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En juillet 2005 décédait Laurent-Michel Vacher, professeur de philosophie au cégep et auteur aussi prolifique que controversé. On le critiquait dans son milieu pour ses prises de position contre la tradition d’enseignement par les grandes oeuvres et l’hermétisme rébarbatif d’une philosophie qu’il jugeait tour à tour bourgeoise et pédante. En 2004, il lançait une charge contre ce qu’il nommait le style amphigourique et l’obsession d’obscurité chez Nietzsche (Vacher 2004), selon lui deux vices que des interprètes prompts au délire venaient défendre en déniant les évidences mêmes du texte.

C’est à la lecture de ce livre et de la critique dithyrambique que lui réservait Louis Cornellier dans sa chronique du Devoir que Méchoulan s’est mis de mauvaise humeur, comme il l’indique lui-même. Il a décidé de répliquer à ce qu’il considérait comme une démonstration de plus de l’anti-intellectualisme qui règne au Québec.

Vacher, dans son Crépuscule d’une idole, cherche à replacer Nietzsche à la case qu’il croit lui correspondre : celle d’un auteur adepte du charabia et dont trop de commentateurs ont voulu sauver la peau en refusant d’en voir l’évidente tendance fascisante. Le défunt professeur construit donc un « portrait-robot » du fascisme qu’il compare à des extraits de l’oeuvre de Nietzsche ; pour lui, il s’agit de retourner à la lettre et de l’affronter par-delà les effets de style.

Dans sa réplique cinglante, Méchoulan, au lieu que de chercher à défendre ou réhabiliter Nietzsche, reprend l’analyse de Vacher pour en démontrer les apories et les insuffisances. Il pose d’entrée de jeu une distinction fondamentale qui parcourt l’ensemble de l’ouvrage : un journaliste n’est pas un intellectuel et ceux-ci n’opèrent pas dans les mêmes paramètres. Ainsi, l’intellectuel s’occupe et se préoccupe d’une réflexion dans la nuance et la complexité ; il travaille l’événement dans le détail et surtout dans la lenteur. Au contraire, le journaliste fait sienne une information parcellaire dont la rapidité et l’enchaînement des nouvelles ne permettent pas la nuance. D’une part virtualité du sens et ethos, de l’autre actualité des faits divers et pathos. Méchoulan précise toutefois, avec une prudence avisée, que le journalisme dont il parle n’appartient pas en propre aux journalistes, pas plus que le travail intellectuel n’est l’apanage des intellectuels. Point question ici de corps de métier mais plutôt de fonctions sociales, ce qui permet à l’auteur d’enfoncer ces figures dans le stéréotype sans lui-même s’encombrer de nuances.

Ses deux premiers chapitres, Méchoulan les consacre à analyser la méthode de Vacher. Il s’en prend à l’idée de portrait-robot et de recherche de preuves dans la surface des mots : évitant l’interprétation, cette approche écarte les contextes sémantique, syntaxique, socioculturel, historique, etc. En outre, l’auteur déplore un portrait partiel du fascisme qui en esquive les manifestations historiques sous prétexte de cerner la « mentalité » fasciste, faisant foin de l’intime rapport entre idées et actions. Méchoulan dénote là facilité et rapidité. Il en va de même dans le choix des citations qui semble mener Vacher à des conclusions que ces citations, remises en entier et en contexte, ne lui permettraient pas ; pour Méchoulan, il est clair que Vacher élague le propos de Nietzsche pour servir le sien.

D’un côté, Vacher tirerait à boulet rouges sur le délire d’interprétation des idolâtres et sur le délire et l’utopisme de l’idole elle-même. Pour lui, Nietzsche embellit de style un fond fascisant et en embrume l’exacte teneur. Méchoulan, de l’autre côté, voit dans cette posture celle de l’anti-intellectuel qui croit que les idées travestissent le réel et qui méprise le réel travail intellectuel. Au demeurant, comme cette analyse loge pour Méchoulan à l’enseigne de l’approche journalistique, il se donne à coeur joie de reprendre, et dans toute l’étendue de leur complexité, ce qu’il considère comme les défaillances de Vacher du long des quatre chapitres suivants.

Outre la nécessaire prise en compte de l’histoire pour comprendre un phénomène comme le fascisme et le portrait incomplet de ce mouvement historique que dresse Vacher, Méchoulan s’attarde aux questions du style et de l’histoire de la philosophie. Nietzsche, pour Vacher, représente le summum du style obscurcissant défiant toute injonction de raison et de clarté. Or, s’attendre à ce que le langage philosophique décrive sans ambiguïté des idées signifie pour Méchoulan nier le rapport au langage, la langue servant aussi à construire le monde : le style participe de la construction des idées. Quant à l’histoire de la philosophie, elle enseigne que Nietzsche s’inscrit, avec certains contemporains comme Bergson, dans une critique du rationalisme qui n’en pose pas moins la puissance de la raison.

Au terme de ce décapant examen de Vacher, aux prises avec le problème de l’interprétation, Méchoulan critique l’herméneutique pour ce qu’elle enfouit le sens dans d’insondables profondeurs. Tout à l’inverse, il condamne la superficielle clarté des surfaces. Il développe alors l’idée du principe de léger-écart qui, s’il ne rompt avec les surfaces, en propose une lecture décalée alimentée par un art des points de vue. Il appelle ainsi à une intelligence de la lecture dont la société dite du savoir semble faire l’économie.

Plus qu’un brûlot, plus que la déconstruction du propos d’un auteur, ce livre est une invite à une lecture exigeante et rigoureuse qui prend la mesure de son objet dans toute sa densité. Méchoulan cherche à rendre à Nietzsche toute la complexité qu’on lui doit si on veut bien saisir les directions multiples vers lesquelles s’oriente son oeuvre. Ce faisant il montre les insuffisances du propos de Vacher. Mais en définitive, Nietzsche n’est qu’un prétexte.

Au final, Méchoulan fait sien un questionnement sur le sort réservé aux textes et à la réflexion intellectuelle. Il ne fait pas dans la dentelle, certes : à traits grossis, il présente journalisme et intellectualisme, louant celui-ci et vilipendant celui-là tout en les considérant comme nécessaires. L’on pourrait contester les portraits qu’il esquisse pour leur rigidité. Pourtant, il résulte de son exposé un questionnement touffu sur deux manières de rapport au texte et même au monde. C’est une réflexion fine qui met en jeu non sans détours ce qu’il advient, dans notre société, de la rigueur, de la complexité, de la lenteur dans une ère où l’enflure médiatique qui ne s’encombre pas de ces attributs s’est bâti un nid plus que confortable.