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Introduction

L’exogamie langagière est un classique de l’anthropologie du langage à plusieurs égards. Le phénomène a été utilisé entre autres pour illustrer la complexité des liens entre langue et culture. Depuis Sapir (1967 [1921] : 203-215), on sait qu’il n’y a pas d’équivalence entre les deux : des groupes diversifiés culturellement peuvent former une entité linguistique tout comme des peuples parlant des langues différentes peuvent faire preuve de cohérence culturelle. De nos jours, on accorde un grand intérêt à l’aspect dynamique de la relation entre langue(s) et culture(s) et on inclut les changements et aménagements dans l’analyse du processus de négociation menant à l’établissement de normes dans un groupe qui se reconnaît comme tel. Mon objectif est de comparer deux cas d’exogamie langagière reconnus, en Amazonie et au Canada, pour lesquels le lien entre langue et culture est compris différemment. En Amazonie, l’analyse de la pratique de l’exogamie langagière fait ressortir la diversité des langues dans un contexte culturel qualifié d’homogène (Garmadi 1981 : 111), tandis qu’au Canada la prémisse de base est qu’à chaque langue correspond une culture donnée (Taylor 2002 : 1).

Il y a lieu de penser que l’exogamie langagière était davantage répandue qu’on ne peut le démontrer maintenant. Elle aurait pu être pratiquée en Australie, par des groupes aujourd’hui disparus de la face du monde (Jackson 1983 : 175). Dans les parties densément peuplées du globe où plusieurs langues coexistent, comme l’Inde, il est d’ailleurs probable qu’elle soit de mise. En fait, on peut présumer qu’il existe des marques langagières dans plusieurs sociétés dans lesquelles on pratique l’exogamie clanique (Monod-Becquelin et Augustins 1983 en fournissent un exemple parmi tant d’autres). Cependant, à ma connaissance, peu d’études ont poursuivi l’analyse de la dimension langagière du phénomène, sauf en Amazonie, où elle est toujours attestée, justifiant de la prendre en considération dans le répertoire des possibilités. Mon propos se base principalement sur la situation bien documentée dans la région du Vaupès (Sorensen 1972 [1967] ; Jackson 1974 et 1983 ; Garmadi 1981 ; Gomez Imbert 1985, 1992 et 1996). Davantage de recherche sur le sujet serait souhaitable (Jackson 1974 : 56 ; Gomez-Imbert 1996 : 445), car les implications théoriques de l’exogamie langagière sont telles qu’il s’agit d’un cas de figure. On verra sa pertinence pour la notion de langue maternelle, pour l’évaluation de l’(in)intelligibilité entre les langues et pour l’importance du rôle des attitudes dans l’analyse des situations linguistiques. Au Canada, je m’intéresse à l’exogamie conçue dans le cadre de la gestion de ce qui est convenu d’appeler la dualité linguistique. Dans ce contexte, une portion bien précise des couples mixtes fait l’objet de la discussion, soit les couples dont une personne est associée au français et l’autre à l’anglais. Après l’instauration du bilinguisme canadien en 1969, on a considéré que ces couples risquaient de ne transmettre à leurs enfants qu’une des deux langues officielles, l’anglais généralement. Landry et Allard (1997 : 561-566) résument le développement de cette perspective sur les transferts linguistiques d’une génération à l’autre. L’exogamie est alors devenue une préoccupation institutionnelle au Canada. Le phénomène est particulièrement important dans l’ouest (Landry 2003 : 3 ; Stebbins 2000 : 186). Dans ce qui suit, je me concentre sur la province de l’Alberta où foyer (McMahon 1994), mariage (Stebbins 1994) et famille (Taylor 2002) exogames font partie de la donne. Dans la plupart de ces études (ainsi que dans Landry et al. 1991), les enjeux de l’exogamie canadienne sont reliés à l’éducation formelle en milieu scolaire.

Dans un premier temps, je décris l’exogamie langagière telle qu’on la définit en Amazonie, c’est-à-dire l’interdiction d’épouser une personne qui parle la même langue que soi (Gomez-Imbert 1992 : 540 ; 1996 : 442). J’aborde ensuite l’exogamie canadienne afin d’en dégager les caractéristiques propres, car elle n’est pas aussi clairement nommée ou définie qu’en Amazonie. Dans un cas comme dans l’autre, l’exogamie joue un rôle dans le maintien des communautés langagières de la société dans laquelle elle s’inscrit. La comparaison fait ressortir le caractère structurant de l’exogamie langagière en Amazonie et le libre choix inhérent à la situation au Canada. En conséquence, la reproduction du système nécessite des mesures différentes en termes de socialisation langagière (Schieffelin et Ochs 1986). Au Canada, les droits linguistiques de la progéniture servent de fondement à une socialisation au statut de minoritaire tandis qu’en Amazonie, le multilinguisme constitue la norme. Finalement, je démontre comment l’exogamie langagière dans le milieu minoritaire francophone albertain repose sur une idée périmée en anthropologie, à savoir qu’à une langue correspond indéniablement une seule et unique culture, et vice-versa.

L’exogamie langagière en Amazonie

Le bassin fluvial du Vaupès chevauche le Brésil et la Colombie, dans le nord-ouest de l’Amazonie. Partie y étudier les croyances et pratiques des Tukanos liées aux maladies et à la guérison, Jean Jackson (1983 : xiii) s’est rapidement rendu compte de l’impossibilité de mener la recherche qu’elle se proposait de faire, « because it depended on an implicit research assumption that the members of the subject group all spoke the same language ». Elle s’est donc concentrée sur la réalité à laquelle elle faisait face et a plutôt travaillé sur la relation entre le multilinguisme, la parenté et le mariage. Des dizaines de langues sont en effet répertoriées dans la région du Vaupès : Gomez-Imbert (1996 : 439) en recense précisément 21. Dans une formule accrocheuse, Wardaugh (1986 : 95) fait référence au multilinguisme endémique des Tukanos. En fait, c’est le caractère systématique de ce multilinguisme généralisé qui est d’intérêt puisqu’il se maintient dans le temps comme le démontrent les travaux menés dans la région sur une période d’une trentaine d’années.

Cependant, la stabilité de ce multilinguisme dérange, et Jackson elle-même en a sonné le glas :

It is my opinion that the present system of linguistic exogamy in the Vaupés is unstable, the clear-cut association between language and exogamy so strongly expressed in the Papuri region being in part due to the loss resulting from acculturation of certain previously far more important nonlinguistic features that distinguished exogamous groups.

Jackson 1983 : 83

Je discute ailleurs (Daveluy 2007) des risques associés à la condamnation des groupes à la disparition imminente. Hill (2002) a souligné les conséquences d’un tel décret dans le cadre spécifique des efforts de préservation des langues. Dans le cas qui nous occupe, la complexité du phénomène a relégué l’exogamie langagière au second plan dans les intérêts de recherche des anthropologues. Ainsi, tout en reconnaissant l’importance du multilinguisme, l’exogamie langagière a été considérée à titre de variable plutôt que de trait propre à la région (notamment par Hugh-Jones 1979). Il n’en demeure pas moins que « […] in the vast majority of Vaupès marriages, the partners have different first languages and there are sometimes four or more different language groups represented in a single longhouse » (Hugh-Jones 1979 : 17). Effectivement, dans son échantillon de plus de 1000 mariages, Jackson a trouvé un seul couple Tukano échappant à la règle d’exogamie langagière. Gomez-Imbert (1992 et 1996) et Renault-Lescure (1992) confirment d’ailleurs le maintien du système dans le Vaupès.

L’exogamie langagière a résisté aux pressions exercées par les missions religieuses pour l’anéantir (Renault-Lescure 1992 : 523 et 532 ; Gomez-Imbert 1992 : 551-553). En effet, les partenaires jugés acceptables par les Indiens du Vaupès sont en relation incestueuse du point de vue des missionnaires. De plus, le multilinguisme ralentit les efforts d’évangélisation. De nos jours, la pression se fait sentir dans les régions moins isolées, dont les centres urbains où les Indiens migrent (Renault-Lescure 1992). La scolarisation tend aussi à homogénéiser la dynamique langagière, et les militaires stationnés au Vaupès favorisent l’usage de la langue nationale du pays qu’ils représentent (Renault-Lescure 1992 : 521, 529). Enfin, le mouvement d’unification indien minimise le multilinguisme et la pratique de l’exogamie qui le sous-tend (Gomez-Imbert 1992 : 553-554)[2]. Pourtant, le système persiste.

Toutes les études concordent sur le fait que chaque individu connaît plusieurs langues, mais qu’une seule fait l’objet de sa loyauté (Jackson 1983 : 164 ; Gomez-Imbert 1996 : 443). Le système tukano étant patrilinéaire et patrilocal, il s’agit de la langue paternelle.

The tribe is co-extensive with the linguistic group, which is composed of those individuals who are expected to have used the language as their principal language when they were children in their nuclear family of orientation. The language that identifies the linguistic group is, then, at once the father tongue, the longhouse language, and the tribal language of each member ; it is not the language that identifies the mother’s linguistic group.

Sorensen 1972 [1967] : 79

Compte tenu que les femmes élèvent les enfants, la transmission et l’acquisition d’une langue, qu’en principe elles n’utilisent pas, posent problème.

Each person is brought up in a longhouse with members of several different language-bearing exogamous groups and is continously exposed to all the languages represented in his or her field of social interaction. Since it is clear that children cannot be learning language from their mothers (who speak the languages of foreign descent groups), nor from adult descent-group men, as they spend most of their time apart from men, it follows that they must learn it from the older, co-resident children.

Hugh-Jones 1979 : 17

Bien que théoriquement intéressante, la possibilité que la transmission de la langue paternelle soit une affaire intra-générationnelle (la responsabilité des enfants plutôt que celle des parents) n’est, à ma connaissance, pas démontrée ni étudiée. Gomez-Imbert (1996 : 443) décrit un mécanisme plus familier : les enfants parleraient la langue de leur mère jusqu’au moment où ils adopteraient celle de leur père, aux alentours de 5 ans. « Bien que dans la maloca [la maison commune] ce soit la langue du groupe qui prédomine, le contact des années d’acquisition est plus intime avec la langue maternelle, qui est celle que l’enfant apprend d’abord […] » (Gomez-Imbert 1992 : 543).

La fonction du groupe linguistique comme unité sociale pour la distribution des femmes est donc bel et bien le garant de la stabilité du multilinguisme dans la région (Garmadi 1981 : 107). Gomez-Imbert explique :

The marriage system is based on the exchange of real or classificatory sisters and involves preferential exchange relations between two groups – more precisely between sibs[3] of equivalent rank from two exogamic groups. As a result, a man’s wife’s language is often his mother’s language, and a woman’s husband’s language is often her mother’s language. In fact, through marriage, people often renew and reinvigorate their knowledge of their mother’s language.

Gomez-Imbert 1996 : 444

Tout de même, le système requiert aussi des manifestations concrètes de l’allégeance à la langue paternelle. Les individus doivent en effet démontrer leur capacité à gérer leur multilinguisme selon les règles établies par l’exogamie langagière. La langue que nous parlons révèle notre appartenance et délimite les groupes linguistiques avec lesquels nous pouvons forger des alliances sans risque d’inceste. Dans ces circonstances, tous observent la prévalence d’échange multilingue dans la vie quotidienne. « Linguistic exogamy, and the manifestation of patrilineal affiliation through the exclusive use of the father’s language, entails that everyday verbal interactions are typically bilingual or multilingual » (Gomez-Imbert 1996 : 445). Ainsi, au Vaupès, la politesse ne s’exprime pas par l’utilisation de la langue de l’interlocuteur, mais plutôt par la répétition des énoncés, traduits dans sa propre langue (Sorensen 1972 [1967] : 83-85). Il va sans dire que pour ce faire, on comprend plusieurs langues, tout en n’en produisant principalement qu’une seule. Dans ce sens, on distingue parler et imiter une langue : parler s’applique exclusivement à la langue paternelle et on ne peut qu’imiter toutes les autres langues que l’on connaît (Gomez-Imbert 1996 : 443).

Dans ce contexte, la question de la mutuelle inintelligibilité des langues de la région est particulièrement délicate (Sorensen 1972 [1967] : 81 ; Garmadi 1981 : 108 ; Jackson 1983 : 174). Pour les Tukanos, elle est indéniable et plusieurs anthropologues l’acceptent d’emblée :

[…] speakers have their own nonlinguistic reasons for treating all the named varieties as mutually unintelligible […]. There is a sense in which closely related linguistic varieties should be considered discrete units (regardless of whether an omniscient observer would call them languages or dialects), so long as native members of the regional system consider them so.

Jackson 1983 : 20

L’intérêt pour l’exogamie langagière du Vaupès a pourtant bel et bien diminué quand il est devenu clair que « […] Tukanoan cognitive models of society and language do not coincide with those of the linguists who have worked there […] » (Jackson 1983 : 82). En incluant dans son analyse les langues de familles non apparentées génétiquement, Gomez-Imbert (1996) renvoie à leur table de travail ceux et celles qui ont été tentés de réduire l’exogamie langagière du Vaupès à un phénomène d’ordre strictement dialectal[4]. Elle nous invite d’ailleurs à bien peser les enjeux théoriques sous-jacents. Entre autres, la délimitation des dialectes et des langues nous rattrapera à plus ou moins courte échéance dans les débats sur la diversité langagière mondiale (Nettle 1999 ; Nettle et Romaine 2000). Il faudra donc prendre position sur la valeur des attitudes et des croyances par rapport aux langues. Qu’elles appuient ou contredisent les comportements purement langagiers, elles s’inscrivent dans un ensemble idéologique habituellement cohérent.

À l’époque, Jackson avait souligné les mécanismes assurant la permanence des groupes impliqués dans l’exogamie langagière. Selon elle, un degré de fluidité comportementale est nécessaire pour contrebalancer l’apparente rigidité du système :

The effects of choice and manipulation show themselves in household composition, political organization, and almost every situation in which seemingly inelastic and unchanging principles assign people to groups and categories. I argue that this paradoxical juxtaposition is inherent in many small-scale societies. Variability and invariance, operating at different levels, support and play off each other and in the long run probably allow societies to adapt to fluctuations in their ecological and demographic bases.

Jackson 1983 : 8

Monod-Becquelin et Augustins (1983 : 35) font référence à un mécanisme similaire chez les Trumai du Brésil. Comme on le verra plus loin, une telle flexibilité se trouve aussi dans la pratique de l’exogamie langagière au Canada.

D’autre part, la question du nombre de locuteurs d’une langue est un des facteurs qui a enfin été remis en cause dans l’analyse du maintien des communautés linguistiques (Daveluy 2003). On reconnaît maintenant que la plupart des langues du monde reposent sur une très mince proportion de la population du globe, la moitié des langues étant utilisées par des groupes de 10 000 personnes et moins, dont souvent aussi peu que 1000 personnes ou moins (Maffi 2001 : 4). Il ressort clairement que ce n’est pas tant la quantité de locuteurs, comme on l’a longtemps soutenu, que la stabilité de leur communauté qui assure le maintien des groupes et des langues dans le temps. D’où l’importance d’admettre qu’il est « apparently unnecessary to have either a high population density or a large number of speakers per language as pre-conditions for multilingual speech communities » (Jackson 1974 : 57). Le multilinguisme est donc aujourd’hui considéré comme le plus grand dénominateur commun des humains. Petrovic (2005) discute comment, pour certains, la prévalence du multilinguisme le rend théoriquement inintéressant. À mon sens, un phénomène généralisé doit être à tout le moins étudié, même s’il ne peut être entièrement élucidé.

Dans l’analyse de l’exogamie langagière du Vaupès, des difficultés sont rapidement apparues quand on a voulu recourir à des outils alors couramment utilisés en anthropologie. Par exemple, Sorensen (1972 [1967]) a souligné les problèmes liés à la notion de tribu et Jackson (1983 : 20) ceux que posait le concept de langue. Pour éviter les écueils, cette dernière a rejeté les termes tribu et langue pour adopter l’expression « language groups » (Jackson 1983 : 7, 77). On peut penser que le « language group » a été supplanté par la notion de communauté linguistique (Daveluy 2005) comme unité d’analyse en sociolinguistique. Pourtant, les « language groups » ont récemment repris du galon, entre autres dans la Déclaration universelle des droits linguistiques, qui date de 1996, où la logique de groupe l’emporte sur celle des minorités ou de la reconnaissance officielle par les États (Daveluy 2004). Les concepts utiles pour décrire des situations langagières complexes comme celle du Vaupès réapparaissent donc dans la gestion de questions linguistiques pertinentes de nos jours.

On peut faire le même raisonnement pour les notions de langues maternelle et paternelle. Dans les théories linguistiques, on fait peu de cas de la langue paternelle. Pourtant, le Vaupès devrait nous inciter à clarifier notre usage des concepts dans ce domaine. En effet, comment la journée internationale de la langue maternelle commanditée par les Nations Unies peut-elle être célébrée en Amazonie? Seulement au risque de briser les tabous qui maintiennent le système de l’exogamie langagière (Daveluy 2002). « Bien qu’elle soit niée comme telle, la langue maternelle joue un rôle important aussi bien dans le maintien de l’exogamie linguistique que dans l’évolution de ces langues » (Gomez-Imbert 1992 : 543). On verra qu’au Canada, renier une des langues de son répertoire fait aussi partie de la pratique de l’exogamie.

En résumé, l’exogamie langagière du Vaupès tient à l’obligation de trouver un ou une partenaire d’un groupe linguistique différent du sien. Pour ce faire, une stricte distinction entre les langues est essentielle. Par ailleurs, la prépondérance d’une langue parmi plusieurs contribue à la matérialisation tout autant qu’à la reproduction du système dans son ensemble. Voyons maintenant ce qu’il en est au Canada.

Le mariage, le foyer et la famille exogames au Canada

Au Canada, c’est l’instauration du bilinguisme officiel qui soutient l’analyse de l’exogamie langagière. Plusieurs spécialistes considèrent que l’exogamie est devenue un paramètre incontournable à partir du moment où l’anglais et le français ont été décrétés langues officielles au pays. La dualité linguistique canadienne assure un soutien aux communautés dites minoritaires (anglophones au Québec ; francophones hors Québec et Acadie), mais, à partir de données de rencensements et de statistiques démolinguistiques, certains ont lié la pratique de l’exogamie à l’assimilation éventuelle des francophones à la langue et à la culture anglaises dans les régions où leur poids démographique est moindre (Castonguay 1981 ; Bernard 1994). Pourtant, Heller (1991) a tôt fait remarquer dans ses travaux sur les mariages mixtes que l’exogamie ne mène pas nécessairement à l’assimilation ; Landry et Allard (1997) abondent dans le même sens. Il faut donc clairement distinguer les mariages mixtes de l’exogamie langagière comme telle. L’exogamie langagière est institutionnalisée quand les mariages mixtes ne le sont pas nécessairement.

Dans les provinces de l’ouest, McMahon (1994) et Leblanc-Lamarre (1994) ont analysé les enjeux de l’exogamie en Alberta et en Saskatchewan respectivement. S’il n’a pas défini exactement ce qu’il entend par le foyer exogame, McMahon (1994 : 21) a plaidé pour l’étude de la richesse et de la complexité du phénomène. Il rejoint donc Heller (1994 : 16) pour qui les mariages mixtes représentent des réalités diverses méritant un examen sérieux. Le groupe de travail qui s’est penché sur la question de l’exogamie en 1994 prônait la concertation institutionnelle et le partage des responsabilités pour que la transmission de la langue et de la culture françaises se poursuive (Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada et Commissariat aux langues officielles 1994 : 35). En Alberta, cette concertation institutionnelle s’est traduite en une obligation légale pour le système d’éducation et le partage des responsabilités en une stratégie de recrutement de la clientèle scolaire. En cours de route, des catégories de personnes ont vu le jour en fonction de leur relation au français : les conjoints et conjointes francophiles (Stebbins 1994) et les enfants ayants droit (Taylor 2002).

Dans l’étude qu’il a menée à Calgary, Stebbins (1994 : 31) utilise la langue pour distinguer les arrangements matrimoniaux. De prime abord, deux personnes parlant des langues différentes, le français et l’anglais, forment un mariage exogame tandis que les couples où les conjoints peuvent tous deux utiliser le français sont considérés comme endogames. On associe sans hésitation deux francophones à l’union endogame. Cependant, Stebbins inclut aussi dans cette catégorie les mariages entre francophone et francophile. D’entrée de jeu (1994 : 3), il avait présenté les francophiles comme parlant le français couramment, mais à titre de langue seconde. Dans un mariage soi-disant endogame entre francophone et francophile, on trouve donc des personnes qui n’ont pas la même langue maternelle, tout comme dans le mariage exogame tel que le définit l’auteur. En fait, il peut très bien s’agir de deux individus bilingues qu’on ne nomme pas ainsi. Il va sans dire que les résultats obtenus dans la recherche de Stebbins souffrent d’avoir réparti dans des arrangements matrimoniaux différents des individus qui, somme toute, partagent un profil linguistique unique, soit celui de parler le français comme langue seconde. De plus, son analyse ne peut tenir compte du fait qu’une personne puisse éventuellement apprendre le français après le mariage. La seule option alors disponible est de considérer que les couples changent de type de mariage avec l’ajout d’une langue au répertoire de l’un des membres du couple, option difficile à justifier d’un point de vue théorique. Conséquemment, la situation langagière à l’étude est figée dans une représentation statique qui en limite la portée[5]. Il n’en demeure pas moins que Stebbins a mis à jour les défis auxquels font face les parents qui ne parlent pas tous les deux le français dans un environnement où l’anglais prédomine. Depuis, plusieurs guides pratiques sur la gestion de la question langagière en milieu familial linguistiquement non homogène ont vu le jour (dont Taylor 2002).

Même si Stebbins (1994) désigne l’école comme un facteur parmi tant d’autres dans les communautés francophones albertaines, force est d’admettre que les franco-albertains ont obtenu la gouverne de leur système scolaire par décret (Mahé c. Alberta, 1990). Ainsi, à partir des jugements de la Cour suprême du Canada, l’école dite francophone a émergé en Alberta. Fondamentalement communautaire, cette école fournit un espace institutionnel visant la promotion et la préservation de la culture de la langue minoritaire ; ce lieu de rencontre et d’expression culturelle a aussi pour objectif de corriger les effets de l’assimilation (Taylor 2002 : 23). Selon Stebbins (1994 : 116), le modèle d’école comme centre communautaire a vu le jour en 1978, à Frédéricton au Nouveau-Brunswick, pour être ensuite adopté dans les Maritimes et en Ontario. Si l’école francophone n’est pas nouvelle en soi quand elle est implantée en Alberta, on note son mandat tout à fait particulier, très large, qu’on ne peut négliger dans l’analyse du maintien du français dans cette province. Quelques années ayant été nécessaires pour mettre l’autonomie de l’administration scolaire francophone en branle, une courte décennie constitue son histoire.

Dans la foulée de l’obtention de la gestion scolaire, il a fallu s’assurer une clientèle, parce qu’une approche comptable justifie les moyens alloués aux autorités scolaires par les gouvernements. En effet, depuis l’adoption de la Charte des droits et libertés en 1982, dont l’article 23 en particulier, on a vu apparaître des ayants droit où on s’attendrait normalement à trouver des élèves, tout simplement. Le consensus n’est pas encore tout à fait établi par rapport au terme, dont le sens varie d’une région à l’autre du Canada. Selon Martel (dans Dalley 2002 : 129), il décrit l’ensemble de la population scolaire francophone en Alberta. Ainsi, trois options s’offrent à qui veut être scolarisé en français dans cette province : le programme de français langue première ; l’immersion française ; et, enfin, celui dans lequel le français fait partie du tronc principal du cursus scolaire. Tout élève du programme en français langue première est un ayant droit, car il faut se qualifier pour y être admis.

Au départ, il fallait avoir le français comme langue maternelle pour accéder à l’école en français langue première. Ensuite, il y a eu élargissement de l’interprétation de la notion d’ayant droit en Alberta. De nos jours, les enfants qui ont des racines francophones sont aussi inclus (Taylor 2002 : 90), car, depuis 2001, une personne ne parlant plus le français peut aussi inscrire ses enfants au programme de français langue première à titre d’ayant droit. En conséquence, il existe différents ayants droit : ceux qui parlent le français avant d’entrer à l’école et ceux qui ne l’ont pas nécessairement appris en milieu familial. Selon les statistiques pancanadiennes, plus de la moitié des ayants droit proviendrait de familles non homogènes et seulement 13 % d’entre eux apprendraient le français à la maison (Martel dans Taylor 2002 : 37). La population scolaire du programme albertain de français langue première est donc linguistiquement diversifiée. S’y trouvent des enfants qui parlent le français uniquement ; d’autres qui parlent le français et l’anglais ; une portion ne connaît que l’anglais ; et c’est sans compter toute autre langue qui fait partie du répertoire des élèves à la rentrée scolaire.

Une telle diversité pose des défis concrets à l’enseignement en français. Cependant, l’école francophone ne peut échapper aux responsabilités qui lui incombent. Elle se doit de franciser la part de sa clientèle qui ne maîtrise plus la langue donnant accès à l’école de la communauté, compte tenu qu’il lui revient de contrecarrer l’assimilation des ayants droit. La publication du guide pratique de Taylor visait à la fois la rétention de ceux qui avaient fait le choix de l’école en français langue première tout en informant ceux qui y ont droit et qui ne l’ont pas encore choisie. En effet, malgré les aménagements à la définition d’ayant droit, seulement la moitié des enfants répondant aux critères établis joignent les rangs des écoles francophones (Taylor 2002 : 45). Dans ces conditions, il va sans dire que le maintien d’une clientèle demeure une préoccupation constante pour les autorités scolaires. La gestion de la cohabitation occupe aussi une grande part des énergies en milieu scolaire francophone. Par exemple :

[…] les parents francophones convaincus, qui ont durement lutté pour l’établissement de l’école, voient dans la présence d’enfants provenant de foyers mixtes un appauvrissement, voire un risque de contamination de la langue et de la culture françaises.

McMahon 1994 : 24

Le guide de Taylor s’adresse spécifiquement à la famille exogame. Contrairement à Stebbins (1994), pour qui l’exogamie est affaire de mariage, Taylor (2002 : 35) associe l’exogamie canadienne à un type de structure familiale. Dans ce glissement du mariage à la famille, les enfants sont classés dans la même catégorie que leurs parents, comme si l’exogamie pouvait s’appliquer à la progéniture avant même que celle-ci s’engage dans un arrangement matrimonial quelconque. C’est que dans le cadre de la dualité linguistique canadienne, les enfants, et non pas les conjoints, sont les dépositaires de l’avenir de la communauté linguistique. En effet, les arrangements matrimoniaux demeurent du domaine privé et personne n’est soumis à une quelconque obligation envers l’exogamie, qu’elle soit morale, sociale ou structurelle. Pas même ceux et celles qui se sont engagés dans une relation exogame. Pour considérer l’exogamie langagière canadienne comme structurelle plutôt que ponctuelle, il faut savoir si une famille soi-disant exogame le reste d’une génération à l’autre. Pourtant, ni Stebbins ni Taylor n’évoquent l’éventualité que les grands-parents aient eux-mêmes contracté un mariage exogame. Si c’était le cas, cela nous permettrait d’endosser le concept de famille exogame proposé par Taylor en tant que phénomène qui perdure. D’autre part, dans la famille exogame de Taylor, il n’y a pas vraiment d’enfants, mais des ayants droit. Si ces ayants droit ne parlent pas français et ne s’inscrivent pas à l’école francophone pour l’apprendre, la communauté risque de perdre sa raison d’être telle que la définissent les lois, les jugements et la charte des droits. Dans le système albertain, la notion d’obligation propre à l’exogamie langagière est institutionnelle puisque seule l’école francophone est explicitement responsable de soutenir, voire de développer, la communauté qu’elle devrait, en d’autres circonstances, simplement desservir.

Pour que le modèle tienne, notons le rôle crucial de la rhétorique de l’exogamie canadienne. Cette rhétorique exige de renier son bilinguisme au profit de celui de la génération suivante, qui se présentera éventuellement à son tour comme unilingue dans le but de préserver le système basé sur deux langues et deux cultures. Castonguay (1981 : 17) avait relevé de tels comportements qu’il a analysés comme de la rétroexogamie. En effet, on voit mal comment des individus élevés dans une famille où on trouve deux langues maternelles chez les parents peuvent plus tard remplir le critère de conjoint unilingue eux-mêmes. C’est pourtant un passage nécessaire pour faire durer la logique de la famille exogame. La seule issue est que des Canadiens officiellement bilingues de par leur origine continuent de déclarer, comme leurs parents, qu’ils ne comprennent pas la langue de l’autre (voir Dalley et Saint Onge). Encore une fois, on constate l’importance des attitudes dans l’exogamie langagière. Par ailleurs, les politiciens canadiens ont déjà adopté la rhétorique de l’exogamie. Par exemple, lors d’un colloque soulignant le quarantième anniversaire de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme à l’Université McGill en 2003, le ministre des affaires intergouvernementales (Stéphane Dion) déclarait que le mariage exogame sauverait le Canada. De toute évidence, les politiciens accordent au phénomène une valeur positive. Les groupes de pression, quant à eux, présentent surtout l’exogamie de façon négative. Ainsi, elle n’est pas une maladie (Taylor 2002) bien qu’elle revête un caractère d’anormalité. On joue la carte de l’humour pour désamorcer le malaise, mais ces familles se sentent-elles vraiment comme des Martiens? (ConnEXions, sd). Représenter les membres de la soi-disant famille exogame avec des couleurs de peau différentes, comme le fait la Fédération des parents francophones de l’Alberta en page couverture d’un magazine à leur intention, est particulièrement déroutant compte tenu que les allégeances langagières n’ont rien à voir avec la pigmentation épidermique.

À mon avis, l’enjeu primordial de l’exogamie langagière en Alberta, c’est la socialisation dans le statut de minoritaire. « The synergy of the home-school-community partnership fosters a positive, balanced identity among children whose family heritage makes them part of a minority francophone community » (Taylor 2002 : 12). Dans la perspective Franco-Albertaine, ce statut est enviable, car il assure la survie. À ce titre, le système d’éducation exerce sans aucun doute une pression envers les parents en maintenant le doute quant à l’immuabilité du droit à l’éducation en français. Ainsi, on rappelle aux ayants droit qui optent pour le programme d’immersion, plutôt que celui de français langue première, qu’ils reportent sur leur progéniture la responsabilité d’assurer la continuité, au lieu de l’assumer eux-mêmes. « Children who don’t learn French at home or who don’t attend a francophone school risk losing the constitutional right for their own children and future generations to receive francophone education » (Taylor 2002 : 38). On ne blâme plus les individus pour la perte de leur langue, mais on insiste pour qu’ils endossent les mécanismes mis en place pour les besoins de la communauté. Pour partager la responsabilité face à l’avenir, il faut apprendre à faire bon usage de privilèges durement gagnés. Le système d’éducation francophone joue donc vraiment un rôle prépondérant dans la sensibilisation de la première génération d’ayants droit.

En résumé, l’exogamie langagière en Alberta repose sur une question de droits et responsabilités. Le garant de la stabilité de la communauté linguistique d’expression française en Alberta, c’est le droit à l’éducation francophone. Dans ce sens, la perpétuation du système d’exogamie langagière est institutionnelle.

Discussion : L’exogamie langagière comparée

Les mécanismes qui assurent la reproduction du système sur lequel se fonde la stabilité au Vaupés et en Alberta peuvent paraître si différents que la tentation est grande de rejeter le concept d’exogamie langagière, sous prétexte qu’il complique davantage qu’il n’éclaire les cas étudiés. À mon sens, c’est faire fi du caractère dynamique de l’exogamie langagière. Les conditions dans lesquelles on l’observe en Amazonie et au Canada divergent à un point donné dans le temps, mais les parallèles demeurent et les situations se rejoignent finalement. Selon moi, la pertinence de l’exogamie langagière est donc dans la comparaison des cas.

Ainsi, en Amazonie, la scolarisation se fait en portugais ou en espagnol (Renault-Lescure 1992). Du côté colombien, Gomez-Imbert (1992 : 553) rapporte des tentatives d’utiliser le tukano et le kubeo à cette fin, mais elles se sont avérées infructeuses et de courte durée. Un programme de formation des maîtres est tout de même en place. Quant au Brésil, la consitution de 1988 reconnaît le droit des Indiens à l’éducation dans leur langue de sorte que des changements étaient prévus dans ce domaine (Renault-Lescure 1992 : 532). La question des droits linguistiques gagne donc du terrain en Amazonie si bien que plusieurs des enjeux relevés au Canada sont, à plus ou moins brève échéance, pertinents pour le Vaupés.

À l’inverse, l’exogamie langagière amazonienne est tout autant porteuse de sens pour le Canada, et ce, tout particulièrement en ce qui concerne ce que j’ai appelé ailleurs les allégeances langagières (Daveluy 2005). On sait qu’au Vaupès la complémentarité identitaire, bien qu’elle soit ancrée dans une mutuelle exclusivité clamée bien haut, est essentielle. Autrement, le changement d’allégeance d’un parent vers l’autre en cours de socialisation ne pourrait se produire. En Alberta, on incite les ayants droit à considérer que l’identité francophone et anglophone sont mutuellement exclusives (Taylor 2002 : 7). On peut pourtant douter que les jeunes Albertains et Albertaines se perçoivent comme totalement isolés de cette part de la vie culturelle disponible uniquement en anglais. Au contraire, ils s’y associent et c’est peut-être ce qui explique en partie l’abandon, jugé massif par les gestionnaires, de l’éducation en français au début du cycle d’étude secondaire. Encore là, des signes d’exogamie langagière similaires à ceux relevés en Amazonie ressortent, à savoir un changement d’allégeance de la langue d’un parent vers celle de l’autre.

Si on est disposé à prendre en considération les comportements langagiers à long terme, cette décision à l’adolescence peut être comprise comme un passage nécessaire qui permet ultérieurement le retour à l’allégeance au français. En effet, n’oublions pas que ces individus doivent renier leur bilinguisme à l’âge adulte pour que persiste le système d’exogamie langagière en Alberta. Leur stratégie va dans le sens des attentes en milieu familial exogame puisque la priorité du parent anglophone est de transmettre le bilinguisme tandis que les francophones veulent léguer autant la culture que la langue française (McMahon 1994 : 22). Leur compétence en français étant déjà établie, ces jeunes vont chercher une reconnaissance de leur deuxième langue, l’anglais. Par le fait même, ils atteignent les objectifs respectifs de leurs parents. À l’âge adulte, ils pourront opter pour l’une ou l’autre langue de leur propre chef, quand ils devront se rédéfinir en tant qu’unilingues.

Dans cette perspective, il faut que les identités francophone et anglophone soient distinctes, mais elles se complètent l’une l’autre. C’est en tout cas ce qui ressortait pour les anglophones de Montréal pour qui la double allégeance (au français et à l’anglais) est bien trop avantageuse pour l’abandonner (Daveluy 2005) ; j’ai aussi fait l’hypothèse que les jeunes Inuit du Nunavik sont dans une position similaire, mais dans une dynamique de triple allégeance, envers l’inuktitut, le français et l’anglais (Daveluy 2004).

Mais il est encore plus important de souligner une distinction non négligeable entre les deux cas d’exogamie langagière traités ici. En Amazonie, on insiste sur l’homogénéité culturelle dans la région tandis qu’en Alberta le cloisonnement des langues et des cultures est de mise. Gomez-Imbert (1992 : 539) discute le profil culturel commun au Vaupès tandis que Taylor (2002 : 1) définit l’exogamie comme l’union de deux personnes qui ont des langues maternelles autant que des bagages culturels différents. Il est troublant que cette définition corresponde exactement à celle du bilinguisme additif (Taylor 2002 : 3)[6]. L’exogamie et le bilinguisme semblent équivalents quand l’un est en fait le produit enviable de l’autre (pour l’auteur, mais pour plusieurs autres aussi). Je crois que la position de Taylor (2002 : 4), selon qui langue et culture sont inséparables, l’empêche de pouvoir les différencier.

Cependant, la communauté albertaine fait face à de nombreux défis qui heurtent la définition qu’elle a d’elle-même. Premièrement, bien que l’intégration des individus qui ont des racines francophones assure sa propre reproduction, cela entraîne un réalignement des traits à partir desquels elle se définit puisque parler français n’est plus une condition préalable à l’appartenance au groupe. L’appartenance est plutôt déterminée par le comportement langagier antérieur, dont celui des ancêtres qui, eux, parlaient français. Le caractère tangible de la pratique langagière devient symbolique pour faire place à la question des origines. Par ailleurs, l’intégration de la population immigrante qui parle le français à son arrivée en Alberta, en provenance des pays africains entre autres, est difficile au niveau culturel. Une bonne partie de la population franco-albertaine est catholique et les circonstances ont fait que le système d’éducation francophone l’est aussi en grande partie. La pratique religieuse génère donc des tensions qui se superposent à la dynamique strictement langagière, car les écoles francophones publiques et catholiques rivalisent autant pour la clientèle que pour les ressources financières et humaines auxquelles elles ont droit. On ne peut s’empêcher de noter que parmi les traits définissant l’appartenance au groupe linguistique exogamique au Vaupès (Gomez-Imbert 1992 : 540), les ancêtres, les rôles dans le cycle mythique d’origine et le droit sur certains chants sacrés et objets rituels apparaissent. On ne saurait donc s’étonner que ces éléments jouent aussi en Alberta si on considère qu’il s’agit bel et bien d’un cas d’exogamie langagière, comme je le prétends.

Conclusion : des outils pour l’étude des dynamiques langagières complexes

La description du système d’exogamie langagière du Vaupès m’a permis de démontrer comment la répudiation d’une langue permet de légitimer l’appartenance à certaines sociétés. En Alberta, j’ai suggéré qu’un mécanisme similaire est nécessaire en ce qui a trait au bilinguisme, plutôt qu’envers une langue précisément. Dans cette perspective, l’étude de l’art de la volte-face m’apparaît fort valable pour mieux comprendre les situations linguistiques complexes : on dénie temporairement ses compétences langagières au niveau individuel pour s’inscrire dans une dynamique plus large. Je plaide donc pour que nous portions attention à ce que les gens ont à dire dans ce domaine, même si leurs propos contredisent souvent les intuitions des chercheurs. En fait, les uns n’ont pas nécessairement tort et les autres ne disposent pas toujours de preuves soutenant toutes leurs propositions, comme l’illustre le large éventail de suggestions faites quant à la transmission de la langue de la mère au Vaupès. Je pense de plus que l’art de la volte-face fait partie des stratégies propres aux systèmes d’exogamie langagière. D’où la valeur anthropologique du concept d’exogamie langagière.

Au Vaupès, on sait qu’il y a parfois résistance face au changement d’allégeance attendu (Gomez-Imbert 1992), mais on ne sait trop ce qui la motive. Il y a donc lieu de continuer nos investigations. D’autant plus que :

Des observations précises sur l’usage premier de la langue maternelle et sur son abandon au profit de celle de l’identité n’ont pas été faites à ce jour, bien qu’il ne soit pas banal qu’une société institutionnalise l’abandon de la langue maternelle.

Gomez-Imbert 1992 : 543

Dans les débats actuellement en cours sur la protection de la diversité langagière mondiale, il y a très peu de place pour discuter une telle institutionnalisation. Pourtant, on devrait l’inclure puisqu’elle ne correspond pas à la disparition d’une langue, mais bel et bien à son maintien à long terme, comme on l’a vu.

D’ailleurs, le rôle du reniement du bilinguisme au Canada, abordé ici au niveau individuel, a certainement un pendant institutionnel qu’il faudrait aussi prendre en considération. Ainsi, au Nunavut, Dorais et Sammons (2002 : 145) expliquent qu’un comportement comparable existe parmi les Inuit bilingues :

This would mean that there might exist a pattern by which generations of aboriginal speakers are constantly renewed, thanks to the action of parents who put their bilingualism aside to address their children in Inuktitut.

Dorais et Sammons 2002 : 145

Quand serons-nous enfin en mesure de proposer des explications plausibles pour ces langues qui ne disparaissent pas, malgré tous les scénarios catastrophiques élaborés à leur égard? Pour ce faire, il nous faut des outils. J’ai illustré comment l’analyse de l’exogamie langagière contribue à une meilleure compréhension des mécanismes qui sous-tendent le maintien de communautés linguistiques diversifiées. L’utilité du concept s’en trouve soulignée bien qu’il n’explique pas tout.