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La première chose qui est remarquable à la lecture de l’ouvrage de Germaine Dieterlen, c’est l’accomplissement de l’ethnographe qui, dans sa fonction d’observateur, est peu à peu devenue l’interprète, mais d’une parole qui ne donne lieu à aucun commentaire externe, si bien structurée qu’elle a valeur systémique et qu’elle se présente comme une sorte de Traité des âmes dans la transcription qu’en propose l’auteur. Le point de vue est bien singulier, car la cosmogonie dogon condense un ensemble de significations mythologiques et un mode de pensée complexes pour la culture occidentale. Cela suscite également un mode de compréhension tout aussi singulier de notre part, et l’auteur parvient à préserver la nature du compte rendu et l’aspect philosophique d’une matière qui, au-delà de sa valeur anthro-pologique, lève le voile sur une conception spirituelle, biologique et politique du corps, qui n’a de comparable que les grands courants de pensée issus de la croyance religieuse de par le monde.
L’auteur décrit minutieusement les éléments semi-conceptuels qui articulent la sphère du sacré avec celle de l’organisation sociale. On dit « semi-conceptuels » au lieu de « con-ceptuels » parce qu’ils se confondent avec la vie organique elle-même et participent d’une connaissance achevée dont les moindres détails de la vie sociale sont tributaires ; ils prolongent directement une représentation du monde régie par des lois immuables. Aussi la démarche se situe-t-elle à mi-chemin seulement de la restitution d’un schéma de pensée qui s’éloignerait des qualités de la parole qu’on a mentionnée. Elle s’ordonne plutôt autour du rôle constitutif du mythe créateur, dont découlent naturellement les grands principes de vie.
Cette proximité religieuse l’est au premier sens du terme, elle tisse les relations hiérarchiques et complémentaires entre les individus de manière équilibrée. La perspective déterministe est dépassée par une distribution des fonctions et des domaines d’activité qui permet d’assurer la cohésion sociale et en outre de confirmer l’effectivité de la croyance qui échappe ainsi au dogmatisme. En effet le contrat social tient chez les Dogon à l’intégration des individus au sein d’une filiation d’ordre spirituel qui remonte aux ancêtres. Cette filiation est bilatérale, la vie organique ne se rompt pas, ne s’achève pas dans la mort, qui permet aux âmes de s’accomplir dans un devenir intermédiaire entre les hommes et les dieux. Le véritable processus de corruption est synonyme d’une vie mal réglée. La maladie, comme dans les diverses versions du chamanisme, est le symptôme des transgressions à la fois provoquées et subies par l’individu de son vivant. Par exemple, un enfant qui naît gaucher constitue le signe d’une transgression opérée antérieurement par la mère. Et cela déterminera son statut social de manière définitive. L’organisation sociale actuelle dépend d’un équilibre, qui sans être de l’ordre de la transcendance, émane d’une chaîne de vie qui provient du mouvement et de l’agencement des forces créatrices dont chaque individu constitue une composition singulière. Cela signifie l’interdépendance des actions de chaque membre vis-à-vis de la collectivité, qui doit trouver des statuts compensatoires édictés par le représentant de l’autorité spirituelle. Parallèlement, c’est cette forme d’organisation supra-politique qui attribue la répartition des tâches au sein du groupe. Tandis que dans nos sociétés, la question de l’être s’élabore autour de l’opposition traditionnelle entre le corps et l’âme, donnant lieu au cours de l’histoire des sciences de l’homme à des remaniements théoriques, à des disciplines et à des terminologies de plus en plus éclatées (et à l’analogie entre anatomie corporelle et corps politique) et qui finalement éludent tout contenu achevé, il ne saurait y avoir de débat équivalent quant à la perspective cosmogonique du peuple dogon : pour lui l’incarnation est une architecture des âmes vouée à reproduire l’acte originel de la création, l’opposition pureté-impureté étant plus à même d’en exprimer la teneur signifiante. Il semble donc qu’il n’y ait de corps que pour et par la manifestation d’une mobilité de ses principes vitaux ; on veut dire que ceux-ci sont susceptibles de corruption, processus qu’on aurait tort cependant de qualifier de surnaturel puisque le régime de l’impur est nécessaire à l’interprétation et à l’évaluation des individus d’un point de vue spirituel et social.