Corps de l’article

Le parcours qui m’a mené au bricolage sonore a débuté, peu de temps avant mon arrivée en anthropologie, par deux années au studio MIDI du département de musique du Cégep de Saint-Laurent (Montréal, Québec), de 1989 à 1991. Fondé par Jean-Louis Van Veeren sur le modèle des écoles de Samba au Brésil, ce studio encourageait l’expérimentation ouverte et la collaboration. En plus de me former aux rudiments de l’électronique et de l’informatique musicales, cette expérience a influencé mon approche de la technologie et m’a conduit, quelques décennies plus tard, à mener des projets de recherche-action participative sur l’appropriation technologique en milieu communautaire. En 2015, l’exploration des possibilités musicales de l’ordinateur Raspberry Pi, en parallèle avec mon emploi de conseiller technopédagogique, a fait naître chez moi un vif intérêt pour ce petit ordinateur bon marché, conçu en Grande-Bretagne pour attirer les enfants vers l’informatique, et connu pour les nombreux projets de bricolage qu’il inspire[1]. C’est grâce au fait que je me le suis approprié que mon intérêt pour le bricolage sonore s’est ravivé.

Le présent article porte sur l’appropriation sonore à l’aide d’un ensemble de pratiques désignées ici comme « bricolage numérique » et associées à un contexte culturel particulier, parfois nommé « culture Maker », mouvement technocentré de bricolage numérique (robots conçus à la maison, découpeuses laser, impression 3D, etc.). Ce texte est nourri par mon travail ethnographique dans d’autres contextes, de la musique des chasseurs au Mali (Enkerli 1999, 2004) au transfert de connaissances par des artisanes franco-ontariennes (Enkerli 2012).

Le bricolage sonore dont il sera question ici couvre un large spectre, des oeuvres créées par des artistes professionnelles aux projets de jeunes écolières[2]. À la fois production et consommation, le bricolage rappelle l’extension au numérique de la notion de prosumption (Ritzer et Jurgenson 2010). Bien que la musique occupe une place importante, c’est tout d’abord le jeu et les moyens électroniques de production sonore qui nous intéressent. Ma formation de musicien me confère une identité particulière au sein de la « sphère Maker » : de nombreux projets de bricolage sonore sont menés par des personnes qui ne se considèrent pas comme musiciennes.

Investir le champ sonore de l’anthropologie

Le son occupe une place importante dans la pratique du terrain ethnogra-phique du fait de l’utilisation de la parole. En référence au modèle classique de l’anthropologie de la musique proposé par Merriam (1964), une large part du travail ethnographique se concentre sur les aspects conceptuels et comportementaux des phénomènes sociaux et culturels, laissant sous silence leurs dimensions sonores.

Malgré les critiques qui en ont été faites au cours des trente dernières années (voir Clifford et Marcus 1986), le processus d’écriture n’est que rarement considéré comme une transcription du sonore en scriptural. Dénonçant la description de dynamiques culturelles dans un style d’écriture privilégiant le présent ethnographique et usurpant la voix de l’autre, le livre Writing Culture de Clifford et Marcus (1986) sert de repère temporel à une « crise de la représentation ». Au cours de cette crise, le travail ethnographique a bénéficié d’une remise en question des rapports de force qui existent souvent entre les anthropologues et les communautés étudiées. En tant que texte, la monographie ethnographique résulte d’un tortueux processus de traduction culturelle. Cette période dans l’histoire de notre discipline nous a donc permis de repenser les formes de nos travaux. Pourtant, le processus de transcription du son de terrain en texte universitaire est aussi peu transparent aujourd’hui que l’était le processus de traduction de la culture en texte en 1986.

Si l’utilisation d’images et d’extraits sonores permet de dépasser le scriptocentrisme inhérent à l’ethnographie, une attention explicite au transfert de l’acoustique vers le textuel est largement l’apanage de champs de recherche qui s’intéressent particulièrement au sonore (ethnomusicologie, ethnocinématographie, ethnolinguistique, etc.). Même s’il est désormais possible de « sonifier » nos résultats de recherche (Supper 2012), peu d’anthropologues se sensibilisent aux impacts de la transposition des sons en texte. Selon une phrase célèbre attribuée à divers artistes, « parler de la musique, c’est comme danser à propos de l’architecture » (Scott 2010).

Si nous donnons voix aux gens avec lesquels nous travaillons sur le terrain, c’est largement de façon métaphorique, soit en leur donnant un rôle de « porte-parole », souvent postcolonial (Amselle 2012), ou, dans la rédaction ethnographique, en écrivant des ethnographies « polyvocales » au sens où l’entend Bakhtine (voir Weidman 2014, qui décrit aussi des travaux anthropologiques sur la voix dans sa corporalité). Si les « informateurs » de l’époque ont cédé la place à nos interlocuteurs, c’est généralement la voix de l’ethnographe que l’on entend en conférence. Hors des films ethnographiques et d’enregistrements spécialisés, il est rare d’entendre les sons de la recherche ethnographique.

Lorsque l’on enjoint nos collègues à « tendre l’oreille », à porter attention au son, comme l’ont fait Samuels et al. (2010), entre autres, les moyens techniques de l’écoute prennent une certaine importance. Les liens entre l’ouïe et la cognition semblent particulièrement évidents : on entend mieux un son lorsqu’on est capable d’identifier sa source. Par exemple, l’effet « cocktail party » (Sperber et Wilson 1995) éclaire le fait que l’on puisse écouter une conversation qui se déroule plus loin de nous et dont le volume relatif est inférieur à celui des conversations qui nous entourent. L’attention portée sur cette conversation distante la fonde en tant que source unique même si, d’un point de vue acoustique, elle est indistincte du reste de l’environnement sonore.

Le compositeur, théoricien et ingénieur Pierre Schaeffer (1966) a porté une attention particulière à l’écoute « acousmatique », laquelle est dénuée de tout lien avec la source du son et se concentre sur le son lui-même. D’un point de vue social et culturel, la rupture du lien entre le son et sa source peut aller jusqu’à la « schizophonie », concept développé par le compositeur canadien R. Murray Schafer (1977), puis repris par notre collègue américain Steven Feld (1992).

La sphère Maker

Dans le cadre de cet article, l’expression « bricolage numérique » fait référence à un ensemble de pratiques associées à la fabrication d’outils et de contenus à l’aide de moyens informatiques ou électroniques variés. Les bricoleurs dont il est question sont souvent désignés par le terme anglais « Makers ». Si le mot « Maker » est lié à une revue (Make : s.d.) et aux foires « Maker Faire », l’expression « Maker Culture » décrit un phénomène plus vaste qui n’est pas nécessairement associé à ces marques de commerce.

Le phénomène culturel désigné par l’expression « Maker » s’inscrit en continuité avec plusieurs autres activités, de la mécanique automobile au jardinage et du partage de cassettes en milieu musulman (Hirschkind 2006) au brassage de bière à la maison (Enkerli 2006). La construction d’une sphère d’action sociale par des moyens technologiques distingue la sphère Maker d’une autre communauté de pratique. La sphère Maker associe entre elles des personnes qui désirent changer le monde grâce à l’utilisation de moyens technologiques. C’est donc la part active d’une éthique de « hackers » (Levy 1984). Par contre, les Makers utilisent des ressources en libre accès et, contrairement à l’image du pirate informatique solitaire véhiculée par les médias, ils bricolent souvent ensemble dans un même lieu. Les rencontres d’un club amateur tout comme les activités parascolaires sont autant d’occasions non seulement de partager des connaissances, mais aussi d’agir directement sur les constructions des autres. Les grandes foires de type « Maker Faire », commanditées par plusieurs organismes publics (musées, bibliothèques) et commerciaux sont à la fois des célébrations du savoir-faire des exposants (enfants ou adultes) et des invitations directes à la participation active. Le rôle de l’école est loin d’être négligeable. Nombreuses sont les institutions scolaires qui favorisent l’activité des Makers. À l’instar des Débrouillards au Québec (Marsolais 2007) ou des Blue Peter[3] en Grande-Bretagne (Wagg 1993), les Makers font de leurs activités des apprentissages formels ou informels valorisés par la société civile et les instances gouvernementales qui les encadrent.

La « sphère Maker » réunit aussi bien l’artiste de renom qui résout un problème de création en programmant de façon experte le microcontrôleur Arduino, que l’enfant qui encode les mouvements d’un robot qu’il a lui-même bâti selon des instructions détaillées. La mise en présence et la collaboration de personnes d’identités et d’expertises diverses sont des composantes essentielles de la « culture Maker », et donnent aux personnes qui y participent l’impression que cette sphère d’inclusion est aussi large que possible, que la porte est ouverte à toutes et à tous. D’ailleurs, les facteurs d’exclusion sociale sont souvent pris en considération, et plusieurs initiatives visent à « tendre la main » à toute personne qui désirerait entrer dans le cercle des Makers, mais qui serait stoppée par divers obstacles. De la même façon, les bricoleurs du « reste du monde » sont souvent mis en valeur par ceux qui se situent au coeur du monde hyperindustrialisé. Ainsi, une compétition de robots au Kosovo ou une initiative technopédagogique au Togo peut attirer l’attention de la Raspberry Pi Foundation, organisme à but non lucratif qui chapeaute plusieurs activités de bricolage numérique (Raspberry Pi Foundation s.d.). Conscientes des dysfonctions causées par diverses fractures numériques, bien des personnes associées au mouvement Maker adoptent un discours fondé sur un idéal d’égalité face (ou même grâce) à la technologie. S’il subsiste de nombreux fossés dans le domaine du numérique, les Makers tentent de les combler à l’aide de moyens numériques de leur propre invention.

Approche expérimentale

Comme son nom le suggère, la culture Maker est une célébration du faire, de l’action. Plus spécifiquement, elle glorifie une certaine forme d’apprentissage par la pratique, largement associée au constructionnisme de Seymour Papert (Stager 2016). Dans ce monde, les erreurs sont souvent valorisées au même titre que les succès. Du court-circuit à la mini-explosion, l’erreur s’accompagne du sens du spectacle et du désir d’apprendre. Contrairement à la recherche universitaire, connue pour son biais de sélection, la culture Maker encourage fortement la publication des résultats de toutes sortes d’expériences peu concluantes, surtout si elles permettent de développer de nouvelles connaissances. Peut-être motivées par la fierté d’avoir réalisé une construction impressionnante (en peu de temps, à peu de frais, avec les moyens du bord) ou par le désir de permettre à d’autres Makers d’éviter certaines erreurs, plusieurs personnes réalisent des vidéos ou des textes qui mériteraient la mention « Ne faites pas comme moi » (« Don’t try this at home »).

La dominante : méritocratie en sphère Maker

L’idéologie dominante de la sphère Maker, comme celle qui règne chez beaucoup d’ingénieurs, s’apparente à une méritocratie. La perception, sans doute erronée, que « tout le monde peut arriver à ses buts en y mettant du sien » incite des membres de ce mouvement culturel à accuser d’autres personnes de paresse, de ne pas « faire leurs devoirs » avant de poser certaines questions, de ne pas satisfaire aux exigences de cette sphère d’action qui se définit, justement, par l’action.

Toute une dimension intellectuelle sous-tend les activités des Makers. Si l’identité Maker provient du « faire », la réalisation de tout projet Maker nécessite une conduite logique, une réflexion méthodique sur la résolution de problèmes. Tout comme l’action appelle l’éloge, l’application d’un esprit ingénieux favorise des propos superlatifs.

La méritocratie appelle une forme de compétitivité. Nombreux sont les concours et défis lancés aux Makers. La motivation extrinsèque du prix, quel qu’il soit, suffit à justifier des efforts considérables. Dans le domaine de l’innovation technologique, le succès de certains concours lancés en Grande-Bretagne au cours de la révolution industrielle (Croll 2018) encourage des initiatives visant à obtenir des résultats grandioses avec des moyens bien limités. Au lieu de capturer l’innovation émergente ou d’encourager des communautés à développer leurs propres solutions aux problèmes auxquels elles font face, ces concours mettent en opposition directe des équipes qui oeuvrent à la résolution du même problème. Résolument individualiste, bien que basée sur le travail d’équipe, cette façon comparative de mesurer le succès est au centre de la culture Maker. Sans faire preuve d’essentialisme religieux, on peut déceler une note de protestantisme dans cette sorte d’idéologie (Kelty 2008). La trame narrative qui lie, depuis Gutenberg, un certain développement technologique à diverses formes d’organisation sociale sert de sous-texte à plusieurs discours présents dans la sphère Maker et le monde technocratique.

Champ sonore comme terrain

Sans constituer un terrain anthropologique à proprement parler, la démarche qui a mené à l’écriture de cet article s’apparente à certaines approches de la réflexivité en ethnographie (Agier 2013). L’occasion d’écrire sur ce sujet a servi de prétexte à mon retour à certaines activités personnelles liant le son à la technologie et à l’apprentissage par l’action. S’il est facile de décrire divers concepts qui sous-tendent ce processus, il est plus difficile de se décrire soi-même, dans le faire et le devenir, sans ressentir un certain malaise.

Mon parcours d’anthropologue, de technopédagogue et de musiquant me situe à la croisée de plusieurs chemins. D’une part se dessine la trajectoire d’une personne de terrain qui s’associe à la recherche-action participative ; d’autre part, on observe une activité professionnelle dont le but est de s’assurer que la technologie ne soit pas un obstacle à l’apprentissage ; s’ajoutent également des conduites d’écoute (Delalande 1989) qui informent des pratiques musicales souvent ludiques et informelles. Mon identité en tant que « bricoleur » s’appuie donc sur ces trois axes à la fois. Mon approche du bricolage numérique m’associe désormais à la sphère Maker. Cette sphère ayant sa propre topographie, les trois dimensions de mon identité me placent dans un petit univers qui a ses règles (généralement tacites) et ses limites. Toute personne peut être considérée comme Maker. Mais c’est une fois qu’on a exécuté diverses actions que d’autres membres d’une scène Maker nous acceptent en leur sein et nous attribuent un rôle.

Mon entrée dans la sphère Maker s’est effectuée en plusieurs étapes. Tout d’abord, de 2010 à 2015, mon travail de chercheur associé chez Communautique[4] m’a incité à revisiter mon identité entre l’ethnographie et le bricolage numérique. Au cours de ces cinq années, Communautique a été homologué comme « Living Lab » au sein de l’ENoLL, le réseau européen de laboratoires vivants. À la même époque, Communautique a aussi fondé le premier Fab Lab au Canada, un « laboratoire de fabrication » où diverses personnes viennent réaliser des projets pratiques selon une charte qui favorise le partage de connaissances (Fab Lab s.d.). Depuis ce temps, et malgré des différences considérables entre les deux types de laboratoires, une approche du « faire » est au coeur de la plupart des activités de Communautique.

Ce rôle de chercheur associé m’a donc poussé à entrer dans la scène Maker montréalaise en tant qu’observateur. Quelques occasions de participer plus activement à cette scène locale (par exemple en facilitant un atelier sur la torréfaction du café) se sont présentées, mais mes propres projets de fabrication numérique ne franchissaient aucune étape de réalisation concrète. En 2015, un nouvel emploi en tant que conseiller technopédagogique pour le réseau collégial québécois m’a permis d’assister à la gestation, puis à la naissance du Club framboise, un regroupement de Makers qui s’intéressent à l’ordinateur Raspberry Pi[5]. Ce regroupement a été fondé par Christophe Reverd, qui était aussi mon collègue à la Vitrine technologie-éducation. L’enthousiasme de Christophe pour Raspberry Pi m’a incité à tenter l’expérience. Me procurant mon premier ordinateur Raspberry Pi en janvier 2016, il m’a été possible d’enfin franchir le seuil de la sphère Maker et de débuter mon parcours de bricoleur numérique.

Fort d’une expérience en électronique et fasciné par la robotique, Christophe m’a incité à réaliser des expériences typiques des Makers, comme construire divers circuits électroniques, comme ceux qu’on trouve dans un petit robot activé par le Raspberry Pi. Les possibilités offertes par cette plateforme m’ont stimulé à plusieurs égards, y compris en faisant remonter à la surface plusieurs projets musicaux. Le logiciel Sonic Pi (Aaron 2016), conçu pour Raspberry Pi, mais compatible avec d’autres plateformes, m’a « ouvert les oreilles » à de nouvelles possibilités. Bien qu’il s’agisse d’un logiciel de programmation musicale comme on en trouve en contextes artistique et universitaire, Sonic Pi m’a orienté, dans le contexte Maker, vers une expérimentation plus proche du bricolage numérique que d’une démarche intellectuelle formelle. La nuance peut sembler subtile. Les chercheurs et les artistes réalisent souvent le même type d’activités que les Makers, et une même personne peut facilement cumuler l’identité de chercheur et celle d’artiste. Dans mon cas, il s’agissait surtout de réaliser des « microprojets » amusants pour le simple plaisir d’apprendre. Un peu comme le jeu animal (Huizinga 1951) ou la méditation, l’activité de bricolage numérique portait souvent, pour moi, sa propre finalité.

Résidant dans la région d’Ottawa depuis 2015, mes activités au sein de la scène Maker montréalaise furent plutôt sporadiques, bien qu’elles aient joué un rôle marquant dans la définition de mon identité. Ma participation au sein du Club framboise, via quelques rencontres et activités, s’est vite concentrée autour du sonore. À cette époque, les principaux membres du club avaient des liens assez distants avec le bricolage sonore, et cette sphère d’action est devenue ma « spécialité », jusqu’au moment où des Makers plus expérimentés en la matière ont joint le groupe.

C’est au cours de cette période que l’idée d’animer des ateliers autour du Raspberry Pi et du son a commencé à m’habiter. Le désir de partager mes expériences, de découvrir celles des autres, de favoriser l’appropriation technologique et de faciliter des expériences d’apprentissage combinait déjà plusieurs de mes sphères d’action en tant que musiquant, ethnographe et technopédagogue.

Les occasions d’interagir avec des personnes intéressées par l’électronique ou la musique ne manquent pas, même si plusieurs d’entre elles se disent intimidées par l’un ou l’autre de ces domaines. Il m’a donc été possible d’organiser quelques ateliers en collaboration avec des individus et organismes, comme un ami qui enseigne au Cégep André-Laurendeau (Lasalle, Québec) ou le Maker Faire d’Ottawa, en passant par LEARN Quebec, Kids Code Jeunesse, le Réseau des répondantes et répondants TIC ainsi que le Club framboise. Quelques-unes de ces activités ont eu lieu dans le cadre de mon emploi à la Vitrine technologie-éducation, même si ma démarche était tout d’abord personnelle.

Ces ateliers ont laissé place à de nombreuses approches du son et du numérique. Par exemple, certaines personnes pensent le son comme un résultat à obtenir avec les moyens les plus appropriés. D’autres ont une attitude plus exploratoire et adoptent des conduites d’écoute très ouvertes. Le code informatique et l’électronique offrent souvent l’occasion de mesurer ses propres aptitudes. Dans ce contexte, le scénario clé (Ortner 1973) s’apparente à un défi lancé à des individus qui entrent en compétition directe, bien qu’amicale. Par contre, certaines personnes approchent le numérique avec une curiosité intrinsèque, voire scientifique : le désir de comprendre comment les choses fonctionnent.

Les compartiments de la sphère Maker

Le Club framboise est assez typique de la sphère Maker. La plupart de ses membres sont des hommes possédant des compétences techniques issues soit d’une activité professionnelle, soit d’une pratique personnelle ou encore d’un parcours universitaire. En ce sens, le groupe lui-même s’avère relativement homogène, et ses rencontres mensuelles tournent généralement autour de questions techniques.

Par ailleurs, la sphère Maker cible directement des enfants auxquels l’on souhaite insuffler un sens particulier de l’innovation, de la créativité, de l’expérimentation ou même de l’entrepreneuriat. Par leur nombre, ces enfants constituent les principaux effectifs de la sphère Maker. Rares cependant sont les enfants qui participent à une rencontre du Club framboise. Par contre, si l’on se fie aux publications de la fondation qui soutient le club (Raspberry Pi Foundation s.d.), l’ordinateur Raspberry Pi est utilisé par de très nombreux enfants, partout autour du monde. Les activités de fabrication numérique de ces enfants peuvent s’effectuer à l’école, dans un club conçu spécifiquement pour les enfants, dans une bibliothèque, à la maison avec leurs parents ou dans un laboratoire comme un Fab Lab ou un Living Lab. Outre Raspberry Pi, de nombreux autres appareils conçus spécifiquement pour les enfants sont utilisés dans tous ces contextes.

Il y aurait donc, d’une part, des adultes (surtout des hommes) qui réalisent des projets de bricolage numérique pour leurs propres besoins et, d’autre part, des enfants (filles et garçons) qui s’adonnent au bricolage numérique dans des contextes plus spécifiques. Bien entendu, ces deux parties de la sphère Maker se rejoignent lorsque parents et enfants réalisent des projets communs. L’image du père qui enseigne à sa fille comment opérer un appareil est au centre du scénario clé de la sphère Maker. Cette sphère peut donc sembler familière. Le bricolage a longtemps animé les familles, au Québec comme ailleurs. Toutefois, certains éléments assez subtils viennent changer un peu la donne.

Le bricolage

Le terme « bricolage » est approprié au mouvement ou à la culture Maker pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il met l’accent sur l’aspect non professionnel et non commercial des activités de la sphère Maker. S’il existe de nombreux ponts entre le bricolage numérique et des activités commerciales ou professionnelles, le « Digital Making » n’en demeure pas moins associé au dilettantisme, à l’amateurisme et à l’artisanat. Dans certains cas, le bricolage numérique est même placé en opposition directe avec le mercantilisme des produits manufacturés. Tout comme le travail de menuiserie effectué dans un établi domestique, le bricolage numérique fait partie du vaste mouvement « faites-le vous-même » (« Do It Yourself ») qui anime des membres de sociétés hyperindustrialisées depuis des décennies. En partie grâce aux moyens de communication à leur disposition, les Makers basculent d’une approche individuelle du « bricolage à la maison » vers une action commune dans des espaces physiques communs : école, bibliothèque, centre communautaire, etc. Ce glissement aboutit à un tissu social moins serré que celui qu’exalte David Gauntlett (2018) dans le cadre de certaines activités créatives.

Le bricolage numérique est souvent un travail d’approximation qui révèle des possibles, mais qui ne remplit pas les mêmes fonctions qu’un objet manufacturé. Le terme anglais hack et l’expression québécoise « broche à foin » ont des connotations similaires, dénotant le caractère fonctionnel de solutions rapides à des problèmes perçus. Même si certains objets résultants du bricolage numérique sont d’une aussi grande qualité que des objets manufacturés et commercialisés, leur valeur est aussi définie par d’autres critères que la qualité du produit fini.

Une troisième justification au terme « bricolage » se trouve dans l’usage qu’en a fait Lévi-Strauss (1962 : 26). Depuis la publication de La pensée sauvage, le terme français « bricolage » a pris une certaine place en anthropologie nord-américaine et européenne (Johnson 2012), ou même dans d’autres domaines comme l’entrepreneuriat (Welter et al. 2016). Sans creuser à fond la signification de ce terme dans l’oeuvre originale de Lévi-Strauss, arguons qu’il permet, du point de vue de la pensée (mythique ou autre), le type de libération qui donne au bricolage numérique son pouvoir d’attraction. La force de ce nom commun vient peut-être de sa capacité à transcender les classifications rigides. Contrairement à des termes comme « hybridation », « créolisation », « syncrétisme », « métissage » ou même « amalgame », le terme « bricolage » ne présuppose aucune classification préalable[6]. Comme le fait de joindre un bout de bois à un morceau de métal, le fait d’adjoindre des idées disparates sans se soucier de leur origine ne constitue pas une trahison de leur sens. Il n’y a d’interdisciplinarité qu’en présence de disciplines, et le bricolage ne fait que peu d’usage des disciplines. En comparant le bricoleur à l’ingénieur, Lévi-Strauss (1962 : 27) insiste sur la linéarité du travail de ce dernier face aux « objets hétéroclites » (ibid. : 28) et aux « moyens détournés » (ibid. : 26) utilisés pour le bricolage.

Explorer le champ sonore

Une part importante du processus de bricolage sonore passe par des forums de discussion en ligne ou d’autres formes de communication électronique, joignant la sphère Maker à celle de l’électronique musicale. Mes propres besoins en tant que musiquant et Maker m’ont donc conduit à joindre de nombreux groupes en ligne au cours des dernières années. Malgré les inconvénients causés par des interactions laborieuses avec des internautes qui aiment la confrontation, les discussions ont été, pour moi, une précieuse source d’information sur le bricolage numérique ou l’exploration sonore.

En tant que saxophoniste, j’ai une prédilection pour l’utilisation du souffle dans l’exploration sonore, et cela a largement contribué à forger mon identité au fil de ces interactions sur Internet. Ma participation à quelques événements de bricolage sonore à Montréal et à Ottawa a renforcé cette identité ou spécialisation. D’abord connu par quelques personnes comme « celui qui utilise un Raspberry Pi pour la musique », je suis devenu « celui qui tente de créer un instrument numérique basé sur le souffle » ; mon identité a glissé. Geste anodin à l’origine, la création d’un compte Twitter lié à cette identité a sans doute été un moment important dans ma démarche. Si ce nouveau compte (« synthbreath », associant le souffle au son de synthèse) n’a pratiquement aucune notoriété et demeure très peu actif, il m’a permis de compartimenter mon identité de façon adéquate.

La diversité du matériau sonore

L’écriture du présent article m’a également poussé à explorer le « matériau sonore » préenregistré, le « soundware » (Théberge 2003). Différents types d’échantillons sonores occupent cet espace, et ils sont classifiés de nombreuses façons par les praticiennes, un peu comme les oiseaux identifiés à Bosavi (Feld 2012). Il s’agit, en général, d’un fichier numérique audio qui peut être refaçonné et recontextualisé dans de nombreuses productions sonores. À part à quelques occasions au cours de mes études en musique, au début des années 1990, j’ai rarement intégré ce type de fichiers à mes propres projets. Ce matériau occupe pourtant un vaste champ dans le monde de la production sonore. Des travaux de Pierre Schaeffer en musique concrète (1966) aux scènes actuelles de la musique électronique (hip-hop, house, trap, etc.), la technologie musicale accorde une place prépondérante à la manipulation de contenus sonores préenregistrés. Même sur la scène professionnelle de la musique techno-centrée, où le traitement doit rendre le matériau sonore méconnaissable (Butler 2014), il conserve sa valeur de matière première.

Se distinguent ici deux grandes approches du matériau sonore. D’un côté, le son partagé librement, sans visées commerciales ; de l’autre, les sons qui proviennent d’un marché spécialisé. Alors que l’industrie centrée sur la musique enregistrée semble s’effriter, plusieurs entreprises consacrent des efforts considérables à la commercialisation d’échantillons sonores utilisés par des musiquants de toutes sortes (Kirn 2018). L’usage intensif d’échantillons suscite d’ailleurs la controverse dans le milieu musical (Ireland 2018). Le débat sur les éléments constituants de la musique électronique permet de percevoir la consonance et la dissonance des voix.

Ce type de matériau sonore, utilisé en production musicale professionnelle, est aussi une source de bricolage sonore. Bien qu’il soit relativement facile d’enregistrer ou de produire ses propres sons, les Makers bricolent le son à partir du matériau disponible, y compris des échantillons préenregistrés ou des sons de synthétiseurs programmés à l’avance (les « presets »). Même lorsque les sons utilisés en bricolage numérique sont produits par des Makers, l’inspiration provient largement du matériau sonore déjà entendu.

L’homogénéité du matériau sonore commercial m’a particulièrement frappé[7]. Par exemple, les catalogues en ligne contiennent des dizaines de milliers d’échantillons tirés de la boîte à rythmes TR-808, que la compagnie japonaise Roland a brièvement mise en marché au début des années 1980. Ces mêmes catalogues ne disposent que de quelques centaines d’échantillons de clarinette. Les sons environnementaux conçus pour le bruitage font parfois partie de ces catalogues, mais dans une moindre mesure que les sons de grosse caisse (dénotés « kick » ou « bass drum »). Par ailleurs, les sous-genres de la musique électronique de danse (EDM) sont fortement représentés dans ces catalogues. Il existe bien quelques contenus « exotiques » souvent étiquetés comme tels (Théberge 2017), mais l’essentiel de ce monde « soundware » est constitué de sons qui sont très familiers à leurs utilisateurs. Puisque ce matériau sonore occupe une place de choix dans la musique qui influence le bricolage sonore, la faible diversité qui le caractérise peut limiter le champ sonore des Makers.

En comparaison, le matériau sonore partagé librement est, selon mon expérience, bien plus diversifié. Le site Freesound en offre probablement l’exemple le plus frappant. En 2017 (Font 2018), il hébergeait plus de 350 000 sons pouvant être utilisés librement en vertu de licences de type Creative Commons (s.d.). On y trouve toujours des sons de boîtes à rythmes, comme dans les catalogues commerciaux, mais la clarinette y est aussi largement représentée que le « 808 ». Se trouvent aussi de nombreux enregistrements de terrain (« fieldrecordings »), y compris des sons environnementaux provenant de lieux dispersés sur la planète.

Le numérique

Le terme « numérique » est utilisé comme traduction de « digital » dans « Digital Making ». L’informatique est présent dans bien des projets des Makers, mais le bricolage numérique n’est pas nécessairement tributaire de l’informatique comme discipline ou comme sphère d’action. Une oeuvre artistique réalisée à l’aide d’une découpeuse laser ne conserve pas nécessairement de traces distinctives du procédé numérique qui lui a donné naissance. Le mouvement Maker est largement caractérisé par un enthousiasme pour les possibilités offertes par des moyens numériques, que ces moyens soient informatiques, électroniques ou électromécaniques.

Le numérique est aussi lié à la diffusion en ligne d’informations pertinentes au bricolage. Nous pourrions qualifier de « numérique » tout bricolage qui tire parti d’informations glanées sur Internet. Dans un contexte où le numérique semble avoir le don d’ubiquité, tout bricolage peut avoir une composante numérique. Cet apport n’a rien de trivial si l’on considère les liens entre le bricolage de Lévi-Strauss et la théorie de l’information (Johnson 2012 : 363).

En participant à la fondation des conférences Macy, deux autres figures marquantes de notre discipline (Margaret Mead et Gregory Bateson) ont joué un rôle important dans le développement de la cybernétique (Mead 1976). C’est au cours de ces conférences, tenues peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, que Norbert Weiner a attribué à ce champ de recherche le nom de « cybernétique » (Pickering 2010 : 3). Par contre, c’est dans sa dimension numérique que le bricolage se distingue le plus de la définition qu’en donne Lévi-Strauss. Ce dernier insistait sur le caractère limité des éléments utilisés par le bricoleur, alors que le numérique donne accès à des éléments potentiellement illimités tant dans leur étendue que leur reproduction. À l’exception de contenus protégés par la propriété intellectuelle, les bricoleurs du monde numérique ont le même accès à des ressources pertinentes sur Internet que les ingénieurs. Et puisque le fait de télécharger n’épuise pas ces ressources, elles ne se désagrègent pas du fait de leur transmission. Les données peuvent évidemment devenir obsolètes, les formats de fichiers peuvent rendre l’accès au contenu impossible, et les ruptures sont nombreuses, surtout lorsque l’on considère le sens créé à partir de ressources numériques sans lien direct à leur source. Bref, le processus de transmission n’a aucun effet sur la ressource originale et le fait de copier un fichier informatique en « lecture seule » ne le détruit pas.

Éthique du partage

Fondé sur une notion particulière d’échange généralisé (Raymond s.d. ; Levy 1984), le bricolage numérique masque certaines inégalités en insistant sur la possibilité, pour chaque personne, de contribuer à sa mesure aux projets des autres. Par exemple, la participation à un projet démarré par quelqu’un d’autre requiert une certaine abnégation, la personne portant le projet étant celle qui décide de son mode d’opération. Le terme de « dictateur bienveillant » est parfois utilisé pour désigner cette personne sans que la structure d’autorité soit remise en cause.

Par extension du concept de logiciel libre (Free Software Foundation s.d.), le bricolage numérique accorde une place prépondérante au matériel libre (« Open Hardware »), dénué de toute contrainte d’utilisation, de licence ou de brevet. Par exemple, les plans d’un microcontrôleur Arduino sont disponibles en ligne et libres d’accès, ce qui permet la reproduction de l’outil par toute personne possédant les moyens techniques de le faire. L’existence de nombreux clones vendus à bas prix est considérée aussi bien comme une conséquence positive du principe de libre accès que comme un élément causal de l’expansion rapide du bricolage numérique dans le monde.

En insistant sur le faible coût des composantes impliquées dans les processus de fabrication numérique, les partisans du bricolage numérique soulignent les possibilités offertes aux moins fortunés de notre monde. Par exemple, le coût modique de l’ordinateur Raspberry Pi est mentionné par la Raspberry Pi Foundation, laquelle le présente comme une condition importante d’extension du projet à l’extérieur de la Grande-Bretagne (Raspberry Pi Foundation s.d.).

La sphère Maker est un mouvement supra-individuel et les projets se développent dans le partage. Par contre, ce mouvement culturel accorde la plus grande part à l’individualisme et ne nourrit pas toujours un sentiment d’appartenance communautaire. Les activités des unes et des autres se mènent surtout en parallèle, par exemple entre deux tables d’un même atelier. L’amitié qui peut unir deux Makers ne donne que très rarement naissance à d’autres activités. Les activités liées au bricolage numérique se situent dans une temporalité particulière, centrée sur des projets individuels. Des Makers peuvent « faire équipe » pour compléter un projet, mais il est peu probable que la profondeur des liens interpersonnels qui unissent ces coéquipiers soit révélée. Comme chez les ingénieurs, la concentration sur un projet peut évacuer toute chaleur humaine. Puisque les Makers utilisent souvent une iconographie du robot plus sympathique que l’humain, il n’est peut-être pas abusif de désigner quelques Makers comme « des humains qui s’ignorent ».

L’appropriation technologique

L’appropriation culturelle, ou l’usage d’une pratique culturelle autre en contexte de profondes inégalités mondiales, crée la controverse. Il existe des exemples d’appropriation culturelle du « son de l’Autre » (Malan s.d. ; Feld 1996 ; Zemp 1996 ; Théberge 2003). Le cas d’Herbie Hancock et de la musique « pygmée » est si bien connu qu’il est devenu emblématique d’un enjeu fondamental en ethnomusicologie (Feld et Keil 1994 ; Feld 1996).

L’appropriation technologique n’offre pas de solution à cet épineux problème, mais elle se veut plus large et plus productive dans le cadre du bricolage numérique. Dans un sens technopédagogique, l’appropriation est une façon de « faire sienne » une connaissance. Puisque la technologie est elle-même un ensemble d’outils, de techniques et de connaissances qui s’y rapportent (Naji et Douny 2009), le lien entre apprentissage et technologie semble quasi tautologique.

Du constructivisme de Piaget au connectivisme de Downes (2012) en passant par le constructionnisme de Papert, nombreuses sont les théories de l’apprentissage qui prônent une approche pratique de l’appropriation. Le bricolage est une façon de s’approprier une connaissance par essais et erreurs. Même lorsque le bricolage répond davantage à des enjeux financiers qu’à une volonté d’appropriation technologique, l’effet est le même. L’ébéniste-amateur qui bâtit l’armoire qu’elle n’a pas pu acheter en apprendra plus sur l’ébénisterie que ce dont elle a besoin pour réaliser son projet.

Le bricolage numérique est non seulement typique du processus d’appropriation, mais constitue un phénomène culturel centré sur l’appropriation technologique. La sphère Maker est largement associée à l’apprentissage formel des sciences, des mathématiques, du génie et de la technologie, disciplines regroupées dans l’acronyme STEM (Sciences, Technology, Engineering, Mathematics). Dans de nombreux cas, l’apport du bricolage numérique est explicitement utilisé dans l’espoir de recruter des personnes ciblées pour ces disciplines. La situation des femmes en génie est particulièrement éloquente, et nombreuses sont les institutions d’enseignement qui tentent d’attirer, par le bricolage numérique, des jeunes filles ou des jeunes femmes vers des carrières d’ingénieures, de scientifiques, de mathématiciennes ou de technologistes. Dans divers milieux hyperindustrialisés, y compris au Canada, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, des organismes comme Ladies Learning Code, Girls Who Code et Black Girls Code tentent de combler cette fracture technologique en mettant sur pied des formations ciblées pour les femmes.

Selon mon expérience, l’ajout d’une dimension sonore au bricolage numérique amplifie son caractère ludique et le rend plus attrayant pour toute personne qui s’intéresse à la musique. Qui plus est, la part créative du sonore attire la sympathie des administrations scolaires. En ajoutant la lettre « A » du mot « art » à l’acronyme STEM, le bricolage sonore mène aux STEAM.

Le bricolage projeté

L’apprentissage par projet sert de cadre de référence à plusieurs initiatives de bricolage numérique en contexte scolaire. Le mot « projet », souvent utilisé dans la sphère Maker, permet d’ailleurs d’identifier une dimension importante du processus d’appropriation technologique en bricolage numérique.

Le projet de bricolage est « personnalisé », non seulement parce qu’il est associé à une personne, mais aussi parce qu’il acquiert une identité propre au cours de son développement. La narration du processus de création peut aisément prendre l’allure d’un récit d’aventures à embranchements. Dans le cas de la création d’un instrument de musique, la personnalisation du projet atteint une grande profondeur (Mann 2007 ; Bates 2012 ; Tresch et Dolan 2013). En citant la figure du golem, Bates (2012 : 364) a bien souligné comment un projet peut avoir sa « propre vie ».

Comme beaucoup de projets musicaux, le bricolage numérique est souvent mené individuellement, mais pas de façon isolée. Les projets communs unissant plusieurs bricoleurs ne sont pas rares, mais ils ne constituent pas un scénario clé de bricolage numérique. Un bricolage demande souvent la participation d’autres personnes, mais le projet est généralement le fruit d’une vision individuelle. Le fait de bâtir des ponts entre les projets n’est pas automatique dans un makerspace. Qui plus est, la documentation d’un projet, activité moins stimulante pour les bricoleurs que le projet lui-même, est souvent réalisée a posteriori. Dans un makerspace, les Makers travaillent les uns à côté des autres, profitant surtout de la disponibilité de certains appareils ou du lieu lui-même. Pour leur part, les laboratoires de fabrication obligent, dans leur charte (Fab Lab s.d.), à collaborer, à documenter les projets et à les mettre en réseau dans le but de rompre l’isolement des Makers et de faire connaître leurs projets.

Dans le domaine du bricolage numérique, le principe de « co-construction » (Harkins 2015), si cher aux études en science et technologie, acquiert une dimension pratique. Les objets humains et non humains s’influencent dans des interactions sociales complexes. Harkins (2015), qui se penche sur les liens entre le synthétiseur Fairlight CMI et ses utilisateurs, explique comment l’instrument a pu se redéfinir au gré des usages plus ou moins détournés qui en ont été faits. La théorie de l’acteur réseau (Latour s.d.) a largement mis en lumière la capacité d’action des objets non humains sur les relations sociales.

En s’appropriant des moyens technologiques variés, des acteurs sociaux peuvent produire, capturer, transformer, transmettre et analyser des sons. La propriété intellectuelle, décrite par Attali (1977) dans son lien au sonore, octroie au son une matérialité que souvent il ne possède pas.

Bricoler et musiquer

Des projets tentant de reproduire des instruments de musique du passé (Raspberry Pi Foundation 2013) aux processus artistiques cherchant à produire une expérience inouïe (Romano 2016), le son est central à bien des projets de bricolage numérique. Des projets divers incorporent aussi une dimension sonore comme une valeur ajoutée (Albritton s.d.). À la cacophonie humaine typique de tout événement du genre, s’ajoutent les sons provenant de nombreux projets numériques qui viennent animer les foires de type Maker Faire.

L’exploration sonore décrite dans le présent article accorde une grande importance à la musique. Pourtant, les sons produits ou créés par le bricolage sonore ne sont pas tous conçus pour être musicaux au sens artistique du terme. Peu de membres de la sphère Maker se considèrent comme des artistes, et le terme « musique » est généralement associé à la performance professionnelle. Le bricolage sonore se distingue donc de la musique, selon les dires des membres de cette scène. Par contre, le fait de se concentrer sur le son lui-même peut être considéré comme une disposition musicale. Que ce soit le « bip » d’un robot bricolé par une fillette ou la trame sonore créée par un artiste interdisciplinaire, le bricolage sonore s’apparente à l’expérimentation musicale et bénéficie grandement des travaux ou des outils qui proviennent du monde de la musique.

Qu’elle soit musicale ou non, la dimension sonore de l’appropriation technologique consiste à « musiquer », au sens que prend ce concept dans les travaux de Christopher Small (1987, 1998) et de Gilbert Rouget (1990, 2004). Pour Small, qui décrit l’improvisation jazz (1987) ou le concert classique (1998), tout acte menant à une activité musicale constitue une forme de « musicking », que ce soit la direction d’un orchestre ou la vente de billets pour un concert. Rouget, dans son texte sur la musique et la transe (1990), qui est devenu un classique, considère toute réaction aux sons dans un rituel de transe comme une façon de « musiquer », du claquement des mains à la transe elle-même. Dans un cas comme dans l’autre, le presque néologisme « musiquer » (le terme existait déjà en anglais comme en français) nous permet de sortir la production du son de la prérogative des musiciens. Rouget (2004) évoque, plus tard, le parallèle direct entre l’acception qu’il donne au terme « musiquer » et le sens donné par Small à « musicking ». Si l’on parle de « jouer de la musique », c’est généralement pour désigner une action spécifique, provenant de l’appropriation d’un instrument de musique (ou de la voix conçue comme instrument). Le bricolage sonore permet de « jouer avec la musique » et de s’approprier la technologie à l’aide du sonore.

Du point de vue de l’anthropologie sociale, la distinction inscrite dans l’utilisation du terme « musiquer » est liée aux rôles sociaux des acteurs, surtout si on l’applique à des agents non humains. La personne ou l’objet non humain qui musique n’adopte pas nécessairement le même rôle que la musicienne. En tapant du pied ou en chantant une révélation (Leavitt 2014), les musiquants étendent leur participation sociale au champ sonore. En produisant du musical, l’objet non humain supplée au rôle de la musicienne. Certains syndicats de musiciens ont réagi à l’arrivée de musiquants non humains. Pour contrecarrer une tentative de bannir son instrument des studios d’enregistrement, le cofondateur de Fairlight a inscrit un de ses synthétiseurs au syndicat australien des musiciens (Matrixsynth 2012), geste qui ferait sourire le Jim Johnson de Bruno Latour (Johnson 1988).

L’écoute active des Makers

Ma participation au Labo symphonique du Centre national des arts d’Ottawa, en février 2018, a été un moment clé tant dans mon parcours de bricoleur sonore que dans ma démarche ethnographique[8]. En plus de m’offrir l’opportunité de créer un environnement dans lequel enfants et adultes ont pu en apprendre plus sur le son et la technologie, cet événement a été, pour moi, l’occasion de musiquer avec de nombreux enfants, quelques instants à la fois. Mon installation était constituée, en partie, de deux instruments (un clavier Alesis Vmini et un instrument à vent électronique Yamaha WX-11) branchés à un ordinateur Raspberry Pi, qui produisait les sons de ces deux instruments. Au cours de l’événement, WX-11 et interactions verbales avec les enfants et adultes qui passaient près de moi alternaient. Des enfants venaient jouer avec mon clavier et je leur répondais avec mon instrument à vent électronique. Par exemple, lorsqu’une fillette pianotait distraitement sur mon clavier, je portais mon attention sur les touches sur lesquelles elle appuyait, ce qui me permettait de lui répondre avec mon instrument tout en facilitant sa propre écoute.

L’écoute active des sons de l’autre, en consonance ou dissonance avec nos propres sons, est une forme profonde d’observation participante. En investissant un vaste champ sonore, l’ethnographie réflexive donne une résonnance particulière à cette profondeur et nous permet de nous approprier les sons des autres. L’appropriation sonore est une façon à la fois de faire siens les sons des autres et de les rendre appropriés à un contexte particulier. Il s’agit donc d’une écoute active, respectueuse, participative et constructive (Zenger et Folkman 2016).

Dans mon enseignement de l’anthropologie au premier cycle universitaire, je fais appel à une définition assez simple de notre discipline et de ses sous-disciplines, mais qui s’est révélée utile : l’anthropologie, c’est l’étude de la diversité humaine, qu’elle soit linguistique, culturelle, biologique ou diachronique. Dans ce contexte, l’ethnographie se comprend comme une approche descriptive de la diversité culturelle. Pour sa part, l’ethnomusicologie peut se concevoir comme une approche ethnographique de l’audible qui accorde une importance particulière à la diversité sonore. Alors que le matériau utilisé en bricolage sonore me semble lui-même peu diversifié, surtout dans sa portion commerciale, un travail ethnomusicologique approfondi peut apporter une résonance anthropologique à la sphère Maker. Le bricolage sonore permettrait alors une approche pratique de la diversité sonore, une exploration de tous les sons qui peuvent être produits, reproduits, modifiés, partagés, adaptés et adoptés par les Makers.

Figure 1

L’auteur en préparation pour l’événement Labo symphonique du Centre national des arts, Ottawa, février 2018

L’auteur en préparation pour l’événement Labo symphonique du Centre national des arts, Ottawa, février 2018
Crédit et permission photo : Sarine Makdessian

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