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Avec cet ouvrage, Roland Viau propose une nouvelle analyse sur le statut des femmes en Iroquoisie ancienne, c’est-à-dire avant la période des premiers contacts (1600-1650). La place des femmes dans ces sociétés indiennes constituait-elle un matriarcat? Ces sociétés étaient-elles « une sorte de paradis perdu pour les femmes », comme l’ont décrit ses prédécesseurs, dont Joseph-François Lafitau pour qui elles constituaient un « empire des femmes »? Pour répondre à ces questions, l’auteur retourne sur le terrain iroquoien ancien. Il reprend les sources disponibles, les premiers écrits « ethnographiques », les recueils de témoignages.

Ne cachant pas son scepticisme vis-à-vis des théories « pro-matriarcales », Viau organise sa démonstration en trois parties. En premier lieu, il s’attache à déconstruire le discours anthropologique sur l’Iroquoisie ancienne, tant du point de vue historique qu’épistémologique. Ayant soulevé les problèmes de temporalité dans les interprétations des amérindianistes, l’ethnohistorien est amené, dans une deuxième partie, à étudier l’évolution de la position sociale de la femme iroquoienne de la période des premiers contacts jusqu’à la deuxième moitié du 19e siècle. Le contexte historiographique et les évolutions postérieures examinés, la dernière partie est une ethnographie de la vie quotidienne en Iroquoisie ancienne à partir, notamment, des Relations des jésuites dont les premières datent de 1610.

Le statut des femmes dans la société iroquoise est l’un des terrains les plus arpentés par les ethnologues amérindianistes. Cette « floraison d’interprétations » est en partie due au caractère singulier de ce statut, point sur lequel tous les travaux s’accordent plus ou moins. Pour étayer le thèse d’une place prépondérante de la femme dans les sociétés iroquoiennes anciennes, la majorité des ethnologues s’appuient sur des documents postérieurs à la deuxième moitié du 17e siècle ; or, ces récits sont déjà largement influencés par les savoirs allochtones et vraisemblablement empreints de la littérature ethnologique. En outre, la plupart des travaux se réfèrent à celui, devenu un classique de notre discipline, de Joseph-François Lafitau, Moeurs des sauvages amériquains comparées aux moeurs des premiers temps, publié en 1724, dont les informations sont sujettes à caution dans la mesure où il est difficile de dire si elles ne décrivaient pas une situation déjà perturbée par les premiers contacts culturels. Si l’on s’attache aux sources antérieures, aucun indice ne peut amener à penser à une place éminente des femmes. Certains auteurs s’appuient quant à eux sur le rôle important des femmes dans l’économie ou sur le système de parenté matrilinéaire et la pratique de la matrilocalité pour fonder la thèse d’une domination féminine. Les études les plus récentes montrent que les rapports de sexes révéleraient surtout une grande interdépendance entre hommes et femmes, notamment à cause de la répartition sexuée des tâches. À partir des années 1940, les amérindianistes changent de paradigme en laissant une place à une possible évolution du statut de la femme entre les 17e et 18e siècles.

L’examen des sources concernant la période des premiers contacts, s’il met en valeur une place influente de certaines femmes dans certains domaines, ne conduit pas à penser que celles-ci domineraient l’ensemble des pouvoirs. Elles sont sans conteste au centre d’un certain nombre de prérogatives, du moins les plus vieilles d’entre elles. Ces femmes, très certainement à partir de la ménopause, détenaient un pouvoir important au sein des maisonnées multifamiliales, au moment des rituels funéraires mais aussi dans la maîtrise des savoirs médicaux. L’importance des femmes dans la sphère politique est une question beaucoup plus délicate et il semblerait que celle-ci ait évolué entre le 17e et le 19e siècles. Dans un premier temps, l’absence prolongée des hommes, favorisée par la fréquence des conflits, a vraisemblablement amené certaines communautés à donner aux femmes les plus mûres des prérogatives politiques. Dans un deuxième temps au contraire, avec l’ère industrielle, les rapports sociaux entre les sexes prennent une forme nouvelle. Avec le développement du salariat masculin et la plus grande dépendance financière des ménages, la place des femmes devient avant tout symbolique et montre une dissymétrie entre les deux sexes, puisque leur poids dans l’économie familiale tend à diminuer au profit de celui des hommes.

L’Iroquoisie ancienne rassemblait certainement, avant l’arrivée des Européens, une centaine de milliers d’individus répartis entre plusieurs peuples distincts. Chez les peuples septentrionaux, la base de l’organisation sociale était le lignage dont les membres cohabitaient dans une maison longue autour d’une femme âgée. Les femmes, libres de disposer de leur corps et de leur sexualité, n’étaient pas l’objet d’un échange. Leur contribution importante dans l’économie domestique leur faisait accéder à une autonomie importante même si la division socio-sexuée des tâches était très forte et que sa transgression impliquait une mise à l’écart. Enfin, bien que les femmes d’âge mûr aient eu des prérogatives politiques, cela ne remettait pas en question le pouvoir des hommes. Pour Viau, la société iroquoienne était moins la gynécocratie décrite par Lafitau qu’une gérontocratie, c’est-à-dire que le pouvoir y était organisé non pas autour des catégories de sexe mais d’âge.