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L’instauration de régimes démocratiques dans les Balkans est l’un des principaux objectifs des institutions internationales et européennes depuis le début de la décennie 1990 et particulièrement depuis la mise en place du Pacte de Stabilité des Balkans en 1999, à l’issue d’une décennie de guerres sanglantes dites « ethniques » et conséquemment qualifiées de « sauvages ». Mais voilà que la structuration ethnique du pouvoir politique, nous explique Jean-François Gossiaux, n’est pas compatible avec les principes démocratiques parce qu’elle naturalise et rend donc statique l’opposition entre majorité et minorité, entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui en sont dépourvus. L’ethnicisation du pouvoir, que l’on attribue généralement comme une tare aux sociétés des Balkans, cette « Autre » Europe que l’on chercherait à civiliser, serait cependant un principe de légitimité soutenant l’ordre socio-politique européen, et non pas uniquement balkanique. Par ce livre, Gossiaux nous offre ainsi non seulement une analyse originale du politique dans les Balkans, de l’époque des empires ottoman et austro-hongrois à aujourd’hui, mais également une réflexion plus générale sur la façon dont le politique est conçu par les institutions supra-nationales contemporaines.

Plus que jamais, affirme Gossiaux, le pouvoir est ethnicisé aujourd’hui. En neuf chapitres, l’auteur nous explique pourquoi. Il faut d’abord clarifier les termes. C’est ce à quoi il consacre le premier chapitre, où il fait la généalogie des mots ethnie, ethnologie et ethnicité. Il retourne au 19e siècle, s’arrête sur l’ethnologie soviétique et termine avec la « révolution copernicienne » – pour citer l’auteur – de Fredrik Barth, lequel bute cependant sur le problème de la constitution historique des groupes ethniques. Si un rapport d’ethnicité, analogue à celui de la parenté en ce qu’il établit un interdit matrimonial, est ce qui crée la frontière entre les groupes ethniques, d’où vient le rapport d’ethnicité sinon de l’existence de groupes ethniques? Aussi les rapports d’ethnicité n’existent-ils pas dans toutes les sociétés et toutes les sociétés où existent ces rapports n’ont-elles pas nécessairement une structure ethnique (lorsque les rapports d’ethnicité correspondent à des interdits matrimoniaux). C’est ainsi à l’historicité de ces rapports que Gossiaux consacre son deuxième chapitre dans lequel il explique l’ethnicisation du pouvoir dans les Balkans de l’Empire ottoman, dans l’Ancien Régime français et dans la Yougoslavie socialiste (1945-1991). Les sociétés non démocratiques ethniciseraient le pouvoir alors que les sociétés démocratiques ethniciseraient son exclusion (« paupertas »). L’ethnicité serait ainsi une forme rudimentaire de classification qui siérait particulièrement bien aux sociétés modernes où s’est développé l’État statistique, la démocratie et le nationalisme. Donc, il s’ensuit, au troisième chapitre, un retour sur les concepts de nationalisme et de nationalité. L’auteur s’attarde spécialement à la théorie d’Ernest Gellner qui avance que le nationalisme est un principe politique qui vise à créer une nation en cherchant à faire correspondre un territoire, un État et une culture lettrée. Alors que ce modèle s’applique très bien pour les nationalismes balkaniques expansionnistes du 19e et du début du 20e siècle – et c’est à celui du yougoslavisme que Gossiaux consacre son quatrième chapitre –, il achoppe sur les nationalismes séparatistes de la fin du 20e siècle. L’ethnonationalisme, ce dont traite en définitive la théorie de Gellner, est justement cette forme particulière de nationalisme qui a été légitimée à l’issue de la Première Guerre mondiale quand a été imposé le principe des nationalités dans les redécoupages territoriaux de l’Europe. Expression politique de l’ethnie, la nationalité devait être territorialisée et avoir un État ; conception idéalisée de l’État-nation qui créait inévitablement des « minorités nationales » au sein de chaque territoire étatique. Les conflits de la fin du 20e siècle dans les Balkans seraient la conséquence des contradictions inhérentes à ce principe des nationalités remis à l’ordre du jour politique durant la décennie 1980 en Yougoslavie socialiste, laquelle s’était cependant organisée autour d’une conception différente de la nationalité : une conception austro-marxiste qui veut que l’appartenance nationale soit une affaire de choix personnel et que l’État et son territoire ne soient pas coextensifs à une nationalité.

Au cinquième chapitre, Gossiaux explique l’échec de cette conception. Les nationa-lismes des années 1980-1990 ont cherché à re-territorialiser les nationalités. Les expériences de la Croatie, de la Bosnie et du Kosovo ont montré que cette quête a été sanglante. C’est par contre l’exemple de la Macédoine que l’auteur nous présente dans le chapitre suivant. Appelé « paradigme des Balkans », le cas macédonien montre l’impossibilité de créer un État-nation puisque la structuration ethnique de la société empêche certains groupes, notamment les Albanais, de s’identifier au pouvoir politique qui serait accaparé par les Slavo-Macédoniens, par ailleurs identifiés également aux Bulgares de l’État voisin. Au coeur du problème se situent les frontières étatiques qui créent des minorités ethniques et visent à territorialiser des majorités ethniques. Les trois derniers chapitres s’attardent aux cas exemplaires inverses des Valaques, des Aroumains et des Tsintsars, dont les identités ethniques ne sont pas territorialisées et qui ont, depuis le 19e siècle, constamment adopté les nationalismes des autres. Gossiaux montre qu’ils ont aujourd’hui développé des mouvements de revendication politique ethnicistes, mais non ethnonationalistes. Ils ne visent pas à constituer un État-nation ou à acquérir une autonomie territoriale, mais à avoir une voix politique au sein des États existants. Il s’agirait d’ethnicismes transnationaux, soutenus de plus en plus par des institutions supranationales et promus par des organisations non gouvernementales qui, condamnant les « nationalismes », relégitiment par ailleurs l’ethnicité comme « degré zéro de la politique ». Depuis l’effondrement du communisme et l’implosion de la Yougoslavie, nous assisterions à une situation analogue à celle qui est apparue à l’issue de la Première Guerre mondiale et à l’effondrement des empires austro-hongrois et ottoman. Un nouvel ordre apparaîtrait aujour-d’hui, similaire à celui que met en place le principe des nationalités, mais qui serait cette fois institué par un « principe des minorités ». Ce principe, soutient Gossiaux, soutirerait aux États une partie de leur souveraineté en matière de protection des minorités, autrefois minorités nationales, aujourd’hui minorités ethniques. Cette souveraineté serait déplacée vers des institutions supra-nationales, et assurée par le travail des organisations non gouvernementales. À nouveau, l’ethnie est essentialisée ; les minorités ethniques sont données ; les identités ethniques sont statiques ; il faut « protéger » les minorités, leur « voix » politique découlant naturellement de leur « existence ». L’ethnicisation du pouvoir reviendrait dans un mouvement de balancier alors que se seraient essoufflés les projets universalistes qu’ont été les révolutions française, américaine et soviétique. Mais cette ethnicisation, conclut l’auteur, créerait un ordre qui sera probablement remis en cause par un retour du balancier. Voilà où termine ce livre inspirant. Voilà où devrait par contre débuter un second volume consacré à ce « principe des minorités » que l’ONU, le Conseil de l’Europe, l’OSCE et d’autres institutions pourraient promouvoir. Ce principe constituerait peut-être non seulement un nouvel « ordre » européen, mais aussi « mondial ».