Corps de l’article

Dans son compte rendu de mon livre Penser l’imaginaire, Essais d’anthropologie psychanalytique, Jean-Claude Muller pose quelques questions auxquelles je vais tenter de répondre.

Mon introduction, inédite, est un texte d’humeur (et un peu aussi d’humour) sur les prétentions d’une certaine anthropologie cognitive. Certes, comme le dit Muller, le danger de l’engouement que notre époque voue aux sciences cognitives ne constitue pas un danger immédiat pour les sciences sociales. J’ai pensé qu’il était cependant important de réagir en mettant en lumière les contradictions internes de la méthode cognitiviste « forte » (par opposition à l’ethnoscience des années 1950-1960 qui avait mieux mesuré les limites de cette approche), telle qu’elle est représentée en France par Dan Sperber (1996) et Pascal Boyer (1997). Pour saisir les dimensions qualitatives de l’anthropologie et ce qui relève des significations dans les cultures, il convient de prendre en compte chez le sujet socialisé ce qui est producteur de sens et relève d’une causalité psychique (Green 1995). Il n’est pas inutile de rappeler aux jeunes générations que le psychisme humain ne ressemble nullement à une intelligence artificielle!

Jean-Claude Muller résume ensuite mon propos sur l’atome de parenté que Lévi-Strauss avait construit, il y a plus d’un demi-siècle, pour dégager l’échange comme principe même de l’alliance de mariage, donc de toute organisation sociale. J’ai repris cette question non seulement, comme le signale Muller, pour opposer à l’atome structuraliste un atome freudien, mais surtout pour montrer comment une forme typique du mythe (j’en donne un exemple) débute par un atome fermé sur le blocage endofamilial pour se dénouer avec un échange de soeurs : l’atome lévi-straussien correspond ainsi à la sortie du mythe oedipien avec l’émergence de la Société. Le mythe élabore la transition de l’atome clos à l’atome ouvert. Mon but n’était donc pas de traiter le problème de l’oedipe et de la famille nucléaire en général, ni d’envisager le dilemme que représentent des sociétés sans mariage monogamique institué et donc sans paternité reconnue (comme les Na ou Moso de Chine[1]) ou encore d’alimenter la polémique sur l’adoption homoparentale en Occident. Cela dit, le fait que l’épreuve oedipienne contribue à structurer le sujet ne signifie nullement qu’un individu sans père connu ou même totalement orphelin ne puisse se socialiser par d’autres moyens… Même si ces exceptions à la règle de la famille conjugale interrogent la psychanalyse, je ne pense pas qu’elles contraignent à « reformuler la théorie psychanalytique dans son entier ».

Mais Jean-Claude Muller s’étonne aussi que je n’aie pas parlé, à cette occasion, du « fantasme extrêmement répandu dans lequel, idéalement, l’enfant d’un couple est symboliquement le résultat d’une union incestueuse frère-soeur ». Là encore, les sociétés que j’ai étudiées ne m’ont fourni aucun matériel de ce type. Au cours de notre échange de correspondance, Muller m’a rappelé l’article fondateur de Sally Falk Moore (1964 et 1967) sur la filiation symbolique, avec de nombreux exemples. Ce cas de figure aurait effectivement pu être intégré dans un atome de parenté fermé d’un type différent, mais il n’apparaît guère dans les sociétés patrilinéaires de l’île de Nouvelle-Guinée, sinon sous sa forme prohibitive. Cela dit, il faudrait distinguer les mythes qui relatent un inceste entre le frère et la soeur sans qu’il y ait descendance et ceux qui laissent entendre que l’humanité a commencé par un couple ancestral unique et donc par les unions incestueuses de leurs enfants. Dans le premier cas, l’inceste est traité comme transgression, dans le second on a plutôt affaire à une contrainte généalogique. Le mythe yafar que je résume dans mon chapitre sur l’atome met en scène un fils cadet refusant l’ordre de son père d’épouser sa soeur, celle-ci devenant objet d’échange contre une épouse : c’est le rejet de l’inceste adelphique qui fonde l’alliance, selon un scénario parfaitement lévi-straussien. Mais ce que Lévi-Strauss n’a pas souhaité intégrer, c’est la pertinence de la relation mère-enfant, et donc le fantasme d’un lien « incestuel » (Racamier 1995) mère-fils, très différent dans sa nature de l’inceste sororal. C’est souvent de cet inceste-là que traite la mythologie de l’île de Nouvelle-Guinée, quoique sous une forme souvent déguisée. Sa prohibition permet la construction psychique du sujet, alors que la prohibition de l’union adelphique fonde l’exogamie. Mes chapitres sur « L’envers du don : du désir à l’interdit » et sur le rite naven des Iatmul analysent différentes modalités du conflit psychique et social dû à cette « permanence du lien maternel » dans l’ethos masculin (voir aussi Silverman 2001).

Le chapitre sur la mort yafar part des matériaux ethnographiques recueillis sur le terrain et en propose une interprétation psychanalytique. À ce propos, Muller prend une position que je qualifierai de défensive face à la psychanalyse en accordant sur ce thème la primauté à l’ethnologie. Bien que j’estime que les matériaux yafar sur la mort se prêtent particulièrement bien à une analyse freudienne, je suis fondamentalement en accord avec mon collègue : toutes mes analyses inspirées de la psychanalyse partent d’ailleurs de l’ethnographie et je préciserai, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que c’est en réfléchissant aux mythes et aux rites yafar que j’ai ressenti le besoin de retourner à Freud pour en fournir une interprétation qui aille plus loin que les explications fonctionnalistes ou structuralistes habituelles. Les transformations de la notion yafar de personne par delà la mort sont ainsi révélatrices de représentations inconscientes renvoyant en partie aux instances freudiennes de la psyché, et c’est cela qui m’a interpellé : le repérage d’une métapsychologie indigène.

Il me faut maintenant justifier le « collage » formant le dernier chapitre, constitué d’extraits tirés d’un ouvrage précédent (Juillerat 1995). Il s’agit de l’analyse du culte masculin des Yafar et de son rite totémique yangis. Muller me reproche de n’avoir pas suffisamment contextualisé ces cinq fragments. Or, j’ai fourni des informations sur le rite yangis dans l’introduction à la seconde partie (p. 157-158), ainsi que dans plusieurs passages du livre. Le premier fragment, traitant de la parole magique, me paraît suffisamment autonome, car il se fonde plus sur l’ethnographie et la linguistique générale que sur la psychanalyse. Celui qui examine les différentes définitions de la notion de sujet ou celui portant sur l’opposition classique entre désir et besoin sont particulièrement généraux et ne devraient pas apparaître trop abscons au lecteur.

Mais Jean-Claude Muller m’interroge sur un point ultime qui m’a surpris. Sa qualité d’africaniste y est sans doute pour quelque chose. Pourquoi n’ai-je fait aucune allusion, demande-t-il, à la société du Nord-Cameroun (Juillerat 1971) que j’avais étudiée dans les années 1960 (en fait pour ma thèse), avant même de penser aller un jour en Mélanésie? Non, je ne renie nullement ce terrain, d’autant que le plaisir extrême que j’ai eu à vivre dans les superbes monts du Mandara parmi une population dense et attachante m’a laissé un souvenir encore vivant ; simultanément, je découvrais les charmes et les tourments de l’enquête ethnograhique… Les raisons qui expliquent mon « non-dit » sur cette expérience, Muller les a parfaitement devinées : ma méconnaissance de la psychanalyse à l’époque et l’ignorance que cette discipline viendrait un jour au secours de mon anthropologie, et aussi le fait que les matériaux culturels mélanésiens me paraissent en quelque sorte plus proches de l’inconscient humain universel (on comprendra ce que je veux dire par cette formule) que les structures sociales, voire les productions symboliques africaines plus élaborées ; c’est notamment le cas pour le culte du cargo. Mais cela n’a pas empêché d’excellents travaux anthropo-psychanalytiques de voir le jour sur l’Afrique sub-saharienne. Une dernière raison est que je n’avais rien publié qui puisse trouver sa place dans Penser l’imaginaire.

Il ne me reste plus qu’à remercier Jean-Claude Muller d’avoir pris la peine de me lire et d’apporter son point de vue, et la rédaction d’Anthropologie et Sociétés de m’avoir ouvert ses pages.