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Cet ouvrage constitue le plus important volume sur la possession en Asie du Sud. Important par sa taille, par sa couverture du sous-continent et par son ambition théorique. Il existe des monographies classiques, mais il n’y avait pas d’ouvrage d’ensemble, pas de bilan sérieux du sujet ; les seuls recueils comparables à ce volume sont limités à des régions de cet immense univers : le Népal (Hitchcock et Jones 1976) et l’Inde du Sud (Waghorne, Cutler et Narayanan 1985).

Comme la Sibérie pour le chamanisme, l’Asie du Sud est une des régions du monde la plus marquée par les pratiques de possession. Il faut distinguer deux formes de possession de base : une possession non voulue, vécue comme une affliction ; et une possession recherchée, oraculaire, qui sert à entrer en contact avec des dieux et d’autres esprits généralement bénéfiques. Nous n’avons pas encore de cartographie générale des variations quasiment infinies de ces thèmes à travers le sous-continent.

Ce volume, avec ses treize chapitres ethnographiques traitant de plusieurs macro-régions, représente un pas important dans cette direction. La concentration, comme dans la littérature et dans la recherche, est sur l’Inde du Sud (huit chapitres) et l’Himalaya (trois chapitres), avec un seul chapitre pour l’Inde du Nord et un chapitre sur la possession dans la littérature classique. La qualité des contributions est du plus haut niveau ; chacune est riche en données et d’une sophistication théorique notable. Il n’y a pas de chapitre mauvais ou maigre.

Le volume est divisé, assez arbitrairement, en trois parties intitulées Parole, Corps, Territoire, bien que la plupart des contributions traversent ces catégories. Les chapitres donnent de beaux textes, souvent des textes oraculaires. Plusieurs, notamment Berti, Krengel, Toffin, Uchiyamada, montrent l’importance de la possession pour la vie politique et sociale des communautés, et corrélativement les incidences de la politique sur les pratiques de possession elles-mêmes. La possession suppose nécessairement la notion d’une entité qui entre dans la personne, et plusieurs chapitres discutent des notions d’ouverture et de fermeture du corps ainsi que de la construction du corps divin (Freeman, les Osella, Racine, Toffin). Plusieurs chapitres montrent la complexité du phénomène dans des situations sociales extrêmement complexes ; certains sont des tours de force de synthèse de cultes entiers (Berti, Tarabout, Carrin). Notons finalement le beau texte d’André Padoux sur le vocabulaire de la possession dans le tantrisme, où l’on voit un croisement d’expérience personnelle et du style didactique du sanskrit.

L’introduction de Gilles Tarabout et l’épilogue de Jackie Assayag sont deux des contributions à la littérature sur la possession en général, l’introduction comme bilan et critique des approches, l’épilogue comme série de réflexions originales. L’introduction propose une ligne théorique : c’est que la possession est un phénomène essentiellement socioculturel plutôt que psychologique, et qu’il ne faut pas la définir en termes de transe ou d’état de conscience, qui sont des catégories occidentales. C’est une approche qui marque beaucoup la recherche sur la possession et le chamanisme aujourd’hui (notamment dans l’oeuvre de Roberte Hamayon), qui veut se démarquer des présuppositions psychologisantes du passé, qui allaient jusqu’à traiter ces phénomènes comme des formes de maladie mentale.

Mais il reste que l’un des critères que nous utilisons pour dire qu’une pratique relève de la possession est précisément la présence de ce que nous appellerions un état marqué de conscience, transe ou extase. Ce n’est pas un critère absolu : Tarabout note – et Racine présente dans son chapitre – des cas où une affliction sans incidence sur la conscience est considérée comme une possession. Mais ici aucun critère n’est absolu, puisque les termes « possession » et « chamanisme » ne dénotent pas des objets scientifiquement définis, mais des complexes d’impressions, des types idéaux. Et en fait la grande majorité des articles dans ce recueil décrivent des cas où une altération apparente de la conscience chez le possédé joue un rôle central. Certains auteurs (Schömbucher, les Osella) le disent tel quel, et contredisent donc le point de vue de l’introduction du volume ; chez plusieurs, il y a un certain inconfort à faire rimer leurs données, en grande partie apparemment « psychologiques », avec ce point de vue.

S’il y a des différences d’approche à l’intérieur du volume même, cela reflète la réalité de la discipline. Les directeurs et les contributeurs doivent être félicités pour avoir produit un petit monument qui est devenu un incontournable de son domaine.