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C’est de sa thèse de doctorat, L’accès des femmes à la violence légale, soutenue en 2005 à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, que Geneviève Pruvost a tiré cet ouvrage sur les femmes policiers, le choix du terme étant un des résultats d’une recherche sur un groupe professionnel où tous, hommes et femmes, rejettent la féminisation des fonctions. Elles appartiennent à trois grands corps : les comparaisons qu’elle peut ainsi établir sont d’autant plus intéressantes et élucident largement la prégnance de la stratification sociale mais nombre de caractéristiques atypiques. Les femmes sont ainsi plus nombreuses parmi les commissaires que chez les officiers, parmi les officiers que chez les gardiens de la paix. Rien d’étonnant à cela, la difficulté n’est pas le genre du commandement, mais bien celui de l’exercice de la violence qui décroît lorsque l’on est plus gradé.

Pour cette longue recherche, l’ethnologue a bien sûr multiplié les lectures, mené des entretiens croisés avec des questionnaires. Surtout, elle s’est plongée dans ce milieu assez fermé, accompagnant les équipages lors des patrouilles, pendant les interventions, suivant les formations des divers métiers, à tel point que son fils a fini par être persuadé qu’elle était elle-même dans la police. Le corpus de 128 copieux récits biographiques (dont un tiers d’hommes) est assez considérable, tout comme celui des 5 336 questionnaires recueillis (sur 10 000 diffusés de manière aléatoire) pour que, croisant lectures sociologique et anthropologique, les résultats soient fort solides. Les pages de méthodologie sont d’autant plus intéressantes qu’elles nous plongent sur-le-champ dans le sujet.

Ces résultats, l’auteur nous les livre en quatre parties. La première, sur la conversion au métier (la référence à Everett C. Hughes est explicite), effectuée dans des écoles-internats (l’influence d’Erving Goffman est également sensible), est presque un cas d’école. Elle nous y montre, surtout parmi les futurs gardiens de la paix, des femmes qui changent lors de ces mois, adoptent des coiffures plus courtes et adaptent leur tenue. Leur allure se fait moins féminine, acquérant ainsi une égalité par ressemblance au genre viril. Leurs collègues masculins vivent également cette conversion, mais sans que la dimension du genre aient une telle importance dans le cadre de ce « métier d’homme » : la formation sportive est ainsi conçue pour « entretenir la croyance d’une distance irrattrapable entre les sexes » (p. 73). La deuxième partie, sur la « négociation de la carrière », expose les hiérarchies (informelles mais ô combien solides) au sein des différents services tout comme les modalités d’accommodement des femmes et à propos des femmes avec des critères qui pourraient les laisser de côté. Surtout, l’importance du milieu familial est démontrée et permet d’inscrire la vie professionnelle des femmes policiers dans un continuum biographique que marque notamment un fort malthusianisme. La troisième partie offre une lecture genrée des différentes tâches de police, dans des métiers où la mobilité peut (et souvent doit) être considérable. La dernière partie confronte la présence de ces femmes aux pratiques, traditions, y compris dans les coulisses, d’un groupe professionnel largement marqué par une identité masculine, notamment une sociabilité virile à laquelle adhèrent ces femmes sans, pour autant, collaborer à leur propre domination.

La connaissance de ces femmes policiers nécessite celle de leurs collègues masculins, donc de l’ensemble des policiers. Cet ouvrage est sans doute un des plus riches sur le métier de policier depuis celui de Dominique Monjardet (1996). C’est ainsi qu’un aspect souvent mal appréhendé est ici souligné : l’ennui qui est une des caractéristiques d’un métier où communément les moments d’actions sont rarissimes et les temps d’attente hypertrophiés. Mais cette dimension n’est, bien sûr, pas valorisée et les policiers sont à ce sujet (tout comme à propos de la pratique commune de « la glande ») peu diserts. L’approche comparative, avec les travailleurs des urgences que Jean Peneff avait étudiés par une observation participante (1992 et 2000) mais aussi les ouvriers de Citroën parmi lesquels Robert Linhart avait travaillé (1978), est d’autant plus riche qu’elle permet d’enlever au métier de policier sa spécificité. On peut donc l’appréhender en le situant dans l’ensemble du marché du travail, démarche d’autant plus pertinente que nombre de ces femmes ont, avant de s’engager dans la police, exercé d’autres professions.

Pour l’historien du travail et des métiers, les chercheurs des autres sciences sociales ont l’insigne privilège de pouvoir aller sur le terrain (et dans les voitures de police) pour y trouver autre chose que des traces, y percevoir et sentir ce qui ne peut que lui échapper. Mais l’auteur annonce un ouvrage sur la dimension historique du métier de femme policier, pour lequel elle a remonté au recrutement en 1935 par la préfecture de police de Paris de deux femmes agents de police. Nous l’attendons avec impatience.