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Cet ouvrage collectif qui traite de l’histoire comparée des traditions religieuses et culturelles sur le rêve réunit 15 auteurs de trois champs disciplinaires — l’histoire des religions, la littérature comparée et, dans une moindre mesure, l’anthropologie. L’idée de base de l’ouvrage est que le rôle et la place des rêves, ainsi que son statut sont fortement influencés par les contextes sociaux, culturels et religieux ; cela a conduit les auteurs à rechercher les différences qui ressortent des modes inter-culturels du rêve et de l’interprétation des rêves plutôt que les éléments universels. Chacun des articles (à la fois très spécialisé et d’une très grande qualité analytique) ne pouvant être commenté ici de manière individuelle, j’énoncerai certaines des lignes directrices qui orientent l’ensemble de cet excellent ouvrage : le statut ontologique du rêve et la frontière plus ou moins perméable ou ambiguë, selon les traditions religieuses et culturelles, entre l’état de rêve et celui de veille ; la richesse, la complexité et la diversité des typologies oniriques, et des modes d’interprétation des expériences et des récits oniriques ; le statut du rêve dans les champs religieux, politiques et populaires ; le rôle du rêve dans les communications entre les mondes divin et humain ; le rêve et sa relation au temps passé, présent et futur ; et enfin, le lien étroit entre la conception de la personne et les théories oniriques locales.
Le livre est divisé en quatre parties selon les époques et les aires culturelles (et reli-gieuses) : 1. écrits historiques et philosophiques classiques en Chine (Wai-yee Li) ; textes classiques bouddhistes et hindous du sud de l’Inde (Shulman) ; textes sanskrits classiques (Doniger) ; 2. les mondes amérindiens (Barbara Tedlock, Dennis Tedlock) ; 3. l’Antiquité grecque et romaine (Walde, Grottanelli, Cancik), les débuts du christianisme (Stroumsa), les écrits judaïques classiques (Hasan-Rokem) ; 4. le Moyen-Âge judaïque (Idel), l’islam médiéval (Sviri), l’Occident médiéval (Schmitt, Assmann) et moderne (Moses). À l’exception des deux articles portant sur les traditions orales amérindiennes, tous les auteurs analysent des textes anciens et classiques, tantôt des traités sur le rêve, comme celui bien connu d’Artemidorus qui aura marqué toute la tradition occidentale depuis la Grèce antique jusqu’à Freud, tantôt des poèmes épiques, des mythes, des textes religieux ou encore des récits autobiographiques. Le lecteur découvrira différentes avenues qu’ont empruntées les traditions culturelles et religieuses afin de jongler avec les paradoxes de l’expérience onirique, à la fois élusive et palpable, opaque et transparente, lieu de savoir et d’illusion, de liberté et de déterminisme. Il découvrira aussi comment la réalité du rêve a nourri différemment les questionnements d’ordre ontologique et épistémologique. Avec et dans le rêve, c’est toute la question de l’être et de l’étant qui est posée ; c’est aussi la question de la nature du monde et de la transformation des choses qui est soulevée. Ces éléments sont d’ailleurs admirablement évoqués dans le rêve du papillon issu de la tradition culturelle chinoise : Zhuang Zhou rêva qu’il était un papillon. À son réveil, il ne savait s’il était Zhuang Zhou rêvant qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Zhuang Zhou (Li, p. 31).
Au niveau comparatif, plusieurs voies de réflexion se dégagent de l’ouvrage. Parmi elles, celle qui veut que dans les religions polythéistes la frontière entre les mondes divin et humain soit plus perméable et la communication plus fréquente que dans les religions mono-théistes. Dans ces dernières, dites religions de la révélation, on dénote un souci des autorités religieuses de contrôler le domaine onirique (et celui des visions). La démarche comparative n’est toutefois pas réduite ici à de simples oppositions entre l’Orient et l’Occident, ou entre les religions monothéistes et polythéistes. Ainsi, les traditions islamiques accordent une grande importance au rêve et à leurs interprétations, tant dans le domaine public que privé. On apprend aussi qu’au contraire des Grecs, les Romains ne valorisaient pas le rêve du point de vue religieux et politique. La démarche comparative est aussi très évocatrice sur la relation étroite entre la notion du sujet (et du soi) et la nature des théories oniriques locales. Celles-ci varient grandement selon que le soi est conçu comme une entité circonscrite et bien définie, et qui s’oppose au monde extérieur, ou comme une entité inconstante, arbitraire et perméable. Selon les traditions, les formules consacrées peuvent être du type : « un rêve m’est apparu », ou « j’ai rêvé », ou encore « je suis allé en rêve ». Chacune de ces expressions est vraie tout en évoquant des attitudes différentes face au rêve et au statut du sujet rêvant. Le fait que les rêves soient conçus comme provenant de « l’extérieur » ou de « l’intérieur » du rêveur aura des implications différentes sur l’expérience et le récit oniriques. Comme le rappelle Walde dans son article, ce ne sont pas les dieux qui envoient les rêves, mais ce n’est pas non plus l’Ego qui rêve (p. 138). Dream Cultures apporte un éclairage éloquent sur les capacités et les volontés humaines de signifier le rêve et d’en interpréter les contenus. L’ouvrage démontre, de manière convaincante, que si le rêve est partie intégrante de la condition humaine, les mondes qu’il révèle, les fenêtres qu’il ouvre et les significations qu’il engendre sont multiples et plurivoques, et ne peuvent être compris qu’à la lumière des traditions culturelles et religieuses qui les énoncent et les mettent en acte.