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La figure de l’ethnologue en botaniste de l’espèce humaine ne semble pas tout à fait révolue. Or, répertorier, classer et identifier des groupes restreints comme autant d’échantillons du genre humain ne définit plus le métier d’ethnologue. Le quadrillage géographique en aires culturelles n’a plus vraiment de sens. Les frontières de l’anthropologie n’ont cessé de se déplacer. Il faut en prendre acte et en tirer toutes les conséquences[1]. C’est pourtant ce qu’illustre parfaitement cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat soutenue en 1999 à l’EHESS, portant sur les Candoshi, un groupe d’Indiens du Haut Amazone situé aux confins du territoire péruvien. Cette étude, comme le rappelle Philippe Descola dans sa préface, comble enfin (après un travail de terrain de 28 mois) une grande « lacune » ethnographique, contribuant ainsi aux questions de l’anthropologie américaniste. Serait-ce son seul mérite?

L’économie du texte repose, comme l’indique Alexandre Surallés, sur un prétexte : « on voit avec le coeur ». L’énoncé invoqué s’apparenterait aux célèbres formules énigmatiques que recueilleraient les ethnologues : « les Bororos sont des araras rouges » (Lévy-Bruhl) et « les jumeaux sont des oiseaux » (Evans-Pritchard). Plus récemment : « Le léopard est un animal chrétien qui respecte les jeunes de l’Église copte » (Sperber)[2]. La tâche de l’énoncé serait d’en révéler le sens sous la houlette de quelques initiés. Or, n’était-ce pas ce qui fondait, il y a peu encore, l’existence d’une pensée différente, préréflexive, qu’on nomme mythique ou sauvage? C’est une tentation de l’analyse qui confine à l’ethnophilosophie sans cependant succomber aux sirènes de l’anthropologie cognitive. Il est certain que l’auteur tente de saisir au travers d’une subtile phénoménologie l’expression d’une mentalité en nous instruisant sur ce que « les Candoshi » pensent. L’enjeu de l’exégèse est de rendre intelligible le fait de situer la perception dans le corps, le coeur étant le siège de toutes les activités subjectives. L’ambition est d’établir une anthropologie des émotions.

Cet angle d’approche permet d’agréger artificiellement toutes les informations ethnographiques sous une forme monographique. L’ouvrage est divisé en trois parties : « Des états d’âme » (théorie indigène de la perception et de la personne), « Des états de choses » (relation à autrui) et « Des états de fait » (théorie culturelle de l’action et articulation des trois « états »). Les aspects de cette société (représentation de la personne, habitat, système de parenté, mythologie, pratique rituelle, etc.) composent alors un tout cohérent. Ce n’est rien moins que suspect : puisque tout est systématisable, ce type d’abstraction ou de décontextualisation se justifie-t-il? Certes, renouer avec l’exhaustivité ethnographique telle que l’envisage l’auteur est assez courageux. Mais c’est au détriment de l’investigation des dimensions historique, sociale et politique de ce groupe. Il s’agit alors d’une exhaustivité par défaut. Car il n’est pas possible d’isoler l’analyse des minorités tribales de l’analyse de la société péruvienne.

Seules deux remarques nous rappellent que les Candoshi doivent être resitués dans un contexte national et des circonstances politiques précises. La note 1 évoque rapidement « certains problèmes conjoncturels » (p. 13) du travail de terrain : la guérilla, les épidémies, les prospections pétrolières (soulèvement des Indiens) et l’économie de la coca. L’exploitation pétrolière et ses enjeux constituent pourtant une situation sociale bien particulière. Dans ce contexte, les Candoshi se révèlent acteurs (de négociations ou de contestations). Mais l’auteur se soustrait à la problématique : la situation est, dit-il, « grosso modo » (note 2, page 137), analogue à l’ensemble des populations indiennes de l’Amazonie équatorienne (il cite « l’excellent rapport » de Kimerling [1975]). Il se contente d’évoquer très brièvement une mésaventure personnelle (p.137-138).

Là où Alexandre Surallés identifie des obstacles, il y a place pour la construction d’un objet d’investigation. Dans cette perspective, inutile de rechercher un « fil rouge » pour l’écriture. L’artifice ne saurait alors vraiment convaincre. Il s’agit plutôt de rendre intelligibles les enjeux d’une situation sociale spécifique. Au lieu de quoi, les préoccupations réelles et actuelles de ce groupe social sont savamment ignorées. L’imposition de problématique est alors inévitable. Il faut en conclure que le dépaysement ne garantit en rien la qualité de l’objectivation.