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Introduction

La citoyenneté double est d’abord une qualité sociale, observable, observée, comme chez les Sangs – segment d’une nation autochtone du Canada – ou chez les Métis du Manitoba. J’en obtins les données dans les années 1960, à l’époque où les gouvernements du Canada ou du Manitoba voulaient développer chez ces groupes des notions de gouvernance. La première section de cet article se limite au niveau des concepts tels que le statut, l’activité, l’interaction, sur lesquels se penchaient alors des théoriciens clés comme Fredrik Barth. Après la publication de son livre Ethnic Groups and Boundaries (Barth 1969), l’anthropologie a connu une vague d’études à propos des « groupes ethniques », soit l’analyse des frontières sociales entre les groupes dominants et dominés, de l’organisation de leurs statuts, activités et interactions, sans oublier les contradictions séparant leurs cultures et catégories cognitives.

Or, Barth postule que le membre d’un groupe ethnique a le choix entre trois stratégies : tout d’abord, tenter de « passer » tout en acceptant le statut minorisant de sa catégorie établie a priori ; ensuite, s’assimiler à la société dominante sans se soucier des éléments socioculturels distincts du groupe ethnique ; enfin,

[…] accentuer l’identité ethnique qui amène le groupe au développement de positions et de modèles inédits pour organiser l’avenir des activités ou des secteurs encore non existants ou sous-développés chez le groupe ethnique.

Barth 1969 : 33, ma traduction

Cette dernière stratégie (peu documentée à l’époque) vise un système asymétrique par lequel une minorité peut préserver, transformer, et même en principe acquérir des biens culturels distincts dont la majorité dominante peut rester largement dépourvue.

Cette stratégie peut être à l’origine de la citoyenneté double, surtout au bout d’un processus de dialogue complexe entre dominants et dominés, mais la construction de la citoyenneté double des minorités varie selon l’histoire de chaque pays. Je me limite à ce stade à l’expérience de la citoyenneté double dans le cadre des statuts publics, comme le fit l’analyse barthienne des années 1960. Les Autochtones de l’Amérique, par exemple, à la différence des Maaori de la Nouvelle-Zélande, n’ont pas participé à la Deuxième Guerre mondiale du XXsiècle comme unités commandées par des officiers de leur propre ethnie ; ils ont donc moins d’expérience que les Maaori du rôle cardinal joué par le citoyen occidental dans le cadre strictement national de la défense du territoire de la nation. Or, les Maaori parvenus jusqu’aux grades supérieurs de l’armée néo-zélandaise, surtout lors des guerres mondiales, étaient presque les premiers à avoir connu dans ce pays le prestige potentiel de la citoyenneté double. Ils pouvaient se percevoir, à plein titre, comme citoyens véritables du pays pour lequel ils risquaient leurs vies et celles de leurs soldats Maaori. Or, dans la vie civile d’après guerre, quand ces soldats n’avaient pas tous les mêmes avantages que les vétérans blancs, ils ont revendiqué ces avantages au cours de luttes autonomistes qui aboutirent, à partir de 1975, à la promulgation de la loi sur le Traité de Waitangi, donc à la reconnaissance du peuple maaori comme entité juridique, comme partenaire collectif des colons blancs (Walker 2004)[1].

Ici commence donc une sorte de citoyenneté double de statuts sociopolitiques codifiables. Malgré les opinions un peu radicales de ces officiers supérieurs à la retraite, la Nouvelle-Zélande les traitait comme des compatriotes à plein titre, mais ceux-ci se permettaient aussi de revêtir un deuxième statut formel et honorifique : ils étaient les chefs de leurs tribus respectives. Évidemment, ce type de citoyenneté double n’est pas universel, mais fondé sur les valeurs d’une société particulière. Or, la revendication même – la reconnaissance du Traité de Waitangi – est l’indice d’une problématique universelle du monde contemporain, préoccupant les grands sociologues de l’époque, comme Talcott Parsons. Celui-ci avait rédigé un texte en 1965 dans lequel il décrivait les normes qui prescrivaient le statut des Américains noirs de l’époque : tout en étant « citoyens légaux » des autres Américains, ils étaient souvent assujettis à des normes qui limitaient leur liberté à faire les mêmes choses que les Blancs. Ce critère était nouveau à l’époque ; Parsons précisait dans son texte que les Noirs étaient « excluded from » plutôt qu’« included in the societal community ». Ce concept de la « communauté sociétale » présuppose, comme la théorie de Durkheim, l’existence d’un système de normes collectives, communes à tous les membres d’une société, sans tenir compte de leurs qualités particulières[2].

La deuxième section de cet article ajoute à cet appareil des concepts datant de la première phase du structuralisme lévi-straussien, jusqu’à la publication en 1962 de La pensée sauvage (Lévi-Strauss 2008). L’une des plus grandes découvertes du XXe siècle a sans doute été la révélation que toutes les civilisations, et surtout les civilisations autochtones sans écriture, se sont organisées autour la logique de leurs classifications[3]. C’était à ce titre que j’ai étudié la concurrence symbolique chez les Sangs (Schwimmer 1972) et pratiqué l’anthropologie comme une « science résiduelle »[4]. La troisième section ajoute à ce fondement une plus grande attention à l’objet religieux, surtout dans la perspective des modèles des mythes régionaux et de l’expérience de la périodicité, de la symbiose avec le cosmique et des renoncements de la symbiose.

Tout cela permettra d’introduire la brève analyse finale de la tentative – ratée – de moderniser le mode de vie d’un groupe périphérique de Métis. Cette analyse mène à une interrogation : ces phénomènes du micro périphérique sonneront-ils fatalement le glas de la périphérie ou sera-t-il nécessaire de lui assurer un mode de survie, sans quoi la survie du macro sera également menacée?

Le terme « citoyenneté double » qualifie un système social permettant à une pluralité de systèmes de normes, de systèmes de citoyenneté d’être premièrement reconnue par une instance compétente de la communauté sociétale, et deuxièmement pleinement incluse dans cette communauté sociétale. Si ce nouveau statut, ce système de la citoyenneté double, a souvent été reconnu dans le discours politique, il est loin d’avoir résolu les difficultés politico-économiques, ou même les problèmes identitaires, des minorités. En Amérique du Nord, cette transition a été marquée par le système juridique de tutelle administrative sur les bandes ou individus autochtones – une tutelle qui fournit plusieurs formes d’aide matérielle mais qui, en pratique, est loin de nécessairement accélérer le processus de la décolonisation. On verra ci-dessous comment ce statut de pupille de l’État-nation les a éloignés de la pleine responsabilité proprement civique.

Cependant, depuis les années 1960, l’État canadien a entamé un processus visant à leur rendre cette responsabilité, dans le contexte des mouvements favorisant l’essor des identités ethniques. Alors que les groupes ethniques s’occupent de rétablir leurs langues et coutumes ancestrales, l’État canadien se demande si ces langues seront fonctionnelles en symbiose avec l’anglais. Il se questionne aussi à savoir si leurs pratiques cérémonielles seront compatibles avec les règles et les normes dominantes, si la philosophie ou le style de gouvernance des groupes ethniques pourraient attaquer les bases de la société majoritaire. L’objet de ces questionnements a pu être de bloquer les réformes, mais aussi de les protéger contre la colère des compatriotes inquiets ou la furie des médias de masse. Afin de pallier la répugnance de la majorité, les ethnies ont modifié leurs rites afin de les rendre compatibles avec les règles ou valeurs dominantes, sans pourtant vouloir dénaturer l’essence des coutumes, dont l’antiquité se confirme dans des sources historiques[5].

En Nouvelle-Zélande, on qualifie ces pratiques de « biculturelles », ce qui semble signifier que les règles imposées par chacune des civilisations en question ont été entérinées réciproquement comme compatibles avec la pleine inclusion dans la communauté sociétale ; c’est-à-dire que les Maaori les perçoivent comme maaori tandis que les Blancs les perçoivent comme néo-zélandaises. Ces pratiques et leurs pratiquants ont donc une « citoyenneté double ». En 1965, le même phénomène avait été institué, sous des formes différentes, chez les Sangs d’Alberta et les Métis du Manitoba. Quel que soit le site où on l’étudie, la citoyenneté double donne lieu, toutefois, à une lutte interminable entre deux systèmes de règles dont chacun est perçu comme une loi de la nature par ceux qui les ont adoptés.

Le texte présenté ici analyse ce type de dynamique chez deux peuples, les Sangs de l’Alberta et les Cree des forêts de Le Pas au Manitoba[6]. Les recherches de terrain furent faites en 1965, alors que j’étais étudiant aux études supérieures en anthropologie à l’Université de la Colombie-Britannique et assistant de recherche pour un projet de recherche subventionné par le gouvernement du Canada à propos des Autochtones. On m’assigna l’analyse des organisations formelles gérées par les Autochtones comme thème d’enquête[7].

La concurrence symbolique

Mon article « Symbolic Competition » (Schwimmer 1972) introduit une nouvelle approche dans le champ de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’anthropologie de la citoyenneté double, en s’occupant explicitement de ses aspects symboliques. Rappelons que les sciences sociales fonctionnalistes enseignées dans les années 1960, traitaient le domaine symbolique souvent comme subordonné – un domaine flottant bien au-dessus de la réalité vécue des comportements codifiables. Mes professeurs, cependant, notamment Messieurs Hawthorn, Belshaw et Dunning, spécialistes des minorités dominées de l’Océanie et de l’Amérique du Nord, axaient leur empirisme sur l’analyse des frontières sociales, comme Barth, et donc sur l’organisation des statuts, des activités et des interactions, sans ignorer les contradictions entre les catégories cognitives et culturelles des dominés et celles des dominants. Je m’identifiais facilement aux idées générales suivantes :

Les objectifs les plus valorisés de l’État-nation se trouvent en dehors du champ organisé par la culture et les catégories de la minorité. En rapport avec ces objectifs, l’interaction entre les groupes ethniques de l’État-nation se passe entièrement dans le cadre des statuts et des institutions du groupe majoritaire dominant où l’identité d’un membre d’une minorité n’offre pas de base pour l’action.

Barth 1969 : 31[8]

Mon terrain de l’été 1965 s’inscrivait dans une politique – de la part du gouvernement et des Églises – visant à encourager le développement dans la gestion des réserves. Dans le cas du ministère des Affaires indiennes, cette politique conduisit au transfert de la plupart des pouvoirs de tutelle aux conseils de bande ; dans le cas de l’Église catholique, cette politique permit une interprétation moins entachée de méfiance envers les rites amérindiens. Les deux organismes s’accordèrent donc pour permettre la reprise des rites de la Danse du Soleil des Sangs en 1965, après plusieurs années d’interdit. Si ces changements n’ont pas aboli les frontières sociales, elles les ont cependant rendues plus perméables. Ils ont également participé à diminuer la force de la pression assimilatrice et à laisser l’identité ethnique des Sangs s’exprimer plus librement. L’objet du projet de recherche était probablement de voir si cette politique aurait l’effet de stimuler le développement socio-économique des Autochtones. Mes recherches ont montré qu’elle était en effet bénéfique, mais que ses avantages se limitaient à la transformation des systèmes de statuts et d’interactions, sans toucher aux orientations générales des civilisations autochtones. Le résumé de mes observations, que j’exposerai ci-dessous, lie la citoyenneté double aux reconstructions des systèmes cognitifs néo-traditionnels de certaines nations autochtones.

La réserve des Sangs s’étend sur 354 000 acres d’excellentes terres, dont la plus grande partie convient à la culture du blé, tandis que le reste sert à l’élevage du bétail. Au début du XXe siècle, les chefs des Sangs s’évertuaient à encourager leur peuple à y cultiver des céréales ; personne ne regardait alors ce travail comme ingrat (Dempsey 1965 : 13 ; Goldfrank 1945). Le Conseil de bande finançait les cultivateurs de blé autochtones, mais quelques 85 % de ces fermes obtenaient de très mauvais résultats. Le Conseil de bande dut saisir près de 35 000 acres de fermes autochtones pour rembourser des dettes et louer ces terres aux cultivateurs blancs. Quand les conseillers du ministère des Affaires indiennes[9] statuèrent en 1965 que la meilleure politique de développement de la réserve serait toujours d’encourager les Autochtones à faire la culture du blé sur les terres non défrichées, ceux-ci rejetèrent les prêts proposés à cette fin, en exprimant leur préférence pour l’élevage du bétail comme par le passé. Cette décision était en partie économique, en partie idéologique. Les expropriations et la honte de leur échec de jadis leur avaient appris que le métier de cultivateur ne convenait pas à leur identité ; ils s’en sentaient exclus sans doute par une frontière invisible, infranchissable, socio-économique en apparence, dont ils rendirent compte en termes de culture et de valeurs. Ils ne m’expliquaient pourtant pas leur décision en ces termes négatifs. Ils me racontaient plutôt que la bénédiction du Soleil les avait dotés de l’habileté extraordinaire de cavaliers, que l’élevage était le métier qui convenait à cette habileté, si bien que ce métier était considéré comme bien supérieur au boulot ingrat du cultivateur, bien que celui-ci fût mieux payé.

Il y avait plusieurs entraves à l’inclusion des Sangs dans le monde des Blancs, ce que Talcott Parsons (1965) appelait l’« exclusion de la communauté sociétale ». Parmi celles-ci, notons que les établissements scolaires des Autochtones dans les réserves étaient inférieurs à ceux des Blancs et les écoles intégrées, situées hors des réserves, étaient trop éloignées des domiciles des enfants. Ces écoles étaient d’ailleurs très racistes. En conséquence, la concurrence sur le marché du travail était ardue pour les Autochtones. Les Blancs bien disposés envers eux – tels que le prêtre et l’agent du ministère des Affaires indiennes – ne pouvaient les aider qu’à l’intérieur de la réserve, et même là, seulement sur le plan social. Les organismes gérés désormais par les Sangs n’avaient aucun lien institutionnel avec des organismes extérieurs d’une portée politique ou économique, étant donné le fait, tel que mentionné plus haut, que tout Autochtone a le statut d’enfant de la Reine, de pupille permanent, et ne peut de ce fait pas participer à la gouvernance. Les clergés ne pouvaient pas non plus franchir cette frontière, les Sangs étant catholiques dans une région protestante ou mormone. L’un de mes amis de la réserve fit un dessin afin de m’illustrer la situation. On pouvait y voir des cercles remplis de croix qui représentaient les Autochtones dans les réserves. Une botte au milieu du dessin tenait la queue d’une souris. Les Autochtones, symbolisés par la souris, ne pouvaient pas aller plus loin que ne le permettait la botte. La pertinence des propos autochtones se confirme dans les stéréotypes construits par les Blancs pour qualifier les Autochtones de la réserve qui sont révélés par les recherches de Zentner (1962) et de Spindler (1965 : 28) portant sur les Sangs.

Ces entraves à la stratégie assimilatrice expliquent la nécessité de la troisième stratégie postulée par Barth, soit l’essor de mouvements de groupes favorisant la notion d’« identité ethnique ». Peu étudiés avant 1969, ces mouvements s’adressent à la contradiction non résolue entre l’un et l’autre des deux stratégies supposément disponibles. La première stratégie interdit la commensalité ou l’intermariage, impose la ghettoïsation, en plus d’enfermer les ethnies dans des domaines occupationnels distincts. Certains aspects du modèle de la réserve ressemblent donc, dans les faits à une société à castes[10], où les Autochtones se situeraient dans une caste au bas de l’échelle des ethnies du Canada. La deuxième stratégie, assimilatrice, qui prédomine ailleurs dans la mosaïque canadienne, s’oppose à toute règle d’endogamie, de ghettoïsation, d’immobilité occupationnelle ou d’exclusion politique des groupes ethniques. Les mouvements autochtones identitaires renvoyaient ces deux politiques dos à dos en révélant comment celles-ci étaient en contradiction flagrante avec les objectifs de la société canadienne. À cet égard, ils trouvaient beaucoup d’appuis, laïcs et religieux, en provenance des milieux intellectuels blancs.

Après quarante ans d’expérience des mouvements identitaires, autochtones ou autres, on a fini par comprendre deux gros problèmes inhérents à ces mouvements : tout d’abord, leur asymétrie matérielle, car l’ethnie majoritaire s’enflamme dès que l’État-nation offre des moyens le moindrement sérieux à la minorité pour développer sa civilisation distincte ; ensuite, leur asymétrie symbolique, car la minorité, dépourvue des moyens à concurrencer la majorité sur le plan matériel, se met à la concurrencer sur le plan des valeurs, à affirmer dans ses pratiques et ses discours les grandes valeurs de son ancienne civilisation. C’est là l’activité décrite dans mon article sur la concurrence symbolique (Schwimmer 1972). L’objectif tacite de cette activité symbolique était de faire respecter l’équilibre symbolique entre les deux civilisations comme condition nécessaire de leur symbiose contemporaine. Le premier exemple de cette concurrence symbolique était le refus, en partie idéologique, mentionné ci-dessus, de la part des éleveurs à qui on offrait des prêts pour la culture du blé, une activité plus lucrative que l’élevage, mais peu adaptée aux valeurs traditionnelles des Sangs.

L’ordre du conçu

La plupart des autres exemples, et l’explication de la pensée religieuse des Sangs, furent obtenus lors de mon observation de la Danse du Soleil. Je veux reconnaître d’abord la sagesse du ministère des Affaires indiennes et de l’Église catholique qui avaient aidé les organisations des Sangs à redonner de l’élan à cette cérémonie ainsi qu’à l’Université de la Colombie-Britannique qui avait inclus la Danse du Soleil dans son projet de recherche. Devenues autonomes, les organisations des Sangs se montraient pleinement capables de gérer les opérations complexes de la Danse du Soleil selon les règles de l’ordre social canadien et de leur ordre spirituel ancien, une cérémonie de douze jours et nuits, à laquelle participaient quelque 700 personnes. Pourtant, au-delà de ce constat empirique, la Danse du Soleil était aussi une expérience religieuse que les Sangs m’autorisaient à vivre avec eux. Cette expérience ne s’était limitée ni aux actions rituelles ni aux visions oniriques de personnages mythiques, mais comprenait des lectures idéologiques, politiques de signes provenant de la nature, lectures qui compliqueraient désormais tous les rapports entre les deux civilisations canadiennes.

Bien que le ministère des Affaires indiennes et l’Église catholique ont laissé toute leur autonomie aux organisations de la tribu des Sangs pour gérer la cérémonie selon leurs lectures idéologiques, ces organisations étaient prêtes à sassimiler à la société dominante à certains égards, mais sans abandonner leurs éléments socioculturels distincts. Ainsi, les aménagements du campement étaient strictement conformes aux règles sanitaires, de sécurité et de stationnement des voitures ; l’apparence vestimentaire des participants étaient correcte ; les rites et les cérémonies se déroulaient dans l’ordre ; l’alcool était interdit et donc absent ; la probité de la gestion financière était irréprochable. Le Conseil de bande payait les frais de la Société des cornes[11] et de la Société des femmes[12] qui, à leur tour, défrayaient certains services salariés, comme ceux du chef et des trois agents de la police du campement. L’objectif était de montrer aux Blancs de l’Alberta du Sud qu’en appliquant les critères des Blancs, les Sangs pouvaient gérer une grande cérémonie publique au moins aussi bien qu’eux. La rivalité et le désir de surpasser l’Autre ne sont jamais absents du processus de l’assimilation. On pourrait qualifier toutes ces activités (très valorisées par les Sangs) comme un exercice de concurrence directe entre les Sangs et les Blancs.

Barth limitait sa théorie des frontières à l’organisation formelle, aux statuts, aux activités, donc à l’ordre du vécu. Il en excluait l’ordre du conçu, donc les mythes, la religion, l’idéologie, la création esthétique, la science ; bref, les phénomènes qui se communiquent le plus facilement à travers les frontières sociales. Cette exclusion de l’ordre du conçu était justifiée par des raisons méthodologiques. Cependant, comme le fait valoir Lévi-Strauss, rien ne nous empêche de construire « des modèles à petite échelle », d’isoler des résidus. Ainsi, « des variations significatives de certains thèmes mythologiques, les [rattachent] à l’infrastructure socioéconomique de chaque groupe » (Lévi-Strauss 1958 : 347 et sqq.) [13].

J’ai présenté ci-dessus un exemple de ce type de variation : les Sangs n’acceptaient pas que leur mauvaise expérience comme cultivateurs soit comprise comme étant la preuve d’une quelconque infériorité vis-à-vis des Blancs. Cette mauvaise expérience se rattachait plutôt à leurs valeurs religieuses. Ainsi, leur erreur du passé aurait plus vraisemblablement été celle de surestimer la valeur du blé, tout en sous-estimant la valeur de la bénédiction du Soleil, par laquelle les Sangs acquirent jadis l’habileté sacrée de cavaliers. Le retour à l’identité ethnique s’exprima donc en 1965 par le retour à la consécration solaire des cavaliers, entraînant l’inversion de l’échelle de valeurs des Blancs, une inversion que j’ai désignée par l’expression concurrence symbolique (Schwimmer 1972).

J’utilise cette expression seulement lorsque l’inversion des valeurs s’appuie sur un postulat à priori, énoncé dans les mythes des Sangs, transmis à travers les générations, où cette inversion paraît comme l’acte civilisateur d’un héros céleste. Les Sangs ne disent pas que ces valeurs sont souvent à l’inverse de celles des Blancs. Ils disent plutôt que certaines de leurs valeurs n’ont aucun rapport avec celles des Blancs, mais qu’ils en possèdent aussi d’autres, qu’ils ont en commun avec les Blancs, même si ces derniers oublient souvent de les appliquer. Les valeurs des Sangs, telles qu’instituées par le Soleil, la Lune et l’Étoile du matin sont perçues par eux comme universelles, comme s’appliquant au genre humain en général.

En effet, le discours des Sangs à propos de la Danse du Soleil se déroule sur trois plans : local, universel et régional. Sur le plan local, la discussion se limite aux récits racontés lors de la Danse du Soleil au cours de l’histoire, mais sur le plan universel, le discours transmet les postulats qui sont à la base de la concurrence symbolique. Quand Claude Lévi-Strauss a étudié les mythes de la Danse du Soleil, il y a ajouté un plan régional dont les données sont des modèles, liant un groupe important de mythes régionaux aux faits fondamentaux de l’infrastructure. Les modèles réunissent de petits ensembles de relations, partielles, fluides, fugitives, résiduelles, qui font partie de l’univers conçu des Sangs, mais ces ensembles sont structurés en référence aux infrastructures, aux rites, croyances et valeurs représentés dans des versions classiques ainsi que contemporaines de la Danse du Soleil. Les premières rappellent les éléments d’un système mythico-rituel ancien, tandis que la version racontée en 1965 élabore un modèle plus complexe, qui reprend le culte classique du Soleil (voir Lévi-Strauss 1968 : 163-233), en dialogue avec des thèmes mormons et catholiques.

L’identité comme idéologie d’opposition

En 1969, Barth conclut à juste titre, parlant des obstacles réels à l’assimilation, que certaines minorités s’adonnent de plus en plus à la défense collective de leur « identité ethnique ». À cette date, on ne pouvait pas encore être plus précis, mais on commence à voir que le thème de l’« identité » ou de la « crise d’identité », comme le fait remarquer Lévi-Strauss, « se situe à plusieurs carrefours ; la synthèse de ses éléments pose un problème. Mieux vaut regarder en face les conditions objectives dont [la crised’identité] est le symptôme et qu’elle reflète » (Lévi-Strauss 1977 : 10 et sq.). On peut penser ici au type de crises subies par les Autochtones et à la forme de leur riposte quand les étrangers se moquent de leur identité. En effet, les Autochtones qui voulaient me faire comprendre la perspective amérindienne de leur « identité ethnique » la présentaient souvent sous une forme ambiguë. Mécontents de l’habitude des Blancs de leur interdire de parler leur langue, les Autochtones disaient que leur langue était supérieure à l’anglais, qu’elle seule pouvait exprimer les vérités les plus profondes, les chants et les histoires les plus émouvants. Quand les Blancs traitent les danses autochtones comme étant primitives, les Autochtones répondent que les Blancs sont nuls en danse, que les Autochtones sont les seuls maîtres véritables de la danse. Chaque groupe se fabrique ainsi une échelle de valeurs où ses propres valeurs se situent en haut de l’échelle.

Lors de la Danse du Soleil, assis dans un tipi d’où nous observions le soleil, les astres, le vent et toute la nature, nous pouvions discourir à loisir des valeurs où se manifeste l’excellence des Sangs : la force, l’endurance, la bonne santé, la dextérité, la compétence pour les gros travaux et surtout, le talent des cavaliers lors des rodéos. Les Sangs faisaient des comparaisons, remettaient en question l’échelle de valeurs établie par les Blancs, car cette échelle gênait l’autoreprésentation collective de l’identité autochtone. En effet, bien que les Blancs ne nient pas que les Autochtones aient les qualités dont ils se réclament, ils ont toujours regardé ces qualités comme les attributs de la caste la plus basse de la mosaïque canadienne hiérarchisée. Comment expliquer que les échelles des valeurs de deux civilisations soient tellement différentes? Afin de répondre à cette question, il faut remonter aux postulats à priori sur lesquels chaque civilisation fonde son idéologie générale. Alors que l’idéologie se transforme selon les besoins de l’infrastructure, ces à priori s’expriment souvent sous une forme « essentialiste », fidèle aux résidus de thèmes mythiques invariants dont le chercheur peut démontrer l’ancienneté considérable.

Analysons quelques faits empiriques. Les Autochtones de la Réserve des Sangs organisaient un Trail Riders’ Club (club de cavaliers) d’une semaine chaque année, mélangeant un groupe de garçons autochtones à un groupe de garçons blancs urbains. Il y avait aussi un camp de quatre jours pour les jeunes filles. L’objectif était d’introduire les enfants blancs à la « culture autochtone », de nouer de bonnes relations, de s’assurer surtout que les enfants s’amuseraient bien. Il ne faut pourtant pas oublier un petit détail : l’esprit de compétition. Des notes étaient accordées aux enfants pour chaque activité. Bien entendu, les enfants autochtones se méritaient toujours les meilleures notes, à l’inverse de la situation plus courante qui prévalait à l’école où les enfants autochtones se retrouvaient les derniers de la classe. En effet, en évaluant surtout l’habileté physique, le but des organisateurs autochtones allait plus loin que la volonté de voir leurs jeunes s’illustrer de bonne manière : ils étaient préoccupés par une différence plus profonde entre les deux cultures. Ils savaient que même si les Blancs respectaient volontiers les valeurs de l’habileté physique autochtone, leur échelle de valeurs donnerait toujours la préséance à d’autres valeurs purement spirituelles (morales, cognitives, même esthétiques). Le mouvement identitaire autochtone ne s’est donc pas trompé de cible quand il accentuait l’importance des qualités sensibles dans la culture autochtone, quitte à dévaluer l’échelle des grandes valeurs des Blancs, avec ses catégories métaphysiques.

Spindler cite l’un de ses informateurs sangs :

Votre peuple a inventé l’écriture ; vous n’avez donc rien à vous rappeler. Voilà pourquoi la mémoire des Blancs est si mauvaise. J’observe que si vous n’écrivez pas ce que je dis, vous ne vous souvenez de rien le lendemain. Nous, les Autochtones, nous nous rappelons de tout ce qui s’est passé, même pendant notre première enfance.

Spindler 1965 : 29[14]

Or, selon l’idéologie autochtone la mémoire, tout comme l’habileté physique, n’est pas perçue comme purement physique mais comme un don de l’esprit.

Toujours à propos de la mystification et de l’inversion des valeurs, Braroe (1965) décrit l’abus mutuel de la confiance entre Autochtones et Blancs d’une communauté mixte. Il démontre comment un Autochtone, fauché par un Blanc, renverse les rôles si bien que le Blanc devient la victime à son tour. Selon Braroe, les Autochtones établissent une sorte d’échelle de qualités déterminant les statuts sociaux au sommet de laquelle se situerait la vivacité d’esprit (smartness). Or, les Autochtones auraient la première place sur cette échelle. En effet, selon les croyances des Sangs, un malfaiteur ne réussira à monter un bon coup qu’avec la bénédiction particulière du Soleil. Ewers (1948) fait remarquer que les malfaiteurs faisaient des voeux avant de monter leur coup, qu’ils n’accomplissaient ces voeux qu’en se torturant lors de la Danse du Soleil.

Sur ce plan idéologique, le réveil identitaire des Sangs est un atout important, car les jugements des gens comme Ewers (1948) pourraient être très déprimants, si l’on n’avait pas d’idée claire des valeurs de sa propre civilisation, pas de compréhension des bonnes raisons pour faire le sacrifice au soleil.

Le Soleil comme objet religieux chez les Sangs

Chaque Danse du Soleil a été un événement unique, toujours entouré du mépris des Blancs, que ce soit dans le code militaire, social ou ecclésiastique. Les Blancs s’élèvent depuis longtemps contre le paganisme supposé de ces danses, conscients aussi qu’elles soutiennent beaucoup la survie des civilisations autochtones. En modifiant leurs rites d’une année à l’autre, les Sangs répondaient aux critiques des Blancs, mais aussi aux hésitations, pressions, contradictions au sein de leur société, aux incertitudes provoquées dans leur culture par l’impact de la culture exogène, aux crises qui leur furent révélées dans tous les signes émis par le Soleil, lus par les célébrants au cours des longues journées des rites.

Il faut rappeler brièvement que les discours du Soleil ont, eux aussi, subi l’influence des siècles de colonisation blanche : la transformation de la cérémonie au XXe siècle ne fait que refléter les changements de l’infrastructure de la vie autochtone et les contraintes de la domination étrangère. L’analyse de Lévi-Strauss[15] (1968 : 163-233) démontre que le mythe de la Danse du Soleil fait partie d’un ensemble de mythes décrit par lui comme la « rédaction porc-épic », dont l’héroïne était une fille, chercheuse de piquants de porcs-épic pour la broderie[16]. Elle imagina voir un porc-épic sur un arbre, mais en vérité c’était le Soleil ou la Lune (les versions du mythe varient), changé en porc-épic pour l’épouser. Elle continua à grimper, et ils arrivèrent au ciel. Après que cette fille eut enfanté, elle voulut descendre jusqu’à son village avec son bébé, à l’aide d’une corde de fibres végétales ou de lanières de cuir. Quand le mari-étoile découvrit la disparition de sa femme, la fuyarde se pendit dans le vide, la corde étant trop courte. Il la tua ou elle périt, mais le bébé orphelin survécut, grandit, retrouva le village maternel, et se consacra à la destruction des monstres. Il monta par la suite au ciel, transformé en Étoile du matin.

Même au début du XXe siècle, les rites de la Danse du Soleil reproduisaient ce mythe assez fidèlement, même consciemment : « de la même essence que l’arbre où grimpe l’héroïne du mythe, le poteau central de la tonnelle représente cet arbre » (Lévi-Strauss 1968 : 174). Dans le sommet du tronc, on laissait le « même » bâton à fouir dont s’était servie l’épouse humaine pour désobéir aux consignes du mari divin pour extraire la racine qui obstruait la voûte céleste ; on y laissait aussi les cordes en lanières de cuir, instruments de tortures, enroulées autour du manche du bâton. Les tortures dont s’affligeaient les dévots du Soleil ont reproduit ainsi dans tous les détails les souffrances subies par l’héroïne suspendue dans les airs. Selon Wissler (1913), l’actrice la plus importante de la Danse du Soleil des Blackfoots (groupe avoisinant les Sangs) était la Femme guérisseuse (Medicine Woman), commanditaire de la danse, représentante de l’héroïne mythique.

Les transformations du XXe siècle s’expliquent en partie par les changements d’infrastructure : il n’y avait plus de familles de grande richesse héréditaire, donc plus de femmes qui puissent s’offrir toutes seules les frais de la cérémonie. Par ailleurs, la broderie en piquants n’était plus l’industrie élitiste à laquelle pouvait s’identifier toute la communauté. Comme on a vu ci-dessus, le rite consistant à se torturer et à se purifier devant le Soleil était mal compris par les Blancs, critiqué en particulier par le clergé à cause de sa cruauté ; quand le rite perdit son prestige sacrificiel, les Sangs le laissèrent de côté. Désormais, le poteau traditionnel autour duquel dansaient les gens avait « très peu d’intérêt »[17]. Les Sangs n’érigèrent pas de mât lors de la cérémonie à laquelle je participai en 1965. D’autre part, Goldfrank (1945) observe que les Blackfoots, devenus plus égalitaires que par le passé, avaient établi une Association de femmes pour prendre la relève de la Femme guérisseuse, étant donné qu’aucune candidate n’était plus « suffisamment riche pour s’acquitter de cette fonction ». Par ailleurs, Goldfrank mentionne que la Société des cornes, peu importante jadis, était devenue très populaire lors de la Danse du Soleil des Blackfoots en 1939. En 1965, chez les Sangs, cette association assumait le rôle incontesté de maître de cérémonie. Conformément à l’égalitarisme rituel d’aujourd’hui, ces deux associations sont ouvertes à tous les membres de la communauté moyennant une légère redevance d’entrée.

L’égalitarisme a pourtant bouleversé la logique de la représentation spatiale de l’univers sacré où les déités de la Danse du Soleil paraissaient de manière habituelle. La Société des cornes aménagea le tracé du cercle principal des tipis, en laissant des espaces aux vents de l’Est et de l’Ouest pour les entrées cérémonielles. Sur ce cercle, elle assigna à chaque clan le site licite où il pourrait ériger ses tipis. Les tipis des organismes communautaires s’aménagèrent à l’intérieur du cercle, à l’endroit réservé à ceux qu’on situait à l’ancien sommet de la hiérarchie humaine, comme si le rôle d’établir la relation entre les roturiers des tipis et les personnages célestes avait été transféré de la chefferie à ces organismes communautaires. On peut s’étonner de la laïcité du procédé quasi-durkheimien de la Société des cornes, mais le public l’accepta comme naturel, croyant simplement que la cérémonie serait efficace dans la vie pratique en favorisant le bien-être, l’abondance économique, les exploits audacieux, la fertilité, les rapports humains harmonieux. La Danse du Soleil est l’occasion par excellence pour les Autochtones d’affronter collectivement les puissances invisibles, où les significations les plus lourdes s’attachent aux événements les plus fugitifs, où la dévotion s’exprime moins par les résultats pratiques que par l’expression fervente d’interprétations gnostiques de signes divins.

Les phénomènes météorologiques observés furent interprétés comme des signes envoyés par le Soleil. Le moindre signe de pluie arrêta tout projet de danse cérémonielle, car il est interprété comme un refus de la bénédiction du Soleil, vouant la danse à un échec certain. Pareillement, tout mauvais temps survenant à tout moment de l’année, serait le signe de la colère du Soleil. Il n’est pas subi comme un phénomène nuisible ou désagréable en soi, mais plutôt comme un présage de la malchance à venir. On redoute tout autant les signes de la colère de la Lune ou de l’Étoile du matin.

Le ciel avait envoyé beaucoup de signes malheureux cette année-là. Tandis qu’aucune pluie ne tombait sur le camp, il ventait et le ciel était couvert par moments. En outre, les danses des diverses sociétés d’âge, hantées par des décès et d’autres mésaventures, furent toutes annulées sauf une. Nous traînions dans le camp, en discutant des moindres changements du temps, en traitant ceux-ci comme des préfigurations du cours de la cérémonie, ou peut-être de notre destin. Assis sous une chaleur accablante, nous dialoguions avec des forces naturelles, un peu défavorables, un peu menaçantes, sans l’être tout-à-fait. Par notre résignation, notre respect, nous espérions une bénédiction de dernière minute. L’attente comme la déférence semblait être un rite très ancien.

On expliqua la cause finale du malaise cosmique dont nous étions témoins : les personnages célestes étaient fâchés contre la perversité des humains. La Lune était fâchée des intrusions humaines sur son territoire : on le voyait de par le mauvais temps qui s’éternisait, de par les tempêtes pluvieuses, même en été. Au moment où nous en parlions, sous un soleil de plomb, une légère brise se leva, petite comme un éventail. Mon interlocuteur me dit alors : « cette brise qui a commencé à souffler est mauvaise. Il faudrait le calme plat, un soleil brûlant, mais voilà que les vents soufflent dans toutes les directions ». Les personnages célestes avaient deux griefs contre les humains : les Blancs faisaient des incursions partout, même en creusant sous la terre, afin de s’entretuer à l’aide de ce qu’ils trouvaient dessous (Spindler 1965 : 30). Les Autochtones, quant à eux, s’étaient affaiblis en négligeant leur religion : les sociétés d’âge ne dirigeaient plus la société ; l’adultère s’était répandu partout ; l’abandon de la torture rituelle avait privé le Soleil des sacrifices assurant le bien-être des Sangs. Le thème dominant du discours était le conflit entre Blancs et Autochtones, « le problème de la discrimination ».

Modèles des mythes régionaux

Le problème de la discrimination ne s’aborde pas forcément dans une perspective politique. La discrimination se répand en effet partout dans l’univers : l’épouse terrestre du mari-étoile n’obéit pas à celui-ci, car sa nostalgie de la broderie de sa mère terrestre est trop forte ; elle subit alors la torture de son mari. Les Lamanites, descendants de Moïse, ancêtres des Amérindiens, comme dans l’histoire sacrée des Mormons, n’ont pas obéi à Dieu. Ils ont alors été bannis d’Israël, envoyés en Amérique où ils habitent maintenant. Jésus, part importante de la Trinité chrétienne fut, lui aussi, torturé et mis à mort par les humains qu’il avait trop aimés. Ces histoires ont toutes été intégrées à la Danse du Soleil des Sangs.

Les personnages célestes

La nature est pleine d’êtres qui émettent des signes lisibles par les humains, mais les Sangs mentionnaient trois personnages célestes agissant sur le monde : le Soleil, la Lune, l’Étoile du matin. Une journée fut consacrée aux rites de la Société des danseurs au calumet, qui mirent en scène le récit raconté par les Sangs d’aujourd’hui concernant ces trois grands personnages. Le héros du récit, Scarface, était un homme qui avait passé une année dans la maison du Soleil, de son épouse, la Lune, et de leur fils, l’Étoile du matin. Ce récit[18] donne une vision du ciel très différente des 86 mythes du « mari-étoile », provenant de la même région, catalogués par Thompson (1953) et analysés par Lévi-Strauss (1968), dans lesquels le Soleil et la Lune sont très souvent deux frères (aux relations troubles), tandis que l’Étoile du matin est normalement le petit-fils de l’un des frères. Les trois personnages vénérés des Sangs du XXe siècle, par contre, cohabitent comme une sorte de Sainte Trinité. Les règles sacrées de la Danse du Soleil furent enseignées à Scarface pendant sa visite.

Tandis que les Sangs assimilent déjà depuis un siècle leur panthéon à une trinité harmonieuse du Soleil, de la Lune et de l’Étoile du matin, ils sont très loin d’avoir substitué la théologie chrétienne sous la même forme qu’elle est enseignée par le catholicisme ou par une autre dénomination chrétienne. La grande innovation de la doctrine de Scarface a plutôt été de minimiser les conflits entre le trio des Dieux autochtones, de les faire cohabiter comme une Sainte famille et de leur prêter un anthropomorphisme auquel la Trinité chrétienne n’a jamais prétendu. Le système général de leurs représentations religieuses est resté intact, sauf que l’efficacité des Dieux traditionnels est affaiblie, et que celle du Dieu des missionnaires a manqué de preuves valables, si l’on en juge par les critères de l’épistémologie autochtone.

Je trouvai facilement un informateur sang qui niait toute contradiction entre les deux croyances : « Les Autochtones faisaient leur dévotion à la Trinité bien avant l’arrivée des Blancs car, bien entendu, les Autochtones sont des Enfants d’Israël, descendus de Moïse »[19]. Comment les Autochtones sont-ils alors arrivés en Amérique? On avait beau raconter que les Autochtones sont des Lamanites, les informateurs, de leurs côté, n’étaient pas pour autant mormons. L’Église des Saints des derniers jours ne compte presque pas de membres parmi les Sangs, bien que cette Église soit assez florissante dans cette partie de l’Alberta. Plusieurs Autochtones me racontaient que leurs ancêtres s’étaient établis en Amérique après avoir reçu la prophétie que Jésus serait né plus tard, comme Fils de Dieu. Voilà donc un exemple de la transmission d’un mythe « identitaire », sans que la moindre relation sociale n’intervienne entre les diffuseurs et les destinataires.

En plus, le mythe offre aux Autochtones l’inversion de tous leurs statuts : la place la plus prestigieuse dans le Royaume de Dieu, la promesse de l’inclusion dans leur communauté sociétale posthume, en même temps qu’une identité ethnique distincte. Malgré cette concurrence symbolique attrayante du point de vue social, les Sangs ont préféré l’Église catholique : les relations y sont chaleureuses avec le prêtre et la métaphore semble connecter les deux Trinités. Cette métaphore perd son défi théologique quand les Sangs disent que ni le Soleil, ni la Lune, ni l’Étoile du matin ne sont perçus comme divins : ils sont humains. En effet, la mythologie classique autochtone fait une distinction entre personnages terrestres et personnages célestes, mais l’idée que les derniers seraient des « Dieux » est venue des missionnaires. Pendant mon terrain, l’un des Sangs mentionna qu’un Autochtone habitant au nord de Calgary avait eu un rêve, ou une vision, révélant que le Soleil est un homme et que la Lune est une femme. L’idée n’était pas nouvelle, car les Blackfoots l’exprimaient il y a un siècle déjà (Wilson 1909).

Ces positionnements contiennent au moins trois antinomies : premièrement, selon les Blancs, Dieu règne sur l’univers, mais selon les Autochtones, ce sont des humains (personnages célestes) qui y règnent ; deuxièmement, selon certaines sources, la société se compose d’une hiérarchie de classes, mais d’autres disent que la société se compose de personnes égales ; en troisième lieu, les Blancs ne vouent pas de culte aux humains (censés être égaux sub specie aeternitatis), mais les Autochtones vouent des cultes aux humains (censés être égaux sub specie vitae humanae).

La première de ces antinomies s’explique par les écarts entre les représentations des Blancs et des Autochtones, dus à des facteurs d’infrastructure et de qualités sensibles : la fille épousée par un mari-étoile le quitte parce que sa mère a besoin de piquants pour la broderie ; les étoiles, quant à elles, se fâchent quand les humains font irruption chez les célestes. La deuxième antinomie est plus complexe, puisqu’elle résulte en des contradictions dans les sociétés des Blancs et des Autochtones. J’obtins des données pour les Sangs chez Dickson-Gilmore (1999), Pelletier (s.d.) ainsi que dans un résumé de la main de Lévi-Strauss de l’analyse classique faite de cette question difficile par Lowie (1918).

Bien que ces Indiens fissent de la religion une affaire privée et qu’il n’existât pas chez eux de clergé organisé, le soleil tenait une place prépondérante parmi les êtres surnaturels en nombre théoriquement illimité, correspondant chacun à des expériences mystiques particulières. On accordait le plus haut prix aux révélations obtenues du soleil, on prêtait serment en son nom, on lui faisait des offrandes. Le bain de vapeur rituel constituait une prière adressée au soleil.

Lévi-Strauss 1968 : 233

Quant à la troisième antinomie, qui vient préciser la deuxième, l’égalitarisme des Sangs n’a pas été exactement un cadeau de la Nature. Avant le XXe siècle, selon les sources écrites, la société autochtone avait connu des différences importantes de rang, sinon de classe sociale ; certaines familles étaient plus nobles, plus riches que d’autres. Étant donné que les Blancs ne respectaient pas cette noblesse, les gens du rang supérieur ont transformé leur discours : ils ont troqué leur statut de nobles contre celui d’idéologues de l’égalité. Cette transformation ne s’est pas limitée au plan social, mais a aussi changé le discours du culte rendu aux personnages célestes lors de la Danse du Soleil, les célébrants les présentant alors comme égaux aux humains. Cette égalité faisait pourtant partie de la rhétorique d’une idéologie qui présente les élites comme égales aux roturiers. Rappelons cependant que la femme du mythe a été torturée par son mari-étoile. Son égalité était un leurre et l’égalitarisme actuel des Sangs peut bien être un leurre aussi. À un niveau plus profond pourtant, seuls les Blancs sont leurrés et se leurrent eux-mêmes à propos de leur société, car peu d’Autochtones croient en effet que les Blancs perçoivent leur propre société comme égalitaire.

La périodicité cosmique

Malgré ces jeux idéologiques, les Sangs de 1965 ne s’étaient pas coupés définitivement de la Nature. La lecture des signes du Soleil, à laquelle j’ai pu assister, avait toutes les qualités évoquées par Lévi-Strauss : la religion comme affaire privée, les expériences mystiques particulières, les révélations masquées par l’égalitarisme idéologique. Quand une civilisation joue ainsi sur deux niveaux disparates, ne croyons surtout pas que l’un de ces niveaux soit « réel » tandis que l’autre ne l’est pas. Procédons plutôt des principes selon lesquels chaque niveau fait partie d’une réalité complexe, chaque niveau a du sens ; la réalité totale n’est intelligible que par la compréhension de chaque partie et des relations entre les parties.

Du point de vue des Blancs, il n’existe qu’une seule Trinité divine, mais si les Autochtones postulent que cette Trinité est identique à celle composée par le Soleil, la Lune et l’Étoile du matin, il faut alors admettre que cette identité pose un problème au croyant chrétien. Or, la lecture de Lévi-Strauss (1968), L’origine des manières de table, traite en beaucoup de détails les thèmes philosophiques de la périodicité. Selon des règles complexes, le Soleil et la Lune président le journalier et le mensuel, tandis que l’Étoile du matin préside les cycles longs. En général, la deuxième Trinité autochtone est donc liée aux contraintes de la périodicité cosmique.

L’identité ethnique : le sens de la concurrence symbolique

L’identité ethnique ne se présente comme problématique que chez ceux qui se perçoivent comme exclus d’une communauté étatique. Comme l’a bien montré Barth, ces groupes se trouvent bloqués par une frontière sociale, les coupant des messages disponibles à la majorité blanche. Séquestrés ainsi, ils investissent le statut « injuste » qui leur a été imposé et imaginent des arènes différentes qui leur rendraient le statut qu’ils méritent. La concurrence symbolique se substitue ainsi à la concurrence directe bloquée par la frontière sociale érigée par la majorité dominante. Dans le cas autochtone, l’État ou les Églises peuvent se présenter comme partenaires des collectivités, surtout au sein des réserves, mais ce partenariat devient précaire au-delà de la courte durée. La concurrence symbolique, dans le discours des Sangs, visait (presque toujours) les Blancs en général, plutôt que les échanges au sein des réserves avec l’État ou l’Église qui, à cette époque, pratiquaient la négociation et le compromis, outils bien connus des relations de courte durée ouvertes à la concurrence directe.

L’inclusion : le sens de la concurrence directe

Tandis que les Sangs ne sont pas exclus entièrement de la société civile du Canada, leur inclusion ne peut non plus être assurée par l’application d’un système de règles précises. Il leur faut plutôt l’aide perpétuelle d’un agent fiduciaire au mandat presque illimité. Ainsi, chez les Sangs, le Conseil de bande n’aurait pu organiser la Danse du Soleil sans l’aval de l’agent du ministère des Affaires indiennes et du prêtre. L’avis personnel de certains agents ne suffit pourtant pas à déterminer, définitivement et pleinement, le statut civil des Sangs dans la communauté sociétale du Canada. Si un prêtre refusait d’admettre l’idée du Dieu héliomorphe, le Vatican ne l’y obligerait probablement pas non plus. L’inclusion fait donc forcément partie des relations de courte durée.

La symbiose

Autant que je sache, Ralph Piddington (1960) a été le premier anthropologue à montrer les liens qui existent entre les ressources écologiques disponibles et les relations entre les groupes dominants et dominés en Nouvelle-Zélande. Il a surtout été le premier à qualifier ces relations comme une forme de symbiose. Ce terme a provoqué beaucoup de controverse parmi les Maaori et les Blancs, alléguant que ce terme ne s’appliquait pas aux humains. Le Petit Robert décrit ce terme comme « une association durable et réciproquement profitable entre deux organismes vivants »[20]. Si l’usage du terme « symbiose », pour qualifier les relations entre Blancs et Autochtones, est souvent perçu comme scandaleux, c’est aussi parce qu’on admet difficilement que ces relations soient profitables réciproquement, c’est-à-dire qu’elles puissent profiter égalementaux Blancs.

Au Canada, en Nouvelle-Zélande ou en Australie, les Autochtones fournissent en effet depuis toujours une force de travail qualifiée dans des régions où presqu’aucune autre main-d’oeuvre n’est disponible. Si les Autochtones n’habitaient pas ces régions, certaines industries rurales importantes ne seraient plus viables (Kew 1962). Or, cette contradiction en termes d’infrastructures a donné naissance à une force de travail qui n’y est normalement requise que pendant quelques semaines par année, si bien que, dans les industries rurales, les Blancs sont toujours plus riches et les Autochtones sont toujours plus désoeuvrés, et donc plus pauvres. Par conséquent, aussi longtemps que persisteront les relations juridiques actuelles, les régions habitées par les Autochtones auront toujours ce système inégal qui est aussi un système de symbiose. Ce système amènera la symbiose entre inégaux, mais l’inégalité amènera à son tour – aussi longtemps que possible – le déni farouche de la réalité même de cette symbiose. Rappelons pourtant que les Autochtones ont souvent tendance à percevoir ces relations pénibles comme étant aussi des relations de courte durée.

En empruntant leur mythe central aux Mormons, par contre, les Sangs s’adonnaient pour leur part bien à la concurrence symbolique, car les cultivateurs qui avaient acheté les champs de blé de la réserve étaient bien des Mormons. Quand les Sangs rejetèrent l’offre de prêts gouvernementaux pour racheter ces champs, ce fut en effet parce qu’ils ne voulaient plus de concurrence directe avec les cultivateurs blancs ; ils ne voulaient plus de la symbiose inégale. Chaque tribu autochtone a donc adopté la stratégie du renoncement, par exemple en refusant le statut de cultivateurs. La symbiose du renoncement n’était pas pour eux la simple expression de leurs sentiments envers les Blancs, le désir de les humilier, mais plutôt un calcul rationnel fondé sur la nature même de la symbiose, celle d’être « réciproquement profitable ». Les Sangs pensaient sans doute qu’ils seraient perdants plutôt que gagnants, en troquant l’autonomie de la symbiose contre une entreprise qui ne pourrait réussir que par l’exploitation des membres de leur propre tribu. Cette société se percevait donc comme piégée par les Traités sacrés conclus avec les Blancs.

La symbiose du renoncement signifie d’abord de refuser la soumission, l’assimilation, toutes formes d’intégration, car les Autochtones pensent, quelle que soit leur tribu, quel que soit leur statut interne dans cette tribu, que les Blancs ont brisé tous les traités conclus avec eux. Peu importe qu’une tribu eût connu un système à chefferie avant la venue des Blancs – comme les Sangs – ou qu’elle ne l’eût pas connu – comme les Cris des forêts[21] –, car dans tous les cas, les chefs issus des traités ou des accords avaient perdu le pouvoir décisionnel autonome. Le mouvement contemporain de la symbiose du renoncement ne reconnaît aucune autorité interne, sacrale ou laïque aux membres des élites autochtones, sauf celle qui émane du gouvernement des Blancs. Leurs communautés espèrent pouvoir survivre ainsi, un peu à la façon dont les biologistes parlent de la survie des « organismes vivants »[22].

Le métissage à Le Pas, Manitoba

Nous voilà maintenant parvenus à ce qui ressemble à un postulat – assez métaphorique – selon lequel la citoyenneté double ressemblerait à une symbiose de renoncement. Il faut donc redescendre vers le monde des choses concrètes, afin de réfléchir sur la citoyenneté double comme mode de vie de gens observables et observés. Ici, le terme « symbiose » implique la quasi-absence d’atomes crochus entre les deux citoyennetés, mais la présence d’un taux de survie non négligeable ; le terme « renoncement » fait allusion à une certaine nostalgie envers d’autres modes de vie plus attrayants que le mode choisi. Le terme « renoncement » implique aussi un peu que le mode choisi s’inspire d’un rêve, de la vision d’un futur incertain.

C’est dans cet esprit que cet essai se termine par l’histoire de la citoyenneté double vécue par un groupe de Métis habitant un terrain avoisinant (mais pas inclus dans) les réserves des Cris de Le Pas, au Manitoba. Toutes les ressources naturelles de Le Pas, centre majeur au début du XXe siècle, étaient nettement en déclin dans les années 1960. La ville ne retirait rien de la prospérité minière de la région sauf un peu de tourisme bon marché. Cependant, le statut des minorités autochtones et métisses du Manitoba commençaient à ce moment-là à bénéficier de l’esprit de la décolonisation qui traversait le monde après la Deuxième Guerre mondiale. Si ce processus délicat fut lent et prudent auprès du gouvernement fédéral, il fut beaucoup plus rapide et enthousiaste auprès du gouvernement provincial du Nouveau parti démocratique (NPD), alors nouvellement arrivé au pouvoir au Manitoba. Ce gouvernement, sans avoir de tutelle sur les Autochtones, était mandaté par son électorat pour améliorer le statut socio-économique de tout citoyen désavantagé, soit-il blanc, autochtone ou métis. À cette fin, des instances comme l’UNESCO, très puissante à l’époque, avaient élaboré des méthodes universalistes de « développement communautaire ». Dans cette mouvance, la ville de Le Pas fut dotée d’un Friendship Centre très actif, dont l’idéologie transparente favorisait l’égalité de toutes les ethnies.

Quelle était la relation symbolique, indicible, entre le Friendship Centre et le café de l’avenue Edwards, un lieu de rencontre important pour les étrangers et les filles? Historiquement, le café avait toujours été là, ses habitudes n’avaient jamais changé, mais personne à Le Pas n’en avait jamais parlé aux médias. Le Pas avait une image très vertueuse d’elle-même mais certains endroits bien connus pour leurs moeurs, où certaines minorités étaient largement représentées, y faisaient figure d’enclaves concédées au Mal. Jacques Ferron donne une analyse sociohistorique magistrale de ces endroits dans le cas du Québec. Selon lui, cependant, cette analyse ne s’applique pas qu’au Québec[23]. En effet, les habitués du café de l’avenue Edwards avaient l’air de constituer un petit-village tenu par « l’homme du pays, qu’on ne peut concevoir ailleurs… On pouvait toujours, en se déshonorant, passer à la licence et au mal, en passant du grand-village au petit » (Ferron 1975 : 89). En vivant ses relations avec les Magouas à travers ce modèle manichéen, l’aristocrate blanc se trouvait rebuté par l’idéologie égalitaire du Friendship Centre. Qu’il y croie ou non, il aimait bien les récits apocalyptiques racontés à propos du café de l’avenue Edwards. La petite ville devint l’arène des grandes idéologies, du Bien et du Mal.

Tandis que le gouvernement du Manitoba faisait une entrée remarquée dans cette arène, au côté des Magouas de toutes sortes, celui du Canada resta au-dessus de la mêlée. L’agent du ministère des Affaires indiennes, officier retraité de la marine, avec de solides dossiers établis de longue date sur les notables de Le Pas, évita de s’y associer ou de s’y opposer. Or, l’aspect le plus inattendu de l’intervention provinciale était l’essor de la communauté métisse, sous le leadership du nouveau chef, John Fiddler, ancien trappeur, éclopé, actif depuis longtemps dans plusieurs causes sociales, qui fut finalement invité par le gouvernement provincial à agir comme porte-parole de la communauté métisse. Fiddler introduisit aussitôt un système calqué sur celui des Autochtones, avec un chef et des conseillers, élus par la population de chacun des trois petits-villages métis, chapeautés par un conseil mixte qui se rencontrait au Friendship Centre avec John Fiddler comme président élu[24].

L’un des trois villages était branché déjà sur l’électricité ; les deux autres tentèrent sans succès de se faire brancher. Fort de l’aval du gouvernement provincial, Fiddler s’impliqua dans un projet majeur de développement de la communauté métisse, une coopérative de bois pour la pâte à papier dont le premier stade s’avéra très lucratif (Compton 1965). Le préposé au développement communautaire à Le Pas fut promu directeur du développement communautaire de toute la province de Manitoba. Or, son successeur à Le Pas n’étant pas spécialiste de la gestion financière, le deuxième contrat fût un échec comptable. Le gouvernement du Manitoba y perdit 15 000 $ mais, selon l’agent fédéral railleur, les pertes totales s’élevaient à 47 000 $. John Fiddler avait fait faillite et il paraît que l’écart entre les deux chiffres cités ci-dessus fut récupéré grâce à la saisie de tous les biens de ce gestionnaire inexpérimenté.

Dans toutes ces données, on rencontre les formes plus ou moins absolues d’un processus d’exclusion frappant les Autochtones, mais surtout les Métis[25]. Toutes catégories confondues, comme pour les Magouas de Ferron, l’exclusion y paraît comme une pratique justifiée, mythifiée par la catégorie du Mal absolu. Sa forme était la plus matérielle imaginable. La Commission scolaire ne transige donc avec aucun Magoua, autochtone ou métis. La ville évite de le brancher sur l’électricité, ou de canaliser l’eau pour lui. Pour la propriété des terres, il y a pourtant une distinction : on ne remet pas en question la propriété sur la réserve, qui est du ressort du gouvernement fédéral, mais la propriété des Métis sur des terres en-dehors de la réserve n’est pas reconnue. Il y eut beaucoup d’achats de terrains par les Métis de 1914 à 1916, mais la succession des titres fut réalisée avec désinvolture sans qu’il n’en reste de trace dans les registres. Conformément au mythe, les Blancs supposent donc que les Métis y « squattent », c’est-à-dire qu’ils occupent les terrains illégalement. Ainsi, ils n’ont aucun droit à l’électricité, à l’eau, au téléphone ou au système d’égouts. Si la coopérative pour la pâte à papier avait poursuivi sur la voie du succès, cette attitude aurait pu changer. Sa faillite, par contre, a accentué encore la séparation traditionnelle entre le Bien et le Mal[26].

Cette réaction très dure fait partie de la réalité qu’on a besoin de comprendre : le cours ordinaire des relations entre deux civilisations disparates. En effet, la structure de la cérémonie de la Danse du Soleil et la structure de la forme de comportement de la coopérative pour la pâte à papier se ressemblent, bien que la première s’exprime dans le code rituel, et la deuxième dans le code relatif au travail dans les entreprises. Étant donné que l’échec de la coopérative précéda l’arrivée de l’ethnographe sur le terrain, on ne peut plus en connaître tous les détails, mais on connaît bien la dynamique des coopératives, dont l’objectif primaire n’est pas de faire des bénéfices, mais de se construire une identité collective affirmant à la fois ses racines ancestrales et sa modernité. Dans un article antérieur (Schwimmer 1979 : 307-309), j’ai décrit cette dynamique comme un rite collectif, qui exige le partage du bénéfice parmi les membres de la collectivité. Quand le rite est efficace, le rendement s’épand, se multiplie miraculeusement. En effet, les sociétés tribales affirment souvent leur identité collective par des travaux coopératifs ponctuels où la productivité est très élevée, mais dans le contexte traditionnel, ces travaux créent des valeurs à l’usage de la collectivité, comme la Danse du Soleil. La coopérative pour la pâte à papier à Le Pas, par contre, a voulu affirmer la modernité de l’identité collective des Métis par une pratique médiatrice, en créant des valeurs d’échange universelles. Elle voulait se libérer de la honte magoua en affichant les bénéfices légitimes disponibles sur le marché mondial grâce à l’identité collective métisse.

Le problème de cette stratégie, dans le système capitaliste, est la difficulté de faire des bénéfices sans recourir à l’aliénation des producteurs ou de la clientèle. La première phase du projet réussit à créer des valeurs d’échange, grâce aux astuces de Freeman Compton, artisan génial du développement communautaire, qui fit travailler son monde comme si le boulot aliénant du bois de pâte à papier était une cérémonie identitaire tribale. On ne sait pas si Compton tourna quelques coins ronds à l’aide d’équipements officiels, mais son départ pour Winnipeg laissa Fiddler avec plusieurs graves problèmes à régler. Ses travailleurs avaient été formés dans des industries capitalistes où ils faisaient du travail aliénant. Or, même s’ils n’avaient pas oeuvré comme trappeurs depuis plusieurs années, la trappe était toujours le travail auquel ils s’identifiaient. Certes, sous la houlette de Compton, les Métis avaient travaillé fort, la productivité avait été élevée. Mais ce fut le facteur de l’identitaire, propre aux sociétés traditionnelles (donc aussi aux Métis de Le Pas, en 1965), qui s’avéra plus fort : ils travaillaient en cycles, très fort quand il faut, mais leurs habitudes normales étaient plus tranquilles, conformes à leur style de vie préindustriel. Le niveau actuel de productivité de la classe ouvrière canadienne a été rendu possible grâce à un meilleur niveau de nutrition, de logement, de santé, de vie en général. Les communautés préindustrielles peuvent cependant égaler, même surpasser ce niveau de productivité dans des moments de crise ou de liesse cérémonielle, mais elles ne sont pas adaptées à ce rythme effréné perpétuel[27]. De même, les Sangs avaient renoncé au métier de cultivateurs qui exige le même rythme effréné, optant plutôt pour le métier d’éleveurs.

En principe, Fiddler aurait pu transformer la façon de travailler, ou accélérer le rythme, comme Compton l’avait fait. Mais pour cela, il avait besoin d’acheter un camion et d’autres équipements. De toute façon, Compton parti, Fiddler a tenté de faire durer l’illusion de la liesse identitaire, ce qui lui coûta très cher et le mena à la ruine. En effet, l’équipe de Fiddler n’avait jamais intériorisé la réalité de l’aliénation du travail qu’impose le monde capitaliste. Avec Compton, l’équipe avait plutôt vécu une sorte de Danse du Soleil industrielle, à l’instar des bâtisseurs de l’église des Chiquettes dans le roman de Ferron[28].

« Il n’y a jamais eu de Métis »[29]

Les Métis n’ont jamais été un groupe ethnique au sens de Barth. Fiddler explique leur problème de statut dans une lettre publique dont il me donna une copie :

Nous ne ressemblons ni aux Autochtones des traités, ni aux Blancs. Nous sommes entre les deux comme les demis entre les nombres entiers, auquel on ne pense pas très souvent, qu’on n’introduit que si c’est nécessaire… Si une association locale de Métis a du pouvoir, ce pouvoir existe seulement au sein de la communauté ; elle n’est reconnue nulle part dehors. Il n’y a aucune unité liant les divers organismes communautaires métis. Si tous ces organismes pouvaient se fédérer et obtenir un statut légal quelconque, les Métis pourraient commencer à trouver leur voie, libérés de leur vacuité actuelle.

Fiddler 1965[30]

Le modèle auquel Fiddler réfère ici n’est rien d’autre que le statut acquis maintenant par les Autochtones du Canada[31]. Tout ce qu’on peut observer sur le terrain se conforme à cette aspiration. Jusqu’aux années 1950, les Métis, comme les Autochtones, étaient trappeurs, chasseurs, pêcheurs ; leur niveau d’éducation et d’emploi n’est pas plus élevé ; il n’est pas sûr non plus que leur constitution génétique ait été très différente. La seule différence entre les deux catégories est historique : une courte aventure sexuelle ne suffit pas pour qu’un Autochtone des traités perde le statut de membre de la bande, mais le fait d’un mariage interracial transforme toute la situation. La plupart des cas d’intermariage n’aident pas à relever le statut social des familles, mais la progéniture métissée de la femme autochtone se verra exclue du statut de membre de la bande. Ce statut a, en effet, une valeur socio-économique importante à cause des droits à la tutelle administrative établie par les traités. Les Métis de Le Pas résidaient sur trois lots de la Couronne, tous adjacents aux réserves autochtones, mais ils ne pouvaient pas se doter des mêmes aménagements car ils n’avaient pas l’accès aux mêmes sources de financement, provenant du ministère ou de l’exploitation des actifs gérés par la bande.

Finalement, saluons le surréalisme de l’image de la situation dressée par John Fiddler, citée ci-dessus. Dans une série de nombres entiers, chaque nombre peut être plus grand ou moins grand que le suivant. Le calcul des moyennes de deux nombres ou plus peut bien nécessiter le recours à la notion d’une fraction, d’un demi. Ceci est vrai en mathématiques, mais comme l’enseignait déjà Salomon, les bébés sont des choses qu’on ne peut pas couper en deux. Pareillement, on ne peut pas fractionner la mosaïque canadienne ; il n’y a pas de collectivité distincte composée, par exemple, de la progéniture issue de mariages entre Grecs et Italiens. Si on les reconnaissait, on créerait des milliers de catégories de citoyens que personne ne voudrait collectiviser. On peut donc bien se demander si ces catégories de citoyens devraient être reconnues. Voilà donc la question épineuse discutée lors d’un débat imaginaire entre trois prélats, inventé par le romancier Jacques Ferron pour élucider le problème des Métis :

Mgr Camille : On a supposé que le village des Chiquettes réunissait des émancipés de trois nations (abénakie, etchemine, malécite) auxquels se seraient joints des émancipés de la nôtre.

Mgr Cyrille : Que voulez-vous insinuer? Il n’y a jamais eu de métissage en notre pays, Dieu merci! Les registres paroissiaux sont là pour le prouver.

C’était aussi l’opinion du cardinal à qui on n’avait enseigné rien d’autre.

Mgr Camille : Il n’y a rien d’autre à savoir, Éminence : le métissage a été interdit, il y a presque deux siècles. Le respect de l’autorité civile aura empêché nos curés de distinguer un seul métis parmi leurs fidèles.

Ils ont été sages, dit le cardinal.

Ferron 1999 [1969] : 43

Cette boutade correspond d’assez près à certaines réalités retrouvées, par exemple, dans l’excellente ethnographie de la parenté dans Charlevoix (Collard 1999). L’auteure y révèle le modèle foncièrement ambigu par lequel les Québécois, encouragés par le clergé catholique, ont reconstruit leur propre système de parenté et d’identité. Ce modèle s’articule en deux types de généalogies agnatiques : le type descendant (qui est largement répandu dans la population) et le type ascendant (qui est beaucoup plus rare). Le premier type est celui du Mgr Cyrille. Collard (1999 : 41 et sqq.) explique en substance que les généalogies commencent avec l’arrivée de l’ancêtre fondateur en Nouvelle-France, continuent avec la permanence de la lignée patronymique ; on ne rapporte que les noms des enfants ayant eu une postérité, oubliant tout malheur familial ; est ainsi évacuée de ces généalogies descendantes la majeure partie de l’héritage génétique et culturel. On ne fragmente pas l’identité individuelle en suivant les géniteurs de chaque génération : on la donne en bloc avec un patronyme unique.

Le deuxième type de généalogie, l’ascendante, représentée par le discours de Mgr Camille, remonte le fil des générations jusqu’aux ancêtres venus de France, exigeant la recherche d’ancêtres qui se sont dispersés un peu partout dans la province et dont il faut retrouver la trace.

Contrairement aux généalogies descendantes, ce modèle, centré sur un individu de référence, est parfaitement bilatéral, c’est-à-dire qu’on y reconnaît de façon équivalente le poids des parents du côté du père et de ceux du côté de la mère. Ces généalogies révèlent une identité biologique et culturelle éclatée et multiple : dans les feuillages nichent plusieurs couples d’ancêtres fondateurs, et dans les ramures apparaissent des racines écossaises et amérindiennes, remettant en question l’héritage strictement francophone présenté par les généalogies descendantes.

Collard 1999 : 47-48

Ni l’un ni l’autre de ces types ne correspond à l’idée de Fiddler qui voulait fédérer des communautés autonomes de Métis d’une province entière. C’est pourtant sur une idée semblable à celle du cardinal que repose le thème principal du roman de Ferron, Le ciel de Québec. Le cardinal y statue que « la paroisse Saint-Magloire sera divisée ; le tiers, presque la moitié de son territoire aura pour centre le village [des Chiquettes] et formera une seconde paroisse nommée Sainte-Eulalie » (Ferron 1999 : 45). Le dernier chapitre du roman, en mode mythique, imagine la genèse sacrée de la seconde paroisse. Les idées de Fiddler et de Ferron se ressemblent : elles proviennent en effet de la même source, souvent citée par les deux : le verbe de Louis Riel, chef des Métis, pendu en 1885 pour avoir défendu les terres et l’identité de son peuple, et pour ne s’être jamais soumis aux colons blancs mandatés par le gouvernement.

Or, dans le contexte de mon enquête portant sur les relations entre les civilisations majoritaires et les civilisations minoritaires, on peut se demander si les Métis de Riel et les Magouas de Ferron constituent vraiment des civilisations. Avant Louis Riel, on aurait bien pu croire que les Métis ne fonctionnaient pas comme communauté. Même après Riel, leur idée consciente de la nature d’une communauté n’était pas distincte, mais calquée sur celle des Autochtones colonisés. Pourtant, le mythe des Chiquettes, raconté par Ferron (1999), leur prête une civilisation particulière, s’appuyant sur leur pauvreté, leurs connaissances techniques en construction, leurs soins des animaux, leur indifférence devant les subtilités de la légalité, leurs espérances, leur dévouement pour le projet communautaire ; mais surtout sur leur mouvement religieux, aussi respectueux de l’Église que celui des Sangs, leur rites mortuaires apocalyptiques, leur bonne volonté envers le médiateur protestant ou envers leurs voisins blancs peu amènes. Le romancier/ethnographe révèle dans leur civilisation un style de vie plein de miracles et de baraka, comme dans les contes de fées. Malgré toutes les inventions, il dépeint fidèlement la vie quotidienne, l’imaginaire, la mésestime, la profonde réalité des petits-villages des Magouas. Je ne peux cependant pas faire la preuve que la civilisation du roman de Ferron était présente aussi au temps de Riel ou de Fiddler, car tant que je sache, aucune communauté de Métis n’a jamais été étudiée dans cette perspective[32].

Enfin, Fiddler pose une question générale que nous ne devrions pas perdre de vue. Il distingue deux types de civilisation : les nombres entiers et les « demis auxquels on ne pense pas très souvent ». Sa boutade critique la mosaïque imaginaire de l’État-nation du Canada, celle qui ne voit que les groupes ethniques, les « nombres entiers ». Les sciences sociales, au contraire, pensent de moins en moins à l’intégrité de ceux-ci, à leur homogénéité largement mythique, au risque de se faire piéger par l’autre extrême, de ne penser qu’aux demis, aux fissures dans les généalogies et dans les idéologies. Il faudra s’occuper des demis, mais des entiers aussi, car la Mosaïque canadienne décore d’abord le hall d’entrée du pays, où l’on retourne parfois aussi pour légiférer ou pour célébrer la grandeur de l’État-nation.

Bilan d’une vieille recherche

La citoyenneté double, dans le sens le moins particulier, se définit donc comme la dualité composée, en premier lieu, du système macro codifié, catégorisé détenant l’autorité centrale et en second lieu, des systèmes micro, familiaux, reproducteurs, ataviques, seuls responsables de la genèse, de l’existence d’une civilisation d’anciens habitants.

L’idée de faire des subtilités du micro la clef des études ethnographiques est venue sur le tard, dans les Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, puis dans l’anthropologie urbaine anglaise (Rapport et Dawson 1998), et indépendamment au Québec aussi (voir, par exemple, Gagné 2004) ; toujours contre la destruction redoutée de toute culture de proximité, inavouable mais obstinée. La citoyenneté double est une forme de protection contre les coups portés aux cultures de proximité. Elle ne provient pas de la lutte entre deux classes sociales, mais du mode d’agencement des parties de la société, vécue comme un tout, surtout dans les « nouveaux pays » : le colon peut-il tolérer l’existence de deux homes nationaux au sein de son nouvel État-nation?

On trouve un tel agencement pluriel dans la nature, dans des écosystèmes où les espèces vivent en symbiose, mais aussi en coordination rudimentaire. Sans doute les humains seraient capables, pareillement, de vivre ensemble dans la nature, contents de poursuivre le même objet de survie que le reste de la création, mais ils s’y adonnent de moins en moins. Rousseau reçut les excuses de Voltaire : celui-ci aimerait bien aller sur quatre pattes mais n’en était pas capable. Rousseau lui écrit une belle réponse mais sans résoudre le noeud du problème. En effet, Piddington (1960) a bien illustré comment la symbiose fonctionne dans la nature : les gros poissons mangent les petits poissons, mais les espèces des petits survivent. Les requins ne parviennent jamais à génocider pleinement les espèces dont ils se nourrissent. Ils sont moins voraces que les colons humains, voulant « assimiler » les Autochtones, les colons sévissent jusqu’à ce qu’aucune partie de la civilisation dominée ne reste intacte.

L’objet de cette étude de l’autochtonie a été de remettre en question la nécessité de cette voracité humaine. Quelle que soit la légitimité de la hiérarchie comme telle – car les gros poissons ne peuvent manger que les petits – on peut plaider que la survie symbiotique des peuples minoritaires a même, au début, été nécessaire à la survie des colons. L’idée de la citoyenneté double[33] – peut-être une astuce d’hommes politiques – se réalisait donc dans une pratique – peut-être éphémère – reconnue comme valable par les deux bords. L’idée survit sous la forme rhétorique des dominants ou comme l’idéalisme des dominés, mais aussi comme projet rationnel, proposé dans un monde où la gestion du mécontentement populaire est devenue très onéreuse. En effet, les droits consentis aux communautés minoritaires ne sont jamais plus que provisoires, susceptibles à l’abrogation de la majorité, à la manipulation subtile des fonctionnaires. L’idée de la citoyenneté double, dans le cadre des ontologies autochtones canadiennes ou maaori, est facilement sacralisée, compatible avec des croyances plurigénétiques, avec les frontières toujours perméables des unités sociales, à la différence de la vision du monde, par exemple des Orokaïva de la Papouasie-Nouvelle-Guinée qui, dans les mythes et dans le quotidien, ne répugnent guère à la rupture finale des relations intercommunautaires en déperdition.

Ce phénomène de la rupture finale déborde le cadre des systèmes sociopolitiques ou religieux traités dans le présent texte qui fut limité à la seule analyse de la dynamique, en pensée et en pratique, de la citoyenneté double[34]. Les Autochtones du Canada sont loin d’avoir obtenu le degré d’autonomie culturelle, sociale, économique, politique qui en principe est de la portée des citoyens-doubles comme les Catalans, les Flamands, les Québécois, les Écossais, mais même pour eux, s’ils obtiennent tous ces pouvoirs, il reste toujours une barrière non franchie, celle de la rupture finale. Les citoyens-doubles risquent de se perdre en spéculant sur la question sans réponse à savoir si, pour eux, cette rupture finale est nécessaire. L’objet de cet article est de démontrer, la rupture finale soit-elle envisagée ou non, que l’état de la citoyenneté double reste précaire, toujours guetté par les forces pseudo-naturelles de l’assimilation graduelle, qui ne survivra jamais très longtemps sans la vigilance sans relâche de citoyens actifs, prêts à protéger l’intimité de la nation contre l’appétit infini des États.