Corps de l’article

Les sans papiers algériens rencontrés en France dans les années 2000 posent à l’ethnologue une « énigme ». Après avoir établi le contexte et l’histoire dans lesquels elle s’inscrit, cet article vise à rendre compte de la construction d’une ethnographie multisituée dans le cas des migrations algériennes irrégulières et de ce qu’elle donne à comprendre.

Cette ethnographie a été menée dans le cadre d’une thèse doctorale à partir d’une enquête intense en France et en Algérie, d’une durée de trois ans, complétée par l’analyse de 1340 dossiers constitués pour les administrations et déposés auprès d’une association dans le département de la Drôme. L’investigation a suivi trois directions qui semblaient essentielles dans l’expérience des migrants : la « carrière » administrative et ses démarches, la vie ordinaire et ses épreuves et les liens avec l’Algérie.

La première intention était de s’efforcer de « voir les choses du point de vue de l’acteur » (Geertz 1998). La deuxième était de prendre en compte et décrire la diversité des protagonistes, des cadres de l’action et des contextes, pour produire des interprétations multiples dans des « mondes sociaux » eux-mêmes multiples et en mouvement.

Postcolonialisme, conjoncture algérienne et politique d’immigration

Qui sont ces migrants « irréguliers », pourquoi et comment sont ils venus ? Sont-ils des réfugiés fuyant la décennie de violence qu’a connue l’Algérie ? S’agit-il d’une migration économique ou familiale ? Ce questionnement reposait sur l’hypothèse que les liens propres à l’espace franco-algérien ne faisaient pas de ces migrants des réfugiés ou des sans papiers tout à fait comme les autres.

À partir du cas « exemplaire » de la migration algérienne, Sayad (1999) nous convie à prendre en compte les dimensions historiques, le contexte et les dimensions sociales, les conditions dans lesquelles chaque génération de migration se forme, correspondant chacune à des périodes de l’histoire et à des changements dans les structures profondes de la société d’origine. La cause commune ayant produit ce processus étant la colonisation qui a elle même engendré le sous-développement.

La migration d’Algériens vers la France continuerait d’être « la fille du colonialisme » (ibid.), mais son accroissement en particulier dans les années 1998 à 2004, sous la forme d’une migration qualifiée d’irrégulière à la recherche de statut, doit aussi être analysée en relation avec la conjoncture géopolitique en Algérie et les politiques d’immigration en Europe, et plus particulièrement en France.

La fermeture et le contrôle des flux migratoires en provenance de l’Algérie et à destination de la France est l’objet d’une politique qui s’est organisée dès 1975 et dont la cible était essentiellement algérienne ainsi que l’a démontré Patrick Weil dans son ouvrage La France et ses étrangers (1995). Cette politique visait la fermeture et l’inversion des flux par une limitation de l’immigration familiale, l’organisation de retours volontaires puis forcés. Profitant de l’arrivée à terme des cartes de séjours de 819 000 Algériens en 1979, le gouvernement avait envisagé leur non-renouvellement et le retour de ces immigrés dans leur pays d’origine. La résistance des institutions et des opinions publiques nationales et internationales a empêché la mise en oeuvre de cette politique.

Patrick Weil en conclut qu’en 1981, « l’État fautif […] au regard des normes constituant un État de droit doit réparer les souffrances subies, dues à la peur d’avoir eu à repartir » (1995 : 227). Cette année-là s’engage une nouvelle politique qui vise à établir une frontière entre ceux, réguliers ou irréguliers, qui étaient en France avant 1981 et les nouveaux candidats au séjour. La migration économique est interrompue, seule se poursuit la migration familiale et les va et vient « touristiques » entre les deux pays jusqu’à l’instauration des visas en 1986, après une vague d’attentats en France. Puis, il y eut une limitation radicale de l’octroi des visas pendant la crise et la période de terrorisme qu’a connue l’Algérie depuis 1991. À partir de cette période, se sont manifestés une forte reprise des départs et de nouveaux mouvements migratoires. La France n’était plus une destination exclusive mais restait dominante.

Les analystes de la conjoncture algérienne invitent à prendre en compte des traits et des faits importants qui caractérisent la situation algérienne actuelle. Ainsi l’historien Daho Djerbal (2001) signale les traits majeurs suivants : la jeunesse comme facteur démographique et son aspiration à la démocratie, des processus de transformation extrêmement rapides d’un pays sortant de 130 ans de colonisation, la désindustrialisation, la désétatisation et le développement de l’économie informelle, le libéralisme économique sans la démocratie et enfin la dérégulation sociale et familiale. Pour W.B. Quandt (1999), la décennie de violence serait le produit d’une crise économique, sociale et politique exacerbée par une transition démocratique qui a échoué.

C’est dans ce climat de la société algérienne que se situent les migrations algériennes irrégulières contemporaines.

Dans les récits qui doivent être rédigés pour les demandes d’asile, on peut lire les raisons officielles du départ et on devine en filigrane des raisons plus profondes, complexes et imbriquées. La violence et l’insécurité subies directement ou indirectement sont les raisons les plus souvent évoquées. Une perte de confiance généralisée s’exprime dans ces courriers et est encore plus durement ressentie et difficile à évoquer quand elle s’est rapprochée du voisinage jusqu’à entrer au coeur des familles.

Les conséquences de cette insécurité s’ajoutent aux difficultés économiques déjà existantes ou qu’elles renforcent, et conduisent un peu plus à l’éclatement des familles et des solidarités familiales qui ne peuvent plus ou ne veulent plus faire face. Il n’est pas rare que ce soit un faisceau de raisons qui, cumulées, justifient la décision de partir.

Certains envisagent le départ pour une vie ailleurs et estiment que cela vaut le coup de prendre le risque de la migration illégale. C’est le signe qu’une partie de la population ne croit plus en la possibilité collective, sociale et politique de changer la vie et la société en Algérie, et elle en déduit que, pour réussir sa vie, il faut partir.

Dès lors, les migrants essaient de contourner les « frontières » et les fermetures qui ne cessent de se renforcer, investissent l’Europe et l’espace de Schengen pour trouver de nouvelles voies d’entrée et jouer sur les différentes législations.

Les migrants entre politique de fermeté et traitement humanitaire

Les Algériens arrivés en France dans la période de 1998 à 2004 sont pour la plupart entrés sur le territoire français par la voie légale, c’est-à-dire munis d’un passeport et d’un visa. Les migrants irréguliers ont la possibilité, comme le prévoit la loi, de demander des statuts en vue de leur régularisation et de l’obtention d’un titre de séjour. Il peut s’agir des demandes d’asile territorial ou conventionnel, de regroupement familial, de vie privée familiale, de conjoint de Français, de parent d’enfant français. D’autres régularisations au cas par cas, par décision du préfet, peuvent être demandées et obtenues, par exemple pour raison de santé ou humanitaire. Concernant l’asile, une partie des demandeurs juge assez rapidement que ce statut n’a que l’apparence d’un droit et qu’il s’agit d’un moyen de contrôle[1]. Les uns choisissent une stratégie d’évitement, alors que d’autres retournent à leur avantage cette stratégie de contrôle de l’État comme protection pour leur assurer le droit à être là[2]. Comme le note Noiriel (1991), si en 1830 les réfugiés en France demandaient des aides, ceux de la fin du 20e siècle ne demandent ni l’asile, ni même le statut, mais le récépissé qui prouve que le dossier est en cours d’instruction. Cette figure auparavant politique serait devenue plus trouble et croiserait dorénavant politique de l’asile, politique d’immigration et politique sociale. Des recherches analysent comment l’Europe est passée d’une conception politique de l’asile à une conception humanitaire (Legoux 1999) et se sont intéressées à la rencontre entre services sociaux et associations à caractère social avec ces migrants (Frigoli 2004). On constate que des demandeurs d’asile confrontés à des problèmes de survie entrent dans la sphère de l’assistance de façon visible et soudaine en l’année 2000, sous une figure particulière et double de la victime et du coupable de mensonge ou de détournement de procédures. L’incertitude de l’issue de la procédure de demande d’asile conventionnel déstabiliserait la relation d’aide sociale.

Or, les Algériens ont essentiellement eu recours à l’asile territorial[3], celui qui ne donne droit ni au logement, ni à une allocation, proche de ce que Luc Legoux a appelé « l’asile au rabais » (1999), et Olivier Brachet « l’asile au noir » (1997). Ils ne sont donc pas sous la dépendance des services sociaux ou des associations puisqu’ils n’ont pas grand-chose à en espérer. Ce n’est qu’un passage, comme l’attestent mes données sur l’usage du centre d’hébergement à Romans. Le centre d’hébergement a été un point d’appui important et très utilisé par les migrants algériens, comme l’ensemble des services sociaux ou associations humanitaires[4]. C’est un lieu où ils ont réussi à imposer leur présence. Pour beaucoup, c’était la découverte de ce que veut dire l’aide sociale. Certains tenaient à se démarquer du public habituel du centre et voulaient établir une relation d’égal à égal, et non d’accueillis à accueillants. Sept mariages y ont été conclus avec des bénévoles, des stagiaires ou des salariées. Pour la plupart, cet endroit où ils pouvaient venir tous les jours, mais seulement trois nuits par mois à la demande de la mairie, n’a été qu’une étape, une base, en attendant mieux[5]. La question du vrai ou faux réfugié, de la victime ou du coupable n’était pas au coeur de la relation avec les acteurs sociaux puisque ces derniers n’avaient pas de légitimité ou d’obligation à les contrôler. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait eu un jeu de relation autour de cette opposition entre compassion et suspicion. Des deux côtés, la situation à ce sujet s’est éclaircie. Les sans papiers, les salariés et bénévoles ont compris, les premiers plus rapidement que les seconds, qu’aucun n’obtiendrait le statut de réfugié et qu’aucun ne repartirait de son plein gré quelle que soit la décision administrative.

Comment construire une ethnographie multisituée dans le cas des sans papiers ?

L’intention était de prendre en compte la pluralité de la personne confrontée à une multitude de situations où elle doit faire des démarches légales en même temps qu’elle doit assurer sa survie. Les trajectoires, les espaces et les normes de référence ne s’arrêtant ni à la localité de l’étude, ni aux frontières physiques et symboliques de l’État français, une ethnographie multisituée s’est construite à partir d’une étude localisée approfondie et menée dans la durée, et sur la découverte dans l’univers des enquêtés des problèmes et des enjeux qui comptent pour eux.

Face aux sans papiers que je commençais à rencontrer à la fin de l’année 2002 à Romans sur Isère (une ville moyenne de la Drôme), certaines manières de penser et d’agir me semblaient étranges. Suivre les Algériens sans papiers dans ce qu’ils faisaient et ce qu’ils disaient sur ce qu’ils vivaient devait rendre plus accessible l’exploration, la découverte de leur univers.

Une expérience dans les mondes des sans papiers algériens

Je rapporte ainsi des extraits de mon journal de terrain où j’ai consigné pendant trois ans mes conversations avec Djamel, une sorte de leader informel. Cette première description vise à attirer l’attention sur l’éventail d’actions dans lesquelles il se trouve engagé et sur la diversité des acteurs qu’il est amené à rencontrer ; elle permet aussi de montrer comment je me suis familiarisée avec une partie de ce qu’il vivait et le sens qu’il construisait à propos de son expérience.

22 décembre 2002 – Présentations

C’est au cours d’une distribution de tracts sur le marché du centre ville de Romans qu’il m’a présenté son histoire. Il a commencé par Paris puis il est parti vers Romans pour le travail agricole. Là, il a découvert qu’il avait dans cette ville un oncle et des cousins. Mais il ne va pas chez eux. Il leur a laissé son numéro de portable s’ils veulent l’inviter, mais il ne veut pas être à leur charge. Il dit ne pas fréquenter les immigrés. « Ça les gêne et ça nous gêne ».

Je lui demande ce qu’il faisait en Algérie. « Avant de partir, j’étais commerçant, grossiste, dans les fruits et légumes. J’avais un semi-remorque, ils me l’ont brûlé. J’étais racketté mais je ne sais pas par qui. Ma mère pendant le ramadan en 1999, avec d’autres femmes, a été égorgée. […] Là j’ai décidé de partir […] mais c’est dur d’en parler. On te croit pas, ou on dit “qu’est ce que c’est que ces gens qui s’égorgent entre eux” ». Je lui demande pourquoi il n’a pas demandé l’asile politique. « Je ne peux pas dire que j’ai été victime de violences de l’État […] Et vous, vous pouvez pas imaginer ce que c’est que de payer des bakchichs pour tout […]. Moi je ne supporte plus la misère et les pays du tiers monde […] ».

11 janvier 2003 – Le squat et les faux papiers

C’est l’hiver, le squat où il vit n’est pas chauffé et connaît des pressions policières. Djamel est à la recherche d’un autre squat. Je l’accompagne. Je lui demande comment ils font pour vivre. Il m’explique alors qu’avec des faux papiers c’est plus facile. « J’ai payé une fausse carte de séjour 130 euros. Elles viennent de Paris ou Marseille. Mais on ne les garde pas sur nous, se faire piquer avec c’est trop grave. On s’en sert juste pour faire des photocopies pour les employeurs. […] Moi j’ai dû aussi me payer un passeport algérien avec visa, j’étais parti sans rien. Tu peux aussi acheter une vraie carte d’identité ou un vrai passeport français ». Je lui redemande pourquoi il ne loge pas dans sa famille, chez son oncle ou un de ses trois cousins et cousines. « Ils ne savent pas que je vis dans un squat. Ils croient que j’habite à Valence. Quand je les croise à Romans je leur dis que je passais par là ». Il est de Constantine. Il est marié, divorcé et père d’une fille. « En Algérie, on divorce pour un rien et on ne peut pas vivre en concubinage ». Je le laisse en fin de matinée à Oasis, au centre d’hébergement où il rejoint d’autres sans papiers qui viennent se réchauffer et prendre un repas au chaud le midi.

19 janvier 2003 – La police se manifeste

Il revient de la taille des vignes dans le Diois et passe me voir chez moi pour m’informer que la police et la BAC[6] ont cerné le quartier et ont fouillé le squat. Que faut-il faire ? Il me dit que les jeunes préfèrent rester au squat ; dans les bâtiments publics ils ont peur de se faire virer, alors que le propriétaire privé du squat les tolère.

Alors que je lui demande ce que lui inspire la police en France, il me parle de la prison qu’il a faite en Algérie. Comme je lui redemandais pourquoi il ne faisait pas une demande d’asile politique, cette fois il m’a répondu : « parce que je crains pour ma famille ». Son père et trois soeurs vivent encore là-bas. L’une est médecin et mariée à un pédiatre, l’autre est laborantine et divorcée, la troisième était ouvrière en couture, préretraitée après la fermeture de son usine, et divorcée. À la question sur ce que faisait son père, il me répond qu’il a travaillé en France sur les routes et qu’à la retraite il est rentré en Algérie avec toute la famille. « C’est pour ça que j’ai vécu en France, à Montpellier, jusqu’à l’âge de 13 ans. »

3 février 2003 – L’arrestation par le GIR[7]

Djamel arrêté par le GIR au squat, après une nuit d’interrogatoire, est de retour et passe me donner des nouvelles. Il ne craint pas la police mais l’expulsion et, en Algérie, il en a vu d’autres. Il dit alors qu’il a participé à la création du FAAD (Front authentique pour l’Algérie démocratique) dans sa ville. Il a pris des contacts avant sa sortie de prison et il est parti sans papiers par le Maroc et l’Espagne.

21 février 2003 – Carnaval à Romans sur le thème de l’Orient

Des musiciens gnaouas du Maroc animent une soirée sous un chapiteau. Le décor a été réalisé par trois plasticiens algériens en résidence à Romans. Ils présentent par ailleurs une exposition d’art contemporain au musée de la chaussure sur le thème du voyage dans le cadre de l’année de l’Algérie en France. La promotion de l’événement affiche des valises et annonce : trois voyageurs s’installent à Romans. Les sans papiers profitent de l’événement, de façon dispersée, noyés dans la foule. Djamel n’est pas là. Il m’appelle, il est retenu par un travail à la Monnaie, un quartier d’habitat social, où il gagne sa soirée. Il tient une friterie sandwicherie dans une caravane sur le trottoir pour son cousin ; celui-ci arrive pour aider à fermer la boutique et donne des ordres. Le cousin m’explique qu’il a « un autre boulot à la sécurité pour ED[8]. La caravane c’est un placement ». En attendant qu’il puisse ouvrir un commerce, un vrai. Il fait le compte de ses investissements et me dit qu’en s’associant avec Djamel, à qui il reversera une part de la recette, c’est une affaire qui va marcher. Il me montre qu’il a tous les papiers nécessaires. Djamel sourit : il a fait des études alors que son cousin n’a pas dépassé le collège, mais le clandestin c’est lui.

Le lendemain, la fête se poursuit et l’Asti[9] a négocié un passage à la radio du carnaval avec quelques témoignages de sans papiers. Djamel demande sur les ondes au maire de Bourg de péage s’il trouve normal que sur sa commune des êtres humains en soient réduits à vivre sans eau, sans chauffage et sans électricité. Il suggère qu’il existe des solutions sur la commune. Après l’émission radiophonique, nous allons manger chez Mac Toub, tenu par un Tunisien en centre ville. Djamel s’adresse au patron en arabe, lui demande si la viande est hallal et lui dit qu’il n’a entendu que du bien de lui. Ce dernier étonné, lui demande : « où ça, par qui ? ». Il lui répond : « par les sans papiers » et il lui tend un bon de réduction que Mac Toub a distribué auprès des associations pour les sans papiers.

27 mars 2003 – La convocation à la préfecture

Djamel passe chez moi et m’informe qu’il est convoqué à la préfecture pour le lendemain. Il n’a pas préparé son dossier et sans rien me demander directement, il me laisse entendre qu’il n’arrive pas à écrire son récit. Je lui propose de l’aider. Il passe chez son oncle où se trouve à l’abri son cartable avec ses documents importants, et il apporte son registre de commerce et des attestations de trois personnes qui témoignent de l’égorgement de sa mère. Pour remplir la partie administrative du dossier tout est sujet à interrogation : la langue, les diplômes, les métiers exercés, les séjours en France… À la préfecture, l’employée, séduite, y croit mais il faut des preuves. Il ne veut pas dire qu’il a vécu en France, et répond à l’employée qu’il a appris le français à l’école et qu’il n’est venu que pour des séjours touristiques. Il ne mentionne ni sa femme, ni son divorce, ni sa fille. Et bien sûr, il ne dit rien de son faux passeport. Sur le long séjour en France de sa famille avant le retour, il m’explique qu’il pense qu’il ne faut pas en parler. « Malika, c’est pour ça qu’ils lui donnent pas les papiers, parce qu’elle a dit qu’elle avait grandi en France avant le retour avec son père. Ils aiment pas ceux qui son partis et qui reviennent ».

27 avril 2003 – Rendez-vous chez le préfet

Nous sommes quatre à être reçus chez le préfet, deux Français et deux sans papiers (Malika et Djamel), protégés par leur statut de demandeurs d’asile, en présence d’élus de Romans et Bourg de péage sur la question du logement des demandeurs d’asile. Les fonctionnaires prennent nos identités et procèdent à des vérifications. Le préfet finit par nous recevoir, scandalisé que l’on vienne avec des sans papiers pour une réunion entre citoyens français. Il exerce une pression pour faire comprendre à Djamel qu’en tant que futur clandestin, il n’a pas droit à la parole malgré tout le respect qu’il lui porte en tant qu’individu.

En sortant, Djamel m’annonce qu’il va proposer à Maria de se pacser[10].

16 mai 2003 – Le choix du mariage

Maria est divorcée et mère de deux enfants, dont un jeune adulte avec qui elle a des difficultés en l’absence d’un père pour la soutenir. Maria, employée à Oasis, le centre d’hébergement, lui dit que les Algériens ont une fierté mal placée, qu’ils se rebiffent toujours alors que les autres étrangers font des concessions. Ils parlent souvent du mensonge, des secrets. À ce propos, Djamel dira que le mensonge est une façon de préserver sa dignité ou de faire comprendre à l’autre que son comportement n’est pas adapté sans le lui dire directement. Ils se préparent au mariage. En attendant, Maria a convaincu Djamel, débouté de sa demande d’asile territorial, de déposer un dossier à l’Ofpra[11], pour une demande d’asile conventionnel qui le couvrira d’ici le mariage. Il préférerait une régularisation générale, sans l’asile, sans le mariage, ni rien de tout ça.

23 mai 2003 – Sa soeur arrive

Nadia, sa soeur de 50 ans en préretraite a décidé de le rejoindre. Où va-t-il la loger ? « Il faut la comprendre, tu peux pas imaginer comme c’est la misère. Elle voit la maison de mon oncle (qui habite un pavillon), elle a été au collège en France. Elle est jalouse, elle se dit pourquoi moi, pourquoi pas moi. Tu peux lui dire ce que tu veux, sur la vie de sans papiers, elle veut pas le croire ».

Après quelques jours chez l’oncle où sont échangés de part et d’autre des reproches de mauvais accueils, sa soeur loge en semaine dans l’appartement de jeunes qui sont aux champs, le week-end chez un ami de son frère, policier municipal, puis dans une chambre louée par Djamel. Il essaie de lui trouver du travail par l’association d’insertion. Sa soeur finira par faire sa vie. Un aller retour vers l’Algérie. Une deuxième tentative à Marseille et une expulsion.

1 juin 2004 – Le mariage

Un an après la prise de décision, le mariage va avoir lieu. La fête, après la mairie, se tiendra chez moi, dans la cour. Il m’avait expliqué à l’occasion de mariages d’autres sans papiers avec des Français que les Algériens ne comprennent pas comment s’organise cette cérémonie en France. Ils ont fait ensemble la liste des invités et malgré l’insistance de Maria il ne veut inviter personne de sa famille ni même des amis « immigrés ». « J’ai pas de famille ici » rétorque-t-il.

28 août 2004 – La vie régulière

Sa demande d’asile conventionnel a été rejetée par l’officier de l’Ofpra qui a justifié sa décision de la façon suivante : « quitter son pays légalement avec un visa alors qu’il dit être placé sous contrôle judiciaire depuis 1995 ôte tout crédit à sa demande ». Il a finalement été régularisé comme conjoint de Française.

Après un stage de mise à niveau, il est accepté pour une formation Afpa[12] de maintenance industrielle mais il faut qu’il trouve six mois de travail déclaré pour que sa formation soit financée. « Quand tu rentres dans le système tu trouves plus de travail. Il faut pas croire que parce que tu as des papiers tout est réglé ». Depuis mars 2005, il est en formation à Marseille pour huit mois. Maria aimerait bien aller visiter l’Algérie. Il hésite…

Cette description générique est conforme à ce qu’entendait Geertz par « interprétation » : une construction des constructions des autres, une fiction, une fabrication, un acte d’imagination élaborés à partir de faits bien réels, même s’ils ne sont qu’une part de la réalité et s’ils reflètent ma vision des choses. À travers cette description générique, plusieurs cadres d’action et logiques d’acteurs apparaissent.

L’Algérie et la France, sa situation personnelle là-bas et ici, sont mises en dialogue, et font l’objet de va et vient. Mais selon les situations, il lui faut faire le tri, jouer un jeu différent, choisir, répartir et reconstruire les informations.

Djamel, au-delà de son seul statut de sans papiers, joue de ses identités multiples. C’est un Algérien, qui a vécu des expériences et rencontré des problèmes dans son pays, mais il a aussi vécu en France. Il a de la famille ici et là-bas, il partage des codes, une langue, une religion, des origines communes avec des « immigrés » sans avoir le même statut ni les mêmes intérêts. Il a des compétences professionnelles, relationnelles, politiques, mais il se trouve confronté à une situation de relative clandestinité, de survie, tout en devant se plier, se conformer à un cadre juridique.

Comment, par exemple, comprendre ce qui à première vue nous paraît étrange dans les relations entre « clandestins » et « immigrés » de même origine ou de même famille : les limites des solidarités familiales et lignagères avec leurs dettes et leurs obligations. Comment comprendre, si l’on omet l’influence des politiques de l’État français, la situation sociale et économique de la famille en France, et celle de la famille en Algérie, les rapports au pays d’origine ?

En France, Djamel active des liens, joue des rôles, respecte des normes différentes selon ce qu’il veut obtenir, un statut, de l’aide, du travail, un hébergement, du respect, et selon ce qu’il veut préserver, sa dignité, son honneur, sa liberté, son intimité, son mode de vie, sa culture, ses rites, ou encore selon qu’il souhaite être regardé d’abord comme un individu. Il imagine ce que l’autre pense, ce qu’il peut ou non comprendre. Il se demande comment l’utiliser, ce qu’il peut en attendre, ce qu’il peut lui donner et ce qu’il pourra lui rendre, à quoi cela l’oblige.

Dans l’espace-temps d’un carnaval, il passe ainsi d’un registre à l’autre et distribue les rôles de son répertoire. Lors de la soirée de travail au noir pour son cousin, se rejouent les places au sein de la famille dans un rapport « d’exploitation » et de gestion de l’entraide familiale. Lorsqu’il participe à une émission de radio, il tient la position du sans papiers impliqué dans une action collective aux côtés d’autres sans papiers et auprès de militants français qui interpellent des élus. Il passe ensuite à une nouvelle édition du jeu du dévoilement des identités avec le patron tunisien du Mac Toub pour se présenter et établir une relation acceptable qui dépasse son seul statut de sans papiers.

Ses perspectives, ses projets, ses intérêts, sa vie personnelle, sociale et familiale, les valeurs auxquelles il est attaché se télescopent avec les contraintes que lui imposent le cadre juridique, les représentants de l’État et l’absence de droits. Dans le cours de l’action, des « perspectives » (Hannerz 1991)[13] différentes se confrontent et donnent lieu à des malentendus ou à des incompréhensions, mais aussi à des compromis, négociations ou ajustements. Plusieurs logiques sont à l’oeuvre et en interaction. Ces logiques d’acteurs, influencées par celles d’autres acteurs et par la compréhension, l’interprétation de celles du système qui les englobent, s’ajustent les unes aux autres.

On admet alors avec Geertz que « le lieu de l’étude ne constitue pas l’objet d’étude » et avec Marcus (2002 [1995]) que l’objet d’étude change selon les conditions changeantes du monde dans lequel il est englobé et doit sortir d’un localisme ou du « huis clos ethnographique ». Cette conception du terrain a eu plusieurs implications dans mon travail de recherche.

Informateurs, leaders ou personnages clefs ?

La réflexivité des acteurs et la réciprocité de la relation de l’ethnologue à ses terrains font partie de ces implications. Des situations, des comportements ne pouvaient s’éclaircir, prendre sens qu’en se déplaçant avec les sans papiers dans les différentes sphères de la vie sociale qu’ils arpentaient. Ce dispositif d’observation et d’exploration se construit en avançant avec les gens étudiés qui s’interrogent et interrogent l’ethnologue comme d’autres acteurs sur ce qu’il convient de faire et de penser dans telle ou telle situation. Comment caractériser ses relations aux terrains ?

J’avais repéré et choisi des « personnages clefs » avec qui j’avais soigné ma relation. Je préfère employer dans ce cas le terme de « personnage clef » plutôt que celui d’« informateur privilégié », terme qui ne rend pas suffisamment compte de la réciprocité de la relation et de la réflexivité des acteurs. Et comme je ne pouvais pas suivre tout le monde, il fallait choisir, établir une relation et créer des habitudes qui à la longue facilitent l’échange et la rencontre.

Certaines personnes auprès desquelles j’espérais obtenir des informations ou de nouveaux contacts s’attachaient à entretenir surtout une relation privilégiée et individualisée avec moi. Je me suis d’ailleurs demandé à un moment si la relation ne s’était pas inversée. Plus que m’introduire dans le monde des sans papiers, ce sont eux qui s’étaient introduits chez moi au propre et au figuré et qui m’utilisaient comme informatrice privilégiée.

Leurs manières d’être et de faire en disaient plus long que ce que j’aurais pu espérer recueillir par des entretiens. Plus encore, ils apportaient des réponses indirectes à mes questions, ils m’impliquaient dans des scènes et me laissaient libre d’en tirer moi-même les enseignements et les interprétations. Soit parce qu’il y a des choses que l’on veut bien montrer mais qu’on ne veut pas, qu’on ne peut pas dire ou dont les interprétations sont multiples et complexes. Sur trois ans, j’ai ainsi suivi de plus ou moins près une soixantaine d’Algériens sans papiers.

L’ethnologue comme acteur, l’ethnologie comme observation

J’avais choisi de négocier mon entrée et ma place dans l’association de soutien (l’Asti). Concernant les autres lieux et acteurs, il fallait opter pour une présentation de soi, se positionner, trouver, accepter et négocier des rôles. Enfin l’objet d’étude avait aussi ses particularités qui ne pouvaient pas ne pas jouer sur les conditions de l’enquête et ne pas être prises en compte. Sans exagérer la situation de clandestinité et les dangers qu’elle fait courir aux enquêtés, elle est néanmoins réelle et a des implications sur les modes de relation. Par ailleurs, les entretiens que mène l’ethnologue ressemblent trop ou sont trop proches de ce qui est demandé aux enquêtés par les préfectures ou encore par les services sociaux. Et leurs enjeux dépassent de loin l’enquête du chercheur. Chaque fois, le récit s’adapte et à ce que le migrant pense que l’autre attend ou est prêt à entendre, comprendre, et à l’image qu’il pense qu’il faut qu’il donne pour obtenir ce qu’il souhaite, pour laisser une bonne impression, ou faire pencher la balance de son côté. Au cours de ces entretiens, j’ai appris à ne pas me vexer si on me mentait, à ne pas chercher à savoir la vérité, à respecter le secret comme les confidences, à ne pas poser trop de questions et à garder une distance. Pour des gens qui sont soumis beaucoup plus que d’autres à la question, à l’exposition de leur vie privée et intime, à l’exigence de la transparence et de tout dire, c’est une question vitale pour eux et d’éthique pour l’ethnologue.

Combien de fois m’a-t-on dit : « tu poses trop de questions », alors que j’avais le sentiment de ne pas en poser. « Ça fait rien c’est quand même des questions », me répondait-on.

La conversation s’est rapidement affirmée comme un matériau privilégié à exploiter. Des sujets de conversation reviennent régulièrement et suivent leur fil. Mais je me suis fixé quelques règles qui me permettent ainsi qu’à mes interlocuteurs de pouvoir engager la conversation sans courir trop de risques, dans un cadre et selon des codes devenus usuels de part et d’autre. Pendant la période du squat, je passais régulièrement voir Djamel. Puis, après l’éclatement du squat, l’habitude avait été prise que je passe une fois par semaine avec Djamel ou seule dans l’appartement de deux jeunes qui servaient de point de passage et de rendez-vous à d’autres jeunes. Les premières informations échangées, il est possible de passer à autre chose. Les derniers événements, les états d’âme, les informations venues du bled, les histoires, rumeurs ou légendes qui circulent. Les projets, les points de vue et commentaires sur telle situation, telle solution. Mes interlocuteurs pouvaient aussi me demander mon avis. Mais une présence habituelle permet qu’on vous oublie, que l’on fasse moins attention à vous et que la vie se poursuive presque normalement. Le portable sonne, des gens passent, règlent des affaires. Dans ce cas, il suffit souvent d’écouter et de regarder.

Avec les plus proches qui partageaient mon projet de recherche, l’habitude avait été prise de se voir ou de se téléphoner, pour me donner les dernières nouvelles, pour échanger nos interprétations. Des familles m’invitaient aussi régulièrement à passer prendre le café, participer à une fête pour discuter, entretenir le lien.

Enfin, avec des gens que je ne connaissais pas, des situations étaient plus propices que d’autres à la conversation. C’était le cas dans les couloirs des permanences juridiques de l’Asti ou pendant la période où je travaillais sur les dossiers. Prononcer certaines phrases clefs, expressions, informations connues dans le monde des sans papiers, connaître un peu l’Algérie facilitaient la discussion et la liberté de ton et de parole.

Du côté des autres acteurs, en particulier les associations de soutien, il y a aussi des enjeux, des susceptibilités et des réalités. Les militants ne sont pas si nombreux, cet engagement n’est pas toute leur vie et ils n’acceptent pas toujours de se faire observer sans trop savoir pourquoi. Là aussi il vaut mieux se rendre utile et s’impliquer. Et ils peuvent eux aussi demander des gages. À quoi sert le chercheur, que donne-t-il en échange de ce à quoi on lui donne accès, que va-t-il en faire, en quoi est-il habilité à participer, observer, analyser ? Comment, en fonction de ces enseignements, ai-je construit ma relation ethnographique aux individus et au terrain ?

Être acteur dans le cadre de cette étude ne passe pas seulement par des rôles précis, clairs et reconnus, choisis une fois pour toute au départ, mais peut être davantage par un réel engagement dans des relations humaines et par la qualité de celles-ci. L’ethnologue accepterait ou s’arrangerait pour jouer tel rôle, pour pouvoir observer telle scène. Il ne me semble pas que la participation ne soit qu’un mode d’entrée pour recueillir des données reposant sur des observations directes, et encore moins un artefact ou une ruse. Les données ne sont pas là, prêtes à être cueillies et consommées. Entrer dans les pratiques, en avoir une expérience personnelle, est un mode d’accès à la compréhension des faits sociaux et des logiques d’acteurs. L’engagement et l’implication de l’ethnologue sur le terrain sont une démarche d’investigation pour observer mais aussi pour comprendre.

Comme les membres de l’association de soutien, j’ai donc aidé à rédiger des récits pour la demande d’asile, accompagné des gens à la préfecture, accepté d’être le témoin de mariage, servi d’intermédiaire avec des propriétaires immobiliers, des élus locaux, rempli des attestations d’hébergement, participé à des réunions ou à des délégations.

Mais j’ai aussi établi des relations ordinaires et régulières « comme dans la vraie vie ». Se rendre des visites, manger ensemble, prendre l’habitude de se voir, de se rendre des services, d’échanger, de se téléphoner. Un ensemble d’activités et de pratiques qui ouvrent à d’autres relations, mais aussi à d’autres rôles.

Cela peut donner une vue déformée de la réalité. Sans cette recherche, aurais-je établi de telles relations ? Certainement pas avec une telle intensité. Cependant, cela m’a permis de suivre des parcours, de recueillir des informations, de comprendre des logiques par la suite avec un investissement bien moindre. J’ai aussi compris que je ne ferais pas le tour de la question, que des contrées me resteraient inaccessibles.

Auprès de l’association, tout le monde savait que mon objet d’étude n’était pas l’association mais les sans papiers. Mais en même temps le « contrat » vis-à-vis de l’association précisait que je n’étais pas là seulement pour les observer, mais pour participer aussi à leurs activités. Auprès des services sociaux ou de l’aide humanitaire, des élus, des notables mon rôle d’ethnologue était inconnu et ma place oscillait entre représentant de l’association ou de quelqu’un de proche des sans papiers.

Auprès de la préfecture, seul mon rôle de membre de l’association était repéré. Il m’a permis un mode d’entrée « discret » sur certaines scènes qui ne m’auraient pas été accessibles à visage découvert. J’ai préféré pouvoir assister à des entretiens en situation avec des agents de la préfecture et à des scènes de négociations avec le préfet que d’obtenir des entretiens officiels qui auraient effectivement permis de compléter une approche multisituée par la prise en compte des formes de discours et des domaines de représentations concurrents. Je n’ai donc approché la position des représentants des administrations de l’État qu’au cours de situations et par l’analyse de courriers présents dans les dossiers des associations et d’avocats.

Pour les sans papiers, le rôle sous lequel je me présentais était celui de l’ethnologue. Un des traits dominants a été dans quelle mesure je pouvais servir de ressource. Ainsi, nombre de propositions des sans papiers, que je les accepte ou non, en partie ou complètement, ouvraient à la compréhension de logiques ou de perspectives des individus. Cela m’a amenée en particulier à approcher des modes de raisonnement et des comportements lorsque l’on est confronté à certaines situations aux marges de la légalité.

Interdisciplinarité de l’objet de l’étude et pluralité des sites de recherche

Pénétrer dans les mondes vécus des sujets particuliers demande de « faire d’une autre discipline un objet ethnographique » nous dit Marcus. C’est dans la relation établie avec les enquêtés qu’il m’est apparu indispensable d’acquérir au même titre qu’eux des connaissances juridiques et de les mettre en pratique. La lecture de textes de loi, les entretiens avec les acteurs du droit et de la loi ne suffisaient pas. Il me fallait une initiation et une pratique personnelle pour espérer pouvoir porter un regard anthropologique sur la façon dont la dimension juridique interférait avec mon objet d’étude.

Je me suis posé la question de la coproduction du terrain et de la pluralité des sites de recherche. Un détour par l’Algérie s’imposait, mais comment faire ? Les sans papiers algériens rencontrés à Romans ne venaient pas tous, ni majoritairement du même lieu[14], peu se connaissaient avant la migration. Enfin, lors de mon premier séjour, aucun sans papiers de ma connaissance ne pouvait m’accompagner. Je voulais voir pour me rendre compte par moi-même de l’atmosphère, de l’ambiance et de la vie quotidienne dans ce pays et à la fois prendre contact plus précisément avec l’environnement et la famille de quelques sans papiers. J’ai donc fait circuler parmi les sans papiers mon intention de m’y rendre et j’ai attendu les invitations. En Algérie, sans intermédiaire connu, les premiers contacts sont restés distants, chacun ne sachant pas de part et d’autre jusqu’où il était possible d’aller. Mes hôtes ont choisi de me montrer tout simplement comment ils vivaient quotidiennement. Ils me posaient pudiquement des questions de temps à autre sur leur proche sans papiers en France, et me dévoilaient quelques secrets ou confidences. Un deuxième séjour chez eux ou leur visite en France a permis d’approfondir cette première relation, et de se confier un peu plus. Enfin, j’ai pu accompagner et vivre le retour d’une femme divorcée après quatre ans d’absence à Guelma. J’ai alors vécu les retrouvailles avec sa famille, avec son fils, avec ses collègues de travail, ses amies, ses voisins, sa belle famille. Les circonstances permettaient qu’elle me raconte ce qui s’était passé au moment de son départ et auparavant. Le retour, ce furent aussi les retrouvailles avec son pays, autant de plaisirs et d’habitudes. Ce voyage m’a ouvert à de nouvelles perspectives d’appréhension de ce qui se jouait dans cette migration et dénouait une autre facette de l’énigme.

En quête de reconnaissance et de réussite sociale ici et là-bas

Mes investigations ont permis d’organiser et d’approfondir trois sources de lecture : la carrière administrative et ses démarches, la vie ordinaire et ses épreuves, et les liens avec Algérie. Leur croisement a permis de dégager une hypothèse centrale sur les raisons et les sens de cette migration.

Les politiques migratoires, les lois et leurs dispositifs, les droits et leurs défenseurs, l’aide sociale et humanitaire n’ont pas éclipsé dans ma recherche la capacité d’agir, de prendre des initiatives des migrants « irréguliers » bien présents dans la ville et la société. Dans le cas algérien, les figures du migrant économique, familial ou victime peuvent s’enchevêtrer et se doubler d’un sujet acteur d’un projet migratoire en quête de reconnaissance et de réussite sociale ici et là-bas. S’exprime alors une forme contemporaine de l’exigence « du droit à avoir des droits » (Arendt 1972), et de la reconnaissance de soi par l’exercice de sa puissance d’agir et d’une recherche du dépassement de la dissymétrie par des expériences de réciprocité pour parvenir à une reconnaissance mutuelle (Ricoeur 2004).

J’ai ainsi montré comment le migrant algérien « comme acteur » conjugue de façon particulière à travers « ses ancrages locaux des dimensions familiales, communautaires, résidentielles, sociales, commerciales, économiques » (Battegay 1996 : 65) auxquelles se sont ajoutées des dimensions juridiques. Ces Algériens disposent de savoir-faire relatifs à la connaissance des règles et des situations, et d’une capacité à circuler entre différents systèmes de valeurs et de normes. Les politiques d’immigration françaises elles-mêmes, dans leur définition et leur application, connaissent aussi des singularités propres aux origines nationales, à l’histoire qui lie les deux pays et à l’ancienneté de cette migration vers la France.

Pour autant, les politiques de l’État français de restriction de l’immigration et des droits des étrangers affectent les capacités du demandeur d’asile ou du sans papiers algérien à mener à bien ses projets, au même titre que les migrants d’autres origines. Il est lui aussi soumis à des difficultés dans ses démarches et dans sa vie ordinaire avec un minimum de droits. Parallèlement à ses propres réseaux, il s’appuie ainsi sur le soutien des défenseurs des droits des étrangers et sur l’aide de l’action humanitaire dont cependant il ne dépend pas exclusivement. Coincé dans la contradiction entre une politique sécuritaire et un traitement humanitaire au cas par cas, il oscille aussi entre la figure du clandestin, de la victime et du fraudeur.