènes (Arnaud 1996 ; Chaumeil 2000 ; Maia Andrade 2007 ; Lagrou 2004) ; tantôt le rôle joué par le pouvoir chamanique comme contrepoint au pouvoir des chefs, dans une dynamique de guerres intestines ou interfactionnelles (Menget 1993 ; Barcelos Neto 2007 ; Wright 2009) ; tantôt, enfin, le pouvoir de transformation du chaman, qui s’inscrit dans une réévaluation générale et permanente des positions de prédateur/proie, humain/non-humain, sujet/objet, dans la perspective cosmopolitique exposée par Vilaça (2006).

Ces différentes approches ont en commun de traiter la question chamanique comme un phénomène dont la crainte qu’il fait naître induit la reproduction, dans la mesure où l’on ne saurait lutter contre l’action chamanique qu’à l’aide de représailles s’inspirant du même mode d’action, y compris lorsque ces représailles convoquent les saints, ou le Christ lui-même, comme esprits auxiliaires (Whitehead 2002 ; Whitehead et Wright 2004). La position que nous adoptons ici est issue d’une série de recherches de terrain menées dans l’Uaçá entre 2005 et 2007[2], recherches qui culminèrent dans la crise décrite ci-après, et qui nous amènent à nous dissocier de ces approches. Nous privilégierons en effet le point de vue des habitants qui s’estiment victimes de l’action des chamans – appelés localement pajé – afin d’aborder la question du chamanisme dans une perspective microhistorique (Ginzburg 1984). Cette démarche, à la fois historique et anthropologique, cherche à relier, selon les mots de Bensa (2006), « un événement historique singulier à des systèmes plus englobants de données et de significations » :

La microhistoire ne rejette donc pas l’histoire générale, elle la complique en prenant soin de distinguer les niveaux d’interprétation : celui de la situation vécue par les acteurs, celui des images et symboles qu’ils mobilisent, consciemment ou non, pour s’expliquer et se justifier, celui des conditions historiques d’existence de ces personnes à l’époque où leurs paroles et leurs comportements ont été notés. Ces précautions interdisent toute compréhension univoque et dégagent des strates de signification qui, quoique s’interpénétrant, conservent une certaine autonomie structurelle.

Bensa 2006 : 30

Il ne s’agit donc pas ici d’identifier les pathologies mentales, les forces ou les esprits à l’oeuvre dans ce qui fut spontanément qualifié de « possession » – ce n’est pas le rôle d’un anthropologue – mais d’exposer ce qu’une telle crise peut révéler des nouvelles configurations sociales en voie de consolidation. Dans le cas présent, la condamnation de l’action chamanique ne s’inscrit pas dans une logique de réitération, mais marque au contraire un changement de paradigme : de celui où le champ politique entérine le passage d’un système dominé par des leaders dotés de pouvoirs surnaturels, à un autre où l’on constate une technicisation de la fonction, déterminée par le contexte régional fortement ethnicisé, d’une part, et par les réseaux de relations institutionnels, d’autre part.

L’épidémie

Le dimanche 9 septembre 2007, en début d’après-midi, le village galibi-marworno de Kumarumã (1 600 habitants) est atteint d’un mal qui touche d’abord une jeune fille de 16 ans, petite-fille à la fois du pajé Leven et de l’ex-cacique Paulo Silva. Ce mal se mue rapidement en une épidémie qui frappe d’abord les adolescents, puis se répand comme une traînée de poudre jusqu’à atteindre, deux mois plus tard, une cinquantaine de personnes – jeunes pour la plupart – mais aussi quelques adultes et même un Blanc qui travaille au village. Lors des crises, un homme en noir (ainsi le perçoivent-ils) se tient derrière eux, qui leur donne des ordres et cherche à les agripper ; l’hallucination est intensifiée du fait que les familles font à ce moment-là cercle autour du malade, le tenant aux chevilles et aux poignets, afin de contenir sa force devenue phénoménale. Laissés seuls, les malades tentent de se jeter dans la rivière ou courent vers la forêt.

Jusque dans les jours qui précédèrent la crise, les leaders n’avaient pas de mots assez durs pour regretter que les puissants chamans d’autrefois fussent aujourd’hui remplacés par des charlatans. Cet épisode dramatique met soudain au grand jour une position ambiguë : on comprend alors, par la terreur face aux forces occultes, que les discours méprisants (« les pajé aujourd’hui savent tout juste chanter et danser ») sont en réalité destinés à minimiser l’influence des chamans, et à les reléguer ainsi loin derrière les politiques. Pour l’heure, une crise d’autorité a déjà multiplié les factions : le cacique en exercice est absent depuis trois mois pour raisons de santé, et le vice-cacique a de son côté demandé à être déchargé de sa tâche afin de prendre soin de son épouse malade. Un cacique substitut, choisi parmi les conseillers communautaires, a donc la lourde charge de gérer cette crise tout en asseyant sa légitimité. Alors que les pajé et les sopradores (désenvoûteurs) font l’objet de menaces d’exil et d’incendie de leurs maisons, il déclare solennellement devant le village assemblé : « Les pajé sont avertis depuis longtemps : ils ont le droit de préparer leurs remèdes dans la forêt mais ils n’ont pas le droit de faire de la magie noire dans le village ».

Les interprétations du phénomène sont multiples. On raconte qu’un des adolescents du village s’est procuré un livre de magie noire et a appelé les esprits du cimetière – et de fait, la maladie connaît un pic le 2 novembre, jour des Morts dans la religion catholique (FUNASA 2007). On dit aussi qu’un pajé secret a vendu le village à un autre, et que celui-ci, pour en prendre possession, doit en exterminer les habitants. Selon d’autres encore, cette crise est due à l’irrespect des crentes (protestants) qui, ayant découvert des urnes contenant les restes d’anciens Indiens, en avaient répandu les cendres dans l’enceinte du village, libérant ainsi leurs fantômes.

L’ex-cacique Paulo Silva me répond avec exaspération alors que je l’interroge : « Pas besoin d’être pajé pour comprendre que la communauté est minée depuis deux ans ». Il entend par là que la participation aux réunions communautaires diminue régulièrement, que les cas d’irrespect et de vandalisme se multiplient, et que l’individualisme croissant affecte la cohésion du village. Mais le plus intéressant est que le trouble palpable semble venir, non pas de la nouveauté du phénomène, mais au contraire de sa récurrence. Nombreux sont ceux qui associent l’épisode à la grande épidémie de rougeole de 1955, ou qui évoquent à demi-mot quelqu’événement similaire, survenu « autrefois ». J’apprends finalement qu’un cas semblable s’était présenté en 1948. La présente crise fait donc ressurgir des craintes anciennes, et naître une singulière animosité envers ceux qui se prévalent d’un accès privilégié au monde surnaturel.

À propos du fameux épisode dit des sorcières de Salem, Boyer et Nissenbaum (1974 : 30) suggéraient qu’on pouvait le considérer comme un « test de Rorschach » pour les adultes en charge de la réaction. Les auteurs renonçaient ainsi, avec sagesse, à appréhender le mystère des possessions en soi pour s’intéresser au terreau communautaire ayant permis à ces crises de survenir et de se développer. Dans l’affaire qui nous intéresse, l’anthropologue serait bien en peine de dire quel pouvoir occulte s’est emparé de ces jeunes gens. En revanche, il est possible d’en observer les conséquences et les probables antécédents à l’aide des diverses interprétations données par les adultes, ainsi que des mesures prises.

Pour ce faire, nous nous appuyons sur la thèse de Whitehead (1993, 2002), selon lequel l’arrivée des Blancs a entraîné une mutation du rôle social et politique des chamans, les seuls qui soient à même de gérer les chocs épidémiologique et technologique, ainsi que le basculement d’un monde à l’autre qui en résultent. Les chamans ont développé une technique de représailles que Whitehead appelle assault sorcery, ou « sorcellerie d’attaque ». Un changement d’attitude des Blancs permettrait alors d’expliquer la mise à l’écart des pajé dans les années 1950 et 1960 – brutale chez les Palikur, progressive chez les Galibi-Marworno – comme le résultat d’un rejet de leurs pouvoirs, dorénavant perçus comme malveillants, ainsi que d’une évolution des formes de regroupement qui a permis l’émergence d’une élite politique indigène. Si celle-ci est formée à la négociation, elle bénéficie surtout d’une aura religieuse, protestante ou catholique. Ces hypothèses nous permettent d’appréhender les causes actuelles du délitement social vivement ressenti ; délitement qui, par un étrange retour de l’histoire, place à nouveau les pajé sur la sellette.

La région du Bas Oyapock

La région du Bas Oyapock est longtemps demeurée, selon Pierre et Françoise Grenand (1987), un « entonnoir » où vinrent se réfugier nombre d’ethnies sous la pression européenne, entraînant des réajustements permanents, tant démographiques que culturels. Cette zone offrait en effet un asile pour ces populations, du fait de son caractère jugé inhospitalier selon les critères coloniaux, et se trouvait dans ce qui était jusqu’en 1900 la zone du « Contesté franco-brésilien ». L’histoire du peuplement de la région du Bas Oyapock est en effet celle de populations réfugiées. Les persécutions qu’elles subirent et la nécessité qu’elles eurent de se faire une place parmi des peuples déjà installés entraînèrent vraisemblablement de profondes mutations sociales, en particulier en ce qui concerne la taille des villages et le rôle du chaman (localement dénommé pajé) dans les relations intergroupes et vis-à-vis des Blancs.

Le bassin de l’Uaçá est principalement constitué de plaines inondables parsemées d’îles où poussent de hautes futaies. L’Uaçá en constitue le cours d’eau principal, grossi par deux affluents, l’Urucauá et le Curipi, et se jette ensuite dans l’océan Atlantique en formant avec l’Oyapock un seul et vaste estuaire. Les Galibi-Marworno, catholiques, occupent l’Uaçá et vivent dans un unique village de près de 2000 habitants, Kumarumã. L’Urucauá est le domaine des Palikur, répartis en plusieurs noyaux d’habitation dont le principal est le celui de Kumené (600 habitants environ). Les Palikur appartiennent dans leur immense majorité à l’église néo-pentecôtiste Assembléia de Deus (Capiberibe 2007). Les Karipuna, majoritairement catholiques, se répartissent pour leur part tout au long du Curipi ; ils n’ont pas fait l’objet d’enquête de ma part ; c’est pourquoi je renvoie, pour ce qui les concerne, à l’ouvrage d’Antonella Tassinari (2003).

Chez les Galibi-Marworno de l’Uaçá, le village de Kumarumã a été créé dans les années 1930 sur injonction du Service de protection de l’Indien (SPI), et comptait un nombre relativement élevé de pajé, ce nombre déclinant à partir des années 1970, où ces pajé ont petit à petit disparu sans laisser de successeurs. Ainsi, à la fin des années 1990, il n’existait plus, à Kumarumã, de pajé en activité. Au début des années 2000, le fils de Chinois – nom d’un pajé célèbre en son temps – décide de reprendre le flambeau en se soumettant à une initiation à Macapá et Oiapoque. Ce pajé, monsieur Leven, est aujourd’hui (2007) âgé d’une soixantaine d’années, et j’ai eu quelques difficultés, dans un premier temps, à comprendre quels pouvoirs lui étaient reconnus.

Chez les Palikur de l’Urucauá, une crise en 1958 donne lieu à l’assassinat d’un pajé et à l’expulsion des autres, qui se réfugient avec leurs familles en Guyane française, épisode sur lequel nous reviendrons. En 1964, l’irruption de missionnaires américains du Summer Institute of Linguistics aboutit à une conversion massive et au regroupement d’une grande partie de la population dans le village de Kumené, processus qui culmine dans les années 1970 avec la construction d’un temple de l’Assembléia de Deus. La situation apparaît aujourd’hui comme paradoxale. En effet, les Palikur sont reconnus par les autres ethnies comme les Amérindiens les plus « authentiques » ; leurs connaissances botaniques en font une référence dans toute la région. Or, tout se passe comme si deux systèmes coexistaient : le monde surnaturel persiste, le pouvoir des chamans n’a rien perdu de sa vigueur, mais les Palikur, grâce à leur foi, sont imperméables aux atteintes des esprits. Les esprits des anciens pajé sont gardés à distance car on les tient pour responsables des discordes d’autrefois. La moindre défaillance aboutirait probablement au retour en force de l’ancien système, avec son cortège d’esprits karuãna, de bichos et d’encantados[3]. Les responsables religieux font donc peser sur la population de Kumené une véritable chape d’obligations chrétiennes, la figure du Christ étant omniprésente dans les discours et les chansons, à défaut d’images le représentant.

Le principal obstacle à l’occultation pure et simple du monde surnaturel et de ses enchantements est, on s’en doute, la présence du passé, qui affleure en des lieux « mémorialisés » (Kohler 2009), la géographie trouvant ainsi une expression symbolique que les mythes se chargent de véhiculer. Les lieux sont bien entendu signifiants en eux-mêmes : les monts Tipoca et Cajari, le lac Maruani, la rivière Tapamuru dont le cours s’interrompt, et les empilements rocheux qui ponctuent la forêt dense sont autant de signes d’un chaos géologique qui demande explication. Quant aux urnes et aux traces diverses qui trahissent le passage d’Indiens disparus, on en voit affleurer jusque dans la rue principale du village de Kumené. Mais l’espace ne peut être tenu pour garant de la seule continuité des hommes : il abrite également une galerie de créatures surnaturelles (animales, végétales ou astrales, comme c’est le cas des Pléiades) qui ont joué leur rôle dans un théâtre panoptique, où s’entremêlent registres narratifs et dimensions du cosmos. Un réseau de relations, donc, qui imbrique activités humaines et équilibres symboliques.

Or, la gestion d’un espace commun est un enjeu crucial pour les différentes ethnies qui partagent la Terre indigène, du fait d’une forte pression intérieure (croissance démographique) et extérieure (avancée des fronts pionniers). On peut dès lors se demander s’il est pertinent d’articuler systèmes politique et « cosmopolitique », espaces communs et « mondes communs » (Latour 1999), et si la fonction des pajé et la place qui leur est allouée peut être mise en relation avec l’organisation complexe des peuples indigènes de l’Oiapoque, réunis en associations qui se multiplient au point de ressusciter les anciennes divisions.

Déclin des pajé

C’est par leurs rapports privilégiés avec les karuãna, ou esprits maîtres, que les pajé affirment leurs pouvoirs ; or, ce monopole est aujourd’hui quasiment dépourvu d’enjeux. Comme je m’étonne de voir que le pajé de Kumarumã ne faisait pas partie du conseil communautaire, pas plus qu’il n’était convié aux réunions concernant les indemnisations pour le passage de lignes à haute tension dans la Terre indigène, le conseiller municipal Felizardo dos Santos (Galibi-Marworno) me fait la réponse suivante, qui relève du constat plutôt que de l’explication :

Aujourd’hui le pajé n’a presque plus de valeur. Mais autrefois, le pajé était très respecté. Car un pajé, à l’époque, c’était celui qui guérissait nos malades [...]. À n’importe quelle réunion, le pajé était écouté, lorsqu’il disait : « écoutez, il y a des maladies que je peux soigner et d’autres non, mais je vais faire mon possible ». C’est pourquoi le pajé était respecté.

Felizardo dos Santos, septembre 2007

Le déclin des pajé en tant qu’acteurs politiques (ou cosmopolitiques) est généralement expliqué par le déclin de leurs pouvoirs chamaniques, ce qui ne signifie pas que l’on nie l’existence réelle de ces pouvoirs. La première raison invoquée par un informateur palikur, est la perte du secret, suivie par celle d’un régime alimentaire comportant moins de gibier :

À l’époque les pajé savaient réellement faire des choses impressionnantes – ce n’est pas comme aujourd’hui. Aujourd’hui, il n’y en a plus par ici. En 1958, il n’y en avait déjà presque plus ; c’est pourquoi il y eut cet assassinat : c’étaient des pajé apprentis, des imitateurs, ils ne savaient pas faire un traitement correct, c’est pourquoi ils accusaient un autre pajé. [...] Je crois qu’ils ont perdu leur pouvoir car l’indigène dit : quand le pajé apprend un chant ou une prière, il ne doit pas l’enseigner à des gens plus jeunes qui ne prennent pas certaines précautions. [...] Les anciens, ils mangeaient surtout du gibier et des oiseaux de la forêt [...], pour avoir plus de force, de pouvoir, de force spirituelle, pour pouvoir réussir leur traitement.

Nilo Orlando, Palikur, Kumené, octobre 2007

Selon un informateur Galibi-Marworno, le baptême tient également une place centrale dans ce déclin. Il évoque par ailleurs la question de la solitude nécessaire à l’efficacité du traitement : « Quand un pajé veut guérir quelqu’un [...] il ne guérit pas au milieu des gens » (Felizardo dos Santos, Galibi-Marworno, Kumarumã).

Le caractère public du traitement, le baptême, les turé réunissant à la fois les karuãna et les hommes, le changement d’habitudes alimentaires : ces diverses raisons sont tout à fait acceptables pour expliquer cette perte d’influence. Mais si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit aisément que ces arguments correspondent à une injonction contradictoire : on reproche au pajé son « apprivoisement » par le contrôle social, alors que sa présence n’est tolérée que dans le cadre de ce contrôle, avec pour corollaire la « folklorisation » du rôle, comme le suggèrent ces propos de Manoel Firmino (Galibi-Marworno, Kumarumã) : « Le pajé, son travail c’est juste de danser et chanter, et le samedi de faire sa fête de turé, c’est tout ce qu’il fait, il n’a pas d’autre fonction ». Le pouvoir du pajé serait ainsi inversement proportionnel au contrôle qui s’exerce sur lui. Son pouvoir émanant d’un monde non-humain, il est brisé dès que la société exerce son emprise : la puissance des pajé est liée à une distance qui inclut dans un même concept le temps, l’espace et l’altérité, associant sauvagerie et puissance magique (Taussig 1987) comme contrepoint de la terreur exercée par les Blancs.

La « sorcellerie d’attaque »

Comme l’a montré Whitehead (1993, 2002) à propos du Guyana, un processus historique de contact violent avec les colonisateurs – annihilant les modes de défense traditionnels, rendant vaine toute résistance armée, et plongeant les peuples dans la stupeur provoquée par les épidémies – a contribué à modeler en profondeur le chamanisme régional. Il apparaît que les pajé actuels ne sont que l’ombre de ce que furent autrefois les « grands » pajé, héros civilisateurs mais aussi chefs de guerre. Le combat mis en scène, à la manière de ce que décrivent Whitehead et Wright (2004 : 7), est une « guerre surnaturelle » (supernatural warfare) : Blancs (et leurs alliés indigènes) contre Indiens, navires contre sortilèges, Cobra grande (serpent géant) contre jaguar, christianisme contre « esprits du mal » qui dès lors deviennent proprement indiens, en un processus de différenciation ethnique observé couramment aujourd’hui. Le portrait que nous esquissons nous conduit à suggérer ceci : en période de troubles, de contact forcé et de stress sur les populations, le pajé est la seule autorité incontestable, du fait de ses savoirs et de ses pouvoirs tant de défense que d’agression ; d’autre part, en temps d’épidémie, le pajé devient naturellement le rempart à la propagation d’agents pathogènes perçus comme surnaturels, car répandus à distance par les Blancs. Les pajé furent certainement les médiateurs privilégiés d’intégration aux catégories natives de la nouvelle configuration de la région, les navires croisant dans les fleuves représentant alors la forme adoptée par un nouveau type de Cobra grande, un cobra offensif qui, de récit en récit, semble hanter l’embouchure de l’Uaçá.

Dans le mythe dit de la Cobra grande (Vidal 2007), on peut poser l’hypothèse que la description suivante s’apparente à une razzia menée par des chasseurs d’esclaves, dont l’interprétation est laissée au pajé :

En ce temps-là, des gens habitaient la montagne Tipoca. Il y a un joli lac, par là-bas, où ils allaient prendre leurs bains. Soudain, arrive une vague sur le lac, elle attrape des gens, elle s’en va. Tous les jours comme ça. Quand le nombre de personnes commence à diminuer, le cacique dit : « Qu’est-ce que c’était? Je n’y croyais pas, mais maintenant j’y crois : nous sommes moins nombreux ». Cela recommença. Le pajé dit alors : « C’était quelque chose d’immense, c’était Mahwê [la Cobra grande]! Le voilà qui arrive. Dans le lac Tipoca, il y a un bras de rivière qui vient de la montagne. C’est là qu’il demeure ». Il vint de nouveau, et mangea deux personnes.

João Batista, Palikur, Kumené, octobre 2007

Or, le mythe, et ce, quelles qu’en soient les versions, affirme par la suite avec insistance que cette Cobra, lorsqu’elle se dévêt de ses habits, est un Blanc. Mais il va également plus loin dans le sens que nous indiquons : celui qui prend en charge le conflit et met un terme aux agissements de ce Blanc est, apparemment, un pajé : il est décrit dans le récit comme étant « couvert de plaies », donc mi-ouvert, mi-fermé, et il a, par ailleurs, la possibilité de voyager entre monde terrestre et monde souterrain, ce qui lui permet d’alerter ses proches afin qu’ils capturent et tuent la Cobra.

Mais c’est surtout dans le mythe dit de « la guerre des Palikur avec les Galibi » (Vidal 2001) que le rôle guerrier du pajé est affirmé. En effet, lorsque les deux peuples sont séparés par la distance et que les armes se sont tues, la guerre se poursuit quand même sous forme chamanique, à l’aide de « navires spirituels » – notons qu’il ne s’agit pas de pirogues – semant la terreur et la désolation à l’embouchure de l’Uaçá. Selon le Palikur Manoel Labonté, il y avait :

[Q]uatre bateaux à l’embouchure du Tipoca, qui attrapaient l’esprit des gens et tuaient également, les gens mouraient, ils étaient en train de discuter et soudain ils s’effondraient.

Manoel Labonté, Palikur, Kumené, octobre 2007

Tout spirituel qu’il soit, le combat s’achève lorsque le pajé Karumaira parvient à enfermer les esprits contraires dans son navire, qu’il obstrue par une plaque de cuivre clouée sur le pont.

En tout état de cause, le pouvoir des pajé semble proportionné à l’importance des enjeux. Face à la terreur suscitée par les raids des chasseurs d’esclaves, aux déplacements qu’ils provoquent, et donc au contact forcé entre les groupes réfugiés dans la zone, la connaissance surnaturelle qu’a le pajé du territoire devient un instrument essentiel à la survie, comme en témoigne ce récit de Felizardo (Galibi Marworno, Kumarumã) :

Autrefois, le pajé orientait : à tel endroit, il y a une pierre, et un puits où vous trouverez des tortues et des jacarés. […] Comment sait-il cela? Probablement, il le devine. [...] Dans la montagne, à cinq heures de marche, vous trouverez un « cheval dã buá » [cheval dans bois : roches empilées en forme de dolmen]. C’est là que vit une petite vieille, une grand-mère qui s’appelle Ghã Dã Tucuiuí [Grande Dame Tucuiuí]. On arrive, il y a un anacardier en fleur. On fait un tour, on prononce quelques paroles en galibi (moi je ne sais pas le parler, mais certains le savent), et au retour l’anacardier est couvert de fruits.

Felizardo, Galibi Marworno, Kumarumã, septembre 2007

Les pajé sont eux-mêmes des créatures mythiques au même titre que les autres, êtres hybrides qui penchent du côté de l’humain de manière plus affirmée que les esprits maîtres. Par leur double réseau de relations – les hommes d’un côté, les bichos de l’autre – et par la double dimension de ce réseau – synchronique et diachronique – les pajé anciens avaient la capacité de nouer des alliances ou de déclencher des conflits avec des peuples disparus. La force magique s’exerce à l’échelle collective par des morts en masse. En ce sens, les pajé sont bien des acteurs politiques de premier plan, comme en témoignent les récits qui évoquent « les pajé » au pluriel, comme appréhendés sous le prisme de l’institution.

« Faibles pour guérir, forts pour agresser »

Jusqu’au XIXe siècle et au-delà, les pajé incarnaient donc une forme de résistance (Collomb 2006) car ils étaient seuls capables de lutter contre les Blancs et leurs maladies du fait qu’ils étaient dotés d’un pouvoir curateur et d’un pouvoir magique de transformation, d’invisibilité, et même de contrôle des éléments. Leur puissance faisait naturellement d’eux les leaders de leurs groupes :

Autrefois, tous les Indiens avaient des pajé. Le pajé était leur dieu, leur médecin, c’était donc lui qui avait le pouvoir. Le pajé faisait tout, comme un dieu. [...] Quand on a foi en le pajé, il est comme un cacique, un gouverneur, un président indien. Alors c’est lui qui vient en premier, c’est lui qui a le plus de pouvoir.

Manoel Labonté, Palikur, Kumené, octobre 2007

Mais il est vraisemblable que les groupes se soient restreints à des familles étendues, ou que tout chef de famille se soit efforcé d’acquérir des pouvoirs chamaniques. Cette situation s’est retrouvée tant dans l’Uaçá même, selon divers informateurs palikur, que chez les Galibi Kaliña du littoral guyanais[4].

La situation connaît plusieurs changements radicaux au début du XXe siècle. Le Contesté franco-brésilien portant sur les frontières est résolu en 1900, ce qui ouvre la région à l’immigration en provenance du nord et du Nordeste du Brésil, attirée par les sites d’orpaillage du fleuve Cassiporé. Mais le changement principal réside en l’attitude du gouvernement à l’égard des populations indigènes, attitude devenue « bienveillante » par la création en 1910 du Service de protection de l’Indien. L’anthropologue Curt Nimuendaju fait une mission dans la région dans les années 1920, et un poste du SPI est créé en 1930 à la jonction des trois rivières, au lieu-dit Encruzo, avec pour objectif de réunir les habitants en foyers de peuplements stables, afin de faciliter la scolarisation et l’accès aux soins.

Jusqu’alors, l’habitat dans l’Uaçá est disséminé. On peut invoquer pour cela trois motifs principaux : une hétérogénéité de peuplement due aux migrations de néobrésiliens, épousant des femmes indigènes mais refusant de se plier aux exigences de leur beau-père, et choisissant en conséquence des lieux reculés pour y demeurer ; une optimisation de l’espace dédié à l’horticulture du fait de la configuration du terrain (îles fluviales) – il s’agit toutefois davantage de confort que de nécessité, car aujourd’hui l’habitat est regroupé et les abattis sont dispersés : le temps de déplacement est compensé par les avantages matériels de la vie en agglomération ; enfin, la crainte des épidémies dont on s’aperçoit bien vite qu’elle est l’unique raison suffisante, les autres n’étant que pertinentes.

Cette crainte joue un grand rôle dans la mise à l’écart des pajé ; car les pajé sont bien sûr ceux qui, au premier chef, doivent adapter leurs remèdes à de nouvelles maladies dont ils ignorent tout, et sont bientôt soupçonnés de provoquer ces morts inexpliquées, comme en témoigne ce récit de jeunesse de Manoel Labonté :

J’ai passé quinze ans à Santa Isabel [chez les Karipuna du Curipi]. Car la mort régnait en ce temps-là, les gens mouraient beaucoup, c’était une horrible calamité. Et j’étais là, j’avais huit ans, avec toutes ces morts, on mourait de migraine, de douleur d’estomac, de fièvre, de diarrhée, cela dans les années 30. J’ai aujourd’hui 69 ans. C’était une crise, il y avait toutes sortes de maladies, et je demandais à ma mère : pourquoi meurt-on comme cela, pourquoi? Et ma défunte mère répondait : Ah, mon fils, ce sont les pajé qui tuent des gens! [...] Et les gens mouraient, trois par ici, deux par là, et cela le même jour.

Manoel Labonté, Palikur, Kumené, octobre 2007

Or, cette crainte de mort collective est toujours prégnante, aussi bien quand il s’agit de fuir le foyer épidémique que d’éventuelles représailles. L’assimilation des agents pathogènes à des agents surnaturels transparaît dans le récit d’un agent de santé palikur, Gilberto Iaparrá ; en 1992, cet agent doit fuir, avec toute sa famille, le village de Flecha, à l’embouchure de l’Urucauá, à la suite d’une épidémie qui a généré « un malentendu » : « Dans ces cas-là, mieux vaut trouver un autre endroit pour survivre. Il y avait ce malentendu, car les gens ne comprennent pas comment fonctionnent les choses » (Sztutman 2005 : 174).

Causée par un changement de régime alimentaire, l’irruption du diabète chez les Palikur s’avère exemplaire, matérialisant ainsi les mutations profondes que vit la société Palikur dans les années 1950. Les pajé, et c’est leur rôle, traduisent ces maladies en termes chamaniques, disant par exemple que la tuberculose naît d’un mégot ramassé encore fumant par une personne hostile. De protecteur du groupe, le pajé devient facteur de désagrégation, chaque famille devant être protégée de la crainte permanente des sorts jetés, car les pajé, faute d’avouer leur incompétence, décrivent les agents pathogènes comme des sorts lancés par d’autres pajé, faisant entrer des communautés entières dans des cycles d’agression/contre-agression (Maia Andrade 2007). Chez les Palikur, la situation empire jusqu’à exploser en 1958, lorsque sont expulsés les pajé du fleuve Urucauá ; selon le récit de Nenelo Batista (Palikur de Kumené), la tension culmine lorsqu’un « pajé de Kumarumã » feint d’aspirer le mal qui frappait par des succions à l’issue desquelles il retire de sa bouche les larves qu’il y avait préalablement placées. La femme qu’il traite meurt peu après, le pajé est dénoncé par son assistant, « alors les parents devinrent furieux et [tuèrent] ce pajé ». Cet assassinat provoque l’exode de la famille meurtrière, menacée elle-même de représailles. Elle constitue le noyau initial d’émigration Palikur dans la région de Roura, en Guyane française.

On voit dans ce type de récits se profiler une ambivalence : l’accusation de charlatanisme le dispute à celle de malveillance. Et, de fait, le pouvoir des chamans n’a rien perdu de sa puissance fantasmatique, y compris hors de la Terre indigène : si on en croit le témoignage de divers habitants du village voisin (non-indien) de Vila Velha, sur le fleuve Cassiporé, les séjours à Kumarumã étaient autrefois redoutés car les Indiens « malignaient » les gens, les jeunes initiés jetant des sorts au tout-venant afin de s’entraîner, leurs pouvoirs étant reconnus du jour où ils étaient capables d’entraîner la mort de quelqu’un[5]. Cette ambivalence est manifestement généralisée, si l’on en croit Paula Dias Lopes, citée par Sztutman (2005) : l’auteure n’interprète pas la médecine occidentale comme entrant en contradiction avec le système thérapeutique wayana et aparaí, mais signale que l’allopathie annonce « une rupture en ce qui concerne la position des chamans qui deviennent “faibles pour guérir”, mais continuent d’être “forts pour agresser” » (Dias Lopes 1994 : 271).

« Faibles pour guérir », « forts pour agresser » : tout le paradoxe de la pajelança, croyons-nous, réside dans le fait que l’irruption de nouvelles maladies et de nouveaux moyens de guérison ont réduit les pajé à n’incarner qu’un pouvoir sans objet, se muant de ciment de la collectivité et de défenseurs qu’ils étaient en ferments de désagrégation.

Avènement des caciques

La mise à l’écart des pajé est intervenue conjointement à l’avènement d’une classe d’indigènes lettrés, dont les formes de pensée leur permettent de jouer les intermédiaires avec les Blancs, et aussi d’organiser un réseau de dirigeants dont leurs propres enfants ont aujourd’hui hérité.

La dispersion de l’habitat en de multiples foyers de peuplement, correspondant généralement à des familles étendues, a une conséquence évidente : il n’existait pas de représentant à l’échelle du groupe ethnique, et en 1930 le chef de poste du SPI peine à trouver un interlocuteur. Très révélatrice est l’histoire que m’a racontée Manoel Firmino (Galibi-Marworno de Kumarumã) : lorsqu’arriva le représentant du SPI, Éurico Fernandes, on ne le laissa pas débarquer avant que ne soit consulté Chinois, le pajé le plus réputé de l’Uaçá. Membre le plus prestigieux du groupe, jouissant de la plus grande notoriété, il était de facto considéré comme le cacique, mais comme il ne parlait pas portugais et ne « comprenait rien aux documents présentés », il préféra bientôt céder la place, pour négocier avec l’administration, à celui qui deviendrait « capitaine » pour de longues années, Camilo Narciso. Celui-ci accepta, bien qu’il ne parlât pas non plus portugais, pas plus qu’il ne savait écrire, car le chef de poste lui expliqua que le SPI « n’a besoin que de [sa] voix ». Cette renonciation du pajé à assumer la représentation (la « voix ») du groupe face à une situation nouvelle sonne le glas de leur prétention à incarner un pouvoir politique.

Le regroupement des Galibi-Marworno en un unique village (Kumarumã) modifie sensiblement leur mode d’existence, et les rend paradoxalement plus vulnérables à l’interférence de l’extérieur. L’impréparation du cacique désigné à affronter la pénétration de la société nationale s’affirme clairement dans l’épisode dit de la fazenda Soraimon, lorsque le Capitaine Camilo céde un vaste terrain à l’Armée en échange d’un fusil. Cette maladresse qui semble, même pour l’époque (1958), anachronique, entraîne sa mise à l’écart. C’est alors que l’histoire des trois peuples, Palikur, Karipuna et Galibi-Marworno, commence à converger.

Dans un contexte de mutations tant démographiques que sociales et politiques se met en place tout un réseau de leaders qui comprennent l’importance d’établir des liens interethniques forts afin de sanctuariser leur territoire et de se poser en interlocuteurs du régime militaire (1964-1985). Selon les dires de son fils Nilo, le leader palikur Paulo Orlando (récemment décédé) était avant sa conversion au protestantisme et la fondation du village de Kumené « un ivrogne », qui savait toutefois lire et écrire pour avoir été élevé par le Karipuna Manoel Primo dos Santos, dit Côco, le négociant le plus puissant de la région. Il travailla quelques années à Belém, ce qui lui permit de gagner une bonne expérience du monde extérieur. De retour parmi les siens à la fin des années 1950, il devint l’interlocuteur privilégié des visiteurs (commerçants et officiels), mais il avait de la difficulté à imposer son autorité :

Les gens, ici, ne lui obéissaient pas, ils ne croyaient pas en lui, ce n’était pas encore un leader. Mais, après la mort du pajé, par assassinat, il est devenu le premier. Les gens l’aimaient car il était le seul qui savait parler portugais.

Nilo Orlando, Palikur, Kumené, octobre 2007

Ces leaders qui parlent portugais et ont une connaissance du fonctionnement du monde extérieur deviennent des interlocuteurs privilégiés lorsqu’apparaît un visiteur. C’est donc tout naturellement Paulo Orlando qui reçoit la visite, en 1964, des missionnaires du Summer Institute of Linguistics qui devaient bouleverser durablement le mode de vie et de pensée des Palikur. Selon le récit de son fils Nilo, c’est du fait de sa conversion que Paulo Orlando peut convertir son prestige de « truchement » en un prestige de leader religieux, du fait de l’aura ainsi acquise. La religion est perçue comme un facteur d’agrégation et de cohésion, elle fournit les éléments et pose les principes qui permettent de vivre ensemble. Il ne s’agit plus là de rapports d’individu à individu ou de famille à famille, mais d’une insertion dans la collectivité médiatisée par la foi et par l’Église, dépourvue de l’ambivalence qui caractérise le chamanisme.

Une deuxième génération de leaders émerge dans les années 1970, émergence qui est indissociable de la politique indigéniste qui se met en place à l’échelle du pays : Fondation nationale de l’Indien (FUNAI), bien sûr, qui remplace depuis 1968 le trop décrié SPI, mais aussi Conseil indigéniste missionnaire (CIMI), chargé de mettre en application les principes de la Théologie de la libération auprès des populations indigènes, qui vise à former les leaders indigènes pour les constituer en véritables acteurs politiques (Belleau 2007). Les deux leaders Galibi-Marworno qui pèsent aujourd’hui de tout leur poids dans les assemblées et les décisions collectives sont tous les deux passés par une initiation qui mêle de manière indissociable éducation religieuse (catholique) et représentation de la collectivité. Tant le conseiller Felizardo dos Santos que l’ex-cacique Paulo Silva ont participé à des séminaires catholiques à Macapá, puis ont animé les cultes religieux dans l’Église du village. Ils ont un autre point commun : le père de Paulo Silva et le grand-père de Felizardo dos Santos étaient des Blancs qui ont favorisé l’éducation scolaire de leurs enfants. Ces parcours parallèles soulignent les qualités nécessaires au leadership : le parrainage des anciens les plus influents, une légitimité morale attestée par les connaissances religieuses, et, bien entendu, la maîtrise de la langue portugaise et de la prise de parole en public. Ce qu’il convient de souligner est la nécessaire autorité morale, renforcée par l’engagement religieux, que l’on retrouve tant chez le vétéran palikur Paulo Orlando que chez ces deux Galibi-Marworno.

L’habileté politique de ces nouveaux leaders réside dans leur capacité de négocier un espace commun, avec une conscience renouvelée des intérêts collectifs, mais élargie au quatre ethnies habitant la région. Leur grand projet, encadré par la FUNAI et le CIMI, est la délimitation de la Terre indigène (de la fin des années 1970 jusqu’à l’homologation en 1991), ce qui implique une réflexion approfondie fondée sur l’inventaire des ressources et les opportunités politiques – visant à garantir la pérennité des pratiques agricoles –, le contrôle des sources de l’Uaçá, de l’Urucauá et du Curipi, la délimitation de vastes espaces forestiers pour le gibier, le bois et les futurs défrichements. La tenue régulière d’assemblées générales, qui débouchent, avec l’appui des ONG IEPÉ (Institut d’étude et de recherche en éducation indigène) et TNC (The Nature Conservancy), sur une enquête socioéconomique et sur une cartographie détaillée de la région met en évidence la capacité de mobilisation et de négociation sur le mode consensuel des leaders issus des différents groupes.

L’ère des techniciens

Une nouvelle génération cherche aujourd’hui à se faire une place parmi les instances de représentations, tant traditionnelles (conseils communautaires) que plus récentes (associations, conseils municipaux). Ces aspirants sont passés par une formation supérieure : technicien agricole, agent de santé, instituteur, etc. Ils valorisent leurs compétences techniques et administratives mais ne peuvent s’affirmer tant qu’ils ne disposent pas du soutien de leurs aînés, ces leaders vieillissants dont ils ou elles sont les enfants, neveux ou nièces, gendres ou brus.

C’est grâce à leur formation, et non du fait qu’ils sont liés à des cultes religieux, qu’ils occupent la plupart des postes qualifiés qui s’ouvrent à mesure que s’élargit l’éventail d’associations et d’institutions liées aux peuples indigènes de la région : la FUNAI déjà mentionnée et la Fondation nationale de la santé sont deux institutions fédérales qui recrutent sur concours des fonctionnaires qualifiés et non qualifiés ; l’Institut brésilien de l’environnement (IBAMA), lui aussi fédéral, assure la formation et la rémunération, en saison sèche, de pompiers volontaires indigènes. Au niveau de l’État d’Amapá, outre les fonctions électives (conseillers municipaux), on distingue la présence d’indigènes aux charges exécutives (secrétaire municipal, secrétaire d’État aux affaires indigènes), qui assurent des revenus confortables à ceux qui les occupent. Les associations indigènes ont également des cadres rémunérés aux postes de direction, la principale étant l’APIO (Association des peuples indigènes de l’Oyapock, aujourd’hui en liquidation), créée en 1992, suivie de l’AGM (Association galibi-marworno), alors que se multiplient les associations catégorielles. Le Musée Kuahi des peuples indigènes, qui a ouvert ses portes à Oiapoque en 2007, a recruté et formé une vingtaine de stagiaires indigènes, et sa direction est assumée par un collège constitué de représentants des quatre ethnies. L’ONG The Nature Conservancy a quant à elle contribué à former une vingtaine d’agents environnementaux dont la formation est rétribuée et qui sont aujourd’hui payés à la mission, en attendant d’acquérir un statut plus stable.

On le voit, le potentiel de charges rémunérées est vaste. Si l’on y regarde de plus près, toutefois, on s’aperçoit que bien souvent le cumul des fonctions est la règle, car le nombre de fonctions qualifiées réservées ou potentiellement occupées par des indigènes excède donc, semble-t-il, le nombre d’individus aptes à les remplir, ce qui expliquerait le cumul. Le Palikur Nilo Orlando nous l’a d’ailleurs très clairement expliqué : l’échec de l’Association des Palikur, destinée à faire pendant à l’APIO et l’AGM, s’explique par le fait que l’on a voulu « démocratiser » l’accès aux postes exécutifs de la future association, en les octroyant à des personnes issues de familles modestes. Or, ces personnes n’avaient pas, selon Nilo, les compétences nécessaires, ce qui fit capoter le projet.

Pourquoi ce manque de compétence? Nous disposons d’un élément de réponse : l’accès aux formations, même lorsqu’il se fait sur concours, revient presque automatiquement aux membres du groupe qui ont le meilleur niveau de scolarité. Il se trouve que ces membres sont aussi, généralement, membre des familles les plus puissantes. Le Palikur Gilberto Iaparrá, déjà mentionné, fils de l’ex-cacique du village de Flecha, a ainsi suivi successivement une formation d’agent de santé, un stage de gestion-administration dans la ville d’Imperatriz (Maranhão), et enfin une formation rémunérée d’agent environnemental. Il existerait donc une sorte d’entonnoir formatif qui fait que les individus les mieux formés s’élèvent constamment dans l’échelle de qualification en accaparant les opportunités, cependant que d’autres, membres de familles moins investies dans la vie communautaire, se contentent de (ou sont condamnés à) perpétuer le « mode de vie traditionnel », c’est-à-dire la chasse, la pêche et l’horticulture sur brûlis.

Conclusion

Mais le lecteur attentif aura remarqué qu’il s’est produit un retournement de la situation initiale : partis des chamans et de leurs liens privilégiés avec les karuãna, chaque pôle étant le représentant de son groupe d’origine (pajé et groupe familial d’un côté, esprit-maître hypostase d’une espèce animale ou végétale de l’autre), nous parvenons à une position politiquement similaire, avec des représentants indigènes ayant des liens privilégiés avec des membres d’associations ou d’institutions indigénistes, jouant le rôle d’interface avec la société nationale. Cette situation présente bien entendu les mêmes inconvénients que la précédente : nombre de familles se sentent exclues du système, condamnées à assister à l’ascension irrésistible de cadres toujours plus compétents tandis que les conditions d’existence, marquées par la raréfaction des ressources naturelles et la nécessité toujours plus contraignante de s’approvisionner en ville, tendent à empirer par absence de liquidités. Aujourd’hui comme autrefois, c’est la capacité de certains membres du groupe à drainer des ressources (poissons et gibier autrefois, moteurs hors-bord, groupes électrogènes, infrastructures et subventions aujourd’hui) qui crée une dynamique d’élévation du mode d’existence de la société nationale, tout en suscitant des rivalités et de nouvelles formes d’exclusion (Wright 2009).

Nous pouvons à présent reconsidérer l’épidémie décrite en préambule à notre article. Qu’est-ce qui a donc favorisé cette crise collective? Quel est le parallèle qu’établissent spontanément les habitants de l’Uaçá entre la crise d’aujourd’hui et les morts massives d’autrefois? L’évocation des esprits du mal, des menées magiques de pajé non déclarés, de démons circulant dans un village miné par les dissensions, est le fruit d’une lecture des événements faite par les parents comme la récurrence de l’époque de la toute-puissance des pajé, monopolisant les rapports avec le surnaturel et l’accès privilégié aux ressources. Nombre de familles se trouvent en situation de marginalisation, incapables d’accéder à la manne financière qui leur permettrait d’accompagner la progressive modernisation de leurs modes de vie et de consommation. Dès lors, les ferments de discorde trouvent une expression dans une représentation stéréotypée mettant en scène esprits, chamans et rivalités d’ordre surnaturel qui constituent la préhistoire de la période actuelle. Le discours explicatif d’une situation de crise et la causalité à laquelle ce discours se réfère sont puisés, faute d’expression actualisée, dans un registre mythique où la défiance à l’égard des pajé et de leurs pouvoirs surnaturels avait entraîné un éclatement des groupes ethniques en groupe de parentèles.

D’un point de vue ethnographique, le phénomène que cet article s’est efforcé de décrire est celui d’un changement de paradigme : le chamanisme, que nombre d’auteurs continuent de décrire comme « relation négative » tant sociale qu’interethnique, n’est plus perçu dans l’Uaçá comme étant une « institution », mais comme une pratique antisociale et individualisée. Dans le cas des loups-garous de l’Europe germanique (Hell 1994) ou des Benandanti du Frioul (Ginzburg 1984) qui pratiquaient en rêve des rites de fécondité agricole, les multiples enquêtes et procès déclenchés par l’Inquisition finirent par associer ces pratiques à la sorcellerie et au sabbat, en forçant les accusés à une réinterprétation démonologique du fonds préchrétien dans lequel ces rites étaient ancrés. La crise qui a frappé le village de Kumarumã et les multiples lectures qui en ont été faites procèdent d’une transformation du même ordre.